LE PARIS DE VOLTAIRE, POÈTE (II. 1723-1726)


(quatrième épisode de Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencée ici avec la livraison de novembre 2013)

 

Le café des honnêtes gens


« Il avait dès sa jeunesse adopté un genre de vie ambulatoire. Il n’eut jamais, jusqu’à l’âge de plus de soixante ans, un domicile en propriété dans sa patrie », confirmera Sébastien Longchamp, plus tard son secrétaire. Voltaire loue ainsi, au coin de la rue de Beaune et du quai des Théatins, une partie de l’hôtel de Bragelongne, celui de la marquise de Bernières, femme de 35 ans, épouse d’un président à mortier au parlement de Normandie, à laquelle il est alors attaché. Le 20 mars 1723, la correspondance du marquis de la Cour relate que M. l’abbé Dubos a été nommé « pour examiner s’il y a rien dans le poème d’Henri IV qui puisse choquer à Rome ». Quand Voltaire comprendra que si, et qu’il n’obtiendra pas de privilège, il décide de passer outre, fait imprimer clandestinement à Rouen, et c’est Mme de Bernières qui passe dans son carrosse les premiers exemplaires à Paris. Ces détails scandaleux s’ajoutant aux qualités intrinsèques du texte, le succès est considérable : Voltaire, déjà successeur au théâtre de Corneille et de Racine, est maintenant, de surcroît, « le Tasse et le Virgile de la France ».
D’Argenson l’aîné, l’ancien condisciple, fait à ce moment ses universités chez l’abbé Alary, de l’Académie française, qui loge à l’entresol de la maison du président Hénault, sur cette place Vendôme dont la ville n’avait pu boucler le programme que grâce aux spéculations de Law, acquéreur pour sa part de huit de ses hôtels. Cette société de l’Entresol, d’une vingtaine de membres, l’exilé Bolingbroke, ancien Premier ministre de la reine Anne, qui y propage la conception anglaise de la liberté, l’appelle naturellement un club ; d’Argenson, dans ses Mémoires, la désigne comme « un café d’honnêtes gens », manifestant que le café est en ce temps tout autre chose qu’un débit de boissons. On y trouvait, « l’hiver, de bons sièges, un bon feu et du thé ; dans la belle saison, les fenêtres [du n° 7] s’ouvraient sur un joli jardin, on y prenait de la limonade et des liqueurs fraîches, ou bien l’on se transportait aux Tuileries et l’on discutait en se promenant. En tout temps les gazettes de France, de Hollande, et même les papiers anglais étaient entre nos mains ».
Leur doyen est l’abbé de Saint-Pierre, un ancien de la maison d’Orléans comme l’abbé Dubois, exclu de l’Académie française après la publication, en 1718, de La Polysynodie ou la pluralité des conseils, ouvrage dans lequel il critiquait le despotisme de feu le roi Louis XIV. « Ce bon citoyen, dit d’Argenson, était celui qui nous fournissait le plus de lectures de son cru ; il nous prêtait ses Mémoires et sollicitait nos observations. Un M. de Plélo, depuis ambassadeur [au Danemark], nous lut une belle dissertation sur les diverses formes de gouvernement. »
Au Café majuscule, c’est-à-dire chez Procope, que Maupertuis fréquente de préférence à sa caserne des mousquetaires gris, ce fils d’un corsaire malouin anobli par le Roi-Soleil a, parmi Marivaux, Fréret ou La Motte-Houdart, si bien su faire étalage de son savoir et de ses connaissances que l’Académie des sciences de Paris va l’admettre en qualité d’adjoint géomètre alors qu’il n’a rien publié encore.
Voltaire, chez les frères Pâris, n’oublie pas ce Thiriot, qu’il a connu à l’époque où, pour complaire à son père, il s’était « mis en pension chez un procureur », près les degrés de la place Maubert, rue Pavée-Saint-Bernard. Comme ses amis du collège, Thiriot restera celui d’une vie, et il faudra pour cela que Voltaire y mette du sien. Est-ce en allant de chez Thiriot, qui habite alors au bout du quai des Orfèvres, près du Chagrin de Turquie, vis-à-vis le cheval de bronze, au Pâté-Bercy qu’il passe devant Sainte-Marguerite au jour de la grande Fête-Dieu de la paroisse ?
Anne Charlier, épouse La Fosse, 45 ans. Gallica
Voltaire est là témoin d’un miracle : une femme malade d’un flux de sang depuis des années, et qui ne pouvait se remuer, est inopinément guérie à l’aspect du Saint-Sacrement, si bien qu’elle peut se joindre à la procession. Une enquête a lieu. L’avocat Mathieu Marais, qui nous a laissé des Mémoires, prétend que l’archevêque la conduisit en personne. « Votre mari n’est-il pas janséniste ?, interroge-t-il. — Non, Monseigneur, il est ébéniste », répond-elle ingénument. L’épiscopat de Paris proclame le miracle dix jours plus tard, ordonne un Te Deum à Sainte-Marguerite, et une procession du clergé de cette paroisse jusqu’à Notre-Dame. Ce sont là l’origine et la date – le 26 juin – d’une célébration qui porta le titre de « Procession de madame La Fosse, » du nom de l’ébéniste de mari, jusqu’à la Révolution française, laquelle y mit un terme.
Voltaire ne s’en convertit pas, bien qu’il fût lui-même une espèce de miraculé, comme on va le voir.

Le pauvre de la reine


Jean René de Longueil s’était fait « à Maisons un jardin de plantes rares [plus complet et mieux entretenu que celui du roi ne l’était alors, précise Voltaire] et un laboratoire de chimie, dignes tous les deux d’un lieu où tout ce qui n’aurait pas été magnifique aurait eu fort mauvaise grâce, écrira Fontenelle. Il est sorti du jardin le seul café, que l’on sache, qui ait encore pu venir à maturité en France, et on assure qu’il n’a pas moins de parfum que celui de Moka. M. de Maisons a fait lui-même, dans le laboratoire, le bleu de Prusse le plus parfait que l’on ait encore dans cette espèce de couleur ».
« Il réunissait souvent à Maisons tous les arts, tous les talents et tous les agréments de la société, poursuit l’abbé Duvernet, un autre contemporain. Il y donnait souvent des fêtes. Il en avait annoncé une dans laquelle tous les plaisirs de l’esprit devaient se varier et se succéder pendant trois jours. Plus de trente seigneurs y étaient invités [dont le baron de Breteuil et le président Hénault] et autant de dames. On devait jouer la comédie. Mlle Le Couvreur était déjà arrivée. Le cardinal de Fleury était invité aux fêtes de Maisons, et devait y venir. Voltaire devait lire sa tragédie de Mariamne. Le jour de son arrivée, il se sent indisposé, et sur les neuf heures du soir la fièvre se déclare. Gervasi, le médecin alors le plus accrédité, est appelé, et décide que c’est la petite vérole. L’épouvante est dans le château. On réveille les dames pour annoncer cette nouvelle. On dépêche des courriers au cardinal de Fleury et aux autres seigneurs qui devaient venir à Maisons. Mlle Le Couvreur, persuadée que la présence d’un ami peut ajouter aux soins du docteur Gervasi, fait partir un exprès pour la Normandie où se trouvait Thiriot, et ne quitte Voltaire que lorsque cet ami est arrivé. »

Thiriot veille le malade sans discontinuer, malgré le risque de contagion. Voltaire, reconnaissant, partagera plus tard avec lui, entre autres largesses, une pension de 2 000 livres allouée par le duc de Bourbon, Premier ministre. Bref, Voltaire est sauvé. « Au bout d’un mois, Voltaire, encore très faible, voulut venir à Paris, reprend l’abbé Duvernet. À peine fut-il en voiture que le feu éclata dans la chambre d’où il sortait, et embrasa, en grande partie, une des ailes du château. Le danger que Voltaire avait couru pendant sa maladie, et l’incendie auquel il venait d’échapper le rendirent encore plus cher aux sociétés dont il faisait les délices. »
Le 5 septembre 1725, Louis XV, ses fiançailles avec la jeune infante d’Espagne rompues, est marié à 15 ans à la fille de Stanislas, roi détrôné de Pologne : Marie Leszczynska. Trois pièces de Voltaire sont jouées en cet honneur. La cour s’ouvre au fils de maître Arouet, assure Gustave Lanson : il est des familiers de Mme de Prie, qui peut tout sur « Monsieur le Duc », Louis Henri de Bourbon, Premier ministre depuis la mort du Régent ; c’est à elle qu’il dédie sa comédie de L’Indiscret. La jeune reine, Marie Leszczynska, qu’il amuse, l’appelle : « Mon pauvre Voltaire » et, de sorte qu’il ne le soit plus, lui donne 1 500 livres de pension sur sa cassette. « Ainsi tout lui venait, argent, gloire et plaisir. C’était un enchantement. »

« Ne frappez pas sur la tête »


« Il n’y avait pas à perdre une minute pour écraser Voltaire », conclut Michelet, qui voit dans ce qui va suivre non un conflit personnel, mais l’action « des prêtres », menés par le cardinal de Fleury, contre Mme de Prie et Monsieur le Duc, et contre Pâris-Duverney, secrétaire de ses commandements et quasi-ministre des Finances. « Un chevalier Rohan-Chabot, homme de peu, poursuit-il, se chargea de l’exécution. Le 1er février 1726, il accoste le poète au théâtre, et lui cherche querelle. [— “Arouet ? De Voltaire ? Comment vous appelez-vous donc ?”] ; Voltaire le cloue d’un mot [— “Et vous, Rohan ou Chabot ?”].
« Deux jours encore, avec persévérance, autre querelle au foyer, et il lève sa canne [— “Mon nom, je le commence, et vous finissez le vôtre !”] ; Mlle Lecouvreur, qui était là, s’évanouit. Enfin le 4, Voltaire dînant chez M. de Sully, il est demandé à la porte, où il trouve Rohan avec quatre coquins qui lui donnent des coups de bâton. [« Tandis que M. de Chabot faisait tomber Voltaire dans un guet-apens, il criait à ses gens : “Ne frappez pas sur la tête, il en peut sortir encore quelque chose de bon” », rapportera d’Argenson dans ses Mémoires.]
« Il court à l’Opéra où était Mme de Prie, court à Versailles se plaindre, à qui ? à Maurepas, grand maître des chansons, qui ne peut rien pour lui que faire chansonner son affaire. Voltaire rage et cherche Rohan. En vain pendant deux mois entiers (février-mars). Il ne trouve partout que de mauvais plaisants, d’aveugles sots qui disent : “Tant mieux ! le moqueur est moqué !” ».
Telle est effectivement la réaction du prince de Conti, si louangeur au moment d’Œdipe, toujours à lire d’Argenson : « M. le prince de Conti, apprenant cette aventure, dit que les coups de bâton étaient bien reçus, mais mal donnés ».
l'hôtel de Sully, Ransonnette, 1806. Gallica
Le duc de Sully, dont il est si souvent l’hôte et depuis si longtemps, n’a pas daigné prendre fait et cause pour lui ; Voltaire ne le reverra plus. « Il s’éloigne de toute société ; une profonde retraite devient son partage. À l’étude des langues vivantes qu’il commence alors il joint l’exercice de l’escrime. Un maître d’armes vient tous les matins lui donner des leçons », raconte l’abbé Duvernet qui a recueilli le témoignage de Thiriot. C’est « par un garçon de Procope qu’il avait accommodé de façon à s’en servir comme d’un second », qu’il fait porter son cartel au chevalier de Rohan. « Le chevalier de Rohan accepte le défi pour le lendemain à neuf heures, assigne lui-même le rendez-vous à la porte Saint-Antoine, et le soir même fait part à sa famille du cartel qu’il a reçu. Tous les Rohan se mettent en mouvement » ; le 17 avril 1726, Voltaire est de nouveau à la Bastille.
Une lettre de félicitations envoyée au lieutenant général de police semble donner quelque crédit au « complot des prêtres » dénoncé par Michelet, dont le chevalier de Rohan-Chabot n’aurait été que l’instrument : « Vous venez de mettre à la Bastille un homme que je souhaitais y voir il y a plus de 15 années », écrit l’anonyme, fustigeant le vilain « métier que faisait l’homme en question, prêchant le déisme tout à découvert aux toilettes de nos jeunes seigneurs ». Et le délateur de poursuivre : « L’Ancien Testament, selon lui, n’est qu’un tissu de contes et de fables, les apôtres étaient de bonnes gens idiots, simples et crédules, et les pères de l’Église, saint Bernard surtout, auquel il en veut le plus, n’étaient que des charlatans et des suborneurs ». Suit ce souhait terrible : « Je voudrais être homme d’autorité pour un jour seulement, afin d’enfermer ce poète entre quatre murailles pour toute sa vie ».
Heureusement, Voltaire est désormais Voltaire : en attestent les ordres transmis au gouverneur de la Bastille : « Le sieur de Voltaire est d’un génie à avoir besoin de ménagement. SAR a trouvé bon que j’écrivisse que l’intention du roi est que vous lui procuriez les douceurs et la liberté de la Bastille, qui ne seront point contraires à la sécurité de sa détention ». 
Thiriot dînera donc avec lui tous les jours, et il aura tout loisir de se consacrer à l’étude de l’anglais.
Mme de Tencin a été, par hasard, incarcérée en même temps que lui. Il s’agissait, à suivre Michelet, pour Voltaire, de le perdre, mais pour Mme de Tencin, de la sauver… du Châtelet. La Fresnaye, qui s’est tiré une balle dans la tête au beau milieu de son salon, a laissé des lettres qui l’accusent de l’avoir ruiné, d’avoir détourné tout l’argent qu’il lui confiait pour placement.
Le gouverneur de la Bastille fait à Voltaire les honneurs de sa table ; le poète reçoit tant que le lieutenant général de police doit émettre un rappel à l’ordre : « les douceurs et la liberté de la Bastille » ne vont pas jusqu’à sa transformation en salon. Voltaire aura-t-il l’occasion d’y rencontrer Pâris-Duverney, embastillé lui aussi ? On ne sait. Il n’aura pas de contact, en tout cas, avec Mme de Tencin. Dès le 2 mai, Voltaire est libéré sous la condition d’un exil en Angleterre. Il n’a pas atteint Calais que déjà il écrit à une amie commune : « Ayez la bonté d’assurer Mme de Tencin qu’une de mes plus grandes peines, à la Bastille, a été de savoir qu’elle y fût. Nous étions comme Pyrame et Thisbé : il n’y avait qu’un mur qui nous séparât, mais nous ne nous baisions point, par la faute de la cloison ». Trois jours plus tard, il traverse la Manche.
« Lorsque Voltaire débarqua pour la première fois en Angleterre, au mois de mai 1726, résume Brunetière, il avait passé la trentaine, et, depuis déjà plus de vingt ans alors, il n’était guère de monde où son extraordinaire précocité ne l’eût familièrement mêlé. Chez la vieille Ninon de Lenclos, où son parrain, l’abbé de Châteauneuf, le menait aux jours de congé ; au Temple, chez les Vendôme, où l’on tenait, après boire, académie de libertinage ; ailleurs encore, chez les Maisons, où Dumarsais faisait le philosophe ; au café Gradot, au café Procope, où Boindin donnait des leçons d’athéisme ; à la cour du Régent ou chez Mme de Prie, tous ces audacieux paradoxes, toutes ces idées que Bayle avait insinuées sous le couvert de son érudition, Voltaire les avait entendu soutenir et discuter, il les avait discutées lui-même, il les avait mises en vers faute d’oser encore les mettre en prose. »