LE PARIS DE L’ABSENT (II. 1755-1759)


 (quatorzième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)

Il prend envie de marcher à quatre pattes


Le 20 août 1755, le Discours sur l’origine de l’inégalité, de Jean-Jacques Rousseau, a été mis en vente à Paris ; la première de L’Orphelin de la Chine est du même jour. « Il n’est pas indifférent de remarquer, note la Correspondance littéraire de Grimm que, dans la tragédie de L’Orphelin de la Chine, nos actrices ont paru pour la première fois sans paniers. M. de Voltaire a abandonné sa part d’auteur au profit des acteurs pour leurs habits. » La couleur locale des costumes et décors, riche et chatoyante, est pour beaucoup dans le succès de la pièce.
J.J. par Quentin Latour, 1753.
Rousseau a envoyé son Discours à Voltaire. L’exilé rend publique sa lettre de remerciements, dont il fait la préface à l’édition de L’Orphelin de la Chine, l’utilisant avec ironie dans sa propre bataille : « Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. (…) Dès que vos amis eurent commencé le Dictionnaire encyclopédique, ceux qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d’athées, et même de jansénistes »…
Le début comme la fin ont un ton plus personnel : « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, (…) je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez être. (…) M. Chappuis m’apprend que votre santé est bien mauvaise ; il faudrait la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes. Je suis très philosophiquement et avec la plus tendre estime, etc. »
Jean-Jacques lui a déjà répondu, le 10 septembre : « C’est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l’ébauche de mes tristes rêveries, je n’ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m’acquitter d’un devoir et vous rendre un hommage que nous vous devons tous comme à notre chef »…
Rousseau ne partage évidemment pas la conception pédagogique, voire sacramentelle, que Voltaire assigne au théâtre, et il fait, habilement, feu de tout bois : « Le peuple reçoit les écrits des sages pour les juger, non pour s’instruire. Jamais on ne vit tant de Dandins. Le théâtre en fourmille, les cafés retentissent de leurs sentences, ils les affichent dans les journaux, les quais sont couverts de leurs écrits ; et j’entends critiquer l’Orphelin, parce qu’on l’applaudit, à tel grimaud [un inculte prétentieux] si peu capable d’en voir les défauts qu’à peine en sent-il les beautés. »
Quant à la culpabilisation du « citoyen de Genève » : « Je suis sensible à votre invitation ; et si cet hiver me laisse en état d’aller, au printemps, habiter ma patrie, j’y profiterai de vos bontés. Mais j’aimerais mieux boire de l’eau de votre fontaine que du lait de vos vaches ; et quant aux herbes de votre verger, je crains bien de n’y en trouver d’autres que le lotos, qui n’est pas la pâture des bêtes [chez Homère, les dieux de l’Olympe en goûtaient avec plaisir] et le moly, qui empêche les hommes de le devenir [la plante préserva Ulysse de l’influence de Circé]. Je suis de tout mon cœur et avec respect [etc.] ».
À reproduire ce dialogue, on pourrait croire les correspondances équilibrées, or, de Rousseau nous possédons six mille lettres, de Voltaire plus de quinze mille, soit l’équivalent d’une lettre par jour, tous les jours, pendant cinquante ans. C’est dire que « Le Suisse libre », comme il signe l’une d’elles, à Diderot, est partout par l’écrit, reste le sujet de conversation de tous les salons, et ne quitte guère la scène. Comme si ce n’était pas assez, il y ajoute une collaboration à l’Encyclopédie, sous forme directe comme indirecte : en août 1756, d’Alembert est aux Délices et Voltaire lui « souffle » l’article Genève.
Dans l’intervalle, il y a eu le terrible tremblement de terre, et donc le poème Sur le désastre de Lisbonne, dans lequel Rousseau voit « un poème contre la Providence », comme Voltaire avait vu ironiquement dans son Discours, « un livre contre le genre humain ». Or, de la Providence, Jean-Jacques a un besoin personnel, et absolu : « Je la sens, je la crois, je la veux, je l’espère, je la défendrai jusqu’à mon dernier soupir ». « Rassasié de gloire et désabusé des vaines grandeurs, écrit-il à Voltaire, vous vivez libre au sein de l’abondance : bien sûr de l’immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l’âme ; et si le corps ou le cœur souffre, vous avez Tronchin pour médecin et pour ami ; vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre ; et moi, homme obscur, pauvre et tourmenté d’un mal sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite, et trouve que tout est bien. D’où viennent ces contradictions apparentes ? Vous l’avez vous-même expliqué : vous jouissez ; mais j’espère, et l’espérance embellit tout. »
Mme de Pompadour par Quentin Latour, 1754.
La réponse de Voltaire, pourtant préoccupé alors par l’état de santé de Mme Denis, n’est pas sans chaleur : « M. d’Alembert vous dira quelle vie philosophique on mène dans ma petite retraite. Elle mériterait le nom qu’elle porte si elle pouvait vous posséder quelquefois. On dit que vous haïssez le séjour des villes ; j’ai cela de commun avec vous. Je voudrais vous ressembler en tant de choses que cette conformité pût vous déterminer à venir nous voir. L’état où je suis ne me permet pas de vous en dire davantage. Comptez que, de tous ceux qui vous ont lu, personne ne vous estime plus que moi, malgré mes mauvaises plaisanteries ; et que, de tous ceux qui vous verront, personne n’est plus disposé à vous aimer tendrement. Je commence par supprimer toute cérémonie. »
 
Dans la bibliothèque de la Pompadour, la Henriade de Voltaire, L'Esprit des lois de Montesquieu, le tome IV de l'Encyclopédie.

Que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot


Le dévoilement de la colonnade du Louvre semble décidément une réalité. « Le roi, rappelle la Correspondance de Grimm, sur les avis de M. le marquis de Marigny, ayant ordonné de découvrir cette fameuse colonnade et d’achever le nouveau Louvre, cet événement très agréable au public a donné occasion à M. de La Font de Saint-Yenne de faire un autre dialogue pour célébrer cette époque. » À ce second dialogue, Voltaire n’a pas ajouté ses vers comme au premier, il « hait le séjour des villes » désormais, d’accord en cela avec Rousseau. Il n’est plus préoccupé que de l’Encyclopédie :
« Quoi !, écrit-il à d’Alembert, on ose dans un sermon, devant le roi, traiter de dangereux et d’impie un livre approuvé, muni d’un privilège du roi, un livre utile au monde entier, et qui fait l’honneur de la nation ! (Je ne parle que d’une bonne moitié du livre.) Et tous ceux qui ont mis la main à cet ouvrage ne mettent pas la main à l’épée pour le défendre ! ils ne composent pas un bataillon carré ! ils ne demandent pas justice ! M. de Malesherbes n’a-t-il pas été attaqué comme vous et vos confrères dans ce discours de harengère, appelé sermon, prononcé par Garasse-Chapelain, qui prêche comme Chapelain faisait des vers ? Je vous ai déjà mandé que j’avais écrit à Diderot il y a plus de six semaines : premièrement, pour le prier de vous encourager sur l’article Genève, en cas que l’on eût voulu vous intimider ; secondement, pour lui dire qu’il faut qu’il se joigne à vous, qu’il quitte avec vous, qu’il ne reprenne l’ouvrage qu’avec vous. Je vous le répète, c’est une chose infâme de n’être pas tous unis comme des frères dans une occasion pareille. »
D’Alembert, « excédé des avanies et des vexations que l’ouvrage lui attire, des satires odieuses et même infâmes », et se trouvant insuffisamment payé, est décidé à abandonner l’Encyclopédie. De tels propos le confortent ; Diderot rame à contre-courant. « Je ne sais ce qui s’est passé dans sa tête, écrit-il à Voltaire ; mais si le dessein de s’expatrier n’y est pas à côté de celui de quitter l’Encyclopédie, il a fait une sottise. Le règne des mathématiques n’est plus ; le goût a changé : c’est celui de l’histoire naturelle et des lettres qui domine. D’Alembert ne se jettera pas, à l’âge qu’il a, dans l’étude de l’histoire naturelle : et il est bien difficile qu’il fasse un ouvrage qui réponde à la célébrité de son nom. Quelques articles de l’Encyclopédie l’auraient soutenu avec dignité pendant et après l’édition. Voilà ce qu’il n’a pas considéré, ce que personne n’osera peut-être lui dire, et ce qu’il entendra de moi. (…) Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez sur lui, et c’est inutilement que je lui prouverai qu’il a tort si vous lui dites qu’il a raison. D’après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à l’Encyclopédie, et vous vous tromperez. Mon cher maître, j’ai la quarantaine passée ; je suis las de tracasseries. Je crie depuis le matin jusqu’au soir : le repos, le repos ! Et il n’y a guère de jour que je ne sois tenté d’aller vivre obscur et mourir tranquille au fond de ma province. Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées ; alors que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soit vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent ? (…) Les libraires sentent aussi bien que moi que d’Alembert n’est pas un homme facile à remplacer ; mais ils ont trop d’intérêt au succès de leur ouvrage pour se refuser aux dépenses. Si je peux espérer de faire un huitième volume, deux fois meilleur que le septième, je continuerai ; sinon, serviteur à l’Encyclopédie : j’aurai perdu quinze ans de mon temps, mon ami d’Alembert aura jeté par les fenêtres une quarantaine de mille francs sur lesquels je comptais, et qui auraient été toute ma fortune ; mais je m’en consolerai, car j’aurai le repos. Adieu, mon cher maître ; portez-vous bien, aimez-moi toujours. »

La culture de la terre comme expérience de physique


D’Alembert a confirmé son retrait : il se bornera désormais à fournir quelques articles de
d'Alembert par Quentin Latour, 1753.
mathématiques ; Diderot est désormais le directeur unique de l’entreprise. Le 26 juin 1758, c’est donc à son éditeur que Voltaire s’adresse : « Vous ne doutez pas, Monsieur, de l’honneur et du plaisir que je me fais de mettre quelquefois une ou deux briques à votre grande pyramide. C’est bien dommage que, dans tout ce qui regarde la métaphysique et même l’histoire, on ne puisse pas dire la vérité. Les articles qui devraient le plus éclairer les hommes sont précisément ceux dans lesquels on redouble l’erreur et l’ignorance du public. On est obligé de mentir, et encore est-on persécuté pour n’avoir pas menti assez. Pour moi, j’ai dit si insolemment la vérité dans les articles Histoire, Imagination et Idolâtrie, que je vous prie de ne les pas donner sous mon nom à l’examen. Ils pourront passer si on ne nomme pas l’auteur ; et, s’ils passent, tant mieux pour le petit nombre de lecteurs qui aiment le vrai. Je vais faire un petit voyage à la cour palatine. Cette diversion m’empêche d’ajouter de nouveaux articles à ceux que M. d’Argental veut bien se charger de vous rendre. J’enverrai seulement Humeur (moral), et je l’adresserai à Briasson. (…) Je souhaite que vos peines vous procurent autant d’avantages que de gloire. Comptez qu’il n’y a personne au monde qui fasse plus de vœux pour votre bonheur, et qui soit plus pénétré d’estime et d’attachement pour vous que… le petit Suisse ».
Comme il l’a annoncé, Voltaire rend visite à l’électeur palatin, et fait à Schwetzingen ses premières lectures de Candide. Sur le chemin du retour, il s’arrête à Strasbourg, espérant obtenir par l’entremise du cardinal de Bernis, un protégé de Mme de Pompadour, récemment nommé aux Affaires étrangères, la permission de revenir à Paris. Mais le crédit de Bernis s’avère une étoile filante, et Voltaire comprend que son exil est définitif. Quand il écrit de nouveau à Diderot, il est châtelain de Ferney. « J’attends avec impatience votre nouveau tome de l’Encyclopédie ; je m’intéresse bien vivement à ce grand ouvrage et à son auteur ; vous méritiez d’avoir été mieux secondé. J’aurai la hardiesse de vouloir que l’article Idolâtrie soit de moi, s’il a passé, et j’aurais désiré que d’autres articles importants eussent été écrits avec la même passion pour la vérité. (…) Je n’ai pu, malgré cet intérêt, travailler beaucoup à votre nouveau tome. J’ai acheté, à deux lieues de mes Délices, une terre encore plus retirée, où je compte finir mes jours dans la tranquillité, mais où je me vois obligé de me donner beaucoup de soins les premières années. Ces soins sont amusants, et les travaux de la campagne me paraissent tenir à la philosophie ; les bonnes expériences de physique sont celles de la culture de la terre. Dans cet heureux oubli d’un monde pervers et frivole, j’interromprai mes travaux avec joie quand vous me demanderez des articles intéressants dont d’autres personnes ne se seront point chargées. Adieu, Monsieur ; honorez de quelque amitié un homme qui vous est attaché comme il voudrait que tous les philosophes le fussent, et qui est extrêmement sensible à tous vos talents. »  
Voltaire n’aura donné, en fait, à l’Encyclopédie que quarante-cinq articles consacrés à l’histoire et à la littérature, tout le contraire de brûlots. Rousseau, qui avait fourni la matière de la notice Économie politique, outre celles sur la musique, est affecté par l’article Genève, paru dans le tome VII, et met fin à sa collaboration.
Le 6 février 1759, le parlement de Paris condamne L’Encyclopédie, La Loi naturelle de Voltaire, et L’Esprit d’Helvétius, qui n’est pas l’un des auteurs de l’Encyclopédie. Le Journal de Barbier s’en fait naturellement l’écho : « Voilà, comme l’on voit, une grande déclaration contre les philosophes de ce siècle, tant M. Helvétius que MM. Diderot et D’Alembert, éditeurs de l’Encyclopédie, et autres, qui ont travaillé à cet ouvrage, accusés de vouloir introduire le déisme et le matérialisme, et de troubler, par leurs pernicieux principes, la religion et l’État. Tout cela se réduit à faire brûler le livre de L’Esprit, dont il y a eu deux ou trois éditions, sans aucune punition contre l’auteur ni le censeur, et, à l’égard de L’Encyclopédie, pour les sept volumes imprimés, à un examen très-difficile et très-long par neuf personnes, qui ont toutes leurs occupations et qui s’assembleront difficilement. Cela aboutira tout au plus à ordonner des cartons, pour réformer les articles où il y aura des erreurs, que l’on délivrera à ceux qui ont les sept volumes, ce qui pourrait être un préjudice pour les libraires, et à contenir les auteurs pour les tomes suivants, car le huitième est actuellement sous presse. Quoi qu’il en soit, il aurait peut-être été aussi prudent de ne pas exposer avec éloquence, dans le discours de M. l’avocat général, les systèmes de déisme, de matérialisme et d’irréligion, et le venin qu’il peut y avoir dans quelques articles, y ayant bien plus de gens à portée de lire cet arrêt du 6 février, de trente pages, que de feuilleter sept volumes in-folio ».
Un mois plus tard, tandis que le pape met l’œuvre à l’index, le roi révoque les lettres de privilège, décrète la destruction par le feu des sept volumes de l’Encyclopédie, impose le remboursement des souscripteurs. Les Libraires-Associés et Diderot proposent de s’en acquitter par des volumes de planches, ce que Malesherbes accepte, sauvant ainsi l’entreprise. Un nouveau privilège est accordé pour un « Recueil de mille planches en taille-douce sur les sciences, les arts mécaniques, etc. ».
Depuis longtemps, Lekain et Mlle Clairon défendaient les théories dramatiques de Voltaire, soutenaient sa réforme du costume vers plus d’exactitude, réclamaient avec lui la suppression des bancs qui encombraient la scène ; le 23 avril 1759, le jeune comte de Lauraguais la met en actes en déboursant 30 000 livres pour indemniser la Comédie-Française de son manque à gagner. « Comment apporter le corps de César sanglant sur la scène [à l’acte III de La Mort de César] ; comment faire descendre une reine éperdue dans le tombeau de son époux, et l’en faire sortir mourante de la main de son fils [à l’acte V de Sémiramis] au milieu d’une foule qui cache, et le tombeau, et le fils, et la mère, et qui énerve la terreur du spectacle par le contraste du ridicule ? », se plaignait Voltaire. Désormais, c’est possible et, deux ans plus tard, Lebeau de Schosne, rappelant ce qu’était la situation passée, peut écrire : « … Les coups de théâtre étaient toujours manqués. Nos chefs-d’œuvre tombaient ou perdaient une partie de leur éclat et des éloges mérités aux travaux de leurs auteurs. Sémiramis en a été une preuve bien convaincante. Cette pièce n’eut qu’un faible succès dans sa naissance, exactement par les raisons que je viens de dire ; et elle est aujourd’hui une des plus solides colonnes du palais de Melpomène ». 

LE PARIS DE L’ABSENT (I. 1752-1755)


 (treizième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)


Le 15 décembre 1752, une lettre arrive chez Mme du Deffand, qui corrige le tableau embelli que Voltaire, dans les siennes, lui a dressé : « Quelque art qu’il ait pu mettre dans la peinture qu’il vous a faite de son bonheur, je vois bien qu’il ne vous a pas persuadée, et vous n’avez pas dû l’être. Je l’ai vu de près, je puis vous assurer que son sort n’est pas digne d’envie. Il passe toute la journée seul dans sa chambre, non par goût, mais par nécessité ; il soupe ensuite avec le roi de Prusse, par nécessité aussi beaucoup plus que par goût. II sent bien qu’il n’est là qu’à peu près comme les acteurs de l’Opéra à Paris, dans le temps que la bonne compagnie les admettait seulement pour chanter à table. Je suis fort trompé, ou il ne tiendra pas longtemps contre l’ennui qu’il mène ».
Cette lettre est du baron de Scheffer, ambassadeur de Suède à Paris depuis bientôt huit ans, et qui vient de regagner Stockholm, par Berlin.
Scheffer, comme le comte Bernstorff, envoyé de Danemark, comme Jean-Louis Saladin, patricien genevois mais ambassadeur du roi d’Angleterre Georges II, comme Horace Walpole, quatrième fils du Premier ministre Sir Robert Walpole, est de ces Européens de distinction que Voltaire a recommandés à Mme du Deffand et qui ont fréquenté son salon de la rue Saint-Dominique, dans la communauté de Saint-Joseph, aux côtés de d’Alembert, de Marmontel, de Maupertuis et de deux chats angora « ayant au cou l’énorme collier de faveurs, qu’ils portent gravé en or sur le dos des livres possédés par la marquise ». Dans cette liste, le président Hénault est à part, qui forme un couple hors norme avec Mme du Deffand, comme Voltaire avec Mme du Châtelet jusqu’à la mort de celle-ci.
La vie monacale que dépeint Scheffer, image que Voltaire lui-même utilise dans ses lettres à la margrave de Bayreuth, sœur de Frédéric II, parlant du « couvent de Potsdam » et signant « Frère Voltaire », a permis au Siècle de Louis XIV d’être mené à bien. Voltaire le mûrissait depuis ses conversations avec le vieux M. de Caumartin au château de Saint-Ange.
Ce livre écrit à Berlin, un Anglais, lord Chesterfield, le juge pour son fils en des termes qui soulignent l’absence de tout nationalisme chez Voltaire : « Il me dit tout ce que je souhaite de savoir, et rien de plus ; ses réflexions sont courtes, justes, et en produisent d’autres dans ses lecteurs. Exempt de préjugés religieux, philosophiques, politiques et nationaux, plus qu’aucun historien que j’aie jamais lu, il rapporte tous les faits avec autant de vérité et d’impartialité que les bienséances, qu’on doit toujours observer, le lui permettent ».
Au passage, Voltaire réforme l’orthographe, pour en faire la nôtre, et n’oublie évidemment pas ce qui, du siècle de Louis XIV, a fait Paris. « Nous avions eu de très grands architectes du temps de la régence de Marie de Médicis. Elle fit élever le palais du Luxembourg dans le goût toscan, pour honorer sa patrie et pour embellir la nôtre. Le même de Brosse, dont nous avons le portail de Saint-Gervais, bâtit le palais de cette reine, qui n’en jouit jamais. Il s’en fallut beaucoup que le cardinal de Richelieu, avec autant de grandeur dans l’esprit, eût autant de goût qu’elle. Le palais Cardinal, qui est aujourd’hui le Palais-Royal, en est la preuve. Nous conçûmes les plus grandes espérances quand nous vîmes élever cette belle façade du Louvre qui fait tant désirer l’achèvement de ce palais. Beaucoup de citoyens ont construit des édifices magnifiques, mais plus recherchés pour l’intérieur que recommandables par des dehors dans le grand goût, et qui satisfont le luxe des particuliers encore plus qu’ils n’embellissent la ville. »
On ne s’étonne pas d’y retrouver sa préoccupation constante : donner à voir ; par une architecture privée tournée vers l’extérieur, et par une architecture publique visible de tous côtés grâce à des parvis, des places, des percées offrant des perspectives. « Le roi avait destiné les bâtiments [de la place aujourd’hui Vendôme] pour sa bibliothèque publique. La place était plus vaste ; elle avait d’abord trois faces, qui étaient celles d’un palais immense, dont les murs étaient déjà élevés, lorsque le malheur des temps, en 1701, força la ville de bâtir des maisons de particuliers sur les ruines de ce palais commencé. Ainsi le Louvre n’a point été fini ; ainsi la fontaine et l’obélisque que Colbert voulait faire élever vis-à-vis le portail de Perrault n’ont paru que dans les dessins ; ainsi le beau portail de Saint-Gervais est demeuré offusqué ; et la plupart des monuments de Paris laissent des regrets. » 
Si la responsabilité du monarque est importante, elle n’est pas la seule : « Colbert, le Mécène de tous les arts, forma une académie d’architecture en 1671. C’est peu d’avoir des Vitruves, il faut que les Augustes les emploient », écrit Voltaire, pour ajouter aussitôt : « Il faut aussi que les magistrats municipaux soient animés par le zèle et éclairés par le goût. S’il y avait ou deux ou trois prévôts des marchands comme le président Turgot, on ne reprocherait pas à la ville de Paris cet hôtel de ville mal construit et mal situé ; cette place si petite et si irrégulière, qui n’est célèbre que par des gibets et de petits feux de joie ; ces rues étroites dans les quartiers les plus fréquentés, et enfin un reste de barbarie, au milieu de la grandeur et dans le sein de tous les arts ».
Le principal grief fait à Louis XIV – et Colbert déjà avertissait le roi qu’il serait jugé à cette aune par la postérité – est qu’il a préféré « sa maison de campagne » à sa capitale. « S’il avait employé à embellir Paris, à finir le Louvre, les sommes immenses que coûtèrent les aqueducs et les travaux de Maintenon, pour conduire des eaux à Versailles, travaux interrompus et devenus inutiles ; s’il avait dépensé à Paris la cinquième partie de ce qu’il en a coûté pour forcer la nature à Versailles, Paris serait, dans toute son étendue, aussi beau qu’il l’est du côté des Tuileries et du Pont-Royal, et serait devenu la plus magnifique ville de l’univers. »
C’est l’époque où les Rousseau vont, avec la mère de Thérèse et parfois Grimm, à Marcoussis, qui inspire ces vers à Jean-Jacques :
« Paris, malheureux qui t’habite
Mais plus malheureux mille fois
Qui t’habite de son pur choix,
Et dans un climat plus tranquille
Ne sait point se faire un asile
Inabordable aux noirs soucis
Tel qu’à mes yeux est Marcoussis ! »

Le voyage de la statue royale

Pendant que Diderot était enfermé au donjon de Vincennes, en août 1749, et que Voltaire redoutait l’accouchement prochain de Mme du Châtelet, le journal de Barbier indiquait : « Le roi a déterminé la place où il permet à la ville de Paris de lui faire ériger une statue », savoir le quadrilatère compris entre la rue de Seine et la rue des Grands-Augustins, les quais et les rues de Buci et Saint-André-des-Arts. « Ce n’est pas à dire, cependant, qu’on prendra absolument tout ce terrain (…) mais c’est-à-dire que la place est désignée dans cet espace de terrain, pour lequel il sera dressé différents plans, dont l’on choisira celui qui paraîtra le plus beau. »
Le prince de Conti, reçu Grand Prieur de France et ayant de ce fait pris possession du Temple, le roi lui a fait vendre son hôtel éponyme à la Ville – pour une somme comprise entre 1,6 et 1,8 million de livres, assure Barbier, moitié pour lui, moitié pour sa sœur –, afin qu’on y pût « bâtir un hôtel de ville magnifique ». « Il faut donc d’abord faire le plan d’un hôtel de ville, et ensuite le plan de la place derrière ou à côté, sur la même ligne. » On semblait répondre ainsi au vœu de Voltaire qui, dix ans plus tôt, se plaignait à Caylus : « Il n’y a pas une seule place publique dans le vaste faubourg Saint Germain : cela fait saigner le cœur ».
Moins de deux ans plus tard, tout avait déjà changé : il était question de placer la statue du roi entre l’extrémité du jardin des Tuileries et le départ des Champs-Élysées. D’Argenson l’aîné notait dans son journal : « Mon frère m’a montré les deux plans pour la place du Pont-Tournant. L’un est de Servandoni, l’autre de Mansart. Celui-ci est d’une architecture française et galante, l’autre d’architecture italienne, auguste, mais lourde. On rétrécit la place, la trouvant trop grande, et l’on a tort, car dans les monuments publics le grand est toujours le beau. Dans le dessin de Servandoni, il n’y a que la statue du roi, entourée d’une balustrade, quoique grande, mais qui laisse de grands vides derrière elle. Dans celui de Mansart, cette espèce de colonnade est plus vaste, mais non encore assez ; elle est adhérente aux Tuileries. Elle est mieux, mais non aussi bien, selon moi, qu’elle pourrait être ».
Et puis le « cher Nigaud » de Mme de Pompadour, Pâris-Duverney, est passé par là, et d’Argenson se voit contraint de rectifier, deux mois plus tard : « On travaille à force au bâtiment de l’École militaire, qui sera plus grand que celui des Invalides, près duquel il est situé. Ainsi l’on veut surpasser l’édifice de Louis le Grand. Le roi a acheté des carrières près Senlis ; on prétend que c’est une économie. Pâris-Duverney avancera tout l’argent nécessaire. Il faudra, dit-on, 15 millions. Tout autre bâtiment est suspendu moyennant celui-ci. Ni place publique pour la statue du roi, ni hôtel de ville, quoique l’on ait promis à M. le prince de Conti d’acheter son hôtel. L’hôtel de Soissons doit servir de halle aux blés. Le prévôt des marchands a engagé l’hôtel de ville à donner chaque année 7 à 8 000 livres pour arroser les remparts, sabler les contre-allées desdits remparts, y placer des barres, etc. ».
L’hôtel de Conti ne sera finalement démoli qu’en 1768, pour être remplacé par l’hôtel de la Monnaie. Rempart est synonyme de boulevard, et Voltaire fera l’étymologie de ce terme d’une façon que le dictionnaire de l’Académie n’a pas retenue.
Voltaire a fini par quitter, en mauvais termes, Frédéric II. À Francfort, pourtant ville libre, il a été attrapé par le résident de Prusse, qui l’y a retenu de force un bon mois, au prétexte qu’il serait parti en emportant un « livre de poésies du roi ». Près de trente ans après la valetaille de Rohan-Chabot, le voilà de nouveau malmené ; la morgue du sang bleu ne connaît pas les frontières. Arrivé en Alsace, il attend en vain un signe pour rentrer à Paris. Le roi lui interdit finalement de se rapprocher de la capitale du fait du scandale causé par une édition pirate de son Abrégé de l’Histoire universelle, le futur Essai sur les mœurs,  peut-être publiée à l’instigation de Frédéric II pour le perdre. Dès l’introduction, on y trouvait cette phrase : « Les historiens, semblables en cela aux rois, sacrifient le genre humain à un seul homme ».
À Paris, « on a jeté quatre vers sur la fondation de la statue du roi », pour lui reprocher de n’y résider pas plus que ne faisait le Roi-Soleil. « En voici le sens, explique d’Argenson : cet habitant des bois s’est retiré hors de la ville, comme il est hors du cœur de ses sujets. »

Mme Geoffrin craignait sa pétulance

 
Vien, La vertueuse Athénienne
Flipart, d'après Vien, la Jeune Corinthienne
Le 25 août de chaque année, à la Saint-Louis, s’ouvre le Salon. En 1755, un portrait de Mme de Pompadour, par Quentin La Tour, y trône en bonne place : sur une console, en fond, la Henriade et le tome IV de l’Encyclopédie, le dernier paru, au mois d’octobre précédent, reliés en veau. À Bellevue, depuis le départ de Voltaire, la marquise a interprété le Colin du Devin du village de Jean-Jacques Rousseau, tout comme elle avait tenu un rôle dans Zaïre ; on ne saurait être plus éclairée. Elle n’a pu pourtant fléchir le roi. Pour la première fois, à 60 ans, Voltaire, rompant avec la fortune portative, s’est installé en pleine propriété, mais à Genève, aux Délices, avec Mme Denis.
En cet été de 1755, on fait « abattre les arbres des Champs-Élysées… pour donner à l’hôtel de la marquise de Pompadour un aspect plus agréable sur la rivière », comme le note le marquis d’Argenson. Lorsque Diderot commencera son Neveu de Rameau, six ans plus tard, le personnage ne pourra plus s’y promener que « sous quelques-uns de ces vieux arbres épargnés parmi tant d’autres qu’on a sacrifiés au parterre et à la vue de l’hôtel de Pompadour ».
La marquise s’est, en effet, acheté l’hôtel d’Évreux, aujourd’hui notre palais de l’Élysée. Jamais en reste, le Fermier général Étienne-Michel Bouret, parangon du courtisan que moque Diderot dans le même Neveu de Rameau, le flanque aussitôt de six hôtels, confiés à l’architecte Boullée : le n° 53 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré sera annexé à l’Élysée en 1852 ; le n° 51, l’hôtel de Saxe, absorbé par la rue de l’Élysée, percée un peu plus tard ; le n° 49 est pour son gendre et confrère, de Vilmorin ; le n° 47 à la comtesse de Sabran ; le n° 45 au marquis de Brunoy, fils du Pâris dit Montmartel ; le n° 43 à d’Andlau, gendre d’Helvétius.
Chardin, La Pourvoyeuse, 1739
La marquise de Pompadour, aux jours de tristesse, aime à se retirer aux Nouvelles Haudriettes, ou Filles de l’Assomption, où est morte sa fille unique, Alexandrine Lenormant d’Étiolles. L’église du couvent (aujourd’hui celle des Polonais) donne à entendre, aux jours saints, des cantiques presque aussi courus que ceux de Longchamp. Paris se décentre au faubourg Saint-Honoré. La « place pour la statue du roi » est toujours en plan, et c’est de l’autre côté des palais royaux que semble se réaliser une idée si souvent prônée par Voltaire. « La colonnade du Louvre, du côté de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, est un des beaux monuments de l’architecture moderne qui existent », rappelle la Correspondance littéraire de Grimm. « Les cris des citoyens et des gens de goût se sont toujours réunis pour faire remarquer au gouvernement combien il était indécent non seulement que le Louvre ne soit pas achevé, mais surtout que ce superbe monument soit masqué par des maisons et des ruines, et dérobé, pour ainsi dire, à la vue de ceux qui aiment les belles choses. On dit que les ordres sont donnés pour achever le Louvre, et pour découvrir la colonnade. »
Pour que ces ordres ne risquent plus d’être contredits, Bachaumont distribue des félicitations anticipées à tous les échos, sous forme de chanson. « C’est une assez bonne méthode, poursuit la Correspondance, de louer le gouvernement sur les belles choses qu’il a envie de faire, comme si elles étaient déjà faites. La honte empêche souvent de reculer, et fait achever les choses dont on a reçu les éloges d’avance. » Malheureusement, un bonheur ne vient jamais seul : « Pour que le goût soit toujours outragé, on dit que la décoration du mur qui est derrière la colonnade sera totalement défigurée. Il ne s’agit de rien moins que de percer en croisées les niches qui y sont pour placer des statues, et en forme d’œil-de-bœuf les médaillons qui sont au-dessus. À ce prix-là, il vaudrait bien mieux que la colonnade restât toujours cachée à nos yeux. Est-il croyable que dans un siècle aussi éclairé que le nôtre on puisse former le projet de défigurer le plus beau monument d’architecture qu’il y ait en France, et cela pour avoir des fenêtres et des lucarnes ? ».
Au 374, rue Saint-Honoré, en face des Capucins, Mlle Clairon et Lekain ont commencé de lire une pièce que son auteur compare aux « farces monstrueuses de Shakespeare et Lope de Vega », L’Orphelin de la Chine. Voltaire n’est présent qu’en buste, sous trois paysages de Joseph Vernet, dont une Tempête. À sa gauche, la Conversation espagnole est une commande de Mme Geoffrin, « exécutée sous ses yeux » par Carle Van Loo, comme le seront la Vertueuse Athénienne et la Jeune Corinthienne, par Vien. Ces peintres, comme Boucher, Greuze, Hubert Robert, le graveur Cochin, dont elle achète les œuvres, sont assidus à ses lundis d’artistes.
La lecture de l'Orphelin de la Chine dans le salon de Mme Geoffrin, par Lemonnier, 1812. On voit sur le mur du fond une Tempête de Vernet et, à g. du miroir, les deux Grecques de Vien avec, en dessous, le haut de la Pourvoyeuse de Chardin.
« D’Alembert présidait les dîners du mercredi ; c’est là où je l’ai vu la première fois, racontera d’Escherny. Mme Geoffrin a marqué dans le XVIIIe siècle par sa maison qui était devenue le point de réunion des étrangers distingués et de tout ce que la ville et la cour avaient de plus instruit et de plus poli, gens de lettres, philosophes, principaux artistes, grands seigneurs et leurs femmes. Diderot n’allait point chez Mme Geoffrin ; elle craignait sa pétulance, la hardiesse de ses opinions, soutenue, quand il était monté, par une éloquence fougueuse et entraînante. »
D’Alembert n’y présidait peut-être que parce qu’il n’habitait pas trop loin, rue Michel-le-Comte, chez Mme Rousseau, vitrière, sa mère nourricière qu’il n’avait jamais quittée. C’est en tout cas le genre d’explication que donne Voltaire à Mme du Deffand, quand elle se sent négligée : « Je vois les fortes raisons du prétendu éloignement dont vous parlez ; mais vous en avez oublié une, c’est que vous êtes éloignée de son quartier. Voilà donc le grand motif sur lequel court le commerce de la vie ! Savez-vous bien, vous autres, ce qu’il y a de plus difficile à Paris ? C’est d’attraper le bout de la journée ».