Les boîtes à histoire. II.


            Ford France puis Simca Poissy : la collaboration sous toutes ses formes

Le roman le Complot contre l’Amérique, de Philip Roth, ainsi que nombre d’essais récents ont rappelé le philonazisme du magnat de l’automobile Henry Ford. C’est par sa filiale française, Ford France, et en l’occurrence grâce à l’usine de Poissy, construite à partir du second semestre de 1938 et devenue opérationnelle en zone occupée en 1940, que le patron de la firme de Detroit a matérialisé ses sentiments en une collaboration en bonne et due forme à l’effort de guerre allemand. Onze lettres échangées entre Edsel Ford, le fils d’Henry, et Maurice Dollfus, président de Ford SAF (Société anonyme française), qui s’échelonnent de janvier à octobre 1942, postérieurement donc à Pearl Harbour et à l’état de belligérance entre les États-Unis et l’Allemagne nazie, sont pleines de félicitations réciproques sur les bonnes affaires réalisées avec la Wehrmacht, qui nécessitent la construction de trois nouveaux grands bâtiments à Poissy. Comme l’écrit le Français à l’Américain : « L’attitude de stricte neutralité que vous avez adoptée, votre père et vous, a été un atout incalculable pour la prospérité de vos entreprises en Europe. »
Henry et Edsel Ford. Gallica
Le 2 septembre 1944, Maurice Dollfus est arrêté pour collaboration et transféré à Drancy. Il est très vite libéré – est-il possible de s’en prendre au chargé d’affaires d’un allié ? –, et Ford SAF, de la même façon qu’elle honorait la veille les commandes de l’armée nazie, répare maintenant le matériel de guerre des troupes américaines. Il en recevra même, en octobre 1945, une éminente distinction octroyée aux sociétés dont la production a participé à la victoire des Alliés.
Pour cause de tripartisme, de présence du PCF au gouvernement, et de bataille de la production, les résistants de la CGT travaillent à Poissy main dans la main avec un président qui déclarait avoir été le premier Français à se rendre à Berlin après l’armistice de 1940 ! Quand Maurice Dollfus rapporte des États-Unis le projet de la voiture « Vedette », et celui du moteur Diesel de camion « Hercules », on voit les délégués CGT de Poissy intervenir auprès de la Fédération des métaux pour récupérer les machines nécessaires ; on les voit encore rencontrer leurs homologues de chez Chausson, à Gennevilliers, parce que les carrosseries destinées à Ford SAF ne s’y font ni assez vite ni assez bien ; et de surcroît s’employer à obtenir auprès des autorités chargées de la répartition des contingents d’acier supplémentaires.
En échange, quand, après le tournant anti-atlantiste de novembre 1947, le leader CGT du C.E. se voit contesté dans le syndicat par les nouveaux convertis à la radicalité, le président Dollfus le conforte dans sa position en lui accordant l’augmentation d’une prime de rendement depuis longtemps attendue.
La maison mère américaine que ces pratiques ne satisfont plus, et pas davantage le coût de cette politique sociale, fait succéder à Dollfus un autre collaborateur notoire, neveu par alliance de Louis Renault et ministre de Vichy : François Lehideux. Celui-ci entreprend aussitôt, dès janvier 1950, de diviser par deux le budget du C.E. pour le ramener au minimum légal. Peu après, la fin du blocage national des salaires amène une grève de la métallurgie qui arrive à Poissy. L’usine, occupée par les grévistes, se transforme pendant quatre semaines en camp retranché. La CGT coupe les routes pour empêcher les jaunes d’arriver ; les cars de ramassage ne s’y aventurent plus. « Les dirigeants roulaient portes fermées pour ne pas se faire éjecter de leur voiture aux abords de l’usine ; ils travaillaient la porte de bureau verrouillée pour ne pas se retrouver à la rue », raconte un ancien à Jean-Louis Loubet et Nicolas Hatzfeld[1].
L’usine est barricadée pour empêcher les C.R.S. d’y pénétrer. « Mais ils sont quand même entrés, explique un autre. Les ouvriers les attendaient avec des bruts de fonderie, à la porte de l’usine. Les C.R.S. sont arrivés de l’autre côté du site, par la Seine avec des bateaux. Là, ils ont cassé les glaces du hall à coups de crosse, ils ont pris les grévistes à revers. Puis ils ont ramassé tout le monde et relevé les noms. Presque tous ont été virés. La direction a alors installé des tourniquets pour contrôler les entrées. C’était une drôle d’époque. »
En 1952, Ford Detroit reprend la main, pour céder bientôt Poissy à Henri Théodore Pigozzi, patron idéologue, auteur de la Doctrine Simca, qui dans son usine de Nanterre a imposé son syndicat maison, les Autonomes. La méthode Simca appliquée à Poissy, aidée par la crise de Suez qui entraîne une mévente de ces grosses cylindrées que sont les Vedettes, et qui permet ainsi le licenciement de plus du tiers du personnel, CGT en tête, vient à bout du syndicat : aux élections de délégués du personnel, la CGT passe d’environ 60 % des voix en 1955 à 6 % en 1958 ; dans le même temps, Autonomes et Indépendants passent de moins de 27 % à 87 %.
PSA-Talbot-Poissy, grève de 1984, atelier B3. Eyeda/Keystone-Fr
Tout comme les « hommes-secteurs » créés par Édouard Michelin vers 1930, et implantés chez Citroën par Pierre Michelin à partir de 1935 sous le nom d’« agents de secteur », ou comme les « techniciens sociaux » introduits dans les ateliers de Peugeot en juillet 1936 à l’initiative du directeur technique et des fabrications Ernest Mattern, Simca a des « conseillers d’ateliers », choisis par la direction, souvent des fidèles passés par l’école d’apprentissage, faisant fonction d’intermédiaires entre le personnel ouvrier et l’encadrement, court-circuitant ainsi les délégués syndicaux.
D’un côté donc, les « conseillers d’atelier » se substituent aux délégués, quant à ce qui porte le nom de syndicat – la CFT en l’occurrence, dernier avatar des Indépendants –, il se fond dans la direction du personnel au sein de laquelle quelques-uns de ses hommes ont des responsabilités.
Chrysler, qui rachète progressivement Simca, pérennise le système, qu’il transmet intact, en 1978, au groupe PSA-Peugeot Citroën, pour lequel la méthode, on l’a vu, n’est d’ailleurs pas d’une totale nouveauté.



15 novembre 1974. Cliché CFDT
Paris-Brune, c’est, sortis de terre au printemps 1962, huit étages au bord des boulevards extérieurs, pour y trier le courrier de la banlieue parisienne, puis le courrier d’entreprise, le fameux Cedex, mis en place ici en 1966, six ans avant son extension au reste de la France. Répartis en quatre roulements, nuit et jour et sept jours sur sept, ils sont plus de 1 000 postiers sur 10 000 m2 de salles de travail, presque tous de moins de trente ans, et pour la plupart exilés de leur province : dans le sud, les postes sont attribués en priorité aux rapatriés, tandis que l’automatisation des centraux téléphoniques contraint à reclasser partout sur place nombre de demoiselles du téléphone. La CGT annonce 500 adhérents au centre de tri et, après 68, tout ce que Paris connaît de groupuscules s’y est implanté, sans compter que le restaurant d’entreprise du 123 boulevard Brune, géré par les syndicats, est devenu la cantine gauchiste des militants étudiants.
Il y a aussi à Paris-Brune l’équivalent d’une cellule d’entreprise du PS, Georges Sarre, militant FO du centre de tri, étant le fondateur de l’Association des postiers socialistes destinée à implanter le parti sur les lieux de travail. Comme il est également cofondateur du CERES (Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste, l’aile gauche de la SFIO, qui a donné la majorité à François Mitterrand au congrès d’Épinay en 1971), c’est devant Paris-Brune que la télévision envoie ses caméras à chaque décision ou congrès de ce courant.
En 1974, Paris-Brune, fer de lance des six bureaux-gares parisiens, est en grève du 22 octobre au 2 décembre pour l’augmentation uniforme des salaires, la titularisation de tous les auxiliaires, le refus du démantèlement des PTT.
« Ce qu’il y a de bien, dans le tri, c’est quand ça s’arrête, confie à sa sœur, Max Morel, personnage du Paris-Brune, de Maxime Vivas, (Le Temps des cerises - VO Éditions, 1997). Et la
grève arrête le tri. Elle nous rend une fierté perdue : le fonctionnaire devient citoyen. Il n’est plus tenu d’obéir aux claquements de doigts, il devient incontrôlable, on envoie des flics pour le surveiller, il se sent fort. Tant que la grève durera, on évitera de lui parler avec morgue, on n’essaiera pas d’imposer, on négociera. La grève est le seul vrai bonheur que j’aurai connu ici jusqu’à ce jour. »
Le 19 avril 1980, dans les 50 000 personnes qui suivent l’enterrement de Jean-Paul Sartre, Bernard-Henri Lévy a su distinguer les militants du centre de tri : « Ces vivants. Ces fantômes. Ces insurgés et ces petits-bourgeois mêlés dans un brouhaha retenu. Ces gauchistes. Cette délégation de mondains masqués par les drapeaux rouges et noirs des postiers de Paris-Brune. La gerbe de la NRF et celle de l’Amicale des Algériens de France. Ces paparazzi à l’affût. » (Le Siècle de Sartre.)
À l’automne 1988, lors de la grève des « camions jaunes » dirigée contre l’ouverture au privé du transport du courrier, l’appel à la reprise n’est pas suivi dans la région parisienne par une partie des adhérents de la CFDT-PTT, qui se voient exclus par leur fédération. La majorité d’entre eux va fonder SUD (Solidaires, Unitaires et Démocratiques), et début 1989, le groupe des Dix s’élargit en s’ouvrant à Sud-PTT. La nouvelle fédération postale n’obtient, aux élections professionnelles qui ont lieu trois mois après sa naissance, de représentativité que sur la région parisienne mais, la CFDT décidant de soutenir la loi Quilès de séparation des PTT en deux opérateurs publics distincts, La Poste et France Télécom, qui ouvre la voie à la privatisation, d’autres syndicats départementaux de la CFDT-PTT font défection à leur tour et rejoignent Sud-PTT.
Cette même année 1991, Paris-Brune est détruit : « Une noria de camions emportait les débris, sans doute vers une fosse commune. Toute une tranche de vie était gommée. “Après notre jeunesse, dit Linarès, ils nous volent notre mémoire.”



[1] « Poissy : de la CGT à la CFT, histoire d’une usine atypique », Vingtième siècle, no 73, 2002.

Grands hommes en boîtes


À Renault Billancourt, prendre le pouls de la classe ouvrière


En ce 45ème anniversaire de Mai 68 et, aujourd’hui, en l’occurrence de la nuit des barricades, ce rappel. « L’appréciation de l’accueil fait par les ouvriers de Billancourt au protocole de Grenelle est une des questions historiographiques les plus discutées de Mai 68 », selon Michelle Zancarini-Fournel[1]. En d’autres termes, qu’ont hué les ouvriers de l’île Seguin le 27 mai 1968 : la tentative de la CGT de leur faire reprendre le travail, ou simplement le constat de Grenelle sur lequel la CGT les appelait très démocratiquement à se prononcer ?
Séguy à Seguin le 27 mai 1968. Photo Gérald Bloncourt
Quand la négociation qui a commencé la veille à 15 heures au ministère du Travail, aborde, le dimanche 26 à 17 heures 30, les discussions sur la Sécurité sociale, Georges Séguy rappelle encore que l’abrogation des ordonnances de 1967 constitue l’« objectif principal des travailleurs en grève », l’un des trois points du mandat impératif donné par la commission administrative de la CGT à sa délégation, avec l’échelle mobile des salaires, et le paiement des heures de grève.
La négociation bloque assez rapidement et une interruption de séance est décidée sur un constat de désaccord. De 20 heures 15 à 21 heures 30 les radios s’en font l’écho et, au micro, Georges Séguy se montre très ferme et parfaitement négatif dans son appréciation du processus en cours.
Après la reprise des discussions, dans la nuit, le secrétaire général de la CGT est prévenu que le PSU, la FEN, la CFDT et l’UNEF – vingt ans plus tard, il ajoutera « et la FGDS » – se sont réunis à part pour décider d’une manifestation commune pour le lendemain. Georges Séguy, selon son témoignage, y voit une rupture de l’unité syndicale, s’estime trahi par la CFDT et en fait d’ailleurs aussitôt le reproche à Eugène Descamps. Il se demande, en substance, pourquoi la CGT continuerait dans ces conditions de s’enfermer dans une négociation globale alors qu’elle serait davantage en position de force dans des discussions par branche.
Jacques Baynac, dans son Mai retrouvé, écrit que Pierre Mendès-France était présent à la réunion incriminée, comme il allait l’être à la manifestation du stade Charléty. Que Georges Séguy ait rajouté plus tard la FGDS de François Mitterrand à la liste des « traîtres » amène à penser que de sous son autre casquette, celle du militant politique, une autre rupture lui apparaissait beaucoup plus grave encore que celle de l’unité syndicale : celle de l’union des partis de gauche et des syndicats pour la mise au point d’un « programme commun de gouvernement d’un contenu social avancé », dont il soulignait l’urgence à Billancourt une semaine plus tôt. En un mot, il voit se profiler une tentative gouvernementale à gauche évinçant le PCF.
À partir de ce moment, la CGT veut en finir au plus vite avec Grenelle. « Après avoir rencontré Jacques Chirac vers 4 heures du matin et négocié la reconnaissance de la CGT comme organisation représentative – ce qui est assorti de subventions », relate Michelle Zancarini-Fournel, Georges Séguy accepte, en guise d’abrogation des ordonnances, un débat au Parlement sur la Sécurité sociale et une réduction de 5 % du ticket modérateur que les ordonnances ont fait passer de 20 % à 30 %. Il laisse Eugène Descamps continuer seul à ferrailler : « Vous nous avez pris 10 %, monsieur le Premier ministre, vous nous devez encore 5 %. » Il accepte en guise d’échelle mobile l’examen, fixé au mois de mars 1969, de l’évolution du pouvoir d’achat durant l’année 1968, et en fait de paiement des jours de grève, la proposition patronale d’une avance équivalant à 50 % des salaires perdus, à récupérer impérativement avant le 31 décembre.
Sur le perron du ministère du Travail, le lundi 27 mai à 7 heures 30, Georges Séguy souligne les points positifs du « protocole » ou « constat », il affirme que le dernier mot revient à ce sujet aux travailleurs mais que, sous réserve de l’approbation de ces derniers, « la reprise du travail ne saurait tarder ».
Là-dessus, il téléphone à Benoît Frachon pour un rapide bilan de la situation, et décision est prise d’aller à Billancourt et non chez Citroën comme prévu initialement. « J’ai tout à fait conscience de l’importance de ce meeting, il aura valeur de test à l’échelle nationale », écrira Georges Séguy quatre ans plus tard.
À ce moment, un tract intersyndical CGT, CFDT, FO a déjà été diffusé, peu avant 6 heures du matin, aux ouvriers de Billancourt qui viennent y prendre leur poste : tiré dans la nuit sur la base des déclarations radiophoniques de la veille au soir, il appelle à la poursuite de la grève jusqu’à la victoire.
Le meeting de l’île Seguin commence peu après 8 heures. Aimé Halbeher, secrétaire de la CGT Renault y fait adopter par acclamation le principe de la poursuite de la grève. Il s’agit d’un meeting syndical ordinaire, les ouvriers n’y ont pas été invités à venir entendre le secrétaire général dont on ne savait pas qu’il y viendrait. Benoît Frachon prend ensuite la parole, et la garde trois quarts d’heure, pour faire patienter en attendant Séguy. Se livrant à un historique de trente ans de luttes sociales, il voit dans le constat de Grenelle, des « gains appréciables » ; en réponse : un silence réprobateur. André Jeanson, le président de la CFDT, lui succède, qui n’était pas membre de la délégation de Grenelle. Il « trouve l’ambiance survoltée » de Billancourt propice à une évocation de « la démocratie dans les usines afin que cesse la monarchie des patrons », soit en gros cette cogestion cédétiste que Séguy condamnait dans ce même hall une semaine plus tôt. Il fait aussi applaudir la convergence des actions ouvrières avec celles des étudiants et des enseignants. Séguy arrive sans doute sur ces entrefaites, et la fin du discours de Jeanson est ponctuée par les cris de « Unité » et « Gouvernement populaire », qui sont des allusions à l’opération mendésiste programmée pour le soir à Charléty.
Le discours de Séguy suscite des huées « qui ne visent pas l’orateur », affirme Michelle Zancarini-Fournel, mais les propositions patronales de Grenelle ; en particulier, l’évocation d’un rattrapage de la moitié des heures de grève et de la perte de l’autre moitié provoque un tollé général. Finalement, si Frachon puis Séguy ont fortement souligné l’un et l’autre les points positifs du constat de Grenelle, ni l’un ni l’autre n’ont demandé littéralement une reprise du travail. Si bien que le Monde peut titrer le lendemain : « La CGT n’a pu convaincre les grévistes de reprendre le travail », comme la CGT de Billancourt peut protester de bonne foi, avec FO, que leur tract syndical du matin, loin d’appeler les grévistes à reprendre, les appelait au contraire à continuer. Michelle Zancarini-Fournel note que la CFDT, pourtant signataire du même tract intersyndical, ne s’est pas jointe à la protestation envoyée au quotidien.
En tout cas, le rejet du protocole de Grenelle par les ouvriers de Billancourt, immédiatement diffusé par la radio, et quelles qu’aient été les intentions de la CGT, n’est sans doute pas sans conséquence sur les refus en cascade de Renault-Cléon, Renault-Le Mans, Berliet, SUD-Aviation, Rhodiacéta, la Snecma et Citroën-Paris. Et après le « test » Billancourt, la commission administrative de la CGT, dans l’après-midi, « appelle tous les travailleurs à resserrer leur unité dans leur lutte ».

Le 21 octobre 1970, Jean-Paul Sartre devrait être au palais de justice pour témoigner dans le procès Geismar, mais la justice étant « de classe » et « les peines déjà données » d’avance, il est à 14 heures 30 à Boulogne-Billancourt, place Bir-Hakeim, qui pointe vers la porte Émile Zola, d’où sortent les ouvriers du matin de Renault, et c’est à eux qu’il en appelle. « Vous seuls, vous pouvez juger l’action de Geismar. […] Geismar : celui qu’on juge, c’est le peuple lui-même. C’est-à-dire le peuple qui, en découvrant à la fois la violence dont il est victime et la force qu’il a, se dresse contre ceux qui veulent l’asservir donc c’est bien à vous de juger s’il a raison ou tort. »
Magnum/Bruno Barbey
Sur un côté, une bâtisse administrative où se profilent les casquettes à visière des gardes-chiourme de l’usine ; on les voit s’agiter derrière les vitres sales. Les équipes du matin devraient sortir par là mais un ouvrier assure à l’Idiot international que la CGT leur a conseillé de passer par une autre porte parce que l’avenue Émile-Zola était « bourrée de flics ». Sartre, juché sur un fût de mazout, n’est donc pas entouré par une foule très dense ; il reprend néanmoins son improvisation à l’approche de chaque nouveau groupe…

« Il y a une troisième raison pour laquelle j’ai voulu parler devant vous, c’est que je suis un intellectuel et que voilà un siècle, l’alliance du prolétariat et des intellectuels a existé. Elle représentait une force considérable. Depuis le début de ce siècle, elle n’existe plus. [Devant de nouveaux arrivants, Sartre répètera : “Il y a cinquante ans que le peuple et les intellectuels sont séparés ; il faut maintenant qu’ils ne fassent plus qu’un.”] Il faut que les ouvriers et les intellectuels, cela, non pas pour que les intellectuels donnent des conseils aux ouvriers, mais au contraire, pour constituer une nouvelle masse unie qui changera le point de vue des intellectuels, qui les transformera dans leur action même et qui fera à ce moment-là une union solide et redoutable. C’est un commencement le fait que vous vouliez bien m’écouter. Je vous en remercie. Il faudra que nous nous rencontrions dans d’autres occasions encore. »

Jean-Paul Sartre, le 21 octobre 1970, dans l’Idiot international, no11, nov. 1970.

 


Pierre Bourdieu à Paris-Lyon : « tous ensemble » en 1995


« Comme en mai 1968, le drapeau rouge a été hissé sur le campanile de la gare des Bénédictins qui domine Limoges », signalait le Monde du 7 décembre 1995. Mais à la différence de Mai 1968, le mouvement a peut-être été cette fois moins centralisé encore, touchant fortement des villes comme Toulouse, Nantes, Montpellier et Bordeaux, Nice ou Rouen. Pour les étudiants, tout est ainsi parti de Rouen le 9 octobre, Toulouse suivant dix jours plus tard, avant que Metz et Orléans ne s’y mettent quand Rouen était déjà en grève depuis trois semaines. Pour la fonction publique, cela a démarré le 23 novembre avec la grève totale et reconductible des cheminots, qu’ont prolongée des dépôts d’autobus de banlieue, des centres de tri, des secteurs d’EDF – comme aux centrales nucléaires de Paluel et de Gravelines par exemple.
Pierre Bourdieu, Annick Coupé le 12 décembre 1995. Vu/J-F Campos
Pour les étudiants, il s’agit d’obtenir des moyens supplémentaires, pour les salariés de lutter contre le plan de réforme de la sécurité sociale, pour les cheminots – outre qu’ils sont comme les autres fonctionnaires concernés par l’alignement programmé des régimes spéciaux de retraite sur ceux du secteur privé – de s’opposer à un contrat de plan État-SNCF s’accompagnant de la fermeture de 6 000 kilomètres de lignes. Le 28 novembre, lors de la 3e journée nationale d’action, les secrétaires généraux de FO et de la CGT se serrent publiquement la main pour la première fois depuis 1947 avant de défiler côte à côte à Paris. La CFDT de Nicole Notat, en revanche, estime que le plan Juppé défend la sécurité sociale, qu’il s’agit de « ne pas enterrer par des actes syndicaux d’arrière-garde ». Chez les cheminots, toutes ces déclarations, tous les articles de presse, tous les textes sont dûment affichés et font débat avant que des assemblées générales souveraines ne tranchent.
Le mouvement est populaire (62 % d’opinions positives au 2 décembre après 10 jours de paralysie nationale des trains, et de la totalité des transports publics en région parisienne), si bien que l’on peut parler de « grève par procuration » des salariés du secteur privé, qui ne sont pas en situation d’arrêter eux-mêmes le travail. « Nous ne nous battons plus pour nous-mêmes, explique un cheminot CFDT. Nous sommes en grève pour tous les salariés. J’ai d’abord fait la grève en tant que conducteur de train, puis en tant qu’ouvrier du chemin de fer, puis en tant que travailleur des services publics et maintenant c’est en tant que salarié que je suis en grève. »[2]
La 6e journée nationale d’action, le 12 décembre, à l’appel de la CGT, de FO, de la FSU, et de SUD-PTT, est d’une ampleur inégalée : 1 million dans la rue d’après le ministère de l’Intérieur, 2,2 millions selon les syndicats, avec à Paris, Marseille, Toulouse, Rouen, Bordeaux, Grenoble, des manifestations monstres auxquelles les torches fumigènes écarlates des cheminots donnent leur couleur, et Pierre Bourdieu sa particularité à celle de la gare de Lyon : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art, et, par-dessus tout, au travail. Je suis ici pour dire que nous comprenons ce mouvement profond, c’est-à-dire à la fois le désespoir et les espoirs qui s’y expriment, et que nous ressentons aussi. »
La gare Paris-Lyon est le premier lieu emblématique du mouvement, celui où 560 adhérents CFDT vont fonder, le 26 janvier 1996, « SUD-Travailleurs du rail de Paris sud-est », suivis par 450 de Saint-Lazare, le 7 février 1996, puis par ceux de Lyon, Rouen et Clermont-Ferrand, tandis que 111 autres syndicats, sans quitter la confédération, s’y dotaient d’une bannière spécifique : « Cheminots CFDT en lutte. » Le 28 mars 1996, en région parisienne, SUD-Rail obtenait 20 % des suffrages aux élections professionnelles.
Le second lieu marqué « 95 », c’est la gare d’Austerlitz, lieu du documentaire Paroles de grèves : « La seule chose que j’espère, c’est que les gens se disent : bon sang, t’as vu, les cheminots, ils se sont battus pendant 24 jours, et ils ont gardé tout ce qu’ils avaient. Pourquoi pas nous ? » ; et lieu de la fiction dans laquelle Nadia[3] – Ariane Ascaride – tente, d’un brasero de piquet de grève à un autre, de retrouver le père disparu de son enfant, entrevu dans un reportage télévisé. Pour l’aider dans cette recherche, Serge, Claire, Jean-Paul et quelques autres cheminots vont s’y mettre « tous ensemble, tous ensemble, ouais ! ».
Ariane Ascaride dans Nadia et les hippopotames
Avec la grève de l’hiver 1986, explique Christian Chevandier[4], « les cheminots [s’étaient] retrouvés sur le devant de la scène sociale pour la première fois depuis 1920, y [avaient] tout à fait recouvré cet élément d’identité qu’est la lutte sociale qui leur permet de garder la tête haute malgré la fin de la vapeur. […] après 1995 plus encore qu’après 1986, on est fier d’être cheminot […]. C’est par la lutte sociale qu’en cette fin de siècle les cheminots réinvestissent la fierté du métier ».

« En Allemagne, la phrase qui circulait chez eux : « Les cheminots français ne font plus rouler de trains, ils font rouler des idées. » Sympa. Je crois qu’on a fait rouler trois mots et alors, moi, ces trois mots, la dernière fois que je les avais vus, je crois que c’était sur une pièce de monnaie, c’était liberté égalité fraternité, et je crois qu’on a fait rouler ça. C’est bien sur les pièces de monnaie, c’est ça hein ? D’ailleurs c’est quand même fou que ce soit sur des pièces de monnaie. Ces trois mots, ça veut dire que c’est la Bourse qui s’en sert quelque part de ces trois mots, c’est la Bourse qui joue avec, avec ça. Alors nous on s’est réapproprié ces mots, ils étaient à nous, et on les a mis en pratique nous ces mots, en tout cas chez nous, au niveau de notre grève à nous. »
Un cheminot de la gare d’Austerlitz, dans Paroles de grèves, de Sabrina Malek et Arnaud Soulier, diffusé sur Arte en décembre 1996.


[1] Les Années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Éd. Complexe, 2000.
[2] cité dans P. Barets, « Journal de grève. Notes de terrain », Actes de la recherche en sciences sociales, 115, 1996.
[3] Dominique Cabrera, Nadia et les Hippopotames, 1999.
[4] Cheminots en grève. La construction d’une identité (1848–2001), Éd. Maisonneuve et Larose, Paris, 2002.