MARCHE VS L’AMÉRIQUE I. L’Amérique à Paris

 I. L’Amérique à Paris

 

Les deux premières, et la dernière, pages du Prospectus icarien d'appel au large

L’ouvrier Marche (voir la chronique précédente), dont on était sans nouvelles politiques depuis le 1er juillet 1848 et la déposition de François Cavé lors de l’instruction de « l’affaire du 15 mai », débarque à New York le 14 juin 1853. Comment en est-il arrivé là ? Dans quel contexte l’hypothèse américaine, exil ou émigration, s’est-elle présentée à lui ?

 


En France, dans les dernières années 1840, l’Amérique est un projet communiste. D’un communisme pré-marxiste, bien sûr, dont le but n’est évidemment pas l’Amérique mais la communauté des biens en Icarie. Seulement l’Icarie, il lui faut un sol sous les pieds et Etienne Cabet, dans ses recherches, a finalement cru possible d’acquérir un million d’acres, plus de quatre mille kilomètres carrés, sur les bords de la Rivière Rouge, au Texas, soit plus que la superficie du Rhône ou du Haut-Rhin.

Cabet, Friedrich Engels en faisait, dès la fin de 1843, dans une publication oweniste, « le représentant reconnu de la grande masse des prolétaires français ». « On évalue les communistes icariens français à environ un demi-million de membres, femmes et enfants non compris. Une jolie cohorte, n’est-ce pas ? »[i] écrivait-il. Énorme surestimation, mais qui explique que la Revue communiste de Marx et Engels, dans son numéro de septembre 1847, leur adresse cette mise en garde en listant les terribles déconvenues qui attendent à coup sûr les Icariens :

« En outre, nous n’avons pas encore mentionné les persécutions auxquelles les Icariens, s’ils veulent rester en rapport avec la Société extérieure, seront probablement, voire presque certainement, exposés en Amérique. – Que chacun de ceux qui veulent aller en Amérique avec M. Cabet commence par lire un rapport sur les persécutions auxquelles les Mormons, une secte religioso-communiste, furent et sont encore exposés là-bas. Telles sont les raisons pour lesquelles nous considérons comme dangereux le projet de Cabet d’émigrer et pour lesquelles nous crions aux communistes de tous les pays : Frères, restons sur la brèche de notre vieille Europe ; travaillons et luttons ici, car ce n’est qu’en Europe qu’il existe actuellement déjà tous les éléments pour l’établissement d’une communauté des biens, et cette communauté sera établie ici ou ne le sera nulle part. »

Le texte est publié à Londres, et en allemand, mais Cabet le fait connaître à Paris en entreprenant de le réfuter dans la livraison de novembre de son bulletin d’étape, Réalisation de la Communauté d’Icarie.

 

Le samedi 29 janvier 1848, à 11 heures du soir, une première avant-garde icarienne, soit soixante-neuf personnes, quitte Paris en train pour Le Havre, qu’elle atteint à 6 heures le matin du lendemain. Cabet passe la journée avec elles sur le voilier américain de mille tonneaux, tout neuf, loué pour l’occasion. Le Rome lève l’ancre le 3 février. Les voilà partis pour cinquante-trois jours de traversée, et pour rater la révolution.

Le Rome de la 1ère avant-garde icarienne

 

A la fin de mars, c’est au citoyen Cabet que Marx et Engels s’adressent afin qu’il insère dans son Populaire un communiqué mettant en garde les ouvriers allemands contre une « soi-disant Société démocratique allemande de Paris ». Cette société, lui écrivent-ils, « est essentiellement anticommuniste, en tant qu’elle déclare ne pas reconnaître l’antagonisme et la lutte entre la classe prolétaire et la classe bourgeoise. » Leur mise en garde est donc conforme « aux intérêts du parti communiste [à ne pas entendre ici comme organisation mais comme communauté d’idées] et c’est ce qui nous fait présumer de votre obligeance, terminent-ils. (Cette lettre est strictement confidentielle.) Salutations fraternelles. »

Les rapports de Marche au communisme icarien et à son hebdomadaire aux plus de cinq mille abonnés, le Populaire, on n’en connaît rien.

 

L’avant-garde icarienne n’apprend la proclamation de la République qu’avec un mois de retard, en débarquant le 27 mars 1848 à la Nouvelle-Orléans.

Après trois jours d’incertitude, passés à se demander s’il faut rentrer pour œuvrer à consolider la révolution, l’avant-garde rembarque, dans un vapeur cette fois, pour remonter le Mississippi puis la Rivière rouge durant quatre jours. Quand ils en descendent, l’Icarie qu’ils croyaient s’étendre le long du fleuve est encore à dix jours de marche et de charriot. Ils touchent au but le 4 avril, mais c’est le 6 mai seulement que l’on a, à Paris, la nouvelle de leur arrivée… à la Nouvelle-Orléans.

A cette date, une seconde avant-garde de deux à quatre cents personnes aurait dû être en route mais la révolution occupant désormais l’essentiel des énergies, ce sont dix-neuf nouveaux icariens seulement qui partent le 13 juin. L’exode massif est désormais prévu à compter de la fin septembre ou du début d’octobre, à raison d’un embarquement par mois voire par quinzaine. L’entrée en Icarie passe par l’abandon de ses biens à la communauté et un paiement de 600 francs ; chacun emportera avec lui des vêtements pour deux ans, un matelas, un traversin, deux paires de draps, une ou deux couvertures.

 

Au 1er juillet 1848, Marche, indéniablement acteur du 15 Mai et sans doute de Juin, « n’a pas été arrêté ». Son « ami intime », si l’on en croit Cavé, et premier préfet de police de la République, Marc Caussidière, est lui mis en cause par la « commission d’enquête nommée pour découvrir les causes des évènements de mai et de juin », et devance son arrestation plus que probable en s’enfuyant en Angleterre avec Louis Blanc, le 26 août 1848.

 

Alors que l’on a voté, les 10 et 11 décembre pour la première élection française au suffrage électoral masculin, qui va proclamer dix jours plus tard Louis-Napoléon Bonaparte élu président de la République pour quatre ans, Cabet rallie l’Angleterre le 13 décembre, d’où il s’embarque à Liverpool pour New York. Il doit rejoindre à la Nouvelle-Orléans une centaine de ses Icariens qui ont pris la route du sud sur le Hargrave et le Pie IX. Il y est avant eux, le 31 janvier, tandis que le premier des deux voiliers n’arrive que le 5 février, et le second, qui a connu une traversée très dure et déplore un décès, le 7. Cabet fait le point trois jours plus tard, en substance : plusieurs des membres des deux avant-gardes ont renié l’Icarie et sont repartis pour la France, tous les autres ont abandonné le site du Texas, invivable ; « nous restons environ trois cents dans une grande maison commune composée de trois maisons contiguës », etc.

Des journaux parisiens évoquent déjà des rumeurs concernant une plainte pour escroquerie engagée par d’anciens Icariens.

Le Populaire du 18 février 1849, évoque pour la première fois sous la signature de Louis Bertrand ces mormons, au sort funeste desquels Marx et Engels conjuraient les Icariens de ne pas s’exposer. « Les mormons, explique l’article, formaient une population de dix à douze mille âmes à Nauvoo ; la ville était belle et ornée d'un vaste temple au centre ; cet édifice avait coûté des sommes considérables. En abandonnant leur ville, ils vendirent leur propriété à vil prix, et l'endroit est resté quelque temps à peu près désert. Je pense qu'il doit y avoir beaucoup de maisons non encore occupées ou que l'on peut acquérir à bon marché. Conséquemment, il est probable que le citoyen Cabet pourra se procurer là les moyens d'y loger immédiatement les colons icariens et les mettre à l'abri de ces dangers inévitables qui attendent l'émigrant dans un pays tout à fait neuf. »

La veille de la parution, quatre hommes sont effectivement partis en éclaireurs vers cette ville qui a perdu plus des quatre cinquièmes des 26 000 habitants de sa période mormone, à cinquante lieues au nord de Saint Louis. Leur trajet est épique, le Mississippi, encore gelé au 24 février en amont de Saint Louis, les bloque plusieurs jours. Le dégel survenant, la navigation reste trop dangereuse pour que le vapeur accepte d’aller au-delà de Keokuck. Il leur faut ensuite, dans la boue jusqu’aux genoux, pousser la diligence plus souvent qu’elle ne les transporte. Mais dans leurs pas, Cabet s’est mis en route avec 279 Icariens, soit 142 hommes, 74 femmes ou grandes-filles et 64 enfants ; ils sont à Nauvoo le 15 mars, y achètent bétail et outils aratoires et se mettent à l’œuvre.

Le Populaire du 20 mai 1849 se borne à citer ses confrères : « Plusieurs journaux de Paris ont annoncé d'après le Courrier des États-Unis, que le Gérant d'Icarie vient d'acquérir le célèbre temple de Nauvoo, qui appartenait naguère aux mormons, et douze acres de terrains (plus de cinq hectares) renfermant diverses constructions, moyennant la somme de 4000 livres sterling (plus de 100 000 francs) »

Le Temple de Nauvoo avant le passage de l'ouragan du 27 mai 1850

Le 6 juin 49, le tribunal correctionnel, après avoir entendu vingt-cinq témoins, engage des poursuites pour escroqueries contre Cabet et Louis Krolikowski, responsable de la rédaction du Populaire, qui est arrêté.

Marx revient à Paris, pour la troisième fois, le lendemain 7 juin, dans un hôtel du 45 rue de Lille, sous le faux nom de Ramboz. « Paris est morne. À quoi s’ajoute le choléra, qui sévit dans toute sa virulence. Malgré cela, jamais une éruption colossale du volcan révolutionnaire ne fut plus proche à Paris qu’à présent. J’ai des contacts avec tout le parti révolutionnaire… »

Cette éruption, doit-elle éclater avec la manifestation organisée pour protester contre l’expédition militaire française qui a rétabli le pouvoir temporel du Pape contre la République romaine ? Le 13 juin 1849, vers midi, un cortège relativement modeste d’environ 6 000 personnes, dont 600 gardes nationaux ayant à leur tête Etienne Arago, chef de bataillon de la 3e légion, se forme au Château-d’Eau, sur le boulevard du Temple, et marche en direction de l’Assemblée nationale « afin de lui rappeler le respect dû à la constitution ».

Une heure plus tard, le général Changarnier, commandant de l’armée de Paris et des gardes nationaux de la Seine, à la tête de dragons, gendarmes mobiles et chasseurs à pied, arrivant par la rue de la Paix, disperse les manifestants qui se répandent dans les rues voisines.

Ledru-Rollin et une trentaine de députés, réunis au 6 rue du Hasard (aujourd’hui rue Thérèse, partie comprise entre les rues Sainte-Anne et Richelieu), sous les fenêtres desquels retentissent les « Aux Armes ! » que crient les manifestants pourchassés, décident de gagner l’état-major de l’artillerie de la garde nationale, au Palais-Royal, pour s’assurer le concours de Guinard, son colonel, et de ses 400 hommes.

Ils avancent, écrira Marx plus tard, « au cri de “Vive la Constitution !” poussé avec mauvaise conscience, de façon mécanique, glaciale, par les membres du cortège eux-mêmes, et renvoyé ironiquement par l’écho du peuple massé sur les trottoirs, au lieu de s’enfler tel le tonnerre ». Les députés ceints de leur écharpe vont vers le Conservatoire national des arts et métiers. Vers 14 h 30, Ledru-Rollin parvient à se faire ouvrir les portes de l’établissement et une proclamation constituant un gouvernement provisoire y est signée.

On ressort des Arts-et-Métiers pour aller « au-devant de l’armée pour l’encourager à se joindre à nous », se souviendra le maçon Martin Nadaud, élu député de la Creuse un mois plus tôt. Trois pauvres barricades sont improvisées rue Saint-Martin pour gêner la cavalerie, et la troupe arrête les députés sans que la foule ne réagisse plus que ça. Marche est-il sur le trottoir ? — les Arts-et-Métiers, c’est tout près de chez lui qui habite trois cents mètres au-dessus de la porte Saint-Denis —, on ne sait. On n’a de renseignements que sur sa vie privée : que sa mère est décédée le 10 mars 1849, au 31 rue Sainte-Apolline, et que sa femme est enceinte de cinq mois.

Les députés sont conduits au poste de la garde nationale, dont Martin Nadeau s’échappe, avec deux autres camarades, en enjambant la fenêtre qui donne sur la rue Saint-Martin. Il va se réfugier, à la barrière de l’Étoile, chez madame Cabet. Ledru-Rollin parviendra à gagner Londres.

 

Cabet est condamné par défaut le 29 septembre 1849 à deux ans de prison, 50 francs d’amende et cinq ans de privation de ses droits civiques ; Krolikowski est acquitté. Louise Vincent, femme Marche, accouche d’un garçon, Philippe Eugène, le 28 octobre, au 62 rue du Faubourg-Saint-Denis. Et Cabet ne s’étant toujours pas présenté devant le tribunal, étant resté à Nauvoo, sa condamnation est réitérée le 2 avril 1850.

L’Amérique est constamment présente au public du Populaire, qui se fait ainsi l'écho de la tornade qui a frappé le foyer icarien des bords du Mississippi le 27 mai 1850 : « C'est le Temple ... le Temple dont nous préparions si activement et si résolument la réédification, le Temple que nous comptions couvrir cette année et dans lequel nous devions établir nos réfectoires, nos salles de réunion, nos écoles, c'est le Temple, ce colossal monument, qui est devenu la première victime des fureurs de l'ouragan ! »

Les nouvelles des exilés de Londres parviennent à Paris par Le Proscrit, journal de la République universelle, lancé en juillet 1850 et qui se veut l’émanation d’un Comité Central Démocratique Européen réunissant aux côtés de Ledru Rollin, l’Italien Joseph Mazzini, Albert Darasz pour la Centralisation démocratique polonaise, et Arnold Ruge, membre de l’Assemblée nationale de Francfort.

En septembre, Louis Blanc, Marc Caussidière, Charles Delescluze, Ledru-Rollin, et Ribeyrolles mettent sur pied une “Société fraternelle des démocrates-socialistes à Londres“, dont on pourra trouver les appels à la solidarité matérielle dans Le Proscrit, (qui devient La Voix du proscrit, hebdomadaire, à compter d’octobre), comme dans Le Vote universel, journal démocratique quotidien, qui une semaine après son lancement, le 14 novembre, et pour avoir fait état de « prétendues persécutions dont les prisonniers seraient l’objet » dans un article titré « Mazas et Belle-Isle », voit son gérant, Joseph Vié, et le signataire de l’article, Maurice Treilhard, condamnés chacun à 6 mois de prison et 2 000 francs d’amende par la Cour d’assisses de la Seine pour « excitation à la haine et au mépris du gouvernement ».

 

En décembre 1850, ces mormons que le Populaire rendait déjà si présents à Paris y débarquent en chair et en os en la personne de John Taylor, l’un des douze apôtres de son église, envoyé en Europe à des fins d’évangélisation. Il n’est pas plutôt arrivé qu’il baptise dans l’eau de la Seine, à Saint-Ouen, le collaborateur de Cabet, Louis Bertrand. Avec lui, il établit la branche nationale de l’église des Saints des Derniers Jours et, à compter de mai 1851, publie un mensuel en français, l’Etoile du Déseret. Taylor rencontre bientôt Louis Krolikowski, directeur du bureau parisien de l’Icarie, auquel il dit assez crûment : « Cabet est allé à Nauvoo peu après que nous l'avons eu abandonnée. On pouvait se procurer maisons et terrains pour une bouchée de pain. De riches fermes étaient abandonnées et des milliers d'entre nous y avaient laissé leur maison et leur mobilier, et presque tout ce qui peut favoriser le bonheur de l'homme qui s'y trouvait. Il aurait été impossible d'aller quelque part dans des circonstances plus favorables. (…) Quel a été le résultat ? Je lis dans tous vos rapports, ceux qui sont publiés dans votre propre journal ici, à Paris, un cri continuel pour recevoir de l’aide. (…) Votre colonie à Nauvoo avec tous les avantages de nos champs et de nos maisons abandonnés - il leur suffisait d'y entrer - y traîne une existence misérable »[ii].

 

Si dans ces conditions idéales l’émigration a été difficile, comment l’Amérique ordinaire pourrait-elle apparaître comme un Eldorado aux yeux de l’ouvrier parisien ?

En tout cas, Cabet peut accepter qu’on le considère comme plutôt dénué de sens pratique, il lui est intolérable qu’on le traite plus longtemps comme un escroc et, au début de juillet 1851, il se présente devant le tribunal. Il est acquitté le 26.

 

Au coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte, c’est dans le quartier des Marche, à la hauteur des Arts et Métiers, ou sur les boulevards, juste à l’ouest de la Porte Saint-Denis, que s’élèvent des barricades dont le préfet de police, Maupas, écrit dans une dépêche : « Les barricades prennent de grosses proportions dans le quartier St-Denis. Des maisons sont occupées par l’émeute. On tire des fenêtres. Les barricades vont jusqu’au deuxième étage. Nous n’avons encore rien eu d’aussi sérieux. »  

Louise Marche est enceinte et, au soir du 4 décembre 1851, Charles Michel Marche n’est heureusement pas parmi les centaines d’ouvriers victimes des fusillades et du canon, ou tués dans leurs maisons fouillées à la baïonnette. Il ne figure pas non plus au nombre des près de 27 000 républicains poursuivis jusqu’au début de l’année suivante par ces espèces de pseudo juridictions appelées Commissions mixtes, dotées du pouvoir discrétionnaires de statuer sur le sort non seulement de gens compromis dans des faits mais d’autres simplement jugés pernicieux, dangereux pour l’ordre public, hostiles au gouvernement ou connus comme chefs du socialisme. Ces commissions sont à l’origine d’une vague de proscrits, de réfugiés, d’exilés, à Londres comme à Bruxelles, sans commune mesure avec les précédentes.

 

Cabet, qui est resté à Paris au terme du procès qui l’a vu acquitté, est arrêté le 26 janvier 1852. Considéré comme un « démocrate dangereux », il est transporté à Calais, d’où il passe en Angleterre. Le proscrit Victor Schœlcher arrive à Londres le 11 février. Devenant le trésorier honoraire de la “Société fraternelle des démocrates-socialistes à Londres“, c’est lui qui va répartir les sommes que Michel Goudchaux, l’ex-ministre des finances de la République de 48, lui fait parvenir au 6 et au 20 de chaque mois. Pour ces souscriptions, Goudchaux, malade du cœur, fait à Paris du porte à porte, au prix de « 80 à 90 étages à monter par jour, avec des palpitations qui [l’]empêchent de respirer quand [il] arrive aux étages supérieurs. »[iii]

L’émigration londonienne est très divisée. « Tout nouvel arrivant, écrit Gustave Lefrançais rapportant un propos de Joseph Déjacque, trouve habituellement au pont de Londres, dès qu’il y débarque, des amis de Ledru et des amis de Pyat qui, en vrais garçons d’hôtel, se le disputent pour en faire un adhérent de plus à leur clan respectif. » Félix Pyat, Jean-Baptiste Boichot et Marc Caussidière, « à côté de la société fraternelle exclusivement destinée à secourir les misères de la proscription, ont fondé la société la Commune révolutionnaire dans un but tout politique : (…) correspondre avec la France, essayer de relier les éléments épars de la Révolution (…) organiser un noyau de forces capables de donner, dans des circonstances favorables, le signal d’une insurrection contre le régime inauguré dans la nuit du 2 décembre. »[iv]

Cabet tente, avec Louis Blanc et Pierre Leroux, de former une Union socialiste entre cette Commune Révolutionnaire et le groupe de Ledru-Rollin, La Révolution. Une réunion organisée le 13 juin, à Little Dean Street (auj. Bourchier St), s’avère orageuse, et il n’en sort rien. Cabet quitte Londres cinq jours plus tard, embarque à Liverpool. Le 30 juin, il est à New-York, le 23 juillet, de retour à Nauvoo dans une Icarie de 365 membres.

A la fin d’octobre, les divergences entre factions ont des conséquences sur les secours mêmes des proscrits. De nouvelles élections à la « commission de répartition » de la Société fraternelle des démocrates socialistes donnent la prépondérance aux Pyatistes, et plus de quatre-vingts Rollinistes menacent de démissionner[v]. Du coup, Schoelcher suspend toute distribution dans l’attente d’un avis de Goudchaux. Le 4 novembre 1852, on peut alors lire sur
les murs du restaurant Morel, lieu de réunion des réfugiés français, une affiche de la Commune révolutionnaire, signée par les citoyens Caussidière, Pyat, Thoré, etc., qui déplore que « le citoyen Schoelcher [ait] refusé de mettre à la disposition de la Société fraternelle les fonds qu'il reçoit pour elle des démocrates de Paris ».

 

Le 27 avril 1852, Mme Marche a mis au monde son quatrième enfant et sa deuxième fille, Gracie Pauline, au 2 passage du Désir, leur nouveau domicile, un peu plus haut dans le faubourg Saint-Denis. Est-ce l’une des portes auxquelles frappe Goudchaux ? Charles Marche est-il en relations avec l’un des « comités occultes établis dans les faubourgs de Paris »[vi] par la Commune révolutionnaire de son « ami intime » Caussidière ?

 

Un bon de souscription, recto

 

Le verso du même bon

Le 4 avril 1853, un premier émissaire de la Commune révolutionnaire est arrêté à Paris : le tailleur Auguste Berlier, 32 ans. Il dira avoir été chargé de vérifier auprès de Goudchaux la concordance des sommes distribuées à Londres avec celles qu’il a envoyées. Trois jours plus tard, la police met la main sur Raoul Bravard qu’elle a suivi depuis son départ de Londres. Son faux passeport était censé le protéger d’abord de la condamnation par défaut qui le menace depuis le 26 juin 1850 : 5 ans de prison et 6 000 francs d’amende pour sa « chanson communiste », le Chant des Jacques.

Une quarantaine de personnes tombent dans les jours qui suivent : deux de ces Montagnards ou Gardiens de Paris que Caussidière avait substitués, en 48, à la police municipale ; un ancien insurgé de Juin, détenu pour cela deux mois à Bicêtre ; une fruitière de 57 ans dont la boutique, rue Neuve-des-Augustins (auj. rue Daunou), est censée être un centre de diffusion des manifestes de la Commune révolutionnaire. On saisit sur eux 1 500 billets à 1 franc, signés Boichot, Caussidière et Pyat, sortes d’obligations remboursables par un futur gouvernement révolutionnaire, et 500 exemplaires de la Lettre au Peuple français, signée des mêmes, votée à Londres le 15 août 1852 et publiée le 22 septembre, pour le 60ème anniversaire de la proclamation de la Première République.

 

Est-ce le rétablissement de l’Empire ? Est-ce la répression qui s’abat sur des gens dont, sans doute, il partage les convictions ? — « Pour échapper à la répression », écrira Dommanget résumant une lettre de Meyer à Lacambre (voir la chronique précédente) — Marche s’embarque pour New York à la mi-mai 1853.

La famille Marche sur la liste des passagers de l'Ocean Queen, avec Charles diminutivé en Chas pour le père comme pour son fils aîné; une graphie anglaise de Marche; une coquille sur l'âge du père, qui a 34 ans et non 24, tandis que Chas fils n'aura 8 ans qu'à la fin de novembre. Le père est dit “Engineer“, qui correspond a mécanicien.

 

Difficile pourtant de le penser poursuivi, s’échappant de justesse, alors qu’il monte à bord avec femme et enfants, dont une petite dernière d’à peine 1 an. L’autre fait curieux est que la famille Marche ne part pas du Havre, port transatlantique le plus proche de Paris, et bien desservi par le train, — c’est de là que sont partis tous les Icariens, c’est de là que part l’émigration d’Allemagne du Sud, de Suisse, d’Alsace — mais qu’on la retrouve sur un navire de la Black X Line, ligne qui a pour particularité de relier New York depuis la capitale britannique, depuis Londres même. On serait donc assez tenté de croire que Marche était déjà en Angleterre avant la répression d’avril.

 

Marc Caussidière sur la liste des passagers de l'Africa. Il va avoir 46 ans et non 50 comme indiqué.

Y a-t-il croisé son ami Caussidière ? La Commune révolutionnaire venait, le 24 février 1853, de rédiger une adresse Au peuple américain, signée comme à l’accoutumée de Pyat, Boichot et Caussidière, qui devait accompagner ce dernier, envoyé placer aux États-Unis les titres à 1 franc de l’emprunt de solidarité républicaine. Le 1er mars, Caussidière prenait à Liverpool l’Africa, vapeur de la Cunard Line et débarquait à New York le 14. Les Marche, dépourvus des moyens financiers de Caussidière qui, de Londres à Jersey, s’était fait courtier en vins, faisaient la traversée sur un bateau à voiles deux fois plus lent, et donc moins cher, l’Ocean Queen. Ils arrivaient à New York le 14 juin. Le New York Herald contenait ce placard publicitaire de Marc Caussidière, « représentant exclusif pour les États-Unis des champagnes de la maison Delbeck & Lelegard, de Reims », qui ne manquait pas de sel : « Fournisseur de l’ex-roi Louis Philippe et de la cour de France » !  12 Beaver Street.



[i] Dans le New Moral World, journal lancé par Robert Owen, du 4 novembre 1843.

[ii] B. H. Roberts, Life of John Taylor, p. 226-227.

[iii] Goudchaux à Schoelcher le 15 août 1852.

[iv] Jean-Baptiste Boichot, Souvenirs d’un prisonnier d’Etat sous le second Empire, Leipzig, 1867.

[v] David A. Griffiths, « Victor Hugo et Victor Schœlcher au ban de l'Empire, d'après une correspondance inédite du poète », Revue d'Histoire littéraire de la France 63e Année, No. 4 (Oct. - Dec., 1963).

[vi] Boichot, ibid.