PARIS IIème 7 LES GRANDS BOULEVARDS


Si les Grands Boulevards remplacent, à partir des années 1670, sur la totalité de la rive droite, la muraille de Paris, le Boulevard est celui qui longe la partie la plus récente de celle-ci, son tronçon Louis XIII rabouté à la vieille enceinte de Charles V au niveau de la porte Saint-Denis. Entre cette dernière et la Madeleine, ce qui sera le Boulevard pour le XIXe siècle prend la succession, dans la liste des lieux à la mode, de la place Royale, de la galerie du Palais, du Pont-Neuf, du Palais-Royal…
À la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, le versant nord du Boulevard est champêtre : Regnard, qui connaît aussi bien Alger que la Laponie et fait donc un paysagiste crédible, nous raconte qu’il voit, du haut de la rue de Richelieu, sur les « vastes marais » d’en face, croître à plaisir l’oseille et la laitue, les artichauts et les champignons de couche. Il est donc assez naturel que ne soient tracées là, au début de la Régence, en contrebas du Boulevard et longeant son talus, que des voies de desserte agricole : à l’ouest, la rue Basse-du-Rempart qui, partie de la chaussée d’Antin, ne rattrape le niveau du Boulevard qu’à la rue Caumartin, avant de se prolonger jusqu’à la Madeleine ; à l’est, la rue Basse-Porte-Saint-Denis.
La rue Basse-du-Rempart sera bordée de maisons sur son côté extérieur au dernier quart du XVIIIe siècle, et celles-ci, dont les fenêtres de premier étage sont au niveau du Boulevard, encaissent la chaussée en en faisant cette « espèce de ravin sombre » qu’évoque Barbey d’Aurevilly. Au moins, leur situation en contrebas ne gêne-t-elle en rien la vue qu’on a depuis le côté sud du Boulevard. Les gravures du Krafft et Ransonnette nous montrent encore, en 1812, le salon octogonal de l’hôtel de Gontaut-Biron surmonté d’une terrasse d’où l’on observe, pour certains la lunette à l’œil, la beauté du paysage et l’animation du Boulevard.
Sur ce versant méridional, avant les jardins de l’hôtel de Gontaut-Biron, situé au débouché de la rue Louis-le-Grand, s’étendent ceux de l’hôtel de la Colonnade puis ceux du couvent des Capucines, dans lesquels est tracée la rue de la Paix en 1806. À l’est de la rue Louis-le-Grand, verdoient les immenses parcs des hôtels qui ont leur entrée sur la rue Saint-Augustin. Puis vient Frascati, hôtel contemporain de celui de Gontaut, devenu sous le Directoire, entre les mains du glacier napolitain Garchi, un hôtel meublé assorti d’un restaurant et d’une maison de jeu. Parmi la végétation méditerranéenne qu’il y a importée, ponctuée d’architectures éphémères, une terrasse de bois longe le Boulevard en une gloriette brillamment éclairée, de la rue de Richelieu à la rue Vivienne.
Frascati, dessin de Michel, 1800. Gallica
Suivent les jardins de l’hôtel de Montmorency-Luxembourg, où s’ajoutent, sous le Consulat, au paysage à portée de vue, ceux, artificiels, peints sur les murs circulaires de vastes rotondes qu’on appelle des « Panoramas » : Paris tel qu’on le voit du haut du château des Tuileries, Toulon et, plus tard, Rome et Jérusalem. Enfin, après le domaine de l’hôtel ci-devant d’Uzès, qui occupe tout l’espace entre les rues Montmartre et Saint-Fiacre, s’élève la butte de Ville-Neuve-les-Gravois, formée de déblais accumulés au fil de six siècles, surmontée de sa rue Beauregard, qui pourrait être le terme générique désignant tout l’arc du Boulevard, belvédère de Paris sur les hauteurs de Montmartre, ses moulins et ses abbayes. Largement nivelée pour être lotie sous le nom de « Bonne-Nouvelle », plus vendeur que « Gravats », elle reste, encore aujourd’hui, en léger surplomb au-dessus du Boulevard.

Chopin, dernier témoin du Boulevard belvédère
Un jeune homme de 21 ans, qui se réfugie à Paris après la chute de Varsovie, Frédéric Chopin, sera le dernier à profiter – et à nous en transmettre le souvenir – de la vue que l’on a de ce balcon de Paris qu’est la façade méridionale du Boulevard. Au-dessus du trottoir, qui commence à remplacer les bas-côtés de terre battue simplement séparés de la chaussée par de grosses bornes de pierre, et plus haut que ses deux rangées d’arbres, Chopin s’installe à l’automne de 1831 dans l’immeuble du Grand Bazar de l’Industrie française, au coin de la rue Montmartre. « Dans mon cinquième étage (j’habite boulevard Poissonnière n° 27) – tu ne pourrais croire combien est joli mon logement ; j’ai une petite chambre au délicieux mobilier d’acajou avec un balcon donnant sur les boulevards d’où je découvre Paris de Montmartre au Panthéon et, tout au long ce beau monde. Bien des gens m’envient cette vue mais personne mon escalier. »
Dès l’année suivante, le rideau est tiré : la rue Basse-Porte-Saint-Denis est exhaussée et bâtie, la
La rue Basse-du-Rempart par Martial, 1877. Gallica
rue Basse-du-Rempart commencera d’être nivelée en 1858, quand s’aménagera la place du futur Opéra, et rentrera dans l’alignement du côté septentrional du Boulevard. À l’avènement du Grand Paris d’après l’annexion des communes limitrophes, la vue au-dehors du Boulevard est donc bouchée ; il y a dorénavant assez à voir au-dedans, sur sa chaussée, ses trottoirs, ses terrasses, ses devantures. La société y remplace le paysage, l’animation le calme de la nature – la fréquence des omnibus, pour ne prendre que cet exemple, est d’un toutes les deux minutes.
Mais l’animation est différente à l’un et l’autre bouts : le Boulevard a un pôle aristocratique à la Madeleine, qu’on surnomma le Petit-Coblence tellement il semblait, sous le Directoire, une annexe de la ville rhénane où les émigrés avaient passé la Révolution, et qui s’est appelé boulevard de Gand sous la Restauration parce que Louis XVIII s’était réfugié là-bas durant les Cent-Jours. Même si l’étymologie de « gandins » est multiple, ce n’est pas hasard si on l’associe à ce nom.
Le Boulevard a un autre pôle, plus populaire, à la porte Saint-Denis : le lotissement de Bonne-Nouvelle, franc de taxes à l’origine, est de longtemps le fief des menuisiers et, jusqu’au boulevard Montmartre, le commerce domine : « Dans les magasins qui bordent les chaussées, assure La Bédollière dans Paris-Guide, se brassent des affaires considérables en porcelaine, vêtements confectionnés, parfumerie bronze, tapis, fourrures, articles de voyage, miroiterie, etc. ». L’ouvrier vient quand il le peut à cette extrémité du Boulevard qui, comparée aux quartiers qu’il habite, est une véritable allée forestière, une trouée de grand air en plein Paris.
Ce Boulevard destiné à devenir « le quartier élégant » de la capitale, le Second Empire le baptise dans le sang : au jour du coup d’État de Napoléon le Petit, « une brigade tuait les passants de la Madeleine à l’Opéra[1] ; une autre de l’Opéra au Gymnase ; une autre du boulevard Bonne-Nouvelle à la porte Saint-Denis », rapporte Victor Hugo dans L’Histoire d’un crime.
Après quoi, on peut aller se faire tirer le portrait. L’Empereur, partant pour l’Italie à la tête d’un corps d’armée, s’arrête devant le 8, boulevard des Italiens, pousse la porte de l’atelier de Disdéri et s’y plante devant l’objectif pendant que l’armée attend, sur le Boulevard, le (long) temps de pose nécessaire. Les collègues du 5, boulevard des Capucines, les frères Mayer et Pierre-Louis Pierson ont, eux, photographié un à un – « à la va-comme-je-te-pousse », dit Nadar, mais il est républicain –, les aristocratiques diplomates réunis en congrès à Paris pour mettre un terme à la guerre de Crimée. La cour, la haute finance, les actrices et les musiciens vont suivre à l’une et l’autre adresse durant une demi-douzaine d’années.

La gadoue et les catleyas
Illustration de Nana par Gill, 1882. Gallica
Au long du Boulevard, Zola, chroniqueur du régime et de sa décomposition, fera pleurer le comte Muffat, chambellan de l’impératrice, quand l’entrée des artistes du théâtre des Variétés, où il attend Nana, reste pour lui désespérément vide. « Sans pouvoir expliquer comment, il se trouvait le visage collé à la grille du passage des Panoramas, tenant les barreaux des deux mains. Il ne les secouait pas, il tâchait simplement de voir dans le passage, pris d’une émotion dont tout son cœur était gonflé... Alors, il avait repris sa marche, désespéré, le cœur empli d’une dernière tristesse, comme trahi et seul désormais dans toute cette ombre. Le jour enfin se leva, ce petit jour sale des nuits d’hiver, si mélancolique sur le pavé boueux de Paris. Muffat était revenu dans les larges rues en construction qui longeaient les chantiers du nouvel Opéra. Trempé par les averses, défoncé par les chariots, le sol plâtreux était changé en un lac de fange. Et, sans regarder où il posait ses pieds, il marchait toujours, glissant, se rattrapant. »
Sous la IIIe République, le Boulevard se fait bienveillant : Odette « n’était pas chez Prévost ; il voulut chercher dans tous les restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu’il visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher Rémi, écrit Proust. Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part… Swann se fit conduire dans les derniers restaurants… Il ne cachait plus maintenant son agitation, le prix qu’il attachait à cette rencontre et il promit en cas de succès une récompense à son cocher… Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra deux fois chez Tortoni et, sans l’avoir vue davantage, venait de ressortir du Café Anglais, marchant à grands pas, l’air hagard, pour rejoindre sa voiture qui l’attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens contraire : c’était Odette ».
Tortoni par Martial, 1877. Gallica
Il monte avec elle dans la voiture qu’elle avait, disant à la sienne de suivre. Elle tient à la main un bouquet de catleyas, elle en a dans les cheveux, et dans l’échancrure de son corsage. Après un écart du cheval, qui les a déplacés, Swann se propose de « les enfoncer un peu » de peur qu’elle ne les perde. C’est à compter du moment qui suit que faire l’amour, pour eux, se dira « faire catleya ».
Sous la IVe République, Yves Montand, quand il est « tourneur chez Citroën », « dès le travail fini », « file entre la porte Saint-Denis et le boulevard des Italiens » parce qu’ici « y a tant de choses, tant de choses, tant de choses à voir »…

Monet et le Boulevard des Capucines
Le mardi 23 février 1847, la foule se presse au 15, boulevard de la Madeleine, domicile de Marie Duplessis, que Dumas rendra immortelle en Dame aux camélias, morte à 23 ans. Elle était si belle que Gautier se désespérait « qu’aucun de ces jeunes magnifiques qui obstruaient le boudoir de cette femme de si riches coffrets et de vases précieux, n’eût eu l’idée de répandre une poignée d’or devant un statuaire pour éterniser dans le Carrare ou le Paros une telle beauté! ».
Les gens ne sont pas ici tellement nombreux pour lui rendre un dernier hommage, mais parce qu’on y disperse ses biens après saisie. On espère découvrir sur sa table de toilette, et acquérir au meilleur prix, le secret de sa beauté, ses élixirs et ses philtres. Elle avait « le meilleur cuisinier, les plus beaux chapeaux, les plus merveilleuses dentelles et les perles les plus fines de Paris ». Elle dépensait des sommes folles, pour une part aux Trois-Quartiers, le magasin mitoyen fondé en 1829. Le Figaro prétendait que sept membres de ce Jockey-Club installé plus loin sur le Boulevard avaient créé une société en participation destinée à son entretien. Sur la tablette de marbre, il n’y avait qu’une boîte à poudre en argent massif de chez Marlé, boulevard des Italiens, un flacon de L’Eau du Harem, de Geslin, le parfumeur établi au bas de la Maison Dorée, sur le même boulevard. Étaient-ce là les clés du mystère ?
« Avant 1789 », déjà, l’hôtel de la Duthé construit par Bélanger rue Basse-du-Rempart, au coin de l’actuelle rue Scribe, était, selon Girault de Saint-Fargeau, « le rendez-vous de tout ce que la cour, l’épée, la finance avaient de jeune, de riche, de brillant en hommes à la mode ». Outre quatre petites pièces, son grand salon en demi-cintre était prolongé par « une terrasse donnant sur le boulevard, qui était la pièce principale, et où Mlle Duthé se montrait presque tous les jours. C’est là qu’assise sur une causeuse elle étendait sur un tabouret le pied le plus élégamment chaussé, ou qu’appuyée sur un bras complaisant elle faisait admirer le mol abandon de sa taille ». 
Dans cette rue Basse-du-Rempart, les corps dégringolent sous la mitraille quand, au soir du 23 février 1848, la troupe ouvre le feu sur les manifestants devant l’hôtel de la Colonnade où est établi le ministère des Affaires étrangères. Un cortège funèbre va remonter le Boulevard, à la lumière des torches. « Dans un chariot attelé d’un cheval blanc, que mène par la bride un ouvrier aux bras nus, seize cadavres sont rangés avec une horrible symétrie, écrit Marie d’Agoult. Debout sur le brancard, un enfant du peuple au teint blême, l’œil ardent et fixe, le bras tendu, presque immobile, comme on pourrait représenter le génie de la vengeance... » Un autre ouvrier, à l’arrière du chariot, ne fait pas qu’incarner la révolte, il y appelle : « Vengeance ! Vengeance ! On égorge le peuple ! – Aux armes ! , répond la foule ».
Après la révolution, Asselineau, qui a retrouvé Baudelaire plongé dans la traduction d’Edgar Poe, doit l’accompagner dans un hôtel du boulevard des Capucines « où on lui avait signalé l’arrivée d’un homme de lettres américain qui devait avoir connu l’auteur ». Dans l’atelier de Nadar, au deuxième étage du n° 35, à l’angle de la rue Daunou, une « Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs » organise une exposition payante d’un mois à compter du 15 avril 1874. Des cent soixante-cinq œuvres présentées, la presse fait un sort à Impression, soleil levant, de Claude Monet, qui montre aussi un Boulevard des Capucines, vu d’une fenêtre, en plongée : une foule de passants réduits à des points minuscules, sous un ciel d’hiver plombé. La 6e exposition collective du groupe qu’on n’appelle plus que les impressionnistes, au grand complet, se tiendra de nouveau au même endroit.
Des montagnes russes occupent, depuis l’Expo de 1889, l’emplacement de l’actuel Olympia, et une autre attraction foraine fait ses débuts au Salon indien, sous-sol du Grand Café, au n° 14 du boulevard, le 28 décembre 1895 : le cinématographe des frères Lumière, vingt minutes de projection pour une dizaine de petits films. Au théâtre du Vaudeville, futur cinéma Paramount, le 12 janvier 1910, Lénine assiste à une représentation de La Barricade, une pièce de Paul Bourget, dont le personnage central est inspiré de Pataud, le chef de ce Syndicat des électriciens qui a su, trois ans plus tôt, faire s’éteindre les mille scintillements du Boulevard et toute la Ville Lumière deux nuits durant.
Au moment où le Boulevard retrouvait tous ses feux après cette grève éclipse, Mistinguett quittait l’Eldorado dont, « entrée comme gigolette, elle sortait comme vedette ». Elle était déjà installée au n° 24 où elle allait rester cinquante ans, « cette tragédienne qui résume notre ville parce que sa voix poignante tient des cris des marchands de journaux et de la marchande de quatre-saisons », comme l’écrira Jean Cocteau. C’est ici que la « môme » de Paris vivra avec « son homme », Maurice Chevalier, de part et d’autre de la guerre de 1914 ; My man, comme on le saura jusqu’en Amérique.

Dada passage de l’Opéra
Quand Manet veut remercier Zola, après avoir lu son article dans L’Événement, il invite le journaliste à passer le voir au Café de Bade, 26, boulevard des Italiens, où l’on peut le trouver tous les jours entre 17h30 et 19h. La République a succédé à l’Empire quand Zola, désormais auteur, est le commensal régulier d’un autre établissement, le café Riche, au n° 16, à l’angle de la rue Le Peletier. Là se partage, à cinq, un « dîner des auteurs sifflés » : Flaubert en est pour l’échec de son Candidat, un canevas laissé par son ami Bouilhet qu’il a fini pour le Vaudeville voisin, Zola pour Les Héritiers Rabourdin, Edmond de Goncourt pour Henriette Maréchal, Daudet pour son Arlésienne. « Quant à Tourgueniev, expliquera Daudet, il nous donna sa parole qu’il avait été sifflé en Russie, et, comme c’était très loin, on n’y alla pas voir. »
Dix ans plus tard, les impressionnistes s’y retrouvent pour un dîner mensuel décidé à leur 6e exposition afin de célébrer les retrouvailles avec Monet, Renoir et Sisley. On y voit parfois Mallarmé. L’unanimisme sera de courte durée : à leur 8e exposition – il n’y en aura pas d’autre –, qui ouvre le 15 mai 1886 pour un mois à la Maison Dorée, au coin de la rue Laffitte, les trois prodigues ont à nouveau fait sécession, tandis que Degas y a accepté Seurat et Signac, les Pissarro père et fils, en un mot, pour le moins des « Néo ». Le groupe impressionniste finit sur le Boulevard comme il y a commencé. Ce qui n’empêche pas Renoir d’inviter Mallarmé, chez Riche, à fêter son exposition ingresque – il préfère dire « sa manière aigre » – quand, après son voyage d’Italie, conscient d’être allé « au bout de l’Impressionnisme », il revient au dessin en mai 1892.
Ces établissements, pour l’essentiel : le café et son grand balcon adossé à l’Opéra-Comique, sous une enseigne ou une autre, le Café Anglais et ses vingt-deux salons particuliers dont le fameux Grand-Seize, Tortoni devenu un nom commun – après gandins, les dandys et les lions sont tout autant dits tortonistes –, le Café de Paris, le Café du Helder, sont toujours là à la Belle Epoque, et Swann y suit la piste d’Odette de Crécy.
Après la guerre, les surréalistes encore Dada, à la recherche d’un décor kitsch, le trouvent sans aucun hasard passage de l’Opéra. Dans ce passage ouvert en 1822, qui a connu le bal d’Idalie venant du jardin Marbeuf, le Gâteau d’amandes, fameux pâtissier et confiseur, l’ancien restaurant Leblond, et le coiffeur des Goncourt, d’Horace Vernet et peut-être de Courbet, les vestiges de la vogue impériale se limitent désormais au petit théâtre érotique qui donne alors Fleur-de-Péché.
Le passage de l'Opéra, Martial, 1877. Gallica
Sous le Second Empire, témoigne La Bédollière, on voyait passage Jouffroy, passage Verdeau, dans celui de l’Opéra, celui des Panoramas, le plaid des Écossais, les fourrures des gens du Nord, les sombreros de Madrid ou de La Havane, les fez de Constantinople ou du Caire. Les étrangers, comme les provinciaux, apparaissaient à partir de midi. À 17h, les journaux du soir, particulièrement nombreux sur le Boulevard – Le Constitutionnel, L’Écho de Paris, L’Événement, Le Figaro, Le Gaulois, Le Gil Blas, La Libre Parole, Le Mousquetaire d’Alexandre Dumas, Le Petit-Journal, Le Soir, Le Temps –, étaient distribués dans les kiosques et l’on se cognait alors à ceux qui les lisaient en marchant. À 18h, les habitantes des quartiers Bréda et Notre-Dame-de-Lorette prenaient des positions stratégiques depuis le passage Jouffroy jusqu’à la rue de la Chaussée-d’Antin.
Les passages sont à ce point prostitués, vingt ans plus tard, qu’y simplement stationner, pour une femme, est équivoque, comme l’apprendra Mme Eyben à ses dépens. Ayant rendez-vous avec ses enfants passage des Panoramas, elle y est interpellée, le 29 mars 1881, par la très arbitraire police des mœurs, que sa vigoureuse campagne de presse réussira néanmoins à faire abolir.
A cette date, passage de l’Opéra, le nouveau et dernier journal d’Auguste Blanqui, Ni dieu ni maître, est en dépôt au n° 13 de la galerie de l’Horloge.

Chambre avec vue contre immeuble de rapport
Villiers de L’Isle-Adam, fraîchement arrivé à Paris en possession d’un héritage, est propriétaire d’une calèche et de deux chevaux qui stationnent toute la journée devant le Café de Madrid, où fréquentent ses amis Catulle Mendès et Léon Dierx. Quand la voiture bouge, c’est pour traverser le boulevard et attendre devant le Café des Variétés. La vogue a suivi le chemin inverse entre les deux établissements quand, fin 1861, le patron de celui des Variétés ne s’est pas abonné au Boulevard que lançait le portraitiste en caricatures et photographies, Étienne Carjat.
À la carte des restaurants du Boulevard, diverses recettes, dont des poires nappées de glace et de chocolat, sont proposées sous le patronage de la Belle Hélène, l’opéra bouffe d’Offenbach que donnent les Variétés depuis le 17 décembre 1864. L’ouvrage passe si bien pour le comble du licencieux que l’ambassadeur Richard de Metternich a pu reprocher à la princesse, son épouse, de s’être montrée à la première. Trois ans plus tard, c’est à une coiffure que la Grande-Duchesse de Gérolstein donne son nom ; Napoléon III, le prince de Galles, le duc d’Édimbourg, Bismarck, les rois de Suède et du Portugal, se sont précipités aux Variétés, pour ne rien dire du tsar qu’on y voyait trois heures à peine après qu’il fut arrivé à Paris.
Dix ans après Chopin, Balzac occupe une maison d’angle à la situation semblable : il a deux pièces donnant sur le boulevard, une sur la rue de Richelieu. C’est Buisson, son tailleur, qui a fait construire « cette espèce de phalanstère colyséen », « dans la cour de l’hôtel où tous les joueurs de Paris ont palpité pendant trente-cinq ans », celle de Frascati, « dont le nom est religieusement conservé par un café, rival de celui dit du Cardinal, qui lui fait face ».
À l’époque de Balzac, on ne parle plus de vue, comme du temps de Chopin, on parle d’argent : « Admirez les étonnantes révolutions de la propriété dans Paris ! Sur la garantie d’un bail de dix-neuf ans qui oblige à un loyer de cinquante mille francs, un tailleur construit, et il y gagnera, dit-on, un million ; tandis que, dix ans auparavant, la maison du café Cardinal, dont le rez-de-chaussée rapporte aujourd’hui quarante mille francs, fut vendue pour la somme de deux cent mille francs ! ».
Un demi-siècle plus tard, Mallarmé vient admirer, à l’ex-galerie Goupil, à côté, 19, boulevard Montmartre, les dix Marines d’Antibes  de Monet. Il faut, pour cela, monter au premier étage : MM. Boussod et Valadon, successeurs de Goupil, ne partagent pas les goûts de leur directeur, Théo Van Gogh, en matière de peinture moderne.
Le Brébant pendant la fermeture, 1933. Gallica
En face du balcon de Chopin, le Brébant, à l’angle des 32, boulevard Poissonnière et 2, rue du Faubourg-Montmartre, est un autre des restaurants fameux du Boulevard. C’est là que Flaubert fait déplacer la « société Magny » après les décès de Gavarni et de Sainte-Beuve. Au Gymnase dramatique, où débuta Virginie Déjazet, « statuette de Saxe animée par l’esprit de Voltaire », l’actrice la plus populaire de Paris, où Nerval vint admirer Jenny Colon, l’impératrice a toujours sa loge, assortie d’un salon meublé et d’un cabinet de toilette. Mais déjà, au quatrième étage de l’hôtel Montholon, vestige des fastes des années 1770, Juliette Adam reçoit, dans ses grands salons tendus de velours rouge, un avocat sans le sou, habillé comme l’as de pique du « vêtement de bureau d’un employé ». En la personne de Gambetta, le parti républicain a trouvé son chef ; il préside désormais le dîner du mercredi soir auquel sont conviés une douzaine d’invités. Les autres soirs, les invités d’après-dîner, surnommés pour cela les « cure-dents », sont plus nombreux, mais toujours exclusivement masculins, la maîtresse de maison ne se voulant pas de possible rivale.
C’est ici, où Gambetta a discuté de la fondation de la République française, qu’elle lance, en octobre 1879, sa Nouvelle Revue bimensuelle, à laquelle elle fera collaborer, pour la partie littéraire, Flaubert, Maupassant ou Loti. Mais, politiquement, elle est passée au nationalisme le plus virulent, et Jules Renard, qui lui donne des textes brefs, note à ce propos dans son Journal : « Oh, vos pages courtes ont un succès !, dit Mme Adam, avec l’air d’ajouter : oui, mais ce n’est tout de même pas ça qui va nous rendre l’Alsace et la Lorraine ».

Le surréalisme au bout du boulevard
Le boulevard de Bonne-Nouvelle renoue avec une « promesse de révolte stratégique qui a toujours été implicite dans son nom » quand, à l’occasion de la campagne internationale de solidarité avec Sacco et Vanzetti, quatre-vingt mille manifestants débordent la police le 23 août 1927. Cruel coup du sort, André Breton, qui assure, dans Nadja, qu’on ne peut « passer plus de trois jours sans [le] voir aller et venir, vers la fin de l’après-midi, boulevard Bonne-Nouvelle entre l’imprimerie du Matin et le boulevard de Strasbourg », en était absent, et le regrette fort, « lors des magnifiques journées de pillage dites “Sacco-Vanzetti” ». Anarchistes et communistes y ont convergé, et Walter Benjamin se demande comment lier révolte et révolution, comment « imaginer une existence axée toute entière sur le boulevard Bonne-Nouvelle dans des espaces de Le Corbusier et de Oud[2] ? ».
L'église de Bonne-Nouvelle vue du boulevard. Martial. 1877. Gallica
Le Rex, la salle hollywoodienne de plus de trois mille places ouverte à la fin de 1932, est Soldatenkino, c’est-à-dire réservé aux troupes d’occupation, durant la Seconde Guerre mondiale. Il est, de ce fait, la cible d’une attaque de la Résistance qui a un fort retentissement. À la Libération, Le Populaire, journal du Parti socialiste, s’installe presque en face, au 6, boulevard Poissonnière. L’Humanité est à côté, au n° 8.
Le 4 janvier 1948, passe là un char bariolé de slogans en défense du cinéma français, derrière lequel marchent Pierre Blanchard, Jean Marais et Madeleine Sologne, Simone Signoret, Roger Pigaut et Claire Mafféi, qui viennent d’être Antoine et Antoinette, l’ouvrier typographe et la vendeuse d’Uniprix dans le film de Jacques Becker, qui défile à leurs côtés avec toute la profession, de la Madeleine à la République, sur le Boulevard des frères Lumière. Les accords Blum-Byrnes du printemps 1946, conclus avec les libérateurs, ont imposé, en échange de la remise de dettes de guerre, une diffusion massive de films américains.
C’est dans le hall de l’Humanité que sont exposés, au jour des funérailles, les corps des personnalités du monde communiste. En 1967, à l’enterrement de Georges Sadoul, ancien du groupe surréaliste, Aragon y prononce un discours nostalgique, « où se lisait, juge Pierre Daix, une interrogation sur le chemin qu’ils avaient pris ensemble, comme aussi leur regret commun de n’avoir pas su retrouver Breton » sur ce boulevard où, si près, passage de l’Opéra, tout avait commencé près de cinquante ans plus tôt.


[1] Situé rue Le Peletier de 1820 à 1873, accessible aussi par le passage de l’Opéra au 12, boulevard des Italiens.
[2] Architecte, avec Theo Van Doesburg, du mouvement De Stijl.