LE PARIS DU JEUNE AROUET (II. 1711-1718)

(deuxième épisode de Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencée le mois dernier)

Le peuple est le miroir de l’âme

Le 5 août1711, après sept ans du régime épuisant des jésuites, François-Marie Arouet quitte le collège Louis-le-Grand et, donnant ainsi des gages à son père, commence des études de droit. Mais il songe plus sérieusement à la carrière des lettres, et la voie royale pour y entrer, c’est le théâtre. A dix-sept ou dix-huit ans, il ne craint pas de se mesurer, sur le sujet d'Œdipe roi,  et à Pierre Corneille, auquel il reproche la galanterie surannée qu’il a ajoutée au sujet, et à Sophocle dont « la grossièreté » choque à présent le goût. Il s’en ouvre régulièrement au Temple, où il a désormais loisir d’être tout à fait assidu. « Je me souviens bien, écrira-t-il à l'abbé de Chaulieu le 20 juin 1716, des critiques que M. le grand-prieur, et vous, me fîtes dans un certain souper chez M. l'abbé de Bussy [-Rabutin]. Ce souper-là fit beaucoup de bien à ma tragédie, et je crois qu'il me suffirait, pour faire un bon ouvrage, de boire quatre ou cinq fois avec vous. Socrate donnait ses leçons au lit, et vous les donnez à table : cela fait que vos leçons sont sans doute plus gaies que les siennes. »
La guerre des Couplets opposant les gens de lettres nés dans les années 1670 connaît alors son acmé au café de la veuve Laurens. Nicolas Boindin, ancien mousquetaire entré en littérature, dont les pièces sont interdites sitôt qu’écrites, et que les épigrammes attribués à Jean-Baptiste Rousseau dépeignent comme un athée, a déplacé son incrédulité ergoteuse chez Procope, où l’on se presse pour l’entendre discuter avec son ami Fréret sur les questions les plus ardues de la métaphysique.
Chez Procope, écrira Montesquieu dans ses Lettres persanes, « l’on apprête le café de telle manière qu’il donne de l’esprit à ceux qui en prennent : au moins, de tous ceux qui en sortent, il n’y a personne qui ne croie qu’il en a quatre fois plus que lorsqu’il y est entré. » Que dire de ceux qui en avaient déjà beaucoup en arrivant ! Boindin « était raisonnable dans le tête-à-tête, assureront les Mémoires de Duclos, mais avait-il un auditeur, il n’ambitionnait plus que les applaudissements, il se livrait au paradoxe ; il avait la contradiction dure. »
Nicolas Fréret, le compère, d’une douzaine d’années son cadet, étudiant en droit par complaisance filiale, est surtout passionné d’histoire, celle des religions comme celle des peuples. Il soutient que les Francs n’étaient qu’une ligue de tribus barbares et non des descendants de la grande Grèce ayant préservé leur intégrité dans un environnement hostile. La Bastille est au bout de cette « diffamation de la monarchie ». Il s’y adonne à l’étude du chinois, étant l’un des premiers en Europe à le faire.
Hôtel de Nevers/Lambert. Atget. Gallica
Un provincial du même âge, Marivaux, pareillement étudiant en droit à Paris, y préfère le salon qu’Anne-Thérèse de Lambert a ouvert à 63 ans à l’hôtel de Nevers, au-dessus de cette arcade dont est encore visible le départ, qui enjambait la rue Colbert parallèlement à celle de Richelieu, recevant le mardi savants, artistes et écrivains ; le mercredi, des gens du monde. De cet observatoire, aussi bien que des marchés populaires, Marivaux prépare ses Lettres  sur les habitants de Paris, qu’il publiera dans le Mercure : « Il est de certains endroits à Paris, madame, où le peuple est en possession d'une liberté despotique dans le langage, et souvent dans les actions : il y règne souverainement ; il y parle de tout et n'y craint personne : achetez-vous quelque chose aux marchés publics, par exemple ; votre honneur, votre taille, votre visage y sont à la discrétion des marchandes (…) Je connais un de mes amis, homme d'esprit et de bon sens, qui me disait un jour, en parlant du génie du peuple : le moyen le plus sûr de connaître ses défauts et ses vices serait de familiariser quelque temps avec lui, et de lui chercher querelle après. On a trouvé l'invention de se voir le visage par les miroirs : une querelle avec le peuple serait la meilleure invention du monde pour se voir l'esprit et le corps ensemble. »
Ce peuple a beaucoup souffert : la grande famine consécutive au terrible hiver de 1709 a tué à Paris vingt mille personnes, la ville a subi ensuite des inondations qui se sont répétées trois ou quatre années durant et, comme l’ensemble du pays, les conséquences de cette guerre dite « de succession d’Espagne » impliquant l’Angleterre, l’Autriche, la Hollande et la Prusse.
Le ministre Desmarets a tenté de faire face en créant un nouvel impôt, pour la première fois universel, au moins en théorie, assis sur la déclaration des revenus et leur contrôle par des services institués à cet effet. D’Argenson le cadet en décrit à sa tante, la marquise de La Cour de Balleroy, née Caumartin, les effets sur le monde qu’il fréquente :
« Les taxes, ma chère tante, font maintenant ce que tous les prédicateurs du monde n'auraient jamais osé entreprendre ; le luxe est absolument tombé, et une simplicité noble, mais modeste, a pris sa place. Les vices sont à la vérité plus modérés, mais les financiers commencent à goûter le repos que donne la bonne conscience. Les bals de l'Opéra [à l’angle sud-est du Palais-Royal, le long de la future rue de Valois alors cul-de-sac de l’Opéra] et de la Comédie sont aussi déserts que l'antichambre de M. Desmarets ou de M. de Pontchartrain. Les églises sont un peu plus fréquentées : on y voit, par exemple, des gens d'affaires qui n'ont pas encore été taxés, demander au pied des autels un sort plus doux que celui de leurs compagnons ; on y voit de pauvres molinistes, effrayés du triomphe de leurs adversaires, soupirer après le rétablissement de la puissance des jésuites. On y voit mainte jeune fille en pleurs regretter la bourse des traitants qui les entretenaient avec tant d'éclat et de profusion, et se plaindre de la dureté de ceux qui ont maintenant part au gouvernement, et qui travaillent à bâtir leur fortune avant de songer à faire celle de leurs maîtresses ; on m'y voit moi-même quelquefois fort embarrassé de savoir où aller dîner ou souper, et devenu dévot à force d'être désœuvré... »

Le crépuscule du roi-soleil

Le 1er septembre 1715, Louis XIV s’éteint, et s’achève un interminable règne, long de cinquante-cinq années. L’oraison funèbre est dite par un nommé Antoine Louis Lebrun :
Tristes et lugubres objets, 
J’ai vu la Bastille et Vincennes, 
Le Châtelet, Bicêtre, et mille prisons pleines 
De braves citoyens, de fidèles sujets : 
J’ai vu la liberté ravie, 
De la droite raison la règle poursuivie : 
J’ai vu le peuple gémissant 
Sous un rigoureux esclavage (…)
J’ai vu ces maux, et je n’ai pas vingt ans.

On attribue ces vers à François-Marie Arouet. C’est qu’on le sait capable de tout rimer. A Louis-le-Grand, pour qu’on lui rendît sa tabatière confisquée, il faisait des vers – mais, cette fois-là, il n’y était pour rien, c’est la forme de punition qu’on lui imposait. Au collège encore, quand le père Porée lui demanda de se charger d’un solliciteur de passage, en une demi-heure il alignait la vingtaine de vers qui vaudrait au vieux soldat invalide une pension du Dauphin. En ce temps, la dédicace, la supplique, le remerciement, la colère, la statue, le frontispice, tout s’exprime en vers. Arouet pouvait poétiser les unes comme les autres, mais les « J’ai vu » disent aussi : « J’ai vu les traitants impunis, J’ai vu Port-Royal démoli », et de cela il n’avait cure, sans compter cette charge, qu’il n’aurait pas écrite, contre le marquis d’Argenson, le père de ses amis : « J’ai vu dans ce temps redoutable Le barbare ennemi de tout le genre humain Exercer dans Paris, les armes à la main, Une police épouvantable ».
Le Régent à peine en place rappelle Philippe de Vendôme, le grand-prieur du Temple, et chasse le ministre Desmarets. Pour sembler prendre néanmoins en compte les souffrances du peuple, il recourt à l’expédient traditionnel de la monarchie : l’édit du 12 mars 1716 inaugure une Chambre de justice, qui tiendra ses séances au couvent des Grands-Augustins. Quatre mille quatre cents dix financiers y seront finalement taxés. A la foire Saint-Germain, d’Orneval monte aussitôt les trois actes de son Arlequin traitant : « l'établissement d'une Chambre de Justice et la recherche qu'on faisait alors des gens d'affaires, écriront les frères Parfaict dans leur répertoire du théâtre de foire, procurent le succès de cet ouvrage, où l'on voyait des portraits connus traités comiquement. »
Une Ode sur la Chambre de justice, dirigée au contraire contre « le tribunal infâme » censé jeter l’épouvante et la consternation dans tout Paris, est attribuée au jeune Arouet. On prétend que l’ode lui a été demandée par MM. Pâris et Héron, receveurs des finances de Champagne, qui trouvaient que « cette Saint-Barthélemy de traitants » avait assez duré.
Le Pâté-Pâris à Bercy. Gallica
Dans le parc du grand château de Bercy, dont Charles-Henri de Malon leur a vendu, cinq ans plus tôt,  une parcelle, les frères Antoine et Claude Pâris ont fait bâtir, à la pointe d’un triangle dont la base est le fleuve, (aujourd’hui à l’emplacement du 5, rue Nicolaï), un château carré aux coins coupés. Surmonté d’une terrasse, qu’en domine une autre entourant la lanterne, sans qu’aucune cheminée ne vienne gêner une vue où la vaste orangerie, à l’est du jardin, pose sa chaude couleur, sa compacité le fait désigner comme « le Pâté-Pâris », bientôt au centre d’un jardin des mille-et-une nuits : outre les orangers innombrables, des lauriers roses, des myrtes, des jasmins, un palmier dattier, trois oliviers, dix grenadiers, des pistachiers...
Les bords de Seine, du côté de Bercy, agrandissent ainsi le territoire de François-Marie, déjà répandu dans l’hôtel de la rue des Saints-Pères, que M. de Mimeure, maréchal de camp et membre de l’Académie française, et la marquise, qui a pour eux un faible, ouvrent aux artistes et aux gens de lettres. Il fréquente aussi, place Royale, l’hôtel de ce baron de Breteuil qui a été pendant plus de quinze ans, jusqu’à la mort de Louis XIV, l’introducteur des ambassadeurs à la cour ; on le voit à Sceaux lors des fameuses « grandes nuits » de la duchesse du Maine, parmi « le président (de la Première chambre des Enquêtes du parlement de Paris) Hénault », Fontenelle bientôt sexagénaire, les inévitables Chaulieu et La Fare.
Le grand-prieur a pu maintenant donner sur Œdipe l’avis qu’on a pu lire dans la lettre de François-Marie à Chaulieu ; la duchesse du Maine, M. le cardinal de Polignac, et M. de Malézieu en ont également apprécié la lecture. Les Comédiens-Français eux, veulent de l’amour, et le développement du rôle de Philoctète dans cette direction. L’auteur débutant ronge son frein.
Son domicile, depuis qu’il a quitté celui de son père, est resté modeste : une maison garnie, à l’enseigne du Panier-Vert, dans la rue de la Calandre recouverte aujourd’hui par notre boulevard du Palais. Dans cette rue, à chaque fête de l’Ascension, depuis des siècles, le clergé de Notre-Dame vient faire station devant la maison natale présumée de Saint-Marcel ou Marceau, le plus parisien des bienheureux, le seul natif, le neuvième évêque de la ville, qui, au 5ème siècle, l’a débarrassée du dragon hantant le marais de la Bièvre.

La Pentecôte de François-Marie

Concernant le jeune Arouet, rue de la Calandre, c’est à la Pentecôte que ça se passe, et c’est la police qui stationne devant sa porte :

Or ce fut donc par un matin, sans lune,
En beau printemps, un jour de Pentecôte,
Qu’un bruit étrange en sursaut m’éveilla. (…)
Fallut partir. Je fus bientôt conduit
En coche clos vers le royal réduit
Que près Saint-Paul ont vu bâtir nos pères
Par Charles Cinq. Ô gens de bien, mes frères,
Que Dieu vous gard’ d’un pareil logement ! (…)
Me voici donc en ce lieu de détresse,
Embastillé, logé fort à l’étroit.


En prose, l’exempt rend compte ainsi au marquis d’Argenson, lieutenant général de police, ce 16 mai 1717 : « J’ai l’honneur de vous donner avis que j’ai conduit à la Bastille le sieur Arouet, en exécution des ordres du Roi, dont vous m’avez fait celui de me charger. Il a beaucoup goguenardé, en disant qu’il ne croyait pas que l’on dût travailler les jours de fêtes, et qu’il était ravi d’être à la Bastille, pourvu qu’on lui permît de prendre son lait, et que, si dans 8 jours, l’on voulait l’en faire sortir, il supplierait que l’on l’y laissât encore 15 jours, afin de le prendre sans dérangement, et qu’il connaissait fort cette maison, qu’il avait eu l’honneur d’y aller plusieurs fois rendre ses devoirs à M. le duc de Richelieu [sans doute lorsque celui-ci y avait été envoyé pour la deuxième fois l’année précédente, suite à un duel] mais qu’il ne croyait pas dans ce temps être obligé d’y venir un jour faire sa demeure, que tout ce qui le consolait, était qu’il n’avait rien à se reprocher. »
Rue de la Calandre en 1850 Hoffbauer. Gallica
Quelques jours plus tôt, un espion de police, nommé Beauregard, l’était allé voir chez lui rue de la Calandre, avait fait rouler la conversation sur ces libelles qui circulaient contre le Régent et sa fille, avait prêché le faux pour savoir le vrai ; François-Marie, par vantardise, avait tout endossé : « Il m’a dit, rapporte l’indicateur, que puisqu’il ne pouvait se venger de M. le duc d’Orléans d’une certaine façon, il ne l’épargnait pas dans ses satires. Je lui demandai ce que M. le duc d’Orléans lui avait fait. Il était couché en ce moment ; il se leva comme un furieux, et me répondit : Comment, vous ne savez pas ce que ce bougre-là m’a fait ? Il m’a exilé, [un an plus tôt, pas si loin et pas bien longtemps : quatre mois, à Sully-sur-Loire, dans le château du duc Maximilien-Henri de Béthune, qu’il connaît depuis ses douze ans], parce que j’avais fait voir en public que sa Messaline de fille était une p.... »
« Je sortis, et y retourne le lendemain, où je retrouve M. le comte d’Argental ; je sortis de mes tablettes le Puero regnante. Il me demanda sur-le-champ ce que j’avais de curieux. Je l’ai montré; quand il eut vu ce que c’était: « Pour celui-là, je ne l’ai pas fait chez M. de Caumartin, mais beaucoup de temps avant que je parte. » »
Le Puero regnante était en vers latins mais se traduisait ainsi : « Sous le règne d’un enfant, sous l’administration d’un homme fameux par un empoisonnement et des incestes, sous des conseillers ignorants et indécis ; la religion étant instable, le trésor épuisé, la foi publique violée, la fureur de l’injustice triomphante, le danger d’une sédition générale imminent, la patrie sacrifiée à l’espoir inique et anticipé de l’héritage d’une couronne, la France doit bientôt périr. »
Pour François-Marie, c’est sans doute un exercice de style plus que l’expression d’une indignation civique ; encore moins une opposition au régime ou un appel à la révolte : une vengeance sans doute mais personnelle, des vers comme un bon mot, comme une répartie qui fait mouche dans un salon.
Toujours est-il qu’en janvier 1718, Arouet est toujours à la Bastille, très exactement dans une tour de celle-ci dite de la Basinière, située pour nous au débouché du boulevard Henri-IV, côté impair, sur la place de la Bastille. Il met ce temps à profit, bien que privé de papier et d’encre, pour composer les premiers chants de sa Henriade, soit en les écrivant au crayon entre les lignes d’un livre, soit en se les récitant pour les retenir par cœur, selon l’une ou l’autre version de ses récits ultérieurs.
Le 28 de ce mois de janvier, le marquis d’Argenson, lieutenant général de police, est élevé à la dignité de garde des Sceaux. On le retrouve peu après, rue de Charonne, dans toute la pompe de sa charge.
« Mlle de Vichy de Champron était pensionnaire au couvent de la Madeleine de Traisnel, [dont il reste quelques traces au 100, rue de Charonne], au faubourg Saint-Antoine ; elle était jolie comme un ange, et n’était pas alors âgée de plus de seize ans. M. d’Argenson, le Garde-des-Sceaux, connaissait la supérieure de cette maison, qui était une fille d’esprit et de mérite, et qui s’appelait, je me souviens parfaitement du nom, Mme de Véni d’Arbouze. C’était un grand événement, dans une communauté, qu’une visite de M. le Garde-des-Sceaux, qui n’en faisait à personne, et qui n’allait jamais qu’au pas dans les rues, tout seul au fond d’un grand carrosse et sur un fauteuil à bras, escorté par ses hoquetons et suivi par un autre carrosse avec la cassette où l’on gardait les sceaux de France, et de plus, par trois Conseillers Chauffe-Cire, qui ne le quittaient non plus que son ombre ou sa croix du Saint-Esprit. La Supérieure vint le recevoir au parloir. — Je n’ai pas le temps de m’arrêter, lui dit-il en la saluant, vous avez ici la fille du comte de Champron ? — Oui, Monseigneur. — Je vous conseille de la renvoyer à ses parents secrètement, sans bruit et le plus tôt possible ; je n’ai voulu dire ceci qu’à vous-même. Adieu, Madame. »
Les mémoires de Mme de Créquy sont apocryphes : quand d’Argenson devient garde des Sceaux, Marie-Anne de Vichy de Champron n’a plus seize ans mais vingt-et-un, elle va être mariée quatre mois plus tard au marquis du Deffand ; sa liaison avec le Régent, que d’Argenson semble vouloir prévenir ici, est encore postérieure. Qu’importe, c’était l’occasion de présenter la future célèbre salonnière.
En face, Charles Pinot Duclos, qui un jour remplacera Voltaire, partant pour la Prusse, dans sa charge d’historiographe de France, achève cinq ans d’internat à « l’académie » de Charonne. « Cette pension, très célèbre autrefois, écrit-il en ses fragments de Mémoires, mérite que j’en parle. Le marquis de Dangeau, à qui Boileau a dédié sa cinquième Satire, forma cet établissement. Comme il était grand’maître de l’Ordre de Saint-Lazare, il se chargea généralement de l’entretien et de l’éducation de vingt jeunes gentilshommes, qu’il fit chevaliers de cet Ordre, et les rassembla dans une maison de la rue de Charonne, en bon air, avec un jardin, mur mitoyen du couvent de Bon-Secours. Il y établit un principal instituteur qui choisissait les autres, ce qui n’empêchait pas le marquis et l’abbé de Dangeau, son frère, de venir de temps en temps inspecter la manutention et l’ordre de la maison. Les enfants qu’il y plaçait étant trop jeunes pour les armes et l’équitation, la base des exercices était la lecture, l’écriture, le latin, l’histoire, la géographie et la danse. On imagine bien que la sublime science du blason n’était pas oubliée dans une éducation destinée à des gentilshommes dont chacun l’aurait inventée, si elle ne l’était pas. (…) Quoique la maison que le marquis de Dangeau avait établie fût originairement et particulièrement destinée à des élèves chevaliers, il avait permis qu’on y admît d’autres enfants dont les parents payaient la pension, ne fût-ce que pour exciter l’émulation commune. »
La tour de la Basinière est en bas à droite (marquée H). Gallica
Onze mois après la Pentecôte de 1717, le secrétariat de la maison du roi écrivait ces mots : « 10 avril 1718. L’intention de S. A. R. est que le sieur Arouet fils, prisonnier à la B., soit rendu libre et relégué au village de Châtenay, près Sceaux, où son père, qui a une maison de campagne, offre de l’y retenir. »
C’était l'usage qu'un prisonnier libéré de la Bastille fût tenu un temps à l'écart de Paris. Ici, l’écart n’est pas grand, et Arouet est renvoyé chez Arouet. Il en reviendra Voltaire.

LE PARIS DU JEUNE AROUET (I. 1694-1711)


Quand François-Marie, né la veille, est baptisé à Saint-André des Arts, le 22 novembre 1694, les Arouet sont Parisiens depuis près d’un siècle. Son père, « ancien notaire au Châtelet », est au sens propre un bourgeois de Paris, né dans la capitale. François-Marie est lui, parisien, et rien que cela : Paris n’est plus la capitale du royaume, transportée officiellement à Versailles une quinzaine d’années plus tôt.
Quartier St-André-des-Arts en 1712. Gallica
L’église de sa paroisse s’élève alors sur « la pauvre petite place », que connaîtra, inchangée, l’étudiant Haussmann, « où se déversaient, comme dans un cloaque, les eaux des rues de la Harpe, de la Huchette, Saint-André-des-Arts et de l’Hirondelle ». Autour du dernier des cinq enfants qui leurs sont nés en onze ans de mariage, dont deux morts précocement, François le père, grave, austère, a quarante-cinq ans ; Marie, la mère, de dix ans plus jeune, est vive et gaie. Le parrain, le quinquagénaire François de Castagner, est abbé de Châteauneuf ; la marraine est l’épouse de l’oncle maternel, écuyer et contrôleur de la gendarmerie du roi.
Un abbé perçoit les revenus d’une abbaye, il n’en est pas forcément prêtre ; le parrain de François Marie est plutôt libertin, et musicologue. Voltaire le dira « très ami » de sa mère, en laissant sous-entendre plus que cela. Un certain Rochebrune, selon Voltaire « poète et militaire », client du notaire Arouet, jouissait lui aussi, paraît-il, de l’amitié maternelle, et Voltaire s’en dira, un jour, le fils adultérin.
Maître Arouet connaît du monde : son fils Armand, de huit ans l’aîné de François Marie, a eu pour parrain un Richelieu, frère du futur maréchal-duc, et pour marraine la duchesse de Saint-Simon dont le fils sera l’immortel chroniqueur.
Entre une mère qui est en relations, même si c’est par son notaire de mari, avec Ninon de Lenclos, l’hétaïre du siècle de Louis XIV, et un père qui est la figure du Dieu vengeur de Port-Royal, l’enfance de François-Marie, tirée à hue et à dia par François et par Marie, se poursuivra, à compter de ses sept ans, au cœur profond de Paris, dans l’île de la Cité, à mi-chemin entre la place Dauphine et la Sainte-Chapelle. Le logement de fonction du père, désormais payeur des épices de la chambre des comptes, se trouve dans un bâtiment situé à l'angle des rues aujourd’hui disparues de Jérusalem, de Nazareth et de Galilée.
La Chambre des Comptes en 1712. Gallica
On est là non seulement dans « l’île sonnante » au vingt et une églises, dont la centaine de cloches, que domine le bourdon de Notre-Dame baptisé par Louis XIV et Marie-Thérèse, « honorant les morts, font mourir les vivants », mais encore à l’épicentre des bruits de voix de la nouvelle sociabilité, celle des cafés. Les principaux cafés de Paris sont alors, en haut du Pont-Neuf, vers l’aval, sur le quai de l’École, celui de Gradot où se réunissent les esprits forts, les savants et les bons joueurs d’échecs, et à l’autre extrémité du Pont-Neuf, côté amont, c’est-à-dire au bout du quai des Augustins, celui de Duverger, où se rassemblent les nouvellistes et les gazetiers politiques. Les hommes de lettres, au premier rang desquels Jean-Baptiste Rousseau qui n’a pas encore trente ans, fréquentent le café de la veuve Laurens, rue Dauphine, presque au carrefour Buci, non loin du Théâtre-Français, où l’on compare les mérites respectifs des musiques de Campra et de Lulli. Enfin au Procope, juste en face de la Comédie française, on rencontre de ce fait même acteurs, auteurs dramatiques et amateurs de théâtre.
« Les établissements de l’espèce des cafés ne dataient guère que de ces années-là, écrira Sainte-Beuve, et remplaçaient avantageusement pour les auteurs et gens de lettres le cabaret, où s’étaient encore enivrés sans vergogne Chapelle et Boileau. Le café n’avait pas passé de mode, malgré la prédiction de madame de Sévigné ; bien au contraire, il devait exercer une grande influence sur le XVIIIe siècle, sur cette époque si vive et si hardie, nerveuse, irritable, toute de saillies, de conversations, de verve artificielle, d’enthousiasme après quatre heures du soir ; j’en prends à témoin Voltaire et son amour du Moka. »
Arouet n’est pas encore Voltaire ni ne boit de café. Le bruit des soucoupes est à ce moment couvert, chez la veuve Laurens, par les éclats de voix. Jean-Baptiste Rousseau, dont les deux dernières comédies ont été l’une goûtée du bout des lèvres et la seconde sifflée, y voit une cabale, attribuée à la jalousie de ses commensaux. Des épigrammes, des satires se retrouvent sur les tables du café, glissées sous la porte. On ne prête des rimes aussi riches qu’à lui, il s’en défend, retourne l’accusation, crie au complot. Durant dix ans, (on peine à le croire !), des couplets toujours plus injurieux ne vont cesser d’apparaître et de maintenir à vif la querelle.
Boileau passe ses dernières années dans sa retraite d’Auteuil, Racine vient de mourir, La Fontaine l’a précédé de quatre ans ; dans le Paris des lettres, le 18ème siècle s’ouvre par cette guerre picrocholine.

Du latin et des sottises

Le parrain de François-Marie, dont le frère aîné, marquis de Châteauneuf, est ambassadeur dans l’empire ottoman, jouit d’assez de confiance royale pour se voir confier, dans l’affaire qui s’annonce délicate de l’accession du prince de Conti au trône de Pologne, la surveillance discrète du diplomate en titre. De retour, l’abbé de Châteauneuf, quand il n’est pas auprès de madame Arouet à Paris l’est à Châtenay, que nous disons aujourd’hui Malabry, dans la maison de campagne des Arouet, où François-Marie prétendra être né, une belle habitation entre cour et jardin, avec une ferme à côté.
Châtenay, ce n’est pas exactement perdu : Nicolas de Malézieu, chancelier de la principauté de Dombes, secrétaire général des Suisses et Grisons de France, secrétaire des commandements du duc du Maine, et membre de l’Académie française, y possède lui aussi une jolie maison. Il y reçoit la jeune duchesse du Maine, cette petite-fille du Grand Condé, épouse du fils légitimé de Louis XIV et de Mme de Montespan, qui y demeure étant enceinte, pendant le séjour de la Cour à Fontainebleau. Ce sont des jeux, des fêtes, des feux d’artifice continuels en son honneur, qui l’enchantent tellement qu’elle ne voudra bientôt plus quitter ce vallon féerique et acquerra pour cela le château de Sceaux voisin, construit par Claude Perrault pour Colbert.
Marie Arouet meurt à l’été 1701. Trois ans plus tard, à la rentrée de 1704, François-Marie est inscrit comme pensionnaire en classe de sixième au collège Louis-le-Grand, chez les jésuites. Le fait paraît curieux de la part d’un père janséniste, alors même qu’est disparue son épouse qui ne l’était pas, et qu’Armand, le frère aîné, a été instruit chez les oratoriens de Saint-Magloire. Peut-être fallait-il donner des gages en un moment de regain de la tension antijanséniste ? Peut-être s’agissait-il seulement d’assurer à son cadet, pour un homme qui était déjà le notaire des Caumartin, des Praslin, des Saint-Simon, des Sully, les promesses d’ascension dans le monde que supposait un établissement placé sous le patronage royal, depuis que Louis XIV, assistant à une représentation théâtrale donnée par les élèves de l’ancien collège de Clermont de la rue Saint-Jacques, avait eu ces simples mots : « C’est mon collège. »
La plaque, dorénavant sur la cour, photographiée lors de la visite du roi de Monténégro en 1916. Gallica
« Du latin et des sottises » sont au programme, c’est ce qu’en retiendra Voltaire ; il aurait pu y ajouter : et du théâtre. C’est le théâtre déjà qui, en 1674, avait emporté l’adhésion royale mais au-delà de l’anecdote, les maîtres de Louis-le-Grand le considèrent comme un outil pédagogique de première importance. Le père Porée, qui sera en classe de rhétorique le mentor aimé de François-Marie, est l’auteur de L’Homme instruit par le spectacle, ou le Théâtre changé en école de vertu.
La scène des jésuites est certes latine mais elle compte aussi des intermèdes, sur des musiques d’André Campra, par exemple, comme ce ballet au titre éponyme, du père Porée, dont voici l’argument : « On suppose que trois jeune Poètes, voulant consacrer leurs Talents au Théâtre, entreprennent de se perfectionner dans l'Art des Ballets. Pour cela ils s'adressent au Génie du Ballet lui-même. Le Génie daigne se donner en spectacle à leurs yeux et ne les laisse ignorer rien de ce qu'il y a d'intéressant 1° dans son Histoire 2° dans ses Sujets 3° dans ses Règles 4° dans sa fin. Ainsi ce Ballet aura cet avantage qu'il ne sera pas moins un exemple de l'art des Ballets, que l'art lui-même réduit en exemple ».
Au bout du trimestre, le 19 décembre, Ninon de Lenclos, âgée de quatre-vingt-quatre ans et à deux ans de sa fin, lègue au fils prometteur de son notaire mille francs « pour lui avoir des livres ». La scène se passe dans « la chambre jaune » de son hôtel sis entre les actuels 28, rue des Tournelles et 23, boulevard Beaumarchais, dans sa « ruelle », vaste comme le monde de son temps, où Molière, trente-cinq ans plus tôt, lisait pour la première fois son Tartuffe, et où elle-même, qu’on appelait « Nidalie » ou « Ligdamise » en préciosité, en avait brossé un autre par ses réactions enthousiastes, portrait plein « d’une si grande quantité de traits fins et moqueurs, d’indignation railleuse et spirituelle, rapporterait Molière, que si ma pièce n’eût pas été faite, je ne l’aurais jamais entreprise, tant je me serais cru incapable de rien mettre sur le théâtre d’aussi parfait que ce Tartuffe de Mlle de L’Enclos ».
L'hôtel de Ninon. Photo Atget. Gallica
Le siècle de Molière passe ici le flambeau au siècle de Voltaire, les chandelles de la rampe aux Lumières.

Les Anacréon du Temple

Catherine, sa sœur, sert à François-Marie de mère autant qu’il est possible ; avec Armand, son frère aîné, aussi pénétré de jansénisme que leur père, il ne s’entend pas et ne s’entendra jamais. De toutes manières, l’essentiel de son temps est pour l’internat et, aux jours de congé, c’est moins au domicile de son père qu’il se rend qu’au Temple, où son parrain conduit dès qu’il a douze ans cet enfant prodige, ce versificateur si précoce.
L’enclos du Temple, avec son église, son couvent, son cloître, ses vastes cours meublées d’hôtels particuliers et de maisons d’artisans, forme une ville à part dans Paris, presque un État, jouissant de privilèges spéciaux, d’une justice, d’une police, d’une voirie particulières. C’est aussi un asile sûr pour les débiteurs, qui le restera jusqu’à la Révolution alors que tous les espaces conventuels ont perdu ce privilège dès la fin du Moyen Âge ; et une zone franche pour les artisans, qui peuvent s’y établir sans avoir été reçus maîtres, ce qu’interdit ailleurs la loi des corporations.
En 1706, le palais bâti par Mansart pour le Grand Prieur quarante ans plus tôt est vide : Philippe de Vendôme connaît l’exil depuis dix ans. François-Marie ne verra pas de sitôt celui qu’à en croire Saint-Simon, le duc d’Orléans admirerait si fort « parce qu’il y avait quarante ans qu’il ne s’était couché qu’ivre, et qu’il n’avait cessé d’entretenir publiquement des maîtresses et de tenir des propos continuels d’impiété et d’irréligion. »
Dans l’enclos du Temple, l’amphitryon est pour l’heure le vieil abbé de Chaulieu qui, à 67 ans, est l’intendant des Vendôme depuis plus d’un quart de siècle et, poète anacréontique autant qu’épicurien, bientôt le surintendant de leurs plaisirs. L’Académie, sur ordre du roi, en fermera ses portes au libertin.
En son hôtel de Boisboudran, dont Jean-Baptiste Rousseau se rappellera les marronniers avec nostalgie, on a vu La Fontaine, qu’y entraînait la doctrine d’Épicure malgré les reproches que lui adressait son ami Racine ; on y écoute toujours le marquis de La Fare, ancien guerrier et poète tardif : « Son talent pour la poésie ne se développa qu’à l’âge de près de soixante ans », écrira Voltaire qui rencontre à 12 ans ce vieux monsieur de 62. Les cadets de l’aréopage bachique sont le duc Louis-Joseph de Vendôme, frère du grand-prieur, à 52 ans, et les deux Sully, Maximilien cinquième du nom et Maximilien-Henri, qui en ont un peu plus et un peu moins de quarante.
On retrouve ces rimeurs galants, quand arrivent les mois de juillet ou d’août, chez Malézieu, le « Sylvain de Châtenay », autour d’une comédie de Molière, d’une adaptation de Plaute, ou d’une pièce de l’hôte lui-même mise en musique par le compositeur et chanteur Jean-Baptiste Matho.
Le Temple, de sa grande aile tolérante, abrite aussi le théâtre « sans privilège » : au faubourg Saint-Germain, non loin de la Comédie Française, une jeune fille de quinze ans, Adrienne Lecouvreur, s’était entendue avec quelques jeunes gens du voisinage pour représenter Polyeucte et la petite comédie du Deuil, de Thomas Corneille. Les répétitions s’étaient faites chez un épicier de la rue Férou. « On en parla dans le quartier, assure Germain Bapst. Adrienne jouait Pauline, et n’était pas trop mal secondée par ses camarades; il y avait un Sévère qui se distinguait par la vérité de son jeu. La présidente Le Jay prêta à cette petite troupe son hôtel, rue Garancière ; le beau monde y accourut ; on dit que la porte, gardée par huit suisses, fut forcée par la foule. Mais la tragédie s’achevait à peine, que les gens de police entrèrent et firent défense de passer outre. La petite pièce ne fut pas donnée. Ainsi finirent ces représentations sans privilège. Adrienne joua quelque temps encore dans l’enceinte du Temple ; puis on sait qu’elle reçut des leçons du comédien Le Grand, et on la perd de vue. Elle va faire ses caravanes en province et aux pays limitrophes, sur les théâtres de Lorraine et d’Alsace. »

De futurs ministres à Louis-le-Grand

Est-ce dû à ces fréquentations qui ne sont pas de son âge ? On sait qu’en 1707, - François-Marie a 13 ans -, il emprunte 500 livres à une prêteuse sur gages, mais leur utilisation reste un mystère. Des camarades de sa génération, il en a pourtant, par force, au collège : les deux neveux de Mme de Tencin, qui entrent à Louis-le-Grand cette année-là : le comte de Pont-de-Veyle, de trois ans son cadet, et le comte d’Argental, frère de celui-ci, de trois ans plus jeune encore ; et puis Pierre-Robert Le Cornier de Cideville, le fils d’un conseiller au Parlement de Normandie.
   Le 16 décembre 1708, l'abbé de Châteauneuf, son parrain, est rappelé… à Dieu ? On n’en jurerait. L’hiver qui commence quelques jours plus tard va, durant près de deux mois, rendre « les rivières solides jusqu’à leurs embouchures », nous renseigne Saint-Simon. La température descend jusqu’à 21° au-dessous de zéro, c’est bientôt la disette des grains et une pension augmentée pour François-Marie de cent francs, qui ne lui assure pourtant que du pain bis. Au collège Louis-le-Grand, les jeunes gens aisés mais qui ne sont point de grands seigneurs sont à cinq par chambre avec un préfet. En classe, on grelotte à qui mieux mieux au coin d’un méchant feu. L’épreuve est rude pour le frileux Arouet qui, passée la Saint-Jean, se rapproche habituellement de la cheminée. Un jour de cet hiver de glace qu’il n’arrive pas à rejoindre le poêle, étroitement cerné, il menace l’un de ses camarades plus jeunes, rapporte Desnoiresterres :
« Range-toi, sinon je t’envoie chauffer chez Pluton.
— Que ne dis-tu en enfer ?, réplique celui-ci. Il y fait encore plus chaud.
— Bah, l’un n’est pas plus sûr que l’autre. »
Voltaire au Procope, c'est pour plus tard. Dessin de 1843. Gallica
L’hiver suivant voit arriver à Louis-le-Grand les fils de Marc-René de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson, lieutenant général de police. Ils font preuve d’assez de modestie : « Quand mon père et ma mère se sont mariés, écrira plus tard l’aîné, dans ses Mémoires, on leur disait que c'était la faim qui épousait la soif ; ma mère apporta 30 000 écus à mon père, qui alors n'avait rien. » Les deux frères sont plutôt mal à leur aise, découvrant le collège pour la première fois un peu tard, à 13 ans pour Marc-Pierre, le cadet, si l’on compare aux dix ans de François-Marie à son entrée, et à un âge carrément avancé pour l’aîné, René-Louis, qui a 15 ans.
Celui-ci, surtout, en éprouve « grande honte » : à son âge, au lieu d’user ses fonds de culotte sur un banc de classe, le duc de Fronsac, futur duc de Richelieu, se mariera et, trois mois après ses noces, pour s’être permis quelque privauté avec la petite duchesse de Bourgogne, sera mis par son père à la Bastille, où il attendra quatorze mois que la protection de Mme de Maintenon l’en tire. Cela vous a une autre allure.
Est-ce parce que leur père, en charge de la lutte contre le jansénisme, est alors en train de faire procéder à l’expulsion des religieuses de Port-Royal-des-Champs ? Toujours est-il que François-Marie va se lier avec Marc-Pierre, que ses camarades de classe surnomment la Chèvre, et plus encore avec René-Louis qui a exactement son âge. « Voltaire, que j’ai toujours fréquenté depuis le temps que nous avons été ensemble au collège », écrira le marquis dans ses Mémoires. Il aura été auparavant ministre des Affaires étrangères, et son frère cadet ministre de la Guerre.

Voltaire, Diderot, Rousseau : des trois qui fit l'osophe?

La paix d’Aix-la-Chapelle a enfin mis un terme, le 18 octobre 1748, à la guerre de Succession d’Autriche. Depuis quelques mois déjà, « la ville de Paris cherche avec soin l’emplacement d’une place où l’on puisse mettre la statue du roi régnant », nous apprennent les Nouvelles littéraires de l’abbé de Raynal. « Gresset a adressé une assez mauvaise pièce de vers au magistrat pour l’engager à préférer pour cela une colonne que Catherine de Médicis, la plus mauvaise de nos reines, avait fait construire pour y faire ses enchantements. » L’idée de la colonne de l’hôtel de Soissons n’aura pas de suite. Après bien des tribulations, le roi offrira finalement un terrain de la couronne, au bout du jardin des Tuileries et, au renvoi de Maurepas, le comte d’Argenson ajoutant le département de Paris à ses attributions militaires, c’est à lui qu’il reviendra de faire dresser les plans de la place dédiée à Louis XV, que nous connaissons aujourd’hui comme celle de la Concorde.
À l’énoncé du projet, la réaction de Voltaire ne s’est pas fait attendre : « Il s’agit bien d’une place ! Paris serait encore très incommode et très irrégulier quand cette place serait faite ; il faut des marchés publics, des fontaines qui donnent en effet de l’eau, des carrefours réguliers, des salles de spectacle ; il faut élargir les rues étroites et infectes, découvrir les monuments qu’on ne voit point, et en élever qu’on puisse voir ».
Une seconde actualité parisienne tient à une construction de plus dans la cour Carrée déjà bien encombrée du Louvre, là où le plan de Colbert prévoyait une statue royale.

Encore une fois, il faut vouloir

L’une et l’autre occasions poussent Voltaire à délaisser ces allégories dans lesquelles la description de Persépolis amène à s’interroger sur l’état de Paris pour une exhortation directe adressée à ses concitoyens, un appel à l’action : Des embellissements de Paris, qui sera publié en 1750 et réimprimé en 1751. « Nous possédons dans Paris de quoi acheter des royaumes ; nous voyons tous les jours ce qui manque à notre ville, et nous nous contentons de murmurer. On passe devant le Louvre, et on gémit de voir cette façade, monument de la grandeur de Louis XIV, du zèle de Colbert, et du génie de Perrault, cachée par des bâtiments de Goths et de Vandales. Nous courons aux spectacles, et nous sommes indignés d’y entrer d’une manière si incommode et si dégoûtante, d’y être placés si mal à notre aise, de voir des salles si grossièrement construites, des théâtres si mal entendus, et d’en sortir avec plus d’embarras et de peine qu’on n’y est entré. Nous rougissons, avec raison, de voir les marchés publics établis dans des rues étroites, étaler la malpropreté, répandre l’infection, et causer des désordres continuels. Nous n’avons que deux fontaines dans le grand goût, et il s’en faut qu’elles soient avantageusement placées ; toutes les autres sont dignes d’un village. Des quartiers immenses demandent des places publiques ; et, tandis que l’arc de triomphe de la porte Saint-Denis et la statue équestre de Henri le Grand, ces deux ponts, ces deux quais superbes, ce Louvre, ces Tuileries, ces Champs-Élysées, égalent ou surpassent les beautés de l’ancienne Rome, le centre de la ville, obscur, resserré, hideux, représente le temps de la plus honteuse barbarie. Nous le disons sans cesse ; mais jusqu’à quand le dirons-nous sans y remédier ? (…)
« Il est temps que ceux qui sont à la tête de la plus opulente capitale de l’Europe la rendent la plus commode et la plus magnifique. Ne serons-nous pas honteux, à la fin, de nous borner à de petits feux d’artifice, vis-à-vis un bâtiment grossier [l’Hôtel de Ville], dans une petite place destinée à l’exécution des criminels [la place de Grève]. Qu’on ose élever son esprit, et on fera ce qu’on voudra. Je ne demande autre chose, sinon qu’on veuille avec fermeté. (…) Le roi, par sa grandeur d’âme et par son amour pour son peuple, voudrait contribuer à rendre sa capitale digne de lui. Mais, après tout, il n’est pas plus roi des Parisiens que des Lyonnais et des Bordelais ; chaque métropole doit se secourir elle-même. Faut-il à un particulier un arrêt du conseil pour ajuster sa maison ? Le roi d’ailleurs, après une longue guerre, n’est point en état à présent de dépenser beaucoup pour nos plaisirs, et, avant d’abattre les maisons qui nous cachent la façade de Saint-Gervais, il faut payer le sang qui a été répandu pour la patrie. (…)
« Encore une fois, il faut vouloir. Le célèbre curé de Saint-Sulpice voulut, et il bâtit, sans aucun fonds, un vaste édifice. Il nous sera certainement plus aisé de décorer notre ville avec les richesses que nous avons qu’il ne le fut de bâtir avec rien Saint-Sulpice et Saint-Roch. Le préjugé, qui s’effarouche de tout, la contradiction, qui combat tout, diront que tant de projets sont trop vastes, d’une exécution trop difficile, trop longue. Ils sont cent fois plus aisés pourtant qu’il ne le fut de faire venir l’Eure et la Seine à Versailles, d’y bâtir l’Orangerie, et d’y faire les bosquets.  »
Nanine par Laurent Hatat, Avignon Off, 2013
Pendant que le vouloir de ses concitoyens balance, Voltaire poursuit sans relâche ce pourquoi il peut : polir la langue qui police la cité. Et si du temple le théâtre n’a pas la majesté, qu’au moins il ait le recueillement. « M. de la Place, traducteur du Théâtre anglais, rapporte Collé dans son Journal historique, me dit un fait dont il me jura avoir été le témoin ; il prétend qu’à la troisième représentation de Nanine, où il assistait, il s’éleva un petit ricanement dans le parterre. Alors Voltaire, qui était placé aux troisièmes loges en face du théâtre, se leva et cria tout haut : “Arrêtez, barbares, arrêtez !”, et le parterre se tut. »

Ne pas prendre de la ciguë pour du persil

La première de Nanine avait eu lieu le 16 juin 1749. Un peu plus tôt, Voltaire avait reçu, avant sa parution dans le commerce, une Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Partant de l’actualité – une opération de la cataracte réussie par Réaumur sur une aveugle-née –, et de ce qu’on en pouvait inférer concernant la théorie sensualiste de la connaissance, Diderot y élargissait son propos au problème des aveugles : contredisant l’idée d’une divine providence, ils apparaissaient comme les accidents d’une nature qui, avec ses hasards, s’auto-engendrait ; le matérialisme athée était au bout.
Voltaire s’était lui-même intéressé aux aveugles dans ses Éléments de la philosophie de Newton ; séjournant à Paris pour sa Nanine, il invite donc Diderot : « J’ai lu avec un extrême plaisir votre livre, qui dit beaucoup, et qui fait entendre davantage. Il y a longtemps que je vous estime autant que je méprise les barbares stupides qui condamnent ce qu’ils n’entendent point, et les méchants qui se joignent aux imbéciles pour proscrire ce qui les éclaire. (…) Je voudrais bien, avant mon départ pour Lunéville, obtenir de vous, Monsieur, que vous me fissiez l’honneur de faire un repas philosophique chez moi, avec quelques sages. Je n’ai pas l’honneur de l’être, mais j’ai une grande passion pour ceux qui le sont à la manière dont vous l’êtes. Comptez, Monsieur, que je sens tout votre mérite, et c’est pour lui rendre encore plus de justice que je désire de vous voir et de vous assurer à quel point j’ai l’honneur d’être, etc. »
« Le moment où j’ai reçu votre lettre, Monsieur et Cher Maître, répond Diderot, le 11 juin, a été un des moments les plus doux de ma vie ; je vous suis infiniment obligé du présent que vous y avez joint [la dernière édition de ses Éléments de la philosophie de Newton, qui détaille, on l’a dit, une autre histoire d’aveugle-né]. Vous ne pouviez envoyer votre ouvrage à quelqu’un qui fût plus admirateur que moi. On conserve précieusement les marques de la bienveillance des grands ; pour moi, qui ne connais guère de distinction réelle entre les hommes que celles que les qualités personnelles y mettent, je place ce témoignage de votre estime autant au-dessus des marques de la faveur des grands que les grands sont au-dessous de vous. Que ce peuple pense à présent de ma Lettre sur les aveugles tout ce qu’il voudra ; elle ne vous a pas déplu ; mes amis la trouvent bonne ; cela me suffit. »
Après réfutation de quelques arguments de Voltaire qui, lui, n’est pas athée, Diderot termine ainsi : « Il est donc très important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu ; “Le monde, disait Montaigne, est un esteuf [la balle, au jeu de paume] qu’il a abandonné à peloter aux philosophes ”, et j’en dis presque autant de Dieu même. Adieu, mon cher maître ».

Domicile de Diderot, 3 rue de l'Estrapade, 2e ét.
Le 24 juillet, son domicile est perquisitionné. Diderot, qui avait quitté la rue Mouffetard pour échapper à la surveillance du curé de Saint-Médard, était allé habiter chez un tapissier de la rue de l’Estrapade (n°3, 2ème étage); sa Promenade du sceptique, un manuscrit inédit, y est saisie, et une lettre de cachet l’envoie à Vincennes. «On a arrêté aussi M. Diderot, homme d’esprit et de belles-lettres» : c’est la première fois qu’il est question de lui dans le Journal de Barbier ; il a changé de statut.
Vincennes est la prison idéale pour un encyclopédiste, pourrait-on dire : dix ans plus tôt, une manufacture de porcelaine, bientôt royale, s’est installée dans la tour du Diable du château ; François Boucher vient lui donner des motifs d’enfants potelés quand Diderot arrive au donjon. Mais l’Encyclopédie réclame sa présence à Paris, et les libraires s’entremettent ; le 21 août, il est élargi, reste seulement prisonnier sur parole « dans un parc qui n’est pas même fermé de murs ». Barbier poursuit, dans son Journal : « Pour le sieur Diderot, il est à Vincennes et a même à présent la liberté du parc de Vincennes pour se promener avec qui il veut. Il restera peut-être encore quelques temps. Les libraires pour qui il travaille pour le Dictionnaire de l’Encyclopédie ont beaucoup parlé pour lui à M. le chancelier et aux ministres ».
Rousseau est alors à Fontenay-sous-Bois, à l’invitation du baron de Thun, gouverneur du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, qu’il a rencontrés l’un et l’autre chez Mme Dupin ; il fait en cette compagnie la connaissance de Grimm (le 20 ou 22 août) avec qui il se liera d’amitié. Retour à Paris (dans la rue qui portera son nom à compter de 1790), il apprend l’amélioration des conditions de détention de Diderot. « Tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j’allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi », racontent les Confessions. Diderot lui a confié près de quatre cents articles musicaux, à rendre dans un délai record, et alors qu’il doit réunir aussi du matériau pour les Dupin qui se sont lancés dans une réfutation de L’Esprit des lois. Les Confessions ne font pas état pour autant de séances de travail à Vincennes.
« Les Libraires intéressés à l’édition de l’Encyclopédie », écrivent bientôt ceux-ci, parlant d’eux à la troisième personne, au comte d’Argenson, « pénétrés des bontés de Votre Grandeur, la remercient très humblement de l’adoucissement qu’elle a bien voulu apporter à leurs peines en rendant au Sr. Diderot, leur éditeur, une partie de sa liberté. Ils sentent le prix de cette grâce, mais si, comme ils croient pouvoir s’en flatter, l’intention de Votre Grandeur, touchée de leur situation, a été de mettre le Sr. Diderot en état de travailler à l’Encyclopédie, ils prennent la liberté de lui représenter très respectueusement que c’est une chose absolument impraticable. »
À part Rousseau, en effet, et d’Alembert que Jean-Jacques y trouve en arrivant, aucun des collaborateurs de l’Encyclopédie n’a fait le voyage : « Quand le Sr. Diderot a été arrêté, poursuivent les libraires, il avait laissé de l’ouvrage entre les mains de plusieurs ouvriers sur les verreries, les glaces, les brasseries ; il les a mandés depuis peu de jours qu’il jouit de quelque liberté, mais il n’y en a eu qu’un qui se soit rendu à Vincennes, encore a-ce été pour être payé du travail qu’il avait fait sur l’art et les figures du chiner des étoffes. Les autres ont répondu qu’ils n’avaient pas le temps d’aller si loin et que cela les dérangeait ».
Vincennes, Gabriel de Saint-Aubin, 1764. Gallica

C’est moi le barbare, moi que personne n’entend

« Cette année 1749, l’été fut d’une chaleur excessive, raconte Jean-Jacques. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après-midi j’allais à pied quand j’étais seul, et j’allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre, et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m’étendais par terre n’en pouvant plus. Je m’avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France ; et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante, Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. À l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. (…) En arrivant à Vincennes j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. »
Grimm a eu vent de ces visites et décidé, ce jour d’août, d’aller se placer sur le chemin de Rousseau : « J'oubliai ce jour-là le soin de ma santé et même de ma toilette, et au risque de me hâler le teint et d'étouffer de chaleur, je ne voulus m'épargner aucune fatigue du pèlerinage ; et depuis deux heures, les yeux fixés sur la porte du redoutable château, j'attendais avec la plus vive impatience l'apparition du héros de l'amitié. Enfin je l'aperçois. C'est bien lui ! Sa marche est lente, et déjà j'entends sur les planches du pont-levis le bruit de sa canne, qu'il agite et presse avec une extrême vivacité. Il parait ému, un feu extraordinaire brille dans ses regards ; je lis sur ses traits la double empreinte de la douleur et d'une inspiration soudaine… J'allais m'élancer à sa rencontre... Je m'arrête... je crains de le distraire par ma brusque apparition... Il passe près de moi sans m'avoir aperçu. Bientôt il semble absorbé dans les plus graves méditations ; mais je ne puis résister à mon impatience : me voilà près de lui, cheminant à ses côtés. (…) - Quoi ! seul , à pied... braver la poussière et une chaleur étouffante? (Un sourire effleura ses lèvres : je le compris.) - Ma toilette est ce qui m'occupe le moins dans ce moment, lui dis-je ; mais parlons du malheureux ami que vous venez de quitter. Verra-t-il enfin le terme d'une injuste autant qu'insupportable captivité ? (…) - Ils ont cru lasser son courage à force de persécutions ; ils se sont trompés. Tenez, tout à l'heure, dans cet affreux donjon, il m'entretenait avec la même force d'âme, la même sérénité, la même indépendance qu'au sein d'une entière liberté. – Avez-vous lu le programme du prix proposé par l'Académie de Dijon ? – Oui, si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. - Sujet vaste et intéressant. — Eh bien! ce titre m'avait séduit ; déjà j'avais arrêté un plan que je croyais superbe. Je l'ai communiqué à Diderot : un mot de lui a changé toutes mes idées. Il a envisagé la question dans le sens inverse. Il m'a développé avec cette chaleur d'expression que vous lui connaissez la thèse contraire ; j'ai été frappé de la piquante originalité de son projet ; j'ai abandonné le mien, et j'ai trouvé singulier d'envoyer au concours de l'Académie bourguignonne un discours qui ne serait que la contre-partie du sujet qu'elle avait proposé. »

Sur le moment, Rousseau est fier de son audace, de prendre son époque à contre-courant : Barbarus hic ego sum, qui non intellegor ulli – « Ici, c’est moi le barbare, moi que personne ne comprend » –, cette citation d’Ovide ouvrira son Discours sur les Sciences et les Arts. Il n’écrira que plus tard, dans les Confessions : « dès cet instant, je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement. »

À la mi-octobre, Voltaire, encore sous le coup de la mort de Mme du Châtelet, survenue le 10 septembre, regagne la capitale. « J’arrivai ces jours passés à Paris, mon cher monsieur, écrit-il au chevalier de Jaucourt. J’y trouvai les marques de votre souvenir, et de la bonté de votre cœur ; vous devez assurément être au nombre de ceux qui regrettent une personne unique, une femme qui avait traduit Newton et Virgile, et dont le caractère était au-dessus de son génie. Jamais elle n’abandonna un ami, jamais je ne l’ai entendue médire. J’ai vécu vingt ans avec elle dans la même maison. Je n’ai jamais entendu sortir un mensonge de sa bouche. J’espère que vous verrez bientôt son Newton. Elle a fait ce que l’Académie des sciences aurait dû faire. Quiconque pense honorera sa mémoire, et je passerai ma vie à la pleurer. Adieu, je vous embrasse tendrement. V. ».
  A l’emplacement des actuels 21 et 21 bis rue Molière, « vis-à-vis un vitrier. C’est vers les dernières maisons à gauche du côté de la fontaine, une des plus vilaines portes. » Lettre de Voltaire à Thieriot
 
Voltaire reprend le bail de l’appartement de « Pompon Newton », comme il surnommait Émilie, au-dessous du sien, rue Traversière-Saint-Honoré (à l’emplacement des actuels 21 et 21 bis rue Molière), dont le marquis du Châtelet souhaitait se défaire, et il le propose à un vieil ami commun, depuis longtemps retourné dans sa province. Voltaire avait connu le Toulousain d’Aigueberre à Louis-le-Grand, mais quelque chose le lui rendait cher plus encore que cette camaraderie de collège : c’est lui qui lui avait « fait renouveler connaissance » avec Émilie, connue enfant place Royale et devenue dans l’intervalle Mme du Châtelet. « Vous revenez, dites-vous, à Paris ; Dieu le veuille ! Si vous faites cas d’une vie douce, avec d’anciens amis et des philosophes, je pourrais bien faire votre affaire. J’ai été obligé de prendre à moi seul la maison que je partageais avec Mme du Châtelet. Les lieux qu’elle a habités nourrissent une douleur qui m’est chère, et me parleront continuellement d’elle. Je loge ma nièce, Mme Denis, qui pense aussi philosophiquement que celle que nous regrettons, qui cultive les belles-lettres, qui a beaucoup de goût, et qui, par-dessus tout cela, a beaucoup d’amis, et est dans le monde sur un fort bon ton. Vous pourriez prendre le second appartement, où vous seriez fort à votre aise ; vous pourriez vivre avec nous, et vous seriez le maître des arrangements. Je vous avertis que nous tiendrons une assez bonne maison. Elle y entre à Noël. »
D’Aigueberre ne viendra finalement pas, et c’est sa nièce que Voltaire installera à l’étage d’Émilie. Au sien, renouvelant la vie de Cirey, il fera installer un théâtre, « dans lequel il pouvait se rendre de plain-pied en sortant de son appartement, raconte Longchamp. (…) Au moyen de quelques gradins établis sur les côtés, et que M. de Voltaire appelait ses loges, cent personnes environ y pouvaient être assises, et une vingtaine d’autres au moins, debout dans une espèce de vestibule ou antichambre, pouvaient encore jouir du spectacle ».

Un quartier de gros pain, quelques cerises

Émilie n’étant plus là pour lui donner la réplique, Voltaire doit trouver des acteurs, « dociles, disposés à écouter ses conseils, et qui voulussent bien jouer ses pièces comme il désirait qu’elles le fussent ». Longchamp se met en chasse. À l’hôtel Jaback, rue Saint-Merri, où se vendent toutes sortes de bijoux et d’articles de Paris qui en tirent leur nom – « Monsieur le chevalier, criera un mercier ambulant dans Jacques le Fataliste, jarretières, ceintures, cordons de montre, tabatières du dernier goût, vraies jaback, bagues, cachet de montre ! » –, il découvre une troupe d’amateurs : « Mandron, ouvrier tapissier, ne jouait pas mal les rôles de père et de roi : sa taille et sa figure le favorisaient dans cet emploi. Il avait pour second acteur un nommé Lekain », fils d’orfèvre et orfèvre lui-même.
Il se trouve que ce garçon de 20 ans a déjà été, dans le grenier de l’hôtel Jaback, l’Orosmane de Zaïre, le Séide de Mahomet, le Brutus de La Mort de César, on ne saurait rêver plus heureux hasard. C’est surtout la preuve que le théâtre de Voltaire restait bien vivant pour la nouvelle génération, ces pièces datant, pour la première, de 1732 et, pour la dernière, de 1735, et largement au-delà du monde aristocratique. Longchamp leur explique que le maître a besoin d’eux pour l’essai de quelques-unes de ses pièces, dont il désire voir l’effet « aux chandelles » avant de les donner à la Comédie-Française.
Oreste est déjà trop avancée pour cela, dont la première a lieu le 12 janvier 1750. L’accueil n’est pas bon. Voltaire se corrige aussitôt, comme il en a l’habitude. « M. de Voltaire est un homme bien singulier, disait Fontenelle, il compose ses pièces pendant leur représentation. » La deuxième n’est donnée que le 19 janvier ; malgré Mlle Gaussin, Mlle Clairon, il n’y en aura guère que sept autres, jusqu’au 7 février 1750.
 Un public moins enthousiaste, le vide laissé dans sa vie par la disparition de Mme du Châtelet, il n’en fallait pas plus pour que Voltaire se décide à répondre aux sirènes de Berlin.

Dans le quartier que Voltaire vient de quitter, Casanova, 25 ans, qui arrive à Paris, est emmené à l’Opéra : « Ce qui me plut beaucoup à l’Opéra français, ce fut la promptitude avec laquelle les décorations se changeaient toutes à la fois par un coup de sifflet ; chose dont on n’a pas la moindre idée en Italie. Je trouvai également délicieux le début de l’orchestre au coup d’archet ; mais le directeur, avec son sceptre, allant de droite à gauche avec des mouvements forcés comme s’il avait dû faire aller tous les instruments par la seule force de son bras, me causa une espèce de dégoût ».
Rousseau écrira à ce sujet, dans son Dictionnaire de la Musique, qui reprend, corrige et complète ses articles écrits pour l’Encyclopédie : « Combien les oreilles ne sont-elles pas choquées à l’Opéra de Paris du bruit désagréable et continuel que fait avec son bâton celui qui bat la mesure et que le Petit Prophète [de Boehmischbroda, fantaisie attribuée à Grimm] compare plaisamment à un bûcheron qui coupe du bois. (…) L’Opéra de Paris est le seul théâtre de l’Europe où l’on batte la mesure sans la suivre ; partout ailleurs on la suit sans la battre ».
Marie Fel par Quentin La Tour
À la sortie du spectacle, il n’y a que deux pas à faire jusqu’à la rue Saint-Thomas-du-Louvre et la maison de la fameuse cantatrice Marie Fel, l’une des interprètes favorites de Rameau, et la future Colette du Devin du village de Jean-Jacques Rousseau. À 37 ans, « elle avait trois enfants charmants en bas âge qui voltigeaient dans la maison », raconte Casanova.
« Je les adore, me dit-elle.
— Ils le méritent par leur beauté, lui répondis-je, quoique chacun ait une expression différente.
— Je le crois bien !, l’aîné est fils du duc d’Annecy ; le second l’est du comte d’Egmont, et le plus jeune doit le jour à Maison-Rouge, qui vient d’épouser la Romainville.
— Ah !, excusez, de grâce ; je croyais que vous étiez la mère de tous trois.
— Vous ne vous êtes point trompé, je le suis. »
« En disant cela, elle regarde Patu [auteur dramatique de 20 ans] et part avec lui d’un grand éclat de rire. (…) Mlle Le Fel n’était pourtant pas effrontée ; elle était même de bonne compagnie – [elle sera les trente années suivantes la compagne fidèle, la confidente, le soutien de Quentin La Tour] –, mais elle était ce qu’on appelle au-dessus des préjugés. »

Thérèse Levasseur et Jean-Jacques habitent maintenant cet hôtel du Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré (devenue la partie sud, numéros impairs, de la rue Jean-Jacques-Rousseau), que font revivre les Confessions : « Si nos plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplicité : nos promenades tête à tête hors de la ville, où je dépensais magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette ; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de l’embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servait de table, nous respirions l’air, nous pouvions voir les environs, les passants ; et, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour tout mets, d’un quartier de gros pain, de quelques cerises, d’un petit morceau de fromage et d’un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux ? Amitié, confiance, intimité, douceur d’âme, que vos assaisonnements sont délicieux ! Quelquefois nous restions là jusqu’à minuit sans y songer, et sans nous douter de l’heure»…

Mme de Puisieux – l’ex-maîtresse de Diderot et non l’épouse du ministre –, rapporte La Bigarrure, et c’est la preuve de la nouvelle notoriété de l’encyclopédiste, « passant, avec deux de ses enfants, sous les fenêtres de M. Diderot, et apercevant sa femme qui venait d’y mettre la tête, elle prit ce moment pour invectiver contre elle… (Elle lui dit) — Tiens, maîtresse guenon, regarde ces deux enfants, ils sont de ton mari, qui ne t’a jamais fait l’honneur de t’en demander autant ».