LES BARRICADES DES MISÉRABLES, OU LA LUTTE DES CLASSES COMME MALADIE AUTO-IMMUNE DU PEUPLE

Quand deux soixante-huitards, nés donc quarante-huitards (dix-neuf-cent-), se penchent sur une Révolution centenaire à leur naissance, est-ce parce que ça sent très fort le 18 Brumaire ?

 

Viennent de paraître, à deux mois d’écart, Du drapeau rouge à la tunique bleue, ma biographie historique de deux mécaniciens ferroviaires, Charles Marche et Jean-Jacques Witzig, grévistes de ce Mai-là, et la déambulation vagabonde d’Olivier Rolin derrière deux chefs-barricadiers de Juin, exilés duellistes Jusqu’à ce que mort s’ensuive : Emmanuel Barthélemy, mécanicien lui aussi, et Frédéric Cournet.

Dans la distribution travestie de 1848, deux de nos personnages se sont vu donner pour nom de scène Spartacus. Lamartine décrit Marche en « Spartacus de cette armée de prolétaires intelligents » qui, le 25 février, « força les consignes, pénétra en vociférant, en brandissant toutes sortes d’armes, entoura et pressa le gouvernement ». En Barthélemy, Alexandre Herzen décelait « une soif inextinguible, à la Spartacus, d’un soulèvement de la classe ouvrière contre la classe moyenne. Cette pensée était chez lui inséparable d’un désir sauvage d’exterminer la bourgeoisie. »[1] [Bourgeoisie et classe moyenne sont alors, chez Marx également, synonymes.]

En Barthélemy, quelque chose de Spartacus, selon le Times

« Les héros, ainsi que les partis et les masses de la première Révolution française accomplirent sous le costume romain et avec des phrases romaines la tâche de leur époque », écrit Marx dans le 18 Brumaire. Ceux de la seconde Révolution avaient adopté costumes et mots de la première mais, concernant les ouvriers mécaniciens, ces êtres que leurs pères n’avaient pas connus, ils en étaient restés au romain !

Pour un troisième de nos personnages, Victor Hugo osa la mise en abyme : « il y avait en Cournet quelque chose de Danton, comme, à la divinité près, il y avait en Danton quelque chose d'Hercule. »[2] Il avait oublié, ce faisant, l’autre membre de son duo funèbre, Barthélemy. Aussi Charles Hugo, l’un de ses fils, se hâta-t-il de réparer l’étourderie : « Il y avait quelque chose de Santerre dans Cournet, et il y avait dans Barthélémy quelque chose de Hébert. »[3]

On a cité Marx mais c’est Engels qui, au lendemain même du coup d’état, avait refilé à son compère l’idée d’une répétition hégélienne de l’histoire, mais de tragique en bouffon : « piètre farce, Caussidière pour Danton, Louis Blanc pour Robespierre, Barthélemy pour Saint-Just, Flocon pour Carnot, et l’autre avorton et ses douze premiers venus de lieutenants criblés de dettes pour le petit caporal et ses maréchaux de la Table ronde. »

Bon, si on voulait trouver un peu d’authenticité, il y avait du décapage à faire.

 

Concernant les têtes d’affiche, Blanqui s’était déjà chargé de dire que derrière les farceurs, il y avait des assassins, et derrière leurs dindons des morts. Barthélemy lui ayant demandé un toast pour le banquet des Égaux, qui allait, à l’Highbury Barn Tavern de Londres, célébrer le troisième anniversaire de la proclamation de la république, le prisonnier de Belle-Île avait envoyé ceci :

« Quel écueil menace la révolution de demain ?

L'écueil où s'est brisée celle d'hier : la déplorable popularité de bourgeois déguisés en tribuns.

Ledru-Rollin, Louis Blanc, Crémieux, Lamartine, Garnier-Pagès, Dupont de l'Eure, Flocon, Albert, Arago, Marrast !

Liste funèbre ! Noms sinistres, écrits en caractères sanglants sur tous les pavés de l'Europe démocratique.

C'est le gouvernement provisoire qui a tué la Révolution. C'est sur sa tête que doit retomber la responsabilité de tous les désastres, le sang de tant de milliers de victimes.

La réaction n'a fait que son métier en égorgeant la démocratie.

Le crime est aux traîtres que le peuple confiant avait acceptés pour guides et qui l'ont livré à la réaction. »

 

Évidemment, le toast n’a pas été lu aux quelque 700 présents recensés par le Morning Post, Louis Blanc étant l’un des parrains de l’évènement, aux côtés de réfugiés blanquistes et de cette fraction de la ligue des Communistes que Marx-Engels nomment « la clique Willich-Schapper », — laquelle va d’ailleurs expulser manu militari du banquet les deux représentants de la fraction marxienne. Mais cet Avis au peuple (le titre du toast), ayant été publié par des journaux français, Louis Blanc dira d’abord qu’il s’agit d’une supercherie blanquiste : le soi-disant toast n’aurait jamais été envoyé ; Barthélémy avouera ensuite l’avoir reçu mais avoir préféré le garder pour lui ; enfin, Vidil révèlera qu’au contraire, le texte en a bien été porté à la connaissance du comité d’organisation qui, par 7 voix sur 13, s’est prononcé contre sa lecture publique.

Marx et Engels sautent sur l’aubaine, le traduisent et le diffusent à quelque trente mille exemplaires en Allemagne comme en Angleterre.

Ça donne une idée de l’ambiance dans ce petit monde de l’exil que l’on voit, lorsqu’il n’est pas en train de commémorer, passer du salon de la baronne von Brüning, sur les hauteurs de St John's Wood, — à lire Carl Schurz[4], Barthélemy y jette un froid certain —, à la salle d’armes de Rathbone Place, sur Oxford Street (fleuret, épée et sabre, y compris d’estoc, au grand dam des Allemands qui prohibent cet emploi du sabre, hélas pour eux la salle est française ! ; pistolet), — Wilhelm Liebknecht[5] y mène de fréquent assauts contre Barthélemy, et y voit Marx de temps en temps, affrontant des Français, réussir à compenser son manque de technique par beaucoup d’ardeur.

Barthélemy passera ainsi quelque cinq ans à Londres, sous les yeux des deux sexes, Madame Marx, qu’il effraye, la baronne Bruning, qu’il glace, Malwida von Meysenbug, préceptrice des filles d’Alexandre Herzen, qu’il charme : « L'impression que me fit cet homme fut si forte, que Herzen, qui l'avait trouvé très intéressant lui-même, se moqua de mon enthousiasme. »[6] Et les regards de Herzen, donc, et de Charles Hugo, de Liebknecht, futur fondateur du SPD et de la IIe Internationale, ou encore de Schurz. Tout cela hors de tout évènement, dans le cadre de la vie sociale ordinaire, ce qu’il faut pour une bonne peinture de caractère.

Par opposition, Marche ne nous est connu que dans le moment de son irruption du 25 février. Les hommes qui lui font face, Lamartine, Louis Blanc, Garnier-Pagès, etc., diront dans quels termes, sur quel ton, avec quels gestes il a revendiqué le droit au travail, et ils ne diront que cela. Sa biographie est matérialiste, tirée de ses seuls faits et gestes chacun dans son contexte, et Du drapeau rouge à la tunique bleue quasi totalement inédit.

 

La couv. de la brochure de CrimethInc (2016)

À Londres, Barthélemy était arrivé de surcroît en évadé de la prison des Conseils de guerre de la rue du Cherche-Midi, et il y finirait au bout d’une corde pour le meurtre de deux importuns qui s’étaient mis en travers de sa route alors qu’il partait assassiner Napoléon III. Entre temps, il avait été le témoin de Willich dans un duel logiquement tenu aux frontières, sur une plage belge, et le vainqueur d’un autre incongrûment organisé à deux pas du château de Windsor de la reine Victoria ; il y avait tué Cournet. Barthélemy était, de son vivant, « lionised », objet d’autant de curiosité que les lions de la Tour de Londres ; il l’est resté après son exécution, et rien que pour l’époque récente, on dispose, en anglais et à gauche, du fascicule de 36 pages d’un groupe anarchiste et dématérialisé, CrimethInc., qui l’affiche en couverture « Combattant prolétarien, Conspirateur blanquiste, Rescapé des galères, Vétéran des soulèvements de 1848, Fugitif, Duelliste, Voyou, & Presque ASSASSIN DE KARL MARX », on verra pourquoi plus loin. C’était en 2016. Deux ans plus tard, Marc Mulholland, professeur d’histoire moderne à Oxford, publiait The murderer of Warren Street: the true story of a nineteenth-century revolutionary, qui sera Daily Express Book of the year.
4ème de couv. du livre de Marc Mulholland (2018)

Dans l’un comme l’autre des deux titres anglais, les barricades anthropomorphes dites « La Charybde du Faubourg Saint-Antoine et la Scylla du Faubourg du Temple » qui, au début du tome 5 des Misérables,  expriment Barthélemy et Cournet à la façon dont Man Ray minéralise le marquis de Sade avec les pierres de la Bastille, occupent la place, imposante, qui leur revient chez Victor Hugo. Le proscrit de Jersey et Guernesey connaissait Cournet dès avant son exil : le 82, rue Popincourt, ateliers de l’ancien officier de marine, avait été la base d’où des représentants et « plusieurs blouses » étaient partis, le 2 décembre 1851, tenter de rallier à eux le faubourg Saint-Antoine par l’exemple de la pauvre barricade sur laquelle tomba Baudin[7]. Barthélemy, Hugo le connut à Londres.

Une amplification du résumé en cent quarante-six mots que donne Hugo de la vie de Barthélemy à la fin du premier chapitre de ce tome V, s’ouvrant sur l’« espèce de gamin tragique » de sa première ligne pour se clore sur « le drapeau noir », épitaphe du pendu, à la dernière, c’est déjà le procédé qu’utilisait l’historien italien Innocenzo Cervelli dans un article de 126 pages, (étayé de 432 notes infrapaginales), de la revue de l'Institut Gramsci, Studi storici, « Emmanuel Barthélemy, in memoria ».[8] Jusqu’à ce que mort s’ensuive inscrit ses 200 pages dans le même intervalle, Olivier Rolin n’apportant de neuf que les doigts légers dont il reprend l’enquête, le nez en l’air qu’il y garde en cheminant.

 

Innocenzo Cervelli, né pendant la guerre, a quelques années de plus que nous. Ce n’est pas ici un nous de majesté mais de baby-booming. Olivier Rolin s’interrogeant sur les raisons qui l’ont poussé à son livre, voit dans « l’ouvrier Barthélemy et l’ex-officier Cournet, deux types absolument différents mais qu’on rencontre toujours dans les grands tumultes révolutionnaires, qu’on peut distinguer en termes de classe, bien sûr — le prolétaire et le bourgeois —, mais aussi de façon plus existentielle : celui que des causes sociales, matérielles, obligent à vouloir la fin de l’ordre établi, passionnément mais aussi logiquement, dirait Rimbaud, et celui que le combat attire pour lui-même, avec tout ce qu’il entraîne d’oubli de soi, de fraternité rêvée, de vie dangereuse, de mépris et en même temps d’idéalisation de la mort — figures du militant et de l’aventurier, pour reprendre les mots de Sartre dans sa préface au Portrait de l’aventurier de Roger Stéphane, “qui s’affrontent, se connaissent et se reconnaissent, quelquefois s’allient et se combattent quelquefois“. Je crois que lorsque les jeunes gens de ma génération, la plupart, pas tous mais moi en tout cas, nous faisions nôtres les mots et souvent les actes de la révolution, c’est ce second modèle que nous poursuivions, sans nous l’avouer ni même le savoir. »

Ben, pas moi. C’est mon père, ouvrier mécanicien, que des « causes sociales, matérielles, oblig(eai)ent à vouloir la fin de l’ordre établi », mais s’il a voulu cette fin, il n’a rien fait pour la hâter ; je m’y suis senti obligé. N’ayant commencé à militer qu’à la fac, le gauchisme de l’époque m’a permis d’exprimer sociologiquement mon père tout en m’en distinguant. J’enfilai des habits trotskistes, Rolin se mit en Mao, c’est-à-dire en Staline.

 

Là où l’on s’attendait qu’il fît de Barthélemy et Cournet, comme il se le propose lui-même, « des personnages, et même des personnes », Rolin revient donc aux types, aux figures, en l’occurrence « absolument différentes » du militant et de l’aventurier. À quelques lettres près, il est marxiste, la clique « aventuriste » que l’on a vu plus haut nommée Willich-Schapper, l’étant aussi parfois Willich-Barthélemy.

Au Banquet des Égaux du 24 février 1851, Willich avait porté son toast « Au moyen extrême ! » et terminé ainsi : « Frères prolétaires, (…) C'est seulement quand les rois et leurs suppôts seront écrasés par nos armes, qu'ils seront à notre merci, sous notre glaive, et que la puissance du canon sera pour toujours assurée au Peuple, c'est alors seulement qu'il y aura possibilité de commencer la création du nouveau monde, annoncé par nos penseurs, tant désiré par les opprimés.

A l'armée révolutionnaire ! Au moyen extrême ! »

Au bas de quoi il signait, les toasts étant lus : « Auguste Willich, Capitaine d'artillerie, commandant des corps-francs pendant l'insurrection de Bade. »

 

Revenant, en 1885 et en Quelques mots sur l'histoire de la Ligue des communistes, Engels écrira : « La crise industrielle de 1847, qui avait préparé la révolution de 1848, était passée ; une nouvelle période de prospérité industrielle inouïe s'était ouverte ; et quiconque avait des yeux pour voir, et s'en servait, s'apercevait forcément que la bourrasque révolutionnaire de 1848 s'apaisait peu à peu. » C’était « une époque où Ledru-Rollin, Louis Blanc, Mazzini, Kossuth, (…) et tutti quanti, constituaient en masses à Londres de futurs gouvernements provisoires, non seulement pour leurs patries respectives, mais encore pour toute l'Europe, et où il ne restait plus qu'à réunir, au moyen d'un emprunt révolutionnaire émis en Amérique, l'argent nécessaire pour réaliser en un clin d'œil la révolution européenne, ainsi que les différentes républiques qui devaient en être la conséquence naturelle. (…) Que la plupart des ouvriers de Londres, en majorité des réfugiés, les ait suivis dans le camp des démocrates bourgeois, faiseurs de révolution, qui pourrait s'en étonner ? Bref, la réserve que nous préconisions n'était pas du goût de ces gens ; il fallait essayer de déclencher des révolutions ; nous nous y refusâmes de la façon la plus absolue. »

Si bien qu’outre l’assassinat de Ledru-Rollin, son souci constant, et avant de concentrer ses efforts à comment estourbir Louis Bonaparte, Barthélemy songea un temps à liquider un Marx jugé bien tiède. D’où sa désignation, sur la brochure anarchiste, en « presque assassin » dudit.

Pour tuer le futur Napoléon III, raconte Herzen, « il inventa un fusil doté d’un mécanisme spécial rechargeant celui-ci après chaque coup, de sorte que toute une série de balles pouvaient être tirées sur la même cible, l’une à la suite de l’autre. » « C’était un excellent mécanicien », remarque-t-il, ajoutant : « Notons en passant que ce fut des rangs des mécaniciens, des ingénieurs, des cheminots, que sortirent les combattants les plus résolus des barricades de Juillet. » [celles de Juin dans son calendrier julien.]

Le moment de rappeler, bien sûr, que Charles Marche et Jean-Jacques Witzig étaient mécaniciens et cheminots !

Les deux figures « absolument différentes » du militant et de l’aventurier, Barthélemy et Cournet, sont en fait pour Hugo absolument identiques, chacun des deux hommes-barricades étant en lui-même, Jekyll et Hyde, « la populace contre le peuple », « la Carmagnole défiant la Marseillaise ». Si bien que leur « duel funèbre » sera comme un redoublement de cet écartèlement intime. À preuve, la description que fait Hugo de la barricade du faubourg Saint-Antoine, celle de Cournet pourtant, des deux celui qui a sa sympathie : « elle attaquait au nom de la Révolution, quoi ? la Révolution. Elle, cette barricade, le hasard, le désordre, l'effarement, le malentendu, l'inconnu, elle avait en face d'elle l'assemblée constituante, la souveraineté du peuple, le suffrage universel, la nation, la République ».

Portrait imaginaire de Sade par Man Ray, 1936

 

La barricade est « sphinx », elle est « une énigme », Hugo reste, devant elle, comme pétrifié. À la publication des Misérables, en 1862. Le 24 juin 1848, au contraire, les barricades du Temple et du Marais lui posaient moins de questions, il en avait mené l’attaque et la prise « vaillamment », mais seulement « après avoir épuisé tous les moyens de conciliation ». Pire, devant celle érigée à l’angle des rues de Poitou et de Berry (auj. Charlot), alors que Pierre Turmel, capitaine de la 7ème légion de la garde nationale, en sortait et s’avançait en parlementaire vers les représentants Hugo et Galy-Cazalat, Hugo, si l’on en croit le témoignage que Turmel fit à Lacambre au terme de ses deux ans de prison, le saisit au collet et le livra traîtreusement aux soldats en leur disant : « Celui-ci, c'est le chef, gardez-le bien »[9]. Le lendemain, le parti de l’ordre avait à peine fini de noyer dans le sang l’insurrection, qu’Hugo résumait en ces termes, dans ses carnets, ce qui venait d’avoir lieu : « Sauver la civilisation, comme Paris l'a fait en juin, on pourrait presque dire que c'est sauver la vie au genre humain. »[10]

Le 28 septembre, Pierre Turmel passe en conseil de guerre. Son défenseur, Me Madier de Montjau demande que Victor Hugo soit cité comme témoin. Sollicité à quatre reprises, Hugo se refuse quatre fois à venir déposer. Quand il y consent enfin, le lendemain, et en retard sur l’heure fixée, c’est pour commencer ainsi : « Je dois dire bien haut qu’il n’appartient à personne, à aucune autorité, de déranger un membre de l’Assemblée nationale » Et comme le commissaire du gouvernement fait observer à « l’illustre poète » que « l’Assemblée qui fait les lois ne peut se mettre au-dessus des lois déjà faites : (…) la loi est une, elle est pour tout le monde » ; que des représentants assez nombreux, dont Galy-Cazalat, se sont d’ailleurs pliés à ce qu’Hugo qualifie « d’injonction », de « sommation », le député de la Seine continue de soutenir qu’une exception existe pour les représentants, et qu’il lui fallait défendre leur inviolabilité. Il termine en disant : « J’ai simplement à réserver mon droit, à le maintenir ».

Sur les faits, « trois mois après », il ne se rappelle que ceci : « un képi à galons d’argent, se débattait vivement au milieu des gardes nationaux qui l’entouraient ; il s’adressa à moi, en me disant, si j’ai bonne mémoire : “Citoyen représentant du peuple, je suis innocent ; faites-moi mettre en liberté !“ L’adjoint du 6e arrondissement et les gardes nationaux me dirent que c’était un homme dangereux, et je dus maintenir l'arrestation. Voilà tout ce que je puis dire. »[11] Turmel est condamné à 2 ans.

On peine à croire que la revendication hugolienne d’une exceptionnalité supra-judiciaire du représentant ne soit que l’expression d’une morgue hautaine ou de son embarras face à une nouvelle prière de Turmel après celle qu’il a déjà refusé d’entendre trois mois plus tôt. On préfère y voir une sacralisation de la fonction qu’il semble être le seul de l’Assemblée à porter à ce niveau de fétichisme. Quoi qu’il en soit, c’est assez loin du « tendre et profond amour du peuple » que L’Évènement, le journal populaire à 2 sous qu’il vient de fonder fin juillet avec ses fils pour soutenir la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, affiche en sous-titre à sa Une. 

Me Madier de Montjau souligne la contradiction : « M. Victor Hugo a écrit, sur les Dernières heures d'un condamné à mort, quelques pages qui resteront comme l’une des œuvres les plus belles qui soient sorties de l’esprit humain. Les angoisses de l’accusé ne sont pas aussi terribles que celles du condamné mais elles demandent aussi à ne pas être prolongées. Eh bien, si M. Victor Hugo, qui le pouvait comme M. Galy-Cazalat, était venu hier ici, Long [co-accusé] et Turmel auraient été jugés hier et ils n’auraient pas passé une nuit de plus sous le coup d’une accusation qui ne les expose à rien moins qu’aux travaux forcés à perpétuité. »

Au début de novembre, on peut encore lire dans l’Évènement, — dont le pendant du « tendre et profond amour du peuple » est, on a omis de le dire, « haine vigoureuse de l’anarchie » —, que « l’insurrection de juin est criminelle et sera condamnée par l’histoire, comme elle l’a été par la société. (…) Si elle avait réussi, elle n’aurait pas consacré le travail, mais le pillage ».[12]  

Le 24 février 1851, troisième anniversaire de la révolution, Paul Meurice, rédacteur en chef de l’Évènement hugolien, écrit « Le suffrage universel est le pouvoir supérieur et la justice suprême. Il a, en 1848, réparé une partie des fautes de la révolution ; il corrigera une partie des fautes de la réaction, en 1852. (…) M. Thiers décimant les électeurs [par la loi du 31 mai 1850, qui en supprime trois millions], commet la même erreur que M. Ledru-Rollin retardant les élections. »

Ledru-Rollin, ou plutôt le gouvernement provisoire, ne les avait reportées que de deux semaines ! Blanqui était favorable à un ajournement indéfini. Pour tous les révolutionnaires de février, il était clair qu’à cet instant-là, des élections étaient le contraire de la démocratie : après un demi-siècle sans droit de réunion, sans presse libre, elles ne pouvaient que faire le lit de la réaction. Les trois journées révolutionnaires des 17 mars, 16 avril et 15 mai, — Charles Marche en était, on ignore ce que fit Barthélemy — se sont faites dans un rapport de défiance vis-à-vis de la représentation : pour le report ou l’ajournement avant qu’elle ne soit élue, puis par l’intervention directe pendant sa session, le 15 mai, après qu’elle l’eut été. Voir, dans Du drapeau rouge, le journal inédit d’Hippolyte Carnot convaincu que les intrus « voulaient simplement déposer une pétition en faveur de la Pologne et défiler devant l’Assemblée, comme ils ont lu que cela se passait à la Convention. La parodie aura encore joué son rôle dans cette déplorable circonstance »

Ce même 24 février 1851, au banquet de l’Highbury Barn Tavern, Barthélemy — « Ouvrier mécanicien, proscrit de Juin 1848 », selon sa souscription dans la brochure commémorative — porte son toast « Au triomphe du Socialisme ! à la souveraineté véritable du Peuple ! » Pour rendre cette souveraineté véritable, Barthélemy ne croit pas à la démocratie directe de « trente-six-mille assemblées communales de la France » : « cette foule de citoyens dont l'éducation politique et surtout républicaine est encore si imparfaite ; de tant de milliers d'hommes que l'obligation du travail, et peut-être même l'indifférence viendraient éloigner des assemblées où se traiteraient leurs intérêts les plus chers, mais quelquefois les moins compris », ne délibérerait pas mieux qu’elle ne voterait. Des représentants. Restent nécessaires, encore que « les Socialistes ne se sont jamais servis que [du mot] de mandataire ou de commis, lequel exprime mieux la subordination de l'élu à l'électeur. »

Finalement, citant le Contrat social de Rousseau, il croit pouvoir en déduire que l’expression de la volonté générale, c’est la révocabilité à volonté de la représentation nationale : « nous voulons le gouvernement direct du Peuple par lui-même, mais nous le voulons possible et réel, et il ne saurait être tel, qu'à la condition d'être exercé par les mandataires du Peuple, rendus sérieusement responsables et incessamment révocables. »

On est évidemment assez loin de la conception du représentant manifestée par Hugo devant le conseil de guerre : le représentant ne devant pas même être « dérangé », c’est dire s’il pouvait être révocable !

Et puis Louis Bonaparte avait violé le suffrage universel [masculin] qui l’avait élu pour un mandat unique de 4 ans aux termes d’une constitution adoptée par des représentants eux-mêmes élus au suffrage universel [masculin]. Il était devenu Napoléon le petit.

Moins de trois mois après le pamphlet, dans un poème au titre anodin, « Au bord de la mer » baignant Jersey, Victor Hugo absolvait par avance qui se chargerait d’éliminer le tyran : « Tu peux tuer cet homme avec tranquillité. »[13] Sans autre rapport que de concomitance, Barthélemy venait de révolvériser Cournet en duel, après que le rolliniste (partisan de Ledru-Rollin) — ce qui était une circonstance aggravante — eut colporté des ragots le disant entretenu par une prostituée.

Charles Marche a dû passer par Londres avec femme et enfants, au printemps 1853, à peu près au moment où Barthélemy, ses témoins et ceux de feu Cournet sortaient de prison, le juge ne retenant que l’homicide involontaire et leurs cinq mois de préventive couvrant la peine légère à laquelle il les condamnait., Pendant qu’ils étaient à l’ombre, le partenaire de Barthélemy dans la « clique aventuriste », August Willich, rejoignait Kinkel à New York, l’un comme l’autre étant selon Marx « des entrepreneurs[14] de l'affaire de l'emprunt révolutionnaire anglo-américain ». Caussidière allait les suivre dans la capitale américaine pour y diffuser la récente adresse « Au peuple américain » de cette « Commune révolutionnaire » dont il était l’un des fondateurs, en même temps qu’y placer un équivalent de l’emprunt allemand : des bons de souscription à 1 franc, remboursables par un futur gouvernement révolutionnaire. Marche, arrivant à New York sur ses traces, pourrait voir dans la salle de réunion de la Société Républicaine Universelle des exilé français, au 80 Leonard Street (entre Church et Broadway), le vers de Hugo tracé sur les murs en lettres géantes : TU PEUX TUER CET HOMME AVEC TRANQUILLITÉ. Sous cette forme, ce n’est plus seulement une absolution, c’est un commandement, voire un mot d’ordre — aux jambages d’autant plus bravaches qu’on est à quelque six mille kilomètres du trône impérial ! 

 


 
La colossale barricade barrant la rue du faubourg du-Temple à la hauteur de la rue Bichat, autrement dite « la Scylla du Faubourg du Temple », celle de Barthélemy, gravée par Bonhommé qui nous en nomme les protagonistes : Au centre, le général Cavaignac, debout de dos au sommet de la passerelle ; en dessous, le cavalier Lamartine, tourné vers nous ; à la croupe de son cheval, le chef d’escadron d’état-major, Husson de Prailly, qu’on emporte sur une civière. À g., à l’entrée du pont tournant, le représentant Pierre-Napoléon Bonaparte, commandant la légion étrangère en Algérie, à côté de son cheval mort ; plus à g., derrière le cavalier portant la main à son haut de forme, l’officier d’état-major [Aynard de] Latour du Pin, grièvement blessé, tombant de cheval. Il n’y manque que Victor Hugo.

  

En 1862, dans les Misérables, Hugo requalifie Juin 48, à l’aune du pronunciamento du 2 décembre 1851, en « coup d’État populaire ». Marx observait déjà qu’à ne voir dans le premier, comme fait le proscrit de Jersey, que l’œuvre d’un seul individu, Napoléon le petit, c’est peindre celui-ci, en dépit de l’adjectif méprisant, en très grand homme. On pourrait ajouter encore qu’un coup d’État populaire, cela s’appelle une révolution.

Sa sanctification répétée de l’élection permet à Hugo et d’absoudre un éventuel tyrannicide et de se disculper lui-même : « Il arrive quelquefois que, même contre les principes, même contre la liberté, l'égalité et la fraternité, même contre le vote universel, même contre le gouvernement de tous par tous, (…) la populace livre bataille au peuple. » Ces « coups d'État populaires doivent être réprimés. L'homme probe s'y dévoue, et, par amour même pour cette foule, il la combat. Mais comme il la sent excusable tout en lui tenant tête ! comme il la vénère tout en lui résistant ! C'est là un de ces moments rares où, en faisant ce qu'on doit faire, on sent quelque chose qui déconcerte et qui déconseillerait presque d'aller plus loin ; on persiste, il le faut ; mais la conscience satisfaite est triste, et l'accomplissement du devoir se complique d'un serrement de cœur. »

On croirait entendre « on tire et on pleure », ce qui, outre le titre du documentaire de David Benchetrit (2000), a été un genre littéraire et cinématographique à part entière en Israël.

On croirait entendre les sophismes de Macron défendant sa contre-réforme des retraites : « On ne peut pas faire comme s'il n'y avait pas eu d'élection il y a quelques mois… » Ou, après les gilets jaunes : « ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. »

Ne penser qu’en termes de peuple et non de classes, aura permis à Hugo de voir en Juin 48 non le premier massacre de masse des ouvriers par la république, c’est-à-dire par la bourgeoisie républicaine, mais seulement une sorte de maladie auto-immune. « Mais, au fond, que fut juin 1848 ? Une révolte du peuple contre lui-même. »



[1] Passé et méditation, t. IV, éd. L’Âge d’homme, 1981, p. 75 à 90.

[2] Les Misérables, 5ème partie, Jean Valjean, p. 12-13.

[3] Les Hommes de l’exil, 1875, p. 30 à 42.

[4] Memoires de Carl Schurz, vol. I, chap. 14, 1908 pour la trad anglaise.

[5] Reminiscences of Marx and Engels, (trad. anglaise de Karl Marx zum Gedächtniss), éd. De Moscou, p. 112-13.

[6] Mémoires d’une idéaliste, t. II, Librairie Fishbacher, 1900, p. 20-21.

[7] Histoire d’un crime, in Œuvres Complètes, librairie Ollendorf, 1907, p. 379-409.

[8] 41ème année, n° 2, avril-juin 2000. Tous les textes correspondant à ces notes sont disponibles en ligne.

[9] Maurice Dommanget, Auguste Blanqui et la révolution de 1848, Mouton, 1972 ; repris par Cervelli.

[10] Choses vues 1830-1848, 25 juin 48, p. 688.

[11] Voir le Moniteur à ces dates sur RetroNews.

[12] L’Évènement nº 94, 2 et 3 nov. 1848, RetroNews.

[13] Le 25 octobre 1852, repris dans les Châtiments début 1853.

[14] En français dans le texte.


COMMENT CHARLES MARCHE N’A ÉTÉ NI « TRANSPORTÉ » NI COLON EN ALGÉRIE

 Présentation de :

à la librairie Jonas, Paris 13ème, le 10/01/2024.

 

La révolution de 1848 est très présente dans la toponymie parisienne, avenues, boulevards et métros : Barbès, Blanqui, Ledru-Rollin, Louis Blanc, etc. Dans le 13ème, sur le mode de la rue ordinaire, la rue de Tolbiac parcourt les deux bouts de la chaîne, de la rue Albert, l’ouvrier coopté au gouvernement provisoire le 24 février, à la rue Damesme, le sabreur mortellement blessé lors de sa sanglante besogne répressive du 24 juin. La rue Albert, on en veut à la Troisième République de ne pas l’avoir baptisée, en 1896, plus justement rue de « l’ouvrier Albert », ou rue « Albert, ouvrier », seule dénomination, dans les actes officiels du gouvernement provisoire, la presse de l’époque ou l’historiographie, d’Alexandre Martin, son nom à l’état-civil. La plaque s’est vue précisée, il y a quelques décennies, par ces mentions : « Ouvrier mécanicien – Homme politique 1815-1895 », mais ce n’est qu’un pis-aller. L’attribution à Damesme, décidée par Napoléon III, est restée non explicite sur la plaque de l’autre rue, taisant le général comme le répresseur et, à défaut de « cancel », on s’en accommodera.

MARX 1818 - 1883       MARCHE 1819 - 1893


On a dit les deux bouts de la chaîne : 24 février – 24 juin, quatre petits mois, un mois et demi de plus seulement que la Commune. Un bain de sang au bout, un peu moindre que celui de la Semaine sanglante. Une présence bien plus forte dans la topographie — mais on manque vraiment d’une rue Marche — mais bien plus faible dans les mémoires, si bien que Michèle Riot-Sarcey et Maurizio Gribaudi ont pu co-écrire, en 2008, 1848 La révolution oubliée, (La Découverte).

 

48, c’est pourtant une révolution qui se produit sous les yeux de Marx, lequel arrive à Paris dans les premiers jours de mars avec sa femme, leurs trois enfants, Jennychen, Laura et le petit Edgar, âgé à peine d’un an, et, j’allais dire surtout, dans ses bagages, un millier d’exemplaires du Manifeste du parti communiste, en allemand, tout frais imprimés. Passager du Bruxelles-Paris du chemin de fer du Nord, son train passe devant les ateliers de la Cie, à La Chapelle, où Marche est mécanicien tourneur, puis Charles Marx (on francise à l’époque les prénoms étrangers), à l’embarcadère du Nord, descend en voiture la rue du Faubourg-Saint-Denis — le bd Magenta, le bd de Strasbourg n’ont pas été percés, le flux des circulations, c’est l’étoile à trois branches de la révolution espagnole : la rue du Fbg-St-Denis jusqu’à la porte du même nom, puis les grands boulevards à droite et à gauche.

Descendant vers l’arc de triomphe, donc, Charles Marx passe devant le logis de Charles Marche qui habite au 62 rue du Fbg-St-Denis (n° 54 – 56 actuels, face au passage-cour des Petites-Écuries. Mais pour goûter l’homonymie presque parfaite des deux noms, Charles Marche est notre Karl Marx, encore faut-il savoir ce que l’historien californien (de Santa Cruz), Mark Traugott, méconnaissait encore en 2015, je le cite : « on ignore presque tout de Marche – à commencer par son prénom ».

 

Sitôt débarqué, Marx donne à traduire en français le Manifeste du parti communiste à son vieux complice du Vorwärts, le médecin Hermann Ewerbeck qui, l’année précédente, avait mis en allemand le Voyage en Icarie de Cabet. Ewerbeck se met au travail, et intéresse à la publication de la traduction à venir une personne à laquelle il enseigne l’allemand, Charles Paya, créateur d’une petite agence de presse démocratique et républicaine. C’est une dépêche sortie de l’agence de Paya qui, le 23 mai 1848, indique que « le citoyen Marche, cet intrépide et audacieux ouvrier qui, dans la journée du 25 février dernier, est parvenu, par son énergique langage, à arracher, séance tenante, le fameux décret relatif à l’organisation du travail, et qui, employé au chemin de fer du Nord, a organisé la grève qui dure encore maintenant », a été arrêté.

Lequel Marche répond aussitôt aux journaux qui ont diffusé la nouvelle : « Que mes amis se rassurent, je suis libre encore », et il signe « Marche jeune, ouvrier mécanicien, rue du Faubourg-Saint-Denis, 62. » On en sait déjà un peu plus : que vit aussi à Paris un Marche aîné, son père ou son frère.

 

LE Ve ARRONDISSEMENT ET LA CHAPELLE

La traduction du Manifeste est achevée au 13 juin 1849, date à laquelle les députés de la Montagne, Ledru-Rollin à leur tête, engagent le fer, tout pacifiquement, lorsque le président de la République élu en décembre, Louis Bonaparte, envoie au mépris de la constitution des troupes françaises et républicaines rétablir le Pape dans ses États temporels. Marx, revenu à Paris, est à nouveau le témoin oculaire de ce dernier soubresaut démocratique, et de son échec : Hermann Ewerbeck est emprisonné pour deux bons mois mais, surtout, Paya, arrêté lui aussi, se voit condamné à la déportation par la Haute Cour de justice de Versailles. Il faudra attendre 1885 pour lire une traduction française du Manifeste, celle de Laura, la deuxième fille de Marx, qui aura entretemps épousé Paul Lafargue.

 

Par Ewerbeck, par Paya peut-être, ces deux contemporains - Marx n’est que de 9 mois l’aîné de Marche – auraient pu se rencontrer. Mais Marx est d’emblée accaparé par l’urgence d’empêcher une Société démocratique allemande, ainsi qu’elle se nomme elle-même, d’aller de France et les armes à la main établir par la force la République en Allemagne. Dans ce but, et Engels l’ayant rejoint à Paris le 21 mars, ils écrivent « au citoyen Cabet », qui fait partie comme eux et selon les termes mêmes de leur lettre, du « parti communiste » (à ne pas entendre ici, pas plus que dans le titre du Manifeste, comme un parti au sens propre mais comme un courant de pensée). Marx et Engels demandent à Cabet d’insérer dans son Populaire un communiqué mettant en garde les ouvriers allemands contre ce qui serait « un croc-en-jambe à la révolution en Allemagne ».

On a cité deux fois déjà Cabet, et on en profite pour dire que la biographie secondaire de ce livre, celle de J-J Witzig, mécanicien au chemin de fer d’Orléans, lui, comme Marche l’est à celui du Nord, est justement un ami de Cabet, qu’il précédera en Amérique pour y préparer l’implantation de l’Icarie, cette cité idéale où doit régner la communauté des biens.

 

Finalement, Marx et Engels, n’ayant rien pu faire pour barrer la route à l’inconscience de la Légion allemande repartent par le chemin de fer du Nord, (et repassent devant… et devant…), direction Cologne, « la partie la plus avancée de l’Allemagne », le 6 avril. Ils ne se sont pas munis d’armes mais d’un programme : des « Revendications du Parti communiste en Allemagne », qui sont la « République une et indivisible », « l’armement général du peuple », le suffrage universel [masculin, inutile de le préciser, à l’instar de celui qui vient d’être proclamé en France], la nationalisation des domaines princiers et féodaux, des banques privées, des moyens de transport ; l’instauration de « forts impôts progressifs », la séparation de l’Église et de l’État et « l’instruction générale et gratuite du peuple ».

Marx et l’ouvrier Marche, qu’attendait et qu’annonce le Manifeste, resté de l’allemand pour les Français, se seront seulement croisés.

 

Revenons donc aux premiers jours de la révolution et passons, pour changer, à Proudhon et à ses Confessions d’un révolutionnaire, pour servir à l’histoire de la Révolution de Février, (3e édit., p. 67) : « Le 24 février avait eu lieu la déchéance du Capital ; le 25 fut inauguré le gouvernement du Travail. Le décret du gouvernement provisoire qui garantit le droit au travail fut l’acte de naissance de la République de février. »

Par « déchéance du Capital », Proudhon veut sans doute seulement dire la chute de la monarchie bourgeoise de Louis Philippe, assimilée au capital financier, c’est-à-dire, dans sa pensée, à Rothschild et consorts.

En réalité, le 24 février, qu’est-ce qui avait bien pu déchoir le Capital ? La petite place donnée au gouvernement provisoire à Albert ?

Louis Philippe vient d’abdiquer. Au National, journal de l’opposition dynastique, rue Le Peletier, une poignée de députés se cooptent en gouvernement provisoire. À la Réforme, journal de l’opposition républicaine, rue Jean-Jacques Rousseau, quelques publicistes travaillent à s’adjoindre à la liste ; par des navettes entre les deux titres, on doit arriver à un consensus. Quand d’une fenêtre du 1er étage des bureaux de la Réforme, Louis Blanc égrène à une foule rassemblée dans un silence solennel, le chapelet des noms sur lesquels on s’est entendu, un nom supplémentaire monte de la cour, littéralement un nom d’en bas : « Albert ! Albert ! » La plupart des gens de La Réforme ne le connaissent pas, écrit Louis Blanc, qui assure ne l’avoir jamais vu. C’était, poursuit-il,

 

un pauvre ouvrier mécanicien qui tirait peut-être son dernier coup de fusil à quelque barricade au moment même où, loin de lui, à son insu, ses camarades acclamaient son nom. […] il n’avait jamais figuré au milieu des notabilités démocratiques. N’y avait-il pas dans ce seul fait l’avènement d’un monde tout nouveau ? (c’est moi qui souligne) C’était l’idée du travail réclamant sa place dans le gouvernement des choses humaines ; c’était la souveraineté du Peuple demandant à être représentée par un homme du Peuple. Ce fut les yeux humides que j’inscrivis : « Albert, ouvrier ».

 

Dans un complément ultérieur à ses Pages d’histoire de la révolution de février 1848, (Révélations historiques, en réponse au livre de lord Normanby intitulé : A Year of Révolution in Paris, Bruxelles, 1859, t. 1er, p. 76), Louis Blanc parlera non plus seulement de « l’avènement d’un monde tout nouveau », mais de « l’avènement d’un ouvrier au pouvoir ».

 

Aux yeux humides de Louis Blanc fera écho six jours plus tard, dans la même tonalité sentimentale, une « Proclamation du gouvernement provisoire aux ouvriers » : « Et maintenant, citoyens, hâtez-vous de reprendre vos travaux. Songez qu'une heure de retard est un trésor perdu pour la patrie. Vous êtes une des forces et une des sollicitudes du gouvernement provisoire de la République. Il vous aime ; ayez confiance en lui, et sachez bien qu'il est presque plus impatient de votre bonheur que vous-mêmes. »

 

Le 25 février, lendemain du jour où Albert a été invité à la table des grands, autre ambiance, que le même Louis Blanc décrira ainsi : « nous étions occupés de l’organisation des mairies, lorsqu’une rumeur formidable enveloppa tout à coup l’Hôtel de Ville. Bientôt, la porte du conseil s’ouvrant avec fracas, un homme entra, qui apparaissait vraiment à la manière des spectres. Sa figure, d’une expression farouche alors, mais noble, expressive et belle, était couverte de pâleur. Il avait un fusil à la main, et, ardemment fixé sur nous, son œil bleu étincelait. Qui l’envoyait ? que voulait-il ? Il se présenta au nom du Peuple, montra d’un geste impérieux la place de Grève et, faisant retentir sur le parquet la crosse de son fusil, demanda la reconnaissance du droit au travail. »

Lamartine, poursuit Louis Blanc, s’avance « vers l’étranger d’un air caressant », se met « à l’envelopper des plis et replis de son abondante éloquence. Marche – c’était le nom de l’ouvrier – fixa pendant quelque temps sur l’orateur un regard où perçait une impatience intelligente ; puis, accompagnant sa voix d’un second retentissement de son mousquet sur le sol, il éclata en ces termes : – Assez de phrases comme ça ! »

 

Dans une description jusque-là inédite de l’entrée en scène de Marche, que vous découvrirez dans le livre, vous l’entendrez poser d’abord et avant même toute revendication plus concrète, cette question de démocratie directe :

« Et d’abord nous demandons pourquoi nous sommes forcés, pour arriver jusqu’à eux [ceux qui se disent nommés par nous], de renverser des gens qui nous barrent le passage ? Qu’avez-vous à nous répondre ? »

 

Puis Marche exige que soit reconnu le droit au travail, et adopté le drapeau rouge comme une affirmation, une garantie de la couleur sociale de la république. Là encore, vous verrez, selon les témoins oculaires, Marche réclamer tantôt le droit, tantôt le drapeau, rarement les deux à la fois, et l’hypothèse que je propose pour résoudre cette contradiction.

 

1. Les 8 versions du 25 février

 

On dispose de pas moins de huit versions différentes de cette scène inaugurale, dont deux inédites, celle de Félix Bouvier, secrétaire du gouvernement provisoire les premiers jours, et qui la raconte, dans la presse, exactement six semaines après les faits, et celle d’Hippolyte Carnot, appuyée sur son journal et jamais publiée. A la fin, Marche sort de l’Hôtel de Ville avec le décret qu’il a « arraché séance tenante », « dicté », écrira Marx dans Les Luttes de classes en France. Louis Blanc et Garnier-Pagès le signent les premiers, Lamartine l’entérine plus tard, malgré qu’il a juré, selon l’une des versions : « Vous me ferez couper la main avant que je signe cela », et, selon une autre : « Vous me mettriez à la bouche de vingt pièces de canon que vous ne me feriez pas signer… »

Pour faire résumer l’évènement par un autre anarchiste, Charles Benoist, choisi par esprit de clocher rive gauche (les Temps nouveaux, dont on cite ici le numéro du 3 août 1907, étaient alors rue Broca après avoir été rue Mouffetard),  « L'ouvrier Marche parlant au gouvernement provisoire, c'est, dans « la rumeur formidable » et par « le geste impérieux » du Nombre, [Benoist reprend là les termes de Louis Blanc] le travail signifiant sa volonté, et dictant sa loi — la loi — à l'État. »

 

Après cette débauche de descriptions, huit pour une scène qui aura duré ½ h, 1 heure ? et qui malgré leur nombre laisse des questions irrésolues, plus rien ! À lire l’historien américain Donald C. McKay : « Marche, après cette unique apparition, retourne d’où il vient, dans l’oubli ». L’affirmation date de 1933, mais on a vu Traugott, cent dix-huit ans plus tard n’être pas plus avancé.

Fini Marche portraituré par Lamartine en « Spartacus d’une armée de prolétaires intelligents », par Louis Blanc en « orateur (au) regard perçant d’impatience intelligente » — intelligents jusque dans leur impatience, ces ouvriers de 48 !

Retourné dans l’oubli parce qu’a la salve de portraits tirée par Bouvier, Carnot, Freycinet, Garnier-Pagès, Lamartine, Louis Blanc, lord Normanby, Pelletan, a succédé le feu roulant des journées de Juin ? L’hypothèse qu’il y ait été tué, on a pu la lire ici ou là comme plus que probable. Trois mille, cinq mille ? ouvriers ont été fauchés sur les barricades ou fusillés sans jugement celles-ci tombées — Jacques Houdaille va jusqu’à 12 000 dans « Les détenus de Juin 1848 », (article de Population, 36e année n° 1, janvier février 1981, p. 164 à 171), mais il se borne à y reprendre Les journées de juin (1966), du douteux Pierre Dominique (nom de plume de P. D. Lucchini), directeur durant l’occupation de l'Office français d'information de Vichy puis rédac-chef de Rivarol.

 

Les barricades de juin 1848 dans le XIIe arrondissement de l'époque, rive gauche

2. La déposition du constructeur mécanicien Cavé

 

Sauf que dès le 1er juillet 1848, un démenti à cette hypothèse était donné non pas dans un document confidentiel, rare, peu accessible, que sais-je encore, mais dans un recueil qui est un usuel pour tout historien s’intéressant à la période, le Rapport fait au nom de la Commission d’enquête sur l’insurrection qui a éclaté dans la journée du 23 juin et sur les événements du 15 mai. François Cavé, constructeur mécanicien installé depuis des lustres en haut du faubourg Saint-Denis, qui après avoir fourni des locomotives à la Cie du Nord continue de livrer des roues et d’autres pièces détachées à l’atelier de réparations et d’entretien de La Chapelle où Marche est tourneur, dépose le 1er juillet devant la commission parlementaire, et il lui dit ceci concernant Marche : « Il n’a pas été arrêté. Depuis les évènements, il se promène vêtu avec recherche. Cependant, il y a quelque temps, les ouvriers, les sachant, lui, sa femme et ses enfants fort malheureux, avaient fait une souscription à leur profit ; mais ce n’est pas cette souscription qui peut le mettre en état de vivre comme il le fait, car il ne travaille plus. »

 

« Il n’a pas été arrêté », donc il ne le sera plus. Au 1er juillet, le filet est plein, près de 12 000 insurgés y ont été ramassés. Dès le 27 juin, un décret de l’Assemblée nationale a créé pour eux une peine originale, « la transportation » dans les colonies française d’outre-mer « autres que celles de la Méditerranée », une décision qui sera prise sans jugement, sans magistrats et sans contradictoire par des commissions administratives. Seuls les « chefs, fauteurs ou instigateurs » auront droit à une justice certes militaire mais respectant certaines formes, c’est-à-dire aux conseils de guerre.

Le 31 juillet, Cavaignac, le répresseur en chef, que l’Assemblée nationale vient de faire maréchal et président du Conseil des ministres, nomme une commission qui étudiera les lieux possibles de cette transportation. Les propositions affluent ; parmi celles-ci, deux concernent le Texas, et on les cite parce que c’est au Texas que Cabet et ses communistes, dont Witzig, envisagent d’établir leur Icarie. Finalement, le choix gouvernemental va s’arrêter sur l’Algérie, que l’Assemblée nationale avait écartée d’abord parce que trop proche, il semblait trop facile de s’en évader, et parce qu’on craignait que les transportés n’y répandent chez les indigènes leurs perverses idées démocratiques. La citadelle de Belle-Île formera à compter du 21 septembre, le dépôt provisoire de l’avant-transportation. 

Des commissions vont ainsi examiner le cas de 11 671 raflés ; 97 % d’entre eux habitent la Seine, 77 % Paris. Les ouvriers des métaux en représentent 20 à 23 %, soit le double de leur poids dans la population au recensement de 1856, le premier pour lequel on dispose de pourcentages par profession. Dans le Paris d’alors, celui à 12 arrondissements, c’est le VIIIe qui paye, de loin, le plus lourd tribut à la répression : 8,2 % de la population masculine adulte y est interpellée ; le XIIe vient en second. Le VIIIe, c’est le bastion de l’industrie « ancienne » de Paris, et des 4 quartiers de cet arrondissement, celui de Popincourt ­— Albert y est mécanicien chez le fabricant de boutons Bapterosses, dans l’actuelle rue Léon Frot (anc. de la Muette) — représente à lui seul près des trois-quarts des détenus de l’arrondissement : 1 036. Le second quartier parisien en termes de défèrement, celui de la Porte Saint-Martin (celui du domicile de Marche), dans le Ve, en compte moins de la moitié : 496. 

LE VIIIe ; la rue de la Muette entre Roquette et Charonne

J. Houdaille, prenant en compte les chiffres de 1856 pour les raisons dites plus haut, rapportés aux limites géographiques de l’actuel 13ème arrondissement, (soit le XIIe ancien, 122 815 habitants en 1856, plus la partie d’Ivry, commune alors de 13 000 habitants, comprise entre le mur des Fermiers généraux et les fortifications), montre qu’avec 1 434 suspects passant devant ces commissions, c’est 1,1 % de la population d’alors de ce 13ème anticipé, et 12,3 % du total des interpellés parisiens.

Sachant que les détenus sont à 97,5 % des hommes, et compte tenu de ce que les hommes adultes doivent représenter en gros le quart de la population, j’en arrive à environ 4,4 % des hommes adultes du futur 13ème déférés pour éventuelle transportation.

Sur cette même base (H = ¼ de la pop.), et en estimant maintenant une population moyenne entre les recensements de 1846 et de 1851, je trouve qu’à La Chapelle, où sont les ateliers de la Cie du Nord, c’est 9 % des hommes adultes de 1848 qui auront été arrêtés ; à Ivry, où sont les ateliers de la Cie d’Orléans, c’est 5,2 % de de la population masculine adulte qui l’aura été.

Voir aussi Jacques Houdaille, « Les détenus de Juin 1848 », dans Population, la revue de l’Ined, n° de janvier- février 1981, p. 164 à 171.

À Ivry, commune de 6 880 hab. en 1846, de 7 671 habitants en 1851, soit d’environ 1 820 hommes adultes en 1848, 96 personnes passent devant les commissions. Sur ce nombre, 21 appartiennent au chemin de fer d’Orléans : 6 y sont dits employés et 3 ouvriers sans plus de précision, mais on trouve aussi dans la liste, 1 sous-chef de gare, 1 chef d’équipe, 1 conducteur, 1 chauffeur, 2 hommes d’équipe, 1 facteur, 1 aiguilleur, 1 poseur de rail, 1 lampiste. Ils ont entre 24 et 51 ans.

Un seul est né à Ivry, 1 autre à Corbeil, à l’autre bout du premier embranchement ; les autres le sont, pour 3 d’entre eux, à Paris, 2 en Seine-Inférieure, 2 en Seine & Oise, 1 en Seine-et-Marne. Hors de Paris et des départements limitrophes, 1 est né en Belgique, puis 1 dans chacun des départements du Jura, du Lot, de la Gironde, du Nord, de l’Indre, du Calvados, de l’Yonne, de la Moselle.

Sur ces 21 cheminots, 9 habitent la rue du Chevaleret, qui est aussi celle de 7 autres déférés, presque tous ouvriers mécaniciens, sans autre indication de leur lieu de travail. Sur les 21 cheminots de l’Orléans, 12 seront libérés, les autres connaîtront les pontons (ces navires à quai servant de prison) de Brest, ou le fort du Hommel à Cherbourg, etc…

Voir la base de données de Jean-Claude Farcy et Rosine Fry, Inculpés de l’insurrection de Juin 1848, Centre Georges Chevrier - (Université de Bourgogne/CNRS), [En ligne].

 

Le XIIe et la portion d'Ivry entre mur des Fermiers généraux et fortifications

Fin novembre 1849, bien que diverses grâces aient diminué le nombre des justiciables de la transportation, environ 600 personnes croupissent encore sur les pontons de Cherbourg, et 1 200 à Belle-Île.

Finalement, 462 seront effectivement transportées en Algérie et il leur aura fallu attendre le début de 1850. Sur ces 462, 25 % habitaient la Rive Gauche Est, spécialement les rues Saint-Jacques, Mouffetard (qui s’étend alors sous ce nom jusqu’à la barrière de Fontainebleau, auj. place d’Italie), de la Montagne-Sainte-Geneviève et Saint-Nicolas-du-Chardonnet, autour de Polytechnique. Concernant les professions, 17 % des transportés (80 individus) exerçaient un métier du fer : fondeur, forgeron, mécanicien, tourneur et surtout serrurier.

 

Alors qu’il s’agissait surtout de ne pas risquer qu’ils contaminent la colonie, la loi de janvier 1850 envisage maintenant leur rédemption en colons. Elle stipule que : “Les individus transportés seront réunis sur les terres du domaine de l’État, et y formeront un établissement disciplinaire spécial. Trois années après le débarquement des transportés en Algérie, ceux qui justifieront de leur bonne conduite pourront obtenir, à titre provisoire, la concession d’une habitation et d’un lot de terre sur l’établissement. Après une nouvelle période de sept années, si le concessionnaire provisoire déclare vouloir s’établir en Algérie, et s’il a continué à tenir une bonne conduite, la concession deviendra définitive. Il sera pourvu par l’État aux dépenses de voyage des femmes légitimes et des enfants de transportés, quand l’état de l’établissement permettra qu’ils soient réunis à leurs maris ou à leurs pères.”

 

Marche, qui « n’a pas été arrêté », ne sera pas passé devant ces commissions administratives, Cavé nous l’a appris, mais il était possible, dès l’automne 1848, seize mois avant que les transportés ne finissent par arriver en Algérie, d’y partir en colon volontaire. Marche était dans une très mauvaise passe avant sa soudaine aisance, inexpliquée, des derniers jours de juin. Il y avait de quoi : « il ne travaille plus », dixit Cavé, sans doute depuis le 21 mai, quand suite à la grève, le personnel du chemin de fer du Nord a été licencié en bloc avant qu’une réembauche filtrante ne laisse dix-neuf meneurs dehors, dont probablement lui. N’a-t-il pas fallu une « souscription » des « ouvriers », sans doute ses ex-camarades du chemin de fer, pour le soutenir, ?

Le 19 septembre 1848, l'Assemblée Constituante votait un décret ouvrant « au ministère de la Guerre un crédit de 50 millions de francs pour l'établissement de 42 colonies agricoles dans les provinces d'Algérie ». Douze mille colons, installés aux frais de l'État, recevraient en plus d'une concession de terre de 2 à 10 ha selon l'importance de leur famille, une maison, des instruments, du bétail, des semences et des rations journalières de vivres pendant trois ans. L'Algérie ne comptait alors qu'une cinquantaine de villages de colonisation peuplés d'environ vingt mille colons ruraux. Les candidatures affluent, une commission dite des Tuileries les examine, composée de trois députés, des maires des VIIe, VIIIe et IXe arrondissements, et présidée par Ulysse Trélat, ex-médecin à la Salpêtrière, ex-ministre des Travaux publics — et, à ce titre, licencieur le 28 juin de l’ensemble du personnel des gares et ateliers d’Ivry et de Paris, et de tous les conducteurs et chauffeurs des deux compagnies associées, celle d’Orléans et celle du Centre — maintenant député-maire du XIIe. Dès le 8 octobre 1848, un premier convoi de colons part du quai de Bercy avec 800 personnes. Finalement, ils seront non pas 12 000 mais 14 000 heureux admis sur plus de 16 000 candidatures.

La Commission des Tuileries soulignera dans son rapport de janvier 1849 : « L'espérance de la propriété individuelle a été le véritable stimulant de la colonisation. Quelques-uns sont partis ayant l'esprit plus ou moins imbu de doctrines inapplicables. La Commission a appris par diverses lettres qu'ils se sont promptement modifiés et que ce sont ceux qui font avec le plus de zèle acte de propriétaire ». À tel point que, selon un témoignage de 1849 : « Les Arabes nomades désertent le voisinage des colons du décret, ils préféraient celui des colons civils qui sont, disent-ils, moins féroces de la propriété. Il suffit du moindre délit commis par des bestiaux arabes pour que les colons du décret en poursuivent rigoureusement la répression ».

Le problème de la légitimité de la colonisation elle-même ne semble pas s'être posé à ces républicains qu'on pourrait croire imbus du principe du droit des peuples à disposer de leur territoire. Y avait-il seulement un peuple dans cette Algérie que l'on devait justement peupler ? Les colons pouvaient en douter. On leur parlait de « France africaine », on refusait de les appeler des émigrants « afin d'effacer des esprits toute pensée d'expatriation, car l'Algérie est une terre à jamais française ».

Si la visée disciplinaire de la transportation s’était finalement transformée en colonisation accessoire, le colonat allait paradoxalement dépendre lui aussi de l'autorité militaire, « seule chargée de la création des colonies agricoles... Le service du génie exécute les travaux, celui de l'Intendance distribue les vivres et prestations de toute nature aux colons, celui des hôpitaux accueille les malades... En outre, les divers corps de troupes fournissent les officiers pour exercer les fonctions administratives et judiciaires ».

On cite depuis quatre paragraphes, Yvette Katan, « Les colons de 1848 en Algérie : mythes et réalités », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 31, n°2, avril-juin 1984 : La France et ses colonies, pp. 177-202.

Les Ve (l’arrondissement de Marche, on l’a dit), VIe (celui du Temple et de Saint-Martin-des-Champs), VIIIe (le 11ème et les deux-tiers du 12ème actuels), et le XIIe (le 5ème actuel et le faubourg Saint-Marcel du 13ème) envoient à eux seuls 52,5 % des colons : 1 371 personnes (480 familles) pour le Ve, 1 221 personnes (381 familles) pour le XIIe, quatrième pourvoyeur.

Les ouvriers représentent 61,30 % des partants ; cette fois, les menuisiers-ébénistes y sont plus nombreux (15,3 %) que les métallos (11 %).

 

Mais peut-être Marche n’a-t-il pas eu besoin de partir pour l’Algérie ? La dernière fois qu’on l’a vu, que Cavé l’a vu, il se « promen[ait] vêtu avec recherche ». Si c’était grâce à l’argent bonapartiste, la nouvelle vague de répression qui va s’abattre ne le concerne évidemment pas. Si c’était grâce à l’argent légitimiste, étranger ; s’il n’y a là qu’une tentative de Cavé pour le salir, alors il faut s’attendre au pire. Après le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (Marx), c’est-à-dire le coup d’État du 2 décembre 1851, la vague est deux fois plus haute que la précédente : 26 889 personnes, (à 99,3 % des hommes), sont poursuivies, à cette différence près qu’en 1848, Paris comptait pour 77 % d’entre eux, le département de la Seine pour 97 %, la province pour rien... En 1851, c’est exactement le contraire : Paris ne compte plus que pour 8,3 %, la Seine pour 10,8 % des poursuivis. Dans nos arrondissements et banlieues ouvrières et ferroviaires, on dénombre, dans le Ve, 281 inculpés en 1851 contre 827 en 1848 et, à La Chapelle, 52 contre 370 trois ans et demi plus tôt ; dans le XIIe, 160 en décembre 1851 contre 1 338 en juin 1848 et, à Ivry, 8 par rapport à 96. La classe ouvrière ne s’est pas mobilisée pour défendre la république bourgeoise qui l’a fait massacrer.

Dans le XIIe + Ivry, 168 hommes sont poursuivis, dont 9 métallurgistes (2 employés au chemin de fer d’Orléans, 5 mécaniciens, dont 1 tourneur, 2 serruriers), soit à peine plus de 5 % du total. 34, soit 20 %, seront condamnés à l’Algérie.

A l’échelle nationale, sur 26 889 poursuivis, 9 498 ont été désignés pour être transportés ; 6 247, soit 23 %, le seront effectivement.

Voir la base de données de Jean-Claude Farcy et Rosine Fry, Poursuivis à la suite du coup d’État de décembre 1851, Centre Georges Chevrier - (Université de Bourgogne/CNRS), [En ligne].

 

LIGOTÉS TROIS PAR TROIS PAR LES POIGNETS

Marche ne figure pas sur les listes. Revenons au témoignage de Cavé : « lui, sa femme et ses enfants ». Lamartine donnait à Marche 20-25 ans, plusieurs l’ont décrit les manches roulées au-dessus du coude, les bras nus ; on se le représentait du coup comme un Gavroche monté en graine, façon Liberté guidant le peuple : bras nus en février, et alors que le réchauffement climatique n’avait même pas commencé !

Et voilà Cavé qui nous dit que Marche est un père de famille ; ça change tout ! Jeune célibataire, certainement né en province comme bon nombre d’ouvriers parisiens (près de 70 % des inculpés de l’insurrection de Juin 1848 en sont natifs, par exemple), comment aurait-on pu l’identifier ? Plus âgé, l’homme aurait très bien pu être arrivé à Paris déjà marié et pourvu d’enfants : même problème pour le retrouver. Tandis que si, à 20-25 ans, il a déjà épouse et bambins, ce mariage, ces au moins deux naissances sont tout récents, 2-3 ans au plus, et ont eu lieu à Paris : pour avoir été délégué à l’Hôtel de Ville le 25 février, pour que ses camarades aient fait une souscription en sa faveur, Marche ne pouvait pas avoir débarqué la veille.

L’état-civil parisien d’avant l’annexion de 1860 était centralisé à l’Hôtel de Ville ; il a brûlé pendant la Commune mais a été reconstitué ; il est classé alphabétiquement. Il suffit de consulter la liste des mariages depuis 1845 d’individus nommés Marche, puis de croiser avec les naissances d’enfants Marche et d’en trouver au moins 2 ayant les mêmes parents, pour apprendre que Marche se prénomme Charles Michel, que Lamartine est un physionomiste médiocre : Charles Marche a 29 ans ; que sur les barricades, il se battait aussi pour Charles, 2 ans et 3 mois, et Louise, 2 mois.

En poursuivant les recherches d’état-civil au-delà de 1848, on constatera que lui et Louise Vincent, sa femme, fleuriste, auront un troisième enfant (et second fils) le 28 octobre 1849 – les Marche ne sont donc pas partis coloniser l’Algérie – et un quatrième (et seconde fille) le 27 avril 1852 – Charles Marche a donc échappé aux « crimes du 2 Décembre ».

Et peut-être peut-on ajouter qu’ayant donné la vie à deux enfants de plus, les Marche ne vivent sans doute pas dans la plus affreuse misère.

 

Le soupçon déjà évoqué plus haut se fait plus insistant. Répétons la déposition de Cavé : « Depuis les évènements [c-à-d depuis l’après-insurrection de juin], il se promène vêtu avec recherche, [alors qu’il ne vivait auparavant que de la souscription de ses collègues], (…) et ce n’est pas cette souscription qui peut le mettre en état de vivre comme il le fait, lui qui ne travaille plus. »

Au 1er juillet, Marche vivrait soudain sur le grand pied permis par l’or légitimiste, ou bonapartiste, voire étranger, enfin celui qui est censé avoir fomenté l’insurrection ? Marche n’a-t-il échappé à toutes les répressions comme à la misère que parce que, dès juin, il était un traître ? Il n’y a de vrai héros que mort au combat, les rescapés déçoivent toujours…

 

3. La lettre au Dr Lacambre

 

Heureusement, après les témoignages du 25 février 1848, puis la déposition de Cavé du 1er juillet, nous arrive un siècle plus tard un troisième renseignement décisif par une phrase de Maurice Dommanget dans La révolution de 1848 et le drapeau rouge, (1948), publié aux éditions Spartacus comme ce livre-ci : « Pour échapper à la répression, il [Marche] émigra en Amérique. Là-bas, non perdu de vue par les blanquistes, il était encore en 1879 à la tête d’un établissement agricole. »

Tiens, en 1879, Marche est donc toujours vivant, en Amérique, et que signifie ce « non perdu de vue par les blanquistes » ? Ces derniers lui collent-ils aux basques parce qu’après tant d’années ils n’ont pas renoncé à liquider l’infâme traître ?

Dommanget n’en dit pas plus, ce n’est pas son sujet, mais on pourra relire cette même phrase, inchangée, dans son Histoire du drapeau rouge des origines à la guerre de 1939, à la Librairie de l'Étoile, en 1967.

 

Dommanget a hérité des papiers du Dr Lacambre, un très proche de Blanqui, dévoué au vieux révolutionnaire jusqu’à avoir épousé l’une de ses très jeunes nièces, afin qu’elle pût tenir le ménage et de Blanqui et de lui-même sans que cette cohabitation avec deux hommes ne créât un scandale. L’épisode est assez savoureux pour mériter la digression :

En août 1865, Blanqui a pu s’évader et trouver refuge en Belgique. Lacambre échafaude des plans pour lui venir en aide et, trois ans plus tard, le 29 novembre 1868, a cette idée dont il présume qu’elle pourrait être reçue avec quelque ironie : « n’allez pas en rire », commence-t-il sa lettre à Blanqui. « Si l’une de vos nièces, Bérangère ou sa sœur, qui tiennent pension rue du Faubourg-Saint-Denis, était douée d’assez de dévouement pour se consacrer au service de deux vieillards, tout en servant en même temps une noble cause, à quelque titre que ce fût, dût-elle se marier avec moi si cela était indispensable, je m’arrangerais de façon à réaliser des ressources suffisantes pour notre existence à tous les trois, puis nous choisirions un séjour qui, tout en ne vous enlevant pas à vos influences indispensables, me permit à moi-même d’exercer ma profession. (…) Je ne connais pas beaucoup vos deux nièces et ne sais jusqu’où pourrait aller leur dévouement. (…) Bien entendu que Bérangère, comme la plus rieuse, la plus gaie et la plus légère, remplirait peut-être mieux les conditions nécessaires. » « N’en riez pas trop », répète-t-il encore. Bérangère a 23 ans, Marie, sa sœur, en a 34 ; le docteur Lacambre en a 53.

Lacambre revient à son idée dans un courrier à Blanqui du 9 décembre : « Quoique je n’aie pas de grands penchants pour le mariage, (…) je ferais le sacrifice pour nous mettre tous deux à l’abri des vicissitudes du service domestique — Pour peu que Bérangère soit dévouée et femme de ménage, je parviendrai bien à nous créer des ressources pour pouvoir nous suffire à tous en nous permettant de nous occuper sérieusement de nos affaires les plus chères. »

Blanqui peut regagner la France grâce à l’amnistie générale du 14 août 1869, et son ami Lacambre épouse presque aussitôt, le 11 septembre, à la mairie du Ve arrondissement, Rose, Inès, Juliette, Bérangère Barrellier, née le 1er juillet 1845, dernier enfant de Sophie Blanqui (la sœur aînée d’Auguste), et de Charles Barrellier.

Lacambre poussera encore plus loin le « sacrifice », sans qu’on comprenne cette fois en quoi il peut bien être utile à Blanqui, jusqu’à faire à Bérangère deux enfants : René Gilbert, le 17 septembre 1872, puis Laure.

 

 Revenons à nos moutons. Dans les papiers du désormais mari de Bérangère, Maurice Dommanget a trouvé une lettre, datée du 19 août 1879, expédiée au docteur Lacambre par un sien ami de jeunesse, Louis Meyer, dont il était sans nouvelles depuis trente ans. C’est la lettre dont Dommanget résume la teneur dans la phrase citée plus haut. À la lire — Dommanget l’a déposée plus tard avec tous les papiers Lacambre et les siens propres à l’Institut d’histoire sociale — on constate que le grand historien du blanquisme nous en a donné une synthèse inexacte : rien n’y est dit du motif du départ de Marche et « la répression » n’y est pas suggérée ; il n’y est pas écrit non plus que Marche est « encore en 1879 à la tête d’un établissement agricole » mais qu’il l’était « il y a bien longtemps ».

Le point capital est qu’il en ressort que de mai 1848 à une date postérieure à juin 1857, le docteur Lacambre, Louis Meyer, professeur d’allemand, et Édouard Huet, futur président de la Société d’instruction républicaine de Paris, ont été en relation directe puis épistolaire avec Marche, ce qui exclut une trahison de la part de celui-ci en juin 1848. Ouf !

 

4. Une biographie 2.0

 

Voilà pour les informations accessibles à quiconque voulait savoir ce qu’était devenu Marche postérieurement au 25 février 1848, et se le demandant postérieurement à 1948. Pour le reste, il fallait attendre internet, la numérisation et les moteurs de recherche… pour découvrir, par exemple, dans l’Annuaire professionnel de St. Louis que Charles Marche, mécanicien, arrivant en ville à la mi-1857, s’y domicilie au n° 226 de la Troisième rue Sud, voisin de palier, en quelque sorte, de Jean-Jacques Witzig logé au n° 228. Ce qui ne peut être un hasard et induit, rétroactivement, une familiarité antérieure certainement nouée à Paris dans les grèves des chemins de fer de mai 1848.

Le pont, ferroviaire au niveau inférieur, qui, en 1874, raccorde à St. Louis les deux tronçons du chemin de fer transcontinental. J.-J. Witzig, décédé à cette date, ne le verra pas.

 

Marche a 58 ans quand, en juillet 1877, une grève nationale des chemins de fer traverse les États-Unis comme une locomotive emballée, donnant naissance, dans la ville où il réside, à ce que la presse appellera la Commune de St. Louis.

Incendie volontaire du pont ferroviaire enjambant la Lebanon Valley, Pennsylvanie. Harper's Weekly du 11 août 1877