LE PARIS DU JEUNE AROUET (I. 1694-1711)


Quand François-Marie, né la veille, est baptisé à Saint-André des Arts, le 22 novembre 1694, les Arouet sont Parisiens depuis près d’un siècle. Son père, « ancien notaire au Châtelet », est au sens propre un bourgeois de Paris, né dans la capitale. François-Marie est lui, parisien, et rien que cela : Paris n’est plus la capitale du royaume, transportée officiellement à Versailles une quinzaine d’années plus tôt.
Quartier St-André-des-Arts en 1712. Gallica
L’église de sa paroisse s’élève alors sur « la pauvre petite place », que connaîtra, inchangée, l’étudiant Haussmann, « où se déversaient, comme dans un cloaque, les eaux des rues de la Harpe, de la Huchette, Saint-André-des-Arts et de l’Hirondelle ». Autour du dernier des cinq enfants qui leurs sont nés en onze ans de mariage, dont deux morts précocement, François le père, grave, austère, a quarante-cinq ans ; Marie, la mère, de dix ans plus jeune, est vive et gaie. Le parrain, le quinquagénaire François de Castagner, est abbé de Châteauneuf ; la marraine est l’épouse de l’oncle maternel, écuyer et contrôleur de la gendarmerie du roi.
Un abbé perçoit les revenus d’une abbaye, il n’en est pas forcément prêtre ; le parrain de François Marie est plutôt libertin, et musicologue. Voltaire le dira « très ami » de sa mère, en laissant sous-entendre plus que cela. Un certain Rochebrune, selon Voltaire « poète et militaire », client du notaire Arouet, jouissait lui aussi, paraît-il, de l’amitié maternelle, et Voltaire s’en dira, un jour, le fils adultérin.
Maître Arouet connaît du monde : son fils Armand, de huit ans l’aîné de François Marie, a eu pour parrain un Richelieu, frère du futur maréchal-duc, et pour marraine la duchesse de Saint-Simon dont le fils sera l’immortel chroniqueur.
Entre une mère qui est en relations, même si c’est par son notaire de mari, avec Ninon de Lenclos, l’hétaïre du siècle de Louis XIV, et un père qui est la figure du Dieu vengeur de Port-Royal, l’enfance de François-Marie, tirée à hue et à dia par François et par Marie, se poursuivra, à compter de ses sept ans, au cœur profond de Paris, dans l’île de la Cité, à mi-chemin entre la place Dauphine et la Sainte-Chapelle. Le logement de fonction du père, désormais payeur des épices de la chambre des comptes, se trouve dans un bâtiment situé à l'angle des rues aujourd’hui disparues de Jérusalem, de Nazareth et de Galilée.
La Chambre des Comptes en 1712. Gallica
On est là non seulement dans « l’île sonnante » au vingt et une églises, dont la centaine de cloches, que domine le bourdon de Notre-Dame baptisé par Louis XIV et Marie-Thérèse, « honorant les morts, font mourir les vivants », mais encore à l’épicentre des bruits de voix de la nouvelle sociabilité, celle des cafés. Les principaux cafés de Paris sont alors, en haut du Pont-Neuf, vers l’aval, sur le quai de l’École, celui de Gradot où se réunissent les esprits forts, les savants et les bons joueurs d’échecs, et à l’autre extrémité du Pont-Neuf, côté amont, c’est-à-dire au bout du quai des Augustins, celui de Duverger, où se rassemblent les nouvellistes et les gazetiers politiques. Les hommes de lettres, au premier rang desquels Jean-Baptiste Rousseau qui n’a pas encore trente ans, fréquentent le café de la veuve Laurens, rue Dauphine, presque au carrefour Buci, non loin du Théâtre-Français, où l’on compare les mérites respectifs des musiques de Campra et de Lulli. Enfin au Procope, juste en face de la Comédie française, on rencontre de ce fait même acteurs, auteurs dramatiques et amateurs de théâtre.
« Les établissements de l’espèce des cafés ne dataient guère que de ces années-là, écrira Sainte-Beuve, et remplaçaient avantageusement pour les auteurs et gens de lettres le cabaret, où s’étaient encore enivrés sans vergogne Chapelle et Boileau. Le café n’avait pas passé de mode, malgré la prédiction de madame de Sévigné ; bien au contraire, il devait exercer une grande influence sur le XVIIIe siècle, sur cette époque si vive et si hardie, nerveuse, irritable, toute de saillies, de conversations, de verve artificielle, d’enthousiasme après quatre heures du soir ; j’en prends à témoin Voltaire et son amour du Moka. »
Arouet n’est pas encore Voltaire ni ne boit de café. Le bruit des soucoupes est à ce moment couvert, chez la veuve Laurens, par les éclats de voix. Jean-Baptiste Rousseau, dont les deux dernières comédies ont été l’une goûtée du bout des lèvres et la seconde sifflée, y voit une cabale, attribuée à la jalousie de ses commensaux. Des épigrammes, des satires se retrouvent sur les tables du café, glissées sous la porte. On ne prête des rimes aussi riches qu’à lui, il s’en défend, retourne l’accusation, crie au complot. Durant dix ans, (on peine à le croire !), des couplets toujours plus injurieux ne vont cesser d’apparaître et de maintenir à vif la querelle.
Boileau passe ses dernières années dans sa retraite d’Auteuil, Racine vient de mourir, La Fontaine l’a précédé de quatre ans ; dans le Paris des lettres, le 18ème siècle s’ouvre par cette guerre picrocholine.

Du latin et des sottises

Le parrain de François-Marie, dont le frère aîné, marquis de Châteauneuf, est ambassadeur dans l’empire ottoman, jouit d’assez de confiance royale pour se voir confier, dans l’affaire qui s’annonce délicate de l’accession du prince de Conti au trône de Pologne, la surveillance discrète du diplomate en titre. De retour, l’abbé de Châteauneuf, quand il n’est pas auprès de madame Arouet à Paris l’est à Châtenay, que nous disons aujourd’hui Malabry, dans la maison de campagne des Arouet, où François-Marie prétendra être né, une belle habitation entre cour et jardin, avec une ferme à côté.
Châtenay, ce n’est pas exactement perdu : Nicolas de Malézieu, chancelier de la principauté de Dombes, secrétaire général des Suisses et Grisons de France, secrétaire des commandements du duc du Maine, et membre de l’Académie française, y possède lui aussi une jolie maison. Il y reçoit la jeune duchesse du Maine, cette petite-fille du Grand Condé, épouse du fils légitimé de Louis XIV et de Mme de Montespan, qui y demeure étant enceinte, pendant le séjour de la Cour à Fontainebleau. Ce sont des jeux, des fêtes, des feux d’artifice continuels en son honneur, qui l’enchantent tellement qu’elle ne voudra bientôt plus quitter ce vallon féerique et acquerra pour cela le château de Sceaux voisin, construit par Claude Perrault pour Colbert.
Marie Arouet meurt à l’été 1701. Trois ans plus tard, à la rentrée de 1704, François-Marie est inscrit comme pensionnaire en classe de sixième au collège Louis-le-Grand, chez les jésuites. Le fait paraît curieux de la part d’un père janséniste, alors même qu’est disparue son épouse qui ne l’était pas, et qu’Armand, le frère aîné, a été instruit chez les oratoriens de Saint-Magloire. Peut-être fallait-il donner des gages en un moment de regain de la tension antijanséniste ? Peut-être s’agissait-il seulement d’assurer à son cadet, pour un homme qui était déjà le notaire des Caumartin, des Praslin, des Saint-Simon, des Sully, les promesses d’ascension dans le monde que supposait un établissement placé sous le patronage royal, depuis que Louis XIV, assistant à une représentation théâtrale donnée par les élèves de l’ancien collège de Clermont de la rue Saint-Jacques, avait eu ces simples mots : « C’est mon collège. »
La plaque, dorénavant sur la cour, photographiée lors de la visite du roi de Monténégro en 1916. Gallica
« Du latin et des sottises » sont au programme, c’est ce qu’en retiendra Voltaire ; il aurait pu y ajouter : et du théâtre. C’est le théâtre déjà qui, en 1674, avait emporté l’adhésion royale mais au-delà de l’anecdote, les maîtres de Louis-le-Grand le considèrent comme un outil pédagogique de première importance. Le père Porée, qui sera en classe de rhétorique le mentor aimé de François-Marie, est l’auteur de L’Homme instruit par le spectacle, ou le Théâtre changé en école de vertu.
La scène des jésuites est certes latine mais elle compte aussi des intermèdes, sur des musiques d’André Campra, par exemple, comme ce ballet au titre éponyme, du père Porée, dont voici l’argument : « On suppose que trois jeune Poètes, voulant consacrer leurs Talents au Théâtre, entreprennent de se perfectionner dans l'Art des Ballets. Pour cela ils s'adressent au Génie du Ballet lui-même. Le Génie daigne se donner en spectacle à leurs yeux et ne les laisse ignorer rien de ce qu'il y a d'intéressant 1° dans son Histoire 2° dans ses Sujets 3° dans ses Règles 4° dans sa fin. Ainsi ce Ballet aura cet avantage qu'il ne sera pas moins un exemple de l'art des Ballets, que l'art lui-même réduit en exemple ».
Au bout du trimestre, le 19 décembre, Ninon de Lenclos, âgée de quatre-vingt-quatre ans et à deux ans de sa fin, lègue au fils prometteur de son notaire mille francs « pour lui avoir des livres ». La scène se passe dans « la chambre jaune » de son hôtel sis entre les actuels 28, rue des Tournelles et 23, boulevard Beaumarchais, dans sa « ruelle », vaste comme le monde de son temps, où Molière, trente-cinq ans plus tôt, lisait pour la première fois son Tartuffe, et où elle-même, qu’on appelait « Nidalie » ou « Ligdamise » en préciosité, en avait brossé un autre par ses réactions enthousiastes, portrait plein « d’une si grande quantité de traits fins et moqueurs, d’indignation railleuse et spirituelle, rapporterait Molière, que si ma pièce n’eût pas été faite, je ne l’aurais jamais entreprise, tant je me serais cru incapable de rien mettre sur le théâtre d’aussi parfait que ce Tartuffe de Mlle de L’Enclos ».
L'hôtel de Ninon. Photo Atget. Gallica
Le siècle de Molière passe ici le flambeau au siècle de Voltaire, les chandelles de la rampe aux Lumières.

Les Anacréon du Temple

Catherine, sa sœur, sert à François-Marie de mère autant qu’il est possible ; avec Armand, son frère aîné, aussi pénétré de jansénisme que leur père, il ne s’entend pas et ne s’entendra jamais. De toutes manières, l’essentiel de son temps est pour l’internat et, aux jours de congé, c’est moins au domicile de son père qu’il se rend qu’au Temple, où son parrain conduit dès qu’il a douze ans cet enfant prodige, ce versificateur si précoce.
L’enclos du Temple, avec son église, son couvent, son cloître, ses vastes cours meublées d’hôtels particuliers et de maisons d’artisans, forme une ville à part dans Paris, presque un État, jouissant de privilèges spéciaux, d’une justice, d’une police, d’une voirie particulières. C’est aussi un asile sûr pour les débiteurs, qui le restera jusqu’à la Révolution alors que tous les espaces conventuels ont perdu ce privilège dès la fin du Moyen Âge ; et une zone franche pour les artisans, qui peuvent s’y établir sans avoir été reçus maîtres, ce qu’interdit ailleurs la loi des corporations.
En 1706, le palais bâti par Mansart pour le Grand Prieur quarante ans plus tôt est vide : Philippe de Vendôme connaît l’exil depuis dix ans. François-Marie ne verra pas de sitôt celui qu’à en croire Saint-Simon, le duc d’Orléans admirerait si fort « parce qu’il y avait quarante ans qu’il ne s’était couché qu’ivre, et qu’il n’avait cessé d’entretenir publiquement des maîtresses et de tenir des propos continuels d’impiété et d’irréligion. »
Dans l’enclos du Temple, l’amphitryon est pour l’heure le vieil abbé de Chaulieu qui, à 67 ans, est l’intendant des Vendôme depuis plus d’un quart de siècle et, poète anacréontique autant qu’épicurien, bientôt le surintendant de leurs plaisirs. L’Académie, sur ordre du roi, en fermera ses portes au libertin.
En son hôtel de Boisboudran, dont Jean-Baptiste Rousseau se rappellera les marronniers avec nostalgie, on a vu La Fontaine, qu’y entraînait la doctrine d’Épicure malgré les reproches que lui adressait son ami Racine ; on y écoute toujours le marquis de La Fare, ancien guerrier et poète tardif : « Son talent pour la poésie ne se développa qu’à l’âge de près de soixante ans », écrira Voltaire qui rencontre à 12 ans ce vieux monsieur de 62. Les cadets de l’aréopage bachique sont le duc Louis-Joseph de Vendôme, frère du grand-prieur, à 52 ans, et les deux Sully, Maximilien cinquième du nom et Maximilien-Henri, qui en ont un peu plus et un peu moins de quarante.
On retrouve ces rimeurs galants, quand arrivent les mois de juillet ou d’août, chez Malézieu, le « Sylvain de Châtenay », autour d’une comédie de Molière, d’une adaptation de Plaute, ou d’une pièce de l’hôte lui-même mise en musique par le compositeur et chanteur Jean-Baptiste Matho.
Le Temple, de sa grande aile tolérante, abrite aussi le théâtre « sans privilège » : au faubourg Saint-Germain, non loin de la Comédie Française, une jeune fille de quinze ans, Adrienne Lecouvreur, s’était entendue avec quelques jeunes gens du voisinage pour représenter Polyeucte et la petite comédie du Deuil, de Thomas Corneille. Les répétitions s’étaient faites chez un épicier de la rue Férou. « On en parla dans le quartier, assure Germain Bapst. Adrienne jouait Pauline, et n’était pas trop mal secondée par ses camarades; il y avait un Sévère qui se distinguait par la vérité de son jeu. La présidente Le Jay prêta à cette petite troupe son hôtel, rue Garancière ; le beau monde y accourut ; on dit que la porte, gardée par huit suisses, fut forcée par la foule. Mais la tragédie s’achevait à peine, que les gens de police entrèrent et firent défense de passer outre. La petite pièce ne fut pas donnée. Ainsi finirent ces représentations sans privilège. Adrienne joua quelque temps encore dans l’enceinte du Temple ; puis on sait qu’elle reçut des leçons du comédien Le Grand, et on la perd de vue. Elle va faire ses caravanes en province et aux pays limitrophes, sur les théâtres de Lorraine et d’Alsace. »

De futurs ministres à Louis-le-Grand

Est-ce dû à ces fréquentations qui ne sont pas de son âge ? On sait qu’en 1707, - François-Marie a 13 ans -, il emprunte 500 livres à une prêteuse sur gages, mais leur utilisation reste un mystère. Des camarades de sa génération, il en a pourtant, par force, au collège : les deux neveux de Mme de Tencin, qui entrent à Louis-le-Grand cette année-là : le comte de Pont-de-Veyle, de trois ans son cadet, et le comte d’Argental, frère de celui-ci, de trois ans plus jeune encore ; et puis Pierre-Robert Le Cornier de Cideville, le fils d’un conseiller au Parlement de Normandie.
   Le 16 décembre 1708, l'abbé de Châteauneuf, son parrain, est rappelé… à Dieu ? On n’en jurerait. L’hiver qui commence quelques jours plus tard va, durant près de deux mois, rendre « les rivières solides jusqu’à leurs embouchures », nous renseigne Saint-Simon. La température descend jusqu’à 21° au-dessous de zéro, c’est bientôt la disette des grains et une pension augmentée pour François-Marie de cent francs, qui ne lui assure pourtant que du pain bis. Au collège Louis-le-Grand, les jeunes gens aisés mais qui ne sont point de grands seigneurs sont à cinq par chambre avec un préfet. En classe, on grelotte à qui mieux mieux au coin d’un méchant feu. L’épreuve est rude pour le frileux Arouet qui, passée la Saint-Jean, se rapproche habituellement de la cheminée. Un jour de cet hiver de glace qu’il n’arrive pas à rejoindre le poêle, étroitement cerné, il menace l’un de ses camarades plus jeunes, rapporte Desnoiresterres :
« Range-toi, sinon je t’envoie chauffer chez Pluton.
— Que ne dis-tu en enfer ?, réplique celui-ci. Il y fait encore plus chaud.
— Bah, l’un n’est pas plus sûr que l’autre. »
Voltaire au Procope, c'est pour plus tard. Dessin de 1843. Gallica
L’hiver suivant voit arriver à Louis-le-Grand les fils de Marc-René de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson, lieutenant général de police. Ils font preuve d’assez de modestie : « Quand mon père et ma mère se sont mariés, écrira plus tard l’aîné, dans ses Mémoires, on leur disait que c'était la faim qui épousait la soif ; ma mère apporta 30 000 écus à mon père, qui alors n'avait rien. » Les deux frères sont plutôt mal à leur aise, découvrant le collège pour la première fois un peu tard, à 13 ans pour Marc-Pierre, le cadet, si l’on compare aux dix ans de François-Marie à son entrée, et à un âge carrément avancé pour l’aîné, René-Louis, qui a 15 ans.
Celui-ci, surtout, en éprouve « grande honte » : à son âge, au lieu d’user ses fonds de culotte sur un banc de classe, le duc de Fronsac, futur duc de Richelieu, se mariera et, trois mois après ses noces, pour s’être permis quelque privauté avec la petite duchesse de Bourgogne, sera mis par son père à la Bastille, où il attendra quatorze mois que la protection de Mme de Maintenon l’en tire. Cela vous a une autre allure.
Est-ce parce que leur père, en charge de la lutte contre le jansénisme, est alors en train de faire procéder à l’expulsion des religieuses de Port-Royal-des-Champs ? Toujours est-il que François-Marie va se lier avec Marc-Pierre, que ses camarades de classe surnomment la Chèvre, et plus encore avec René-Louis qui a exactement son âge. « Voltaire, que j’ai toujours fréquenté depuis le temps que nous avons été ensemble au collège », écrira le marquis dans ses Mémoires. Il aura été auparavant ministre des Affaires étrangères, et son frère cadet ministre de la Guerre.