LE PARIS DU PHILOSOPHE (II. 1733-1734)

(sixième épisode de Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencée ici avec la livraison de novembre 2013)

Face au portail de Saint-Gervais


Voltaire, avec la hauteur qu’on lui connaît, s’essaye, au début de 1733, à dresser un palmarès des œuvres et des auteurs, passés et contemporains ; les « on aime-on n’aime pas » de sa génération, expliquera-t-il, assurant n’avoir été de celle-ci que le greffier. Dans son Temple du Goût, une pièce est dédiée à l’architecture.
« Je vis les muses présenter tour à tour, sur l’autel du dieu, des livres, des dessins, et des plans de toute espèce. On voit sur cet autel le plan de cette belle façade du Louvre, dont on n’est point redevable au cavalier Bernini, qu’on fit venir inutilement en France avec tant de frais, et qui fut construite par Perrault et par Louis Le Vau, grands artistes trop peu connus. Colbert soupirait de ce qu’un si beau monument périssait sans être achevé. “Ah !, disait-il, pourquoi a-t-on forcé la nature pour faire du château de Versailles un favori sans mérite, tandis qu’on pourrait, en achevant le Louvre, égaler en bon goût Rome ancienne et moderne ?”
La porte St-Denis de François Blondel. Gallica
« Là est le dessin de la porte Saint-Denis, dont la plupart des Parisiens ne connaissent pas plus la beauté que le nom de François Blondel, qui acheva ce monument ; cette admirable fontaine [celle des Innocents], qu’on regarde si peu, qui est ornée des précieuses sculptures de Jean Goujon, et qui semble accuser la grossière rusticité de toutes les autres ; le portail de Saint-Gervais, chef-d’œuvre d’architecture, auquel il manque une église, une place, et des admirateurs, et qui devrait immortaliser le nom de Desbrosses (sic, en réalité De Brosse), encore plus que le palais du Luxembourg, qu’il a aussi bâti. Tous ces monuments, négligés par un vulgaire toujours barbare, et par les gens du monde toujours légers, attirent souvent les regards du dieu.
« Cependant le dieu s’amusait à faire construire le modèle d’un palais parfait. Il joignait l’architecture du palais de Maisons au dedans de l’hôtel de Lassay, dont il a conseillé lui-même la situation, les proportions, et les embellissements au maître aimable de cet édifice, et auquel il ajoutait quelques commodités. »
Lassay dans le livre de Blondel. Gallica
C’est tout pour Paris, et l’on a mêlé ici la version primitive à sa correction ultérieure. Dans ces brèves notations s’esquisse, néanmoins, un urbanisme, qui sera ensuite largement développé. La fontaine alliant à l’utilité la beauté architecturale et statuaire, et cette façade d’église qui demande à être dégagée pour être offerte aux regards, dessinent l’image d’une ville conçue comme un espace public, ouvert et agréable. Paris n’était encore qu’un conglomérat d’architectures privées, destinées à l’agrément et au prestige de leurs seuls propriétaires, ou à la gloire de Dieu. Les places, aux façades ordonnancées enchâssant une statue, n’étaient elles-mêmes, en dépit des apparences, que des espaces clos destinés à la célébration du culte royal.
L’architecture n’occupe qu’une abside mineure du Temple du Goût ; l’essentiel est pour les gens de lettres, et ce sont eux que préoccupe la place qu’on leur y fait. Les épigrammes pleuvent. Boindin, qui s’est reconnu, lit chez Procope une comédie qu’il a intitulée Polichinelle sur le Parnasse, et en montre le futur frontispice : Polichinelle est au milieu, Rollin au-dessous, entre les demoiselles Lecouvreur et Sallé ; Voltaire y est malade, entouré de seringues et d’instruments d’apothicaire.
La présence des demoiselles de la Comédie ou de l’Opéra aux côtés de Racine, Corneille, La Fontaine et Despréaux (Boileau) a fait scandale, en effet, et presque autant celle de Charles Rollin, « ancien recteur, le premier homme de l’Université qui ait écrit purement en français pour l’instruction de la jeunesse, et qui ait recommandé l’étude de notre langue, si nécessaire, et cependant si négligée dans les écoles », précisera Voltaire dans une note ultérieure.
Au grand dam de Boindin, le Temple du Goût célèbre donc la comédienne, l’amie si tôt disparue :
« … aimable Lecouvreur ;
Vous, fille de l’amour, fille de Melpomène ;
Vous dont le souvenir règne encor sur la scène,
Et dans tous les esprits, et surtout dans mon cœur.
Ah ! qu’en vous revoyant une volupté pure,
Un bonheur sans mélange enivra tous mes sens !
Qu’à vos pieds en ces lieux je fis fumer d’encens !
Car, il faut le redire à la race future,
Si les saintes fureurs d’un préjugé cruel
Vous ont pu dans Paris priver de sépulture,
Dans le temple du Goût vous avez un autel. »
Et il n’oublie pas la danseuse que courtisait Thiriot :
« Et cependant, avec mollesse,
Sallé le temple parcourait
D’un pas guidé par la justesse. »
Là-dessus, si le Temple du Goût défie tout et chacun, celui de l’hospitalité s’écroule : « J’ai perdu, écrit Voltaire à Cideville, comme vous savez peut-être, mon cher ami, Mme de Fontaine-Martel ; c’est-à-dire que j’ai perdu une bonne maison dont j’étais le maître, et quarante mille livres de rente qu’on dépensait à me divertir. Que direz-vous de moi, qui ai été son directeur à ce vilain moment, et qui l’ai fait mourir dans toutes les règles ? Je vous épargne tout ce détail, dont j’ai ennuyé M. de Formont ». Il faut déménager. Le 6 mai 1733, Voltaire précise, au même : « Je vais demeurer vis-à-vis le seul ami que le Temple du Goût m’a fait, vis-à-vis le portail de Saint-Gervais ». Ce sera chez le sieur Demoulin, rue du Long-Pont (aujourd’hui de Brosse) ; la maison portait le n°13 jusqu’à ce que les numéros impairs soient démolis lors de la construction de l’annexe Lobau de l’Hôtel de Ville, la plupart des numéros pairs l’étant lors de la démolition de l’îlot 16, en 1941.
Le portail de St-Gervais. Gallica

Le grand principe de l’attraction


C’est rue du Long-Pont que Voltaire reçoit pour la première fois, en novembre, ce trio d’inséparables qu’il fréquente depuis l’été : Émilie de Breteuil, marquise du Châtelet par son mariage, la duchesse de Saint-Pierre, qui vient de dépasser la cinquantaine, et son jeune amant, le comte de Forcalquier.
La fille du baron de Breteuil, Voltaire l’apercevait de loin en loin – elle n’avait que 10 ans la première fois –, dans l’hôtel de la place Royale qui l’avait vue naître, ou à Créteil, au domaine familial du Buisson. Peut-être l’avait-il rencontrée plus récemment en compagnie du duc de Richelieu pour qui elle avait eu des tendresses. Mais c’est à l’été que Voltaire a vraiment fait la connaissance de cette jeune femme qui, à 27 ans, est en relation scientifique depuis déjà trois années avec ce Maupertuis qu’il a consulté lui-même sur le « grand principe de l’attraction de M. Newton », et auquel il a soumis ce qui serait la quinzième de ses Lettres philosophiques.
À Charonne, avec le trio, Voltaire s’est attablé autour d’une fricassée de poulet, aux chandelles, dans ce cabaret des Marronniers du coin des chemins de Saint-Maur et de l’Orillon, couru pour ses jeux de bagues, ses escarpolettes et la diseuse de bonne aventure qu’on était presque assuré d’y trouver. Avec Émilie, il a discuté le « Discours sur les différentes figures des astres, avec une exposition abrégée des systèmes de Descartes et de Newton », que Maupertuis venait de publier.
Quand le trio vient rue du Long-Pont « boire du vin de Champagne », le comte de Forcalquier a eu quelque temps plus tôt les cheveux coupés par un boulet de canon, au siège du fort de Kehl, finalement tombé aux mains des Français le 28 octobre 1733. La guerre de Succession de Pologne a commencé, d’abord sur le Rhin, mais bientôt, pour les armées de Louis XV, essentiellement en Italie.
Le régiment du jeune comte était-il approvisionné par Voltaire ? On ne sait. Ceux d’Italie le seront : Pâris-Duverney a intéressé Voltaire à ses affaires de fournisseur de vivres aux armées. « Pendant la première guerre d’Italie, avant que je ne fusse entré à son service, écrit Longchamp, cet objet lui avait procuré chaque année de fortes sommes ; et je sais qu’à la paix [en 1738, donc], en réglant le compte définitif, il reçut pour solde chez M. Pâris-Duverney, directeur de l’entreprise, une somme de six cent mille francs. »
« Chez M. Pâris-Duverney », à Plaisance peut-être, dans le parc du château des bords de Marne que son propriétaire a fait reconstruire, où il a réussi à faire pousser le premier magnolia de la royauté, et l’acclimatation du premier ananas.
Diderot, 20 ans, en est encore à faire rosir les jeunes filles. Reçu maître ès arts de l’université de Paris, entré au bureau d’un procureur, langrois comme lui, Clément de Ris, il est amoureux d’une demoiselle Babuti qui, plus tard, deviendra Mme Greuze. C’est au Salon de 1765, devant son portrait, peint par son mari, que Diderot se la rappellera avec nostalgie. « Je l’ai bien aimée, moi, quand j’étais jeune et qu’elle s’appelait Mlle Babuti. Elle occupait une petite boutique de librairie sur le quai des Augustins ; poupine, blanche et droite comme le lis, vermeille comme la rose. J’entrais avec cet air vif et fou que j’avais – [au préalable, il est allé s’enquérir des titres des dernières parutions licencieuses chez Desauge le père, rue Saint-Louis au Palais, qui en a l’exclusivité] – ; et je lui disais :
— Mademoiselle, les Contes de La Fontaine, un Pétrone, s’il vous plaît.
— Monsieur, les voilà ; ne vous faut-il point d’autres livres ?
— Pardonnez-moi, Mademoiselle, mais…
— Dites toujours ?
La Religieuse en chemise.
— Fi donc !, Monsieur, est-ce qu’on a, est-ce qu’on lit ces vilénies-là ?
— Ah ! ah !, ce sont des vilenies, Mademoiselle, moi, je n’en savais rien…
Et puis un autre jour, quand je repassais, elle souriait et moi aussi. »
Mme Greuze, née Babuti, par son mari.

Il faut penser, il faut aimer


Le 18 janvier 1734, en face de chez Procope, la Comédie affiche Adélaïde du Guesclin, tragédie française, tragédie où domine l’amour, d’un Voltaire décidément inépuisable. « Il venait de publier le Temple du Goût. On ne voulut point souffrir qu’il donnât à la fois des leçons et des exemples », écrira Lekain à l’édition de la pièce, plus de trente ans après. C’est donc un échec. « Elle fut sifflée dès le premier acte ; les sifflets redoublèrent au second, racontera Voltaire, et lorsqu’à la fin le duc de Vendôme disait : Es-tu content, Coucy ?, plusieurs bons plaisants crièrent Couci-couci. »
La seconde représentation est plus favorable, mais Voltaire ne s’obstine pas.
Chez Gradot, quai de l’École, on ne voit plus, depuis plus de deux ans, La Motte. Il demeurait « rue Guénégaud, près du quai Conti, très froid, comme on sait, et exposé au nord », écrit Sainte-Beuve, qui poursuit en citant Duclos : « devenu aveugle et perclus des jambes, il était réduit à se faire porter en chaise – (il avait à lui sa chaise, c’était alors le luxe des demi-fortunes, explique Sainte-Beuve) -, au café de Gradot, pour se distraire de ses maux dans la conversation de plusieurs savants ou gens de lettres qui s’y rendaient à certaines heures : Maupertuis, Saurin, Nicole, tous trois de l’Académie des sciences, Melon, auteur du premier Traité sur le Commerce, et beaucoup d’autres qui cultivaient ou aimaient les Lettres ».
Le chevalier de Mailly, dans ses Entretiens des cafés de Paris, publiés en 1702, nous a montré que des femmes fréquentaient ces établissements. Émilie n’y vient que pour Maupertuis. « J’ai été hier et aujourd’hui vous chercher chez Gradot, lui écrit-elle un samedi du début de 1734, et je n’ai pas entendu parler de vous. » C’est, dans ces mois-là, un leitmotiv : « Je vous ai promis de vous avertir de mon retour, ce ne serait point être revenue que de ne vous point voir. Venez souper avec moi demain ; je vous irai prendre au sortir de l’opéra, chez Gradot, si vous voulez m’y attendre ».
Le 7 avril, c’est avec Voltaire qu’elle assiste au remariage du duc de Richelieu, à Monjeu, près d’Autun. C’est là que Voltaire apprend par d’Argental que ses Lettres philosophiques, censément éditées à Amsterdam, en réalité clandestinement à Rouen, par Jore, ont commencé d’être distribuées dans Paris. Aux lettres esquissées en Angleterre, et publiées dans ce pays, en anglais, par Thiriot, s’ajoute une vingt-cinquième, consacrée aux Pensées de Pascal, qui s’attaque ainsi à l’apologiste le plus vigoureux de la religion chrétienne.
L’ouvrage est presque aussitôt condamné par le parlement de Paris comme « scandaleux, contraire à la religion, aux bonnes mœurs et au respect dû aux Puissances », lacéré et brûlé par l’exécuteur de la haute justice le 10 juin à onze heures du matin. Jore est embastillé. Voltaire craint une saisie de corps ; il s’enfuit en Lorraine, puis gagne le refuge qu’Émilie lui a proposé dans son château de Cirey, assez voisin de la frontière pour parer à toute éventualité.
Pendant qu’à Paris Nattier refait pour le chevalier d’Orléans, fils naturel du Régent, qui en est alors le Grand Prieur, la décoration de ce palais du Temple qui abrita la jeunesse d’Arouet, au « désert » de Cirey, Voltaire, désormais philosophe, dirige la restauration et le réaménagement du château en « asile des beaux-arts » et de sa quarantaine. Il en a les moyens : ses revenus sont six ou sept fois supérieurs à ceux du marquis son propriétaire. À l’automne, pendant que Mme du Châtelet y séjourne avec lui, il compose ces quatrains, véritable épigraphe du lieu :
« Il faut penser, sans quoi l’homme devient,
Malgré son âme, un vrai cheval de somme :
Il faut aimer, c’est ce qui nous soutient ; 
Sans rien aimer, il est triste d’être homme. 

Il faut avoir douce société
De gens savants, instruits sans suffisance,
Et de plaisirs grande variété,
Sans quoi les jours sont plus longs qu’on ne pense.

Il faut avoir un ami qu’en tout temps,
Pour son bonheur, on écoute, on consulte,
Qui puisse rendre à notre âme en tumulte
Les maux moins vifs et les plaisirs plus grands.

Il faut, le soir, un souper délectable,
Où l’on soit libre, où l’on goûte à propos
Les mets exquis, les bons vins, les bons mots ;
Et sans être ivre il faut sortir de table.

Il faut, la nuit, tenir entre deux draps
Le tendre objet que votre cœur adore,
Le caresser, s’endormir dans ses bras,
Et le matin recommencer encore.

Mes chers amis, avouez que voilà
De quoi passer une assez douce vie :
Or, dès l’instant que j’aimai ma Sylvie,
Sans trop chercher j’ai trouvé tout cela. »
L'amour embrassant l'amitié. Pigalle. 1758

Le 3 novembre 1759, Diderot, ayant à son tour atteint et dépassé les 40 ans, proposera, de mémoire, ce programme de sagesse à son amie Sophie Volland.