(septième épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)
Nous voici célèbres maintenant ! Des chefs d’École, quoi !
« Ainsi le romantisme, après avoir sonné tous les
tumultueux tocsins de la révolte, (...) abdiqua ses audaces héroïques
(...) ; dans l’honorable et mesquine tentative des Parnassiens, il espéra
de fallacieux renouveaux, puis finalement, tel un monarque tombé en enfance, il
se laissa déposer par le naturalisme auquel on ne peut accorder sérieusement
qu’une valeur de protestation ». Jean Moréas, Le Symbolisme, 1886.
« Mettons que symbolisme ait surtout voulu dire à un
certain moment anti-naturalisme, anti-prosaïsme » Gustave Kahn en 1894.
De Charleville
(Ardennes), le 24 mai 1870, Arthur
Rimbaud écrit à Théodore de Banville :
« Cher Maître, Nous sommes aux mois d'amour ; j'ai presque (ce mot est
biffé) dix-sept ans. (...) si je vous envoie quelques-uns de ces vers [Ophélie, Sensation, Credo in unam qui sera connu ensuite comme
Soleil et chair], - et cela en passant par Alph. Lemerre, le
bon éditeur, - c'est que j'aime tous les poètes, tous les bons Parnassiens, -
puisque le poète est un Parnassien, - épris de la beauté idéale... »
Le 14 juillet 1871, il lui écrit à nouveau, cette fois de
chez Charles Bretagne,
Avenue de Mézières, à Charleville, « Vous rappelez-vous avoir reçu de
province, en juin 1870, cent ou cent cinquante hexamètres mythologiques intitulés
Credo in unam. Vous fûtes assez bon pour répondre ! C'est le même
imbécile qui vous envoie les vers ci-dessus », en l’occurrence, Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs.
Le « Vous fûtes
assez bon pour répondre ! » est peut-être pure ironie, on ne sait si
réponse il y eut, en tous cas le poème floral, à la différence des précédents,
est railleur.
Fin août, rentrant
de l’Artois où il s’est mis au vert, peut-être sans raison, après la terreur
qui frappait la Commune, Verlaine
trouve chez Lemerre, l’éditeur du Parnasse
contemporain, passage Choiseul, une lettre d’un ami de jeunesse,
Charles Bretagne, « dix lignes de recommandation très énergique » en
faveur d’un nommé Arthur Rimbaud, qui se dit un fervent admirateur de ses
œuvres et lui soumet cinq poèmes. Après avoir lu Les Effarés, Les
Assis, Les Douaniers,
Le Cœur volé et Accroupissements, Verlaine,
enthousiaste, transporté, les montre à tous ses amis : Albert Mérat et Léon Valade, ses collègues de bureau de l’Hôtel de Ville, ses
voisins de pages dans le premier Parnasse contemporain, de chaises le
samedi chez Leconte de L’Isle et,
pour Valade, son témoin de mariage ; à Ernest d’Hervilly, Charles
Cros, Philippe Burty, puis,
ayant reçu une seconde lettre non seulement presque implorante mais encore accompagnée
de trois nouveaux poèmes aussi formidables que les premiers, - Mes petites amoureuses, Paris se repeuple, Les Premières Communions -
Verlaine décide de faire venir incontinent le jeune génie à Paris et met la
bande à contribution pour qu’ensemble on lui paye voyage et séjour :
« Venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend ! »
Gare à
Rimbaud !
Le 10 septembre
1871, Verlaine et Charles Cros attendent donc sur un quai de la gare de
Strasbourg, (auj. de l’Est), fébriles, tellement excités qu’ils ne voient pas
le voyageur passer à côté d’eux. Ils repartent, rageant, à pied, jusque chez
les beaux-parents de Verlaine, 14 rue Nicolet, où bien installé dans le grand
salon, conversant avec Mme Paul Verlaine et Mme Mauté, la mère de celle-ci, ils
découvrent Arthur Rimbaud, « l’Enfant sublime », « beauté du
diable ».
Le Rat Mort en 1929. Meurisse Gallica |
Devenu indésirable
chez les beaux-parents Verlaine, où il chaparde les crucifix et fait décrocher
des murs les tableaux qui l’indisposent, Rimbaud sera, décident les amis, pris
en charge à tour de rôle par chacun d’eux. C’est Charles Cros qui s’y colle le
premier et l’emmène dans son appartement et laboratoire – l’homme est inventeur
autant que poète -, au 13 de la rue Séguier ; Arthur s’y torche avec un
numéro de l’Artiste dans lequel son hôte est publié.
Puis Banville lui
offre une chambre de bonne sous les combles de l’immeuble du 10 rue de Buci
dont il occupe le premier étage ; Arthur se déshabille à la fenêtre, jette
ses vêtements pleins de poux par dessus la gouttière, et reste planté là nu
comme un ver. Il est mis à la porte au bout de huit jours. Vient le tour d’Ernest Cabaner, le pianiste, secrétaire
et permanent du Cercle zutique, qui siège dans une grande salle, à l’entresol
de l’hôtel des Étrangers, au confluent de la rue Racine et de la rue de l’École-de-Médecine
sur le boulevard Saint-Michel. Il y a là un piano droit, l’alcool que
renouvelle le secrétaire et le haschich qu’on y apporte, et un livre d’or, l’Album zutique, sur lequel
versifient, dessinent Charles Cros et ses frères Antoine et Henri, Léon Valade,
Albert Mérat, le caricaturiste André
Gill, qui sont des habitués mais aussi, au passage, Germain Nouveau, Jean
Richepin, Paul Bourget, Camille Pelletan.
Ivre comme un
bateau.
On invite Rimbaud au
dîner des Vilains Bonhommes, appellation que les Parnassiens ont reprise à leur
compte après qu’elle leur a été distribuée par la presse au sortir de la
première du Passant, de Coppée, à l’Odéon, deux ans plus tôt,
dîner qui se tient place Saint-Sulpice, au coin de la rue Bonaparte, au premier
étage d’un café. Rimbaud y lit son Bateau
ivre. L’enthousiasme est tel chez les petits parnassiens – les
grands : Coppée, Mendès, Heredia
n’y seront guère sensibles – qu’on emmène le prodige chez Banville pour un bis,
dont Rimbaud sort en marmonnant : « Vieux con ! », le
maître s’étant montré réservé quand au fait de faire parler un bateau, vaisseau
lui semblant d’ailleurs un mot plus approprié dans un poème.
Le Cercle zutique
mettant fin à une existence qui n’était vieille que de deux mois, ses ex
membres se cotisent pour louer au diable d’Ardennais une piaule infecte dans un
hôtel assorti de la rue Campagne-Première, au coin du boulevard d’Enfer (auj.
Raspail). Quand tout le Parnasse est au complet à l’Odéon, « circulant et
devisant au foyer, sous l’œil de son éditeur Alphonse Lemerre », la presse dénombre le blond Catulle Mendès et le flave Mérat, Léon
Valade, Dierx, Henri Houssaye, et « le poète saturnien Paul Verlaine [qui]
donnait le bras à une charmante personne, Melle Rimbaud. »
Le nouveau dîner des
Vilains Bonshommes, à la fin de janvier 1872, porte encore mieux son nom que
les précédents : Rimbaud y interrompt un diseur de vers, Etienne Carjat le rappelle à l’ordre et
Rimbaud, affreusement ivre, empoigne une canne épée, se rue sur le
photographe-poète, lui éraflant la main en espérant pire si Verlaine n’avait
réussi à se saisir de l’arme pour la briser sur son genoux. Désormais, les
gentils resteront bonshommes mais le vilain n’y sera plus admis, et Carjat, de
retour chez lui, détruit les plaques photographiques qu’il a faites jusque-là
du faux poupon aux yeux bleus sous la tignasse châtain-clair, dont deux
seulement réchappent au massacre.
Fantin-Latour avait en projet « un
anniversaire », le cinquantième de la naissance de Baudelaire qui, sur le
modèle de « l’hommage à Delacroix », aurait réuni autour d’un
portrait du poète, « les douze apôtres » que son ami Edmond Maître
était chargé de réunir : Hugo, Gautier, Leconte de L’Isle, Banville, etc.
1er rg: Verlaine, Rimbaud, Valade, d'Hervilly, Pelletan et fleurs en guise de Mérat; 2e rg: Bonnier, Blémont, Aicard |
Le pardon et le
couteau.
Pour obtenir le
pardon de sa femme et de sa belle famille, Verlaine a réexpédié Rimbaud dans
ses Ardennes, d’où ils correspondent secrètement par l’intermédiaire de Louis
Forain. Mais après deux mois, n’y tenant plus, il le fait revenir, ce qui a
lieu le 4 mai. Un peu plus tard, ils sont tous deux, en compagnie de Charles
Cros, au café du Rat mort, 7 place Pigalle, au coin de la rue Frochot,
qui a déjà sorti sa terrasse d’été. Rimbaud les convainc de participer à une
expérience, leur demande de mettre les mains sur la table mais, le couteau
nécessaire sorti de sa poche, il incise brutalement les poignets de Verlaine,
qui se lève en reculant, et Rimbaud en profite pour le frapper, par deux fois,
à la cuisse. C’est la vengeance, après deux mois de mise au rencard.
Le 16 mai, Théodore de Banville rend compte du tableau de
Fantin-Latour, et y décrit Rimbaud « un tout jeune homme, un enfant de
l’âge de Chérubin, dont la jolie tête s’étonne sous une farouche broussaille
inextricable de cheveux, et qui m’a demandé un jour s’il n’allait pas être
bientôt temps de supprimer l’alexandrin. » Huit jours plus tard, Verlaine
est invité à dîner par Victor Hugo,
à deux pas du café du crime : le poète habite 66 rue La Rochefoucauld mais
prend ses repas en face, 55 rue Pigalle, chez Mme Drouet. Verlaine boite encore
très bas, et doit expliquer à son hôte qu’il a des furoncles aux jambes.
Rimbaud est de plus en plus irascible, irrité de toutes les
compromissions de Verlaine à l’égard de ses famille et belle-famille, et
Verlaine, comme pour prouver le contraire, en rajoute dans l’odieux à leur
égard. La chaleur de l’été parisien vient aviver les tension, Rimbaud, déménagé
d’un hôtel de la rue Monsieur-le-Prince à une chambre de « trois mètres
carrés » à l’hôtel de Cluny, rue Victor-Cousin, n’en peut plus et, le 7
juillet 1872, vers dix heures du soir, à la gare du Nord, les deux compères
prennent le large.
Cellulairement.
Puis c’est la Belgique, l’Angleterre, la prison, la
province, pour Verlaine une absence de dix ans. Pendant cet exil, on ne parle
plus guère de lui, à Paris, que chez Nina
de Villard, où Germain Nouveau entretient son souvenir. Verlaine a
rencontré Nouveau à Londres, curieux de connaître celui qui lui avait succédé,
comme compagnon de fugue, auprès de Rimbaud. A l’été de 1874, Nina vient de
s’installer avec sa mère, Mme Gaillard, veuve d’un riche avocat lyonnais, dans
une maison qui n’a pas quatre ans, 82 rue des Moines. On avait vu, dans son
précédent salon, rue Chaptal, avant la Commune, beaucoup de Parnassiens ;
ils ne la fréquentent plus depuis qu’elle a suivi dans son exil genevois, son
amant, Edmond Bazire, opposant à
l’Empire puis journaliste au Tribun
du peuple de P.O. Lissagaray.
La troisième édition du Parnasse contemporain – ou Banville, Coppée et Anatole France font le tri pour Leconte
de L’Isle et Alphonse Lemerre – vient de refuser et les envois de Verlaine, et l’Après-midi d’un faune de Mallarmé, et les poèmes de Charles
Cros. On a donc toutes raisons, dans le salon du premier étage, le mercredi et
le dimanche, d’écouter quand Nina quitte le piano dont elle joue
merveilleusement, les Dizains
réalistes et vengeurs de Nouveau, qui parodient les bonzes parnassiens.
On voit ici Manet
et Mallarmé, qui y font connaissance, Villiers
de l’Isle-Adam, qui collabora lui aussi au Tribun du peuple et qui
frappé par le guignon s’exclame « Ah ! je m’en souviendrai de cette
planète ! », Ernest Cabaner, le musicien zutique, Maurice Rollinat et Émile Goudeau, qui sont les seuls à
demander qu’on leur serve de la bière, Charles Cros à qui l’hôtesse a inspiré
le Coffret de Santal et les
tendres sentiments qu’il renferme.
Manet fait le portrait de Nina, dans la Dame aux éventails, et celui de Mallarmé, avec le même
tissu en toile de fond ; le poète publie sur le peintre, dans Renaissance, un article louangeur
qui scelle une grande amitié qui durera jusqu’à la mort du second. Mallarmé
connaît Villiers depuis plus de dix ans - comme Nina, rencontrée en forêt de
Fontainebleau quand il enseignait à Sens. Par celui-ci, qui a connu Baudelaire,
qui parle en tous cas beaucoup de leur familiarité, il est relié au plus grand
poète du demi-siècle, auquel il s’est identifié au point de craindre de devenir
fou quand il a appris l’attaque dont il était victime, et « qu’il n’a
jamais vu, si ce n’est pendant quelques secondes énigmatiques sur l’impériale
d’un omnibus, en allant mettre une lettre à la poste, rue d’Amsterdam ».
C’est le même lien à Baudelaire qu’il cultivera auprès de Manet.
En allant au collège, passez à l’atelier.
Mallarmé va maintenant parfois au café Guerbois, à la
Nouvelle-Athène, place Pigalle, qui sera le cadre de l’Absinthe de Degas, au Riche du dîner mensuel mais il est
tous les jours dans l’atelier de la rue Saint-Petersbourg, alors que Manet ne
lui rendra sans doute jamais ses visites. Il est vrai que c’est sur son chemin,
entre le quatrième étage du 29 rue de Moscou, où il habite, et le lycée
Fontanes (auj. Condorcet) où il enseigne : « En allant au collège,
passez à l’atelier. J’aurai grand plaisir à vous serrer la main. » Au 4 de
la rue de Saint-Petersbourg, une ancienne salle d’escrime en rez-de-chaussée,
quatre fenêtres sur la place de l’Europe et la rue Mosnier (auj. de Berne),
Mallarmé rencontre ainsi Duranty et Zola, Berthe Morisot, Degas, Monet, Pissarro.
Manet illustrera la traduction par Mallarmé du Corbeau, d’Edgar Poe, en 1875, et l’Après-midi d’un faune l’année
suivante. M. De Callias, l’ex-mari de Nina, lui écrit pour le menacer de
poursuites au cas où le tableau représentant celle-ci porterait son nom
d’épouse, c’est à dire le sien. Villiers de l’Isle-Adam préfère, chez
l’hôtesse, le dimanche : « les soirées y sont plus
intéressantes » - ou les repas plus copieux ? – « parce que, ce
jour-là, ceux qui ont des parents dînent en famille ». Il est loin le
temps de sa splendeur, et il n’aura duré que trois mois. Peu après son arrivée
à Paris, ayant fait un héritage, il a eu une calèche et deux chevaux, qui
stationnaient toute la journée devant le café de Madrid où fréquentaient ses
amis Catulle Mendès et Léon Dierx. Quand la voiture bougeait, c’était pour
traverser le boulevard et attendre devant le café des Variétés. Et puis il
avait fallu tout vendre. La veille du jour fatal, il aurait bien fait une
promenade mais laquelle ? Le cocher lui avait suggéré :
« Monsieur le comte, si nous allions au Bois ? », et ils étaient
partis pour un tour du lac sans précédent ni suite. Il habitait maintenant une
modeste chambre, 10 rue Clairaut, où il écrivait à plat ventre sur le tapis.
Verlaine et Germain Nouveau s’occupaient, épistolairement, d’un projet
d’édition des Illuminations
de Rimbaud.
Dans son atelier de la place de l’Europe, sous la devise «
Faire vrai, laisser dire » que portent les invitations, et l’écriteau « A la concurrence du Jury » que ses jeunes
collègues ont placé sous ses fenêtres, Manet expose, à compter du 15 avril
1876, les deux toiles refusées par le Salon : l’Artiste, un portrait de
Marcellin Desboutin, et Le
Linge. Pendant le même temps, dix neuf Impressionnistes, qui
depuis deux ans ne se soucient plus du Salon, exposent pour la deuxième fois
leur peinture. Près de quatre-cents personnes vont défiler chaque jour chez
Manet, dont Méry Laurent, qui habite
trois étages en-dessous de chez les Mallarmé et dont le poète est amoureux
comme un collégien.
Ce siècle avait 82 ans...
« Ce sera l’originale gloire de Paul
Verlaine d’avoir conçu, vécu et bâti une œuvre d’art qui, à elle seule,
reflète, en l’agrandissant, la renaissance d’idéalité et de foi dont ces
dernières années ont vu s’épanouir la floraison. » Émile Verhaeren, Impressions
III.
A l’instigation d’Edmond
Bazire se prépare la fête des 80 ans de Victor Hugo. Ce jour-là,
600 000 personnes vont défiler devant le 124 de l’avenue qui déjà, de son
vivant, porte son nom, et où il va demeurer de 12h à 18h à son balcon,
hiératique, en attendant que Rodin,
auquel Bazire le présente, coule ce buste dans le bronze.
Méry Laurent, a été le modèle de Manet pour l’Automne, un
Bar aux Folies Bergères et quelques pastels. Elle a transféré
son salon de la rue de Rome à la villa Les Talus, 9 boulevard Lannes,
dont Manet a peint la fenêtre, vue du jardin, avec ses fleurs grimpant le long
des volets. Au bout du siècle, elle sera un modèle de Proust.
Au Quartier latin, le cénacle a été remplacé par le cercle,
assemblée, auditoire devant lequel chacun, fût-il le plus novice des débutants,
vient déclamer son poème. Au cercle des Hydropathes, ils sont de
soixante-quinze à trois cent cinquante le vendredi après-midi, souvent au Café
de l’avenir, à l’angle de la place et du quai Saint-Michel, qui ce jour en
écoutent un qui leur déclare : « Messieurs, c’est un ami qui vous
salue. On dit / Qu’au pays de Murger enfin on se réveille. (...) / On dit que
le Pays-latin s’agite et vente. (...) / Que le combat est proche et qu’il faut
se compter : / On n’a pas oublié ceux de mil huit cent trente... »
Le 25 juillet, Verlaine fait sa rentrée dans l’arène
littéraire en publiant dans la revue de Léon
Vanier, Paris-moderne, Le Squelette ; ce
sont ses premiers vers acceptés par une revue depuis dix ans. Il habite pour
l’heure à Boulogne, à l’hôtel du Commerce, 5 rue du Parchamp, mais le tram à un
cheval de la ligne Auteuil-Saint-Sulpice le relie au Voltaire de la place de
l’Odéon, où il retrouve ses vieux amis Valade et Mérat, Catulle Mendès,
auxquels se sont ajoutés Jacques
Madeleine et Georges Moinaux, dit Courteline, les jeunes directeurs de
ce Paris-moderne créé en mars 1881. C’est encore dans cette revue, dans
le numéro du 10 novembre, que paraît son vieil Art poétique qui date de 1874 et de la prison de Mons :
« De la musique avant toute chose, / Et pour cela préfère l’Impair, / Plus
vague et plus soluble dans l’air, / Sans rien en lui qui pèse ou qui
pose. »
Grâce à quoi il entre en contact avec les gens de la Nouvelle Rive Gauche, revue
que fondent précisément le même jour, rue du Cardinal-Lemoine, d’ancien
« cercleux » comme dit Edmond de Goncourt : Léo Trézenik, Georges Rall
et Charles Morice. La rencontre
débute en malentendu et se retourne en son contraire : elle mettra la
revue au service de Verlaine qu’elle place en position de Maître, dont Charles
Morice se fait le dévoué serviteur. Le poète de l’Impair s’est avancé dans
Paris, avec sa mère, jusqu’à un 5e étage du 17 rue de la Roquette,
où il reçoit maintenant le « prince des jeunes éphèbes », Charles
Morice, ou le « gentilhomme du Péloponnèse », monocle et moustache en
pointe d’yatagan, qui s’en va répétant « Je suis un Baudelaire avec plus
de couleur », Jean Moréas.
Un ennui d’on ne sait quoi qui vous afflige !
Steinlen 1896 Gallica |
Un autre groupe, d’élèves du lycée Fontanes, qui compte René Ghil, Stuart Merrill, Tristan
Bernard, se fonde, sur des valeurs romantiques et parnassiennes, autour
d’un journal polycopié, Le Fou. Puis un jour, Catulle Mendès leur donne
une conférence, à la fin de laquelle il leur lit, presque du bout des lèvres,
des vers « dissidents », ceux de Verlaine, et ceux de « ce petit
homme, le plus effacé des maîtres, dont nous aurions oublié le nom si par la
suite... », de Stéphane Mallarmé donc, professeur dans l’établissement, l’Après-Midi d’un Faune.
« Je me rappelle notre émotion commune et soudaine, écrira René
Ghil : nous aurions voulu crier et nous multiplier, d’un coup nous
sentîmes que quelque chose d’inconnu et qui nous hantait était là en
puissance. »
Mallarmé est à nouveau mis à l’honneur par la publication
dans Lutèce, nouveau nom de La
Nouvelle Rive gauche, maintenant 16 boulevard Saint-Germain, des études,
accompagnées de longues citations, que Verlaine y consacre aux Poètes Maudits : Tristan
Corbière, Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé. Pour leur édition en volume,
illustrée, Verlaine fera s’inspirer le graveur du portrait de Mallarmé fait par
Manet. Le peintre vient de mourir ; « J’ai, dix ans, vu tous les
jours mon cher Manet, dont l’absence aujourd’hui me paraît
invraisemblable », écrit Mallarmé à Verlaine.
Au 87 rue de Rome, Mallarmé fume sa pipe en écume de mer et
corne, dont le tuyau est orné d’un cheval courant tête baissée, face au tableau
qui le montre dans un costume et avec un cigare qui sont une mise en scène du
peintre. Aux murs, on voit encore, quand on vient chez lui le mardi, toujours
de Manet, « le baryton Faure dans Hamlet d’Ambroise
Thomas » ; et une aquarelle de Berthe
Morisot. Il a rencontrée celle-ci dans l’atelier de Manet, dont elle a
épousé le frère, Eugène, et il fréquente parfois, le jeudi soir, le haut salon
rose du rez-de-chaussée du 40 rue de Villejust (auj. Paul Valéry), attenant à
un jardin où Mme Eugène Manet travaille.
La décade décadente.
Huysmans est
maintenant l’un des familiers des mardis de la rue de Rome. Tournant le dos au
naturalisme, il a contacté Mallarmé à propos des illustrations que Gustave Moreau avait faites pour son Hérodiade, dont il avait
besoin pour documenter A Rebours.
Moreau a exposé pour la dernière fois au Salon de 1880 et, avec la mort de sa
mère, et celle de son ami Fromentin,
il est devenu tout à fait ermite, même s’il est « un ermite qui sait
l’heure des trains », comme le dit Degas. A rebours, paraît en
1884 ; il dépeint un héros, Des Esseintes, dégoûté de « la vulgaire
réalité » et des « manières américaines », qui n’aime que les
écrivains latins de la décadence et les modernes Baudelaire, Verlaine et
Mallarmé, qui collectionne les œuvres de Gustave Moreau et d’Odilon Redon, et dont les recours à
l’artifice, lui qui « voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs
fausses » ne sont que « des élans vers un idéal ».
Le mouvement « décadent », si l’étiquette flotte
encore quelque peu, est maintenant affirmé, tellement que, rançon du succès, il
a déjà sa caricature avec les Déliquescences, poèmes décadents d’Adoré
Floupette, chez Lion Vanné, éditeur, félidé en qui il faut voir bien sûr
Léon Vanier qui, jaloux paraît-il des lauriers d’Alphonse Lemerre, veut faire
du 9 quai Saint Michel la « bibliopole des modernes » ; et le mouvement gagne au-delà des lettres. En
mai 1884, s’ouvre le premier Salon des Indépendants, ces refusés du Salon
officiel. Seurat y donne sa Baignade,
aux côtés d’œuvres de Signac, de Henri-Edmond Cros, de quelques autres
que Félix Fénéon, le rédacteur en
chef de la Revue indépendante
qu’Édouard Dujardin lance au même
moment, défend presque seul.
Un mois plus tard, ces artistes achèvent de s’organiser en
une Société des Artistes Indépendants, aux statuts de laquelle collaborent Paul
Signac et Georges Seurat, âgés respectivement de 21 et 25 ans, et Odilon Redon
qui, leur aîné de vingt ans, en devient le président. Ils se retrouvent, le
soir, au Café d’Orient, au Café Marengo et, le lundi, chez Signac, au 6e
étage du 130 boulevard de Clichy tandis que Félix Fénéon entraîne aux réunions
« symbolistes » qu’il organise dans son bureau du 79 rue Blanche,
Seurat, le peintre scientifique, celui qui a assimilé les ouvrages de
théoriciens comme Charles Blanc,
selon lequel « la couleur, soumise à des règles sûres, se peut enseigner
comme la musique ».
Dans le premier numéro de la Revue Indépendante, les
« Notes sur le théâtre » de Mallarmé s’agrémentent de quatre dessins
de James Whistler, et bientôt le
jeune Édouard Dujardin, qui porte le cygne de Lohengrin épinglé à son veston,
demande à Mallarmé un article pour une autre revue qu’il envisage de lancer, la Revue wagnérienne, dont le
premier numéro sera vendu le 8 février 1885 à la porte de ces
« Concerts » créés par Charles
Lamoureux quatre ans plus tôt dans le but de faire connaître la musique de Wagner en France.
Tout ce que nous n’avions pas encore écrit.
« Richard Wagner, rêverie d’un poète français »,
n’y paraît qu’à l’été, puis Mallarmé est plus affirmatif encore dans un sonnet,
Hommage à Wagner, publié au
numéro de janvier 86, aux côtés de poèmes de Verlaine, Charles Morice, René
Ghil, Stuart Merril, d’articles de Huysmans et Wyzeva qui ont vu les idéaux de
Bayreuth dans les toiles de Degas et de Moreau. Théodore de Wyzeva, l’un des co-fondateurs du titre, musicologue
français né en Russie d’ascendance polonaise, classera un peu plus tard dans
« la littérature wagnérienne », Huysmans, Zola, Villiers de
l’Isle-Adam, Verlaine et Mallarmé.
Des lithos d’Odilon Redon et de Fantin-Latour orneront les
pages de la revue durant ses trois ans d’existence et, une fois de plus,
Fantin-Latour fait poser l’époque, Autour
du piano, cette fois. On y voit au clavier Emmanuel Chabrier, musicien dont l’audition de Tristan et Isolde a décidé du destin ; celui qui lui
tourne les pages, Benoît Camille,
est un traducteur du Faust de Goethe et des Souvenirs de Wagner, Adolphe Julien, en haut de forme, en
est le biographe – comme il sera celui de l’auteur du tableau -, Antoine Lascoux, à la droite d’Edmond
Maître, est un champion de la cause wagnérienne qui organise chez lui des
soirées musicales en son honneur ; Vincent
d’Indy (fume-cigarette) est un autre propagandiste de l’Idée, et l’influence de Wagner sur
sa musique est considérable, enfin Amedé
Pigeon, est le correspondant pour l’Allemagne du Figaro.
A la brasserie Pousset, rue du faubourg Montmartre, un
jeune Belge dont le séjour parisien est une récompense à la fin de ses études
de droit, Maurice Maeterlinck, voit
passer quelquefois Catulle Mendès, toujours charmeur, et surtout y rencontre
Villiers de l’Isle-Adam. Pendant sept mois, il viendra presque tous les jours,
de son hôtel de la rue de Seine, pour l’entendre : « Il nous traitait
en égaux comme s’il avait lu tout ce que nous n’avions pas encore écrit. Il
avait vingt ans de plus que le moins jeune d’entre nous, se souviendra-t-il. Il
avait des yeux voilés d’énigmes, fanés et fatigués de regarder dans l’âme ou
dans l’au-delà et d’y voir ce que d’autres ne voient point et n’y verront
jamais (...). Vêtu d’un pardessus et d’une redingote élimés, il portait sa
discrète misère avec la dignité d’un roi provisoirement détrôné. Il achevait
d’écrire l’Ève future dans
une chambre nue et sans feu », 45 rue Fontaine.
Émile Verhaeren
a lui aussi rencontré Villiers, quelques années plus tôt, à Sèvres, chez Léon Cladel, puis Huysmans l’a
introduit chez Mallarmé, où il est assidu. « Mallarmé tournait des pages
de Redon, comme s’il eût avec crainte soulevé des plis de plus en plus sacrés,
au travers desquels transparaissaient les formes du Mystère », dira René
Ghil. Ces pages ce sont celles de la suite de lithos intitulée Hommage à Goya, puis celles
inspirées par la Tentation de Saint-Antoine. Et Mallarmé, l’ami de
Manet, « chef de l’école impressionniste » avait-il écrit, qui
fréquente aussi Monet et Renoir, - chez Manet puis chez Berthe Morisot, il est
vrai, Renoir ne vient jamais aux mardis sous prétexte qu’il n’est pas un
intellectuel -, Mallarmé va aider à la première exposition, chez Durand-Ruel,
d’un Odilon Redon qui a tracé son chemin à l’écart de l’impressionnisme parce
qu’il le trouvait « bas de plafond ».
Paris lumineux, ténébreux et formidable.
De fait, le groupe impressionniste n’existe plus, Monet,
Renoir, Sisley se sont retirés de la 8e exposition impressionniste –
il n’y en aura plus d’autre -, qui s’ouvre le 15 mai 1886 pour un mois, 1 rue
Laffitte, où Degas a accepté Seurat et Signac, les Pissarro père et fils, qui
exposent dans la même salle, ceux que Félix Fénéon nomme Néo et Camille
Pissarro scientifiques, qui pratiquent la fragmentation méthodique de la
touche basée sur le contraste des tons. Le peintre réaliste Théo Van Rysselberghe qui, avec Ensor
et quelques autres, fait partie du Cercle des XX, formé autour de l’Académie de
Gand et animé par l’écrivain Octave
Mauss, rejoignant à Paris son ami Verhaeren est séduit par l’art de Seurat et va opter pour le divisionnisme.
Dans son domaine, le supplément littéraire du Figaro, le 18
septembre 1886, ressent lui aussi un besoin de démarcation : « Depuis
deux ans, la presse parisienne s’est beaucoup occupée d’une école de poètes et
de prosateurs dits « décadents ». Le conteur du Thé chez Miranda (en collaboration avec M. Paul Adam, l’auteur de Soi), le poète des Syrtes et des Cantilènes, M. Jean Moréas, un
des plus en vue parmi ces révolutionnaires de lettres, a formulé, sur notre
demande, pour les lecteurs du Supplément, les principes fondamentaux de la
nouvelle manifestation d’art. » Et Jean Moréas est péremptoire :
« Nous avons déjà proposé la dénomination de Symbolisme comme la
seule capable de désigner raisonnablement la tendance actuelle de l’esprit
créateur en art. Cette dénomination peut être maintenue. »
N’est-ce pas un paradoxe que d’accorder tant d’importance
aux mots quand, loin d’un art de la nomination, on entend pratiquer celui de
l’évocation ? « Symboliste, Décadente ou Mystique, les écoles se
déclarant ou étiquetées en hâte par notre presse d’information adoptent, comme
rencontre, le point d’un Idéalisme qui (pareillement aux fugues, aux sonates)
refuse les matériaux naturels et, comme brutale, une pensée directe les
ordonnant : pour ne garder de rien que la suggestion », précise
Mallarmé en février 1887.
Émile Verhaeren, peu après, illustre la définition d’un
exemple, en proposant de l’appliquer aux murs de l’école, à la capitale :
« Un poète regarde Paris fourmillant de lumières nocturnes, émietté en une
infinité de feux et colossal d’ombre et d’étendue. S’il en donne la vue
directe, comme pourrait le faire Zola, c’est à dire en le décrivant dans ses
rues, ses places, ses monuments, ses rampes de gaz, ses mers nocturnes d’encre,
ses agitations fiévreuses sous les astres immobiles, il en présentera, certes,
une sensation très artistique, mais rien ne sera moins symboliste. Si, par
contre, il en dresse pour l’esprit la vision indirecte, évocatoire, s’il
prononce : « une immense algèbre dont la clé est perdue », cette
phrase nue réalisera, loin de toute description et de toute notation de faits
le Paris lumineux, ténébreux et formidable. »
Le dernier retour de Verlaine
Après une nouvelle absence ardennaise de près de deux
années, Verlaine est revenu à Paris, dans une chambre à l’arrière de la
boutique d’un marchand de vin, qu’il faut traverser pour la rejoindre, au fond
d’une cour de la rue Moreau qui joint celle de Charenton à une voûte du viaduc
du chemin de fer de Vincennes. Adresse que Mallarmé donne presque plus
simplement, sur une lettre qu’il lui envoie : « Tapi sous ton chaud
macfarlane / Ce billet, quand tu le reçois / Lis-le haut ; 6 cour
Saint-François / Rue, est-ce Moreau ? cher Verlaine. »
Mais cette joliesse est sans grand rapport avec les lieux
que décrits Francis Viélé-Griffin :
« une grande cour aux larges pavés
gras de lessive et de déchets alimentaires... un lavoir laissait échapper la
vapeur de son essoreuse et des gaillardes aux manches retroussées vidaient à
même le ruisseau leurs baquets d’eau bleue... Une chambre de rez-de-chaussée,
triste et nue : deux chaises ; une table devant la fenêtre sans
rideaux portait des livres, parmi lesquels nous reconnûmes, non sans émotion,
nos premières plaquettes ; un lit, à rideaux de lustrine verte, faisait
face à la fenêtre et, l’œil fixe vers la cheminée sans glace où s’accumulaient
brochures et journaux, un mauvais portrait de Verlaine, toile nue et sans
cadre, pendait à un clou. C’était sinistre. »
Mallarmé vient le visiter dans son taudis, avec René Ghil,
le disciple qui à 24 ans, publie son premier Traité du Verbe avec un Avant-dire du professeur de
Fontanes : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma
voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices
sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »
Ghil « vit intensément cette heure unique, qui dresse face à face les deux
maîtres du symbolisme.
- Et ! mais, nous voici célèbres maintenant,
Mallarmé ! Des chefs d’École, quoi !, lance Verlaine.
- Oui. Qui eût dit cela ? »
Verlaine au François Ier |