LE PARI DE LA TOLÉRANCE (II. 1761-1763)


(seizième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)

Et puis… Les faits sont du 9 mars ; le 25, Voltaire écrit à Claude-Philibert Fyot de La Marche, un ancien camarade de Louis-le-Grand, à l’époque fils d’un président à mortier du parlement de Bourgogne et maintenant premier président de ce parlement lui-même : « Il vient de se passer au parlement de Toulouse une scène qui fait dresser les cheveux à la tête ; on l’ignore peut-être à Paris ; mais si on en est informé, je défie Paris, tout frivole, tout opéra-comique qu’il est, de n’être pas pénétré d’horreur. Il n’est pas vraisemblable que vous n’ayez appris qu’un vieux huguenot de Toulouse, nommé Calas, père de cinq enfants, ayant averti la justice que son fils aîné, garçon très mélancolique, s’était pendu, a été accusé de l’avoir pendu lui-même en haine du papisme, pour lequel ce malheureux avait, dit-on, quelque penchant secret. Enfin le père a été roué, et le pendu, tout huguenot qu’il était, a été regardé comme un martyr, et le parlement a assisté pieds nus à des processions en l’honneur du nouveau saint. Trois juges ont protesté contre l’arrêt ; le père a pris Dieu à témoin de son innocence en expirant, a cité ses juges au jugement de Dieu, et a pleuré son fils sur la roue. (…) L’intendant de Languedoc est à Paris ; je vous conjure de lui parler ou de lui faire parler : il est au fait de cette aventure épouvantable. Ayez la bonté, je vous en supplie, de me faire savoir ce que j’en dois penser ».
Voltaire en est encore à s’informer pour savoir lequel des deux fanatismes est en cause : le protestant ou le catholique. À cette différence que l’un serait fanatisme privé, si le père a tué son fils apostat, et l’autre fanatisme d’État, si un parlement au service de l’Église a condamné un innocent. Et si l’affaire interroge Voltaire, c’est qu’il est aux marches d’un pays protestant en émoi, et endosse ce « point de vue des nations étrangères » qui soi-disant, à en croire Mercier, « n’existaient presque pas pour lui ».
Les Adieux de Calas à sa famille, d'après Chodowiecki. Gallica
Deux jours plus tard, il écrit aux d’Argental : « Vous me demanderez peut-être, mes divins anges [c’est la façon dont il s’adresse habituellement au comte et à son épouse], pourquoi je m’intéresse si fort à ce Calas, qu’on a roué : c’est que je suis homme, c’est que je vois tous les étrangers indignés, c’est que tous vos officiers suisses protestants disent qu’ils ne combattront pas de grand cœur pour une nation qui fait rouer leurs frères sans aucune preuve. [La guerre qu’on dira de Sept Ans en est à sa sixième année] Je me suis trompé sur le nombre des juges, dans ma lettre à M. de La Marche. Ils étaient treize, cinq ont constamment déclaré Calas innocent. S’il avait eu une voix de plus en sa faveur, il était absous. À quoi tient donc la vie des hommes ? à quoi tiennent les plus horribles supplices ? Quoi ! parce qu’il ne s’est pas trouvé un sixième juge raisonnable, on aura fait rouer un père de famille ! on l’aura accusé d’avoir pendu son propre fils, tandis que ses quatre autres enfants crient qu’il était le meilleur des pères ! Le témoignage de la conscience de cet infortuné ne prévaut-il pas sur l’illusion de huit juges, animés par une confrérie de pénitents blancs qui a soulevé les esprits de Toulouse contre un calviniste ? Ce pauvre homme criait sur la roue qu’il était innocent ; il pardonnait à ses juges, il pleurait son fils auquel on prétendait qu’il avait donné la mort. Un dominicain, qui l’assistait d’office sur l’échafaud, dit qu’il voudrait mourir aussi saintement qu’il est mort. Il ne m’appartient pas de condamner le parlement de Toulouse ; mais, enfin, il n’y a eu aucun témoin oculaire ; le fanatisme du peuple a pu passer jusqu’à des juges prévenus. Plusieurs d’entre eux étaient pénitents blancs ; ils peuvent s’être trompés. N’est-il pas de la justice du roi et de sa prudence de se faire au moins représenter les motifs de l’arrêt ? Cette seule démarche consolerait tous les protestants de l’Europe, et apaiserait leurs clameurs. Avons-nous besoin de nous rendre odieux ? Ne pourriez-vous pas engager M. le comte de Choiseul à s’informer de cette horrible aventure, qui déshonore la nature humaine, soit que Calas soit coupable, soit qu’il soit innocent ? Il y a certainement, d’un côté ou d’un autre, un fanatisme horrible ; et il est utile d’approfondir la vérité. Mille tendres respects à mes anges ».

« Criez, et qu’on crie. »

 

Le 4 avril, sa religion est faite, si l’on ose dire, et par l’intermédiaire de Damilaville, cet ami si pratique qui, de par sa position au bureau des Vingtièmes [un service fiscal], peut faire circuler en franchise les lettres et paquets de la communauté philosophique – et auteur de trois articles de l’Encyclopédie consacrés à la finance et à la démographie –, il sonne l’alarme :
« Mes chers frères, il est avéré que les juges toulousains ont roué le plus innocent des hommes. Presque tout le Languedoc en gémit avec horreur. Les nations étrangères, qui nous haïssent et qui nous battent, sont saisies d’indignation. Jamais, depuis le jour de la Saint-Barthélemy, rien n’a tant déshonoré la nature humaine. Criez, et qu’on crie ».
 « Mes anges, mes anges, écrit-il aux d’Argental le même jour, rit-on encore à Paris ? Va-t-on en foule au Savetier Blaise et au Maréchal [deux opéras comiques de Philidor, sur un livret de Sedaine pour le premier]? Pour moi je pleure. Vos Parisiens ne voient que des Parisiens et moi je vois des étrangers, des gens de tous les pays et je vous réponds que toutes les nations nous insultent et nous méprisent. (…) Pendant que nous sommes la chiasse du genre humain, on parle français à Moscou et à Yassy [Iasi, en Roumanie] ; mais à qui doit-on ce petit honneur ? À une douzaine de citoyens qu’on persécute dans la patrie. »
Et à ce propos… « Le parlement a fait brûler par la main du bourreau, le 11 de ce mois [de juin], note le Journal de Barbier, un livre en quatre volumes in-8, de Jean-Jacques Rousseau, intitulé Émile ou l’éducation, imprimé, est-il dit, à La Haye ; c’est un élève qu’il instruit à mesure qu’il vient en âge. Il y a un mois que ce livre fait du bruit et qu’il s’est distribué dans Paris, où l’on connaît l’esprit philosophique de cet auteur, qui écrit au-dessus de tout. (…) Comme son nom est à découvert dans le frontispice du livre, la cour, par l’arrêt, l’a décrété de prise de corps. Rousseau était homme à se laisser prendre et à soutenir la vérité de son livre ; mais on dit qu’un de ses bons amis l’a fait monter en chaise de poste pour le faire sortir de France. Son livre s’est vendu dix-huit livres et vaut à présent deux louis ; on compte qu’il sera réimprimé en Hollande. Cet ami est M. le duc de Luxembourg, qui l’a fait cacher ; on ne croit pas qu’il se soit retiré à Genève. »
Voltaire ne va guère montrer de compassion pour le faux frère auquel il avait fait proposer, trois ans plus tôt, une maison de campagne située près de Ferney, et qui l’en avait remercié par le fameux : « Je ne vous aime point, Monsieur ». Et puis l’affaire Calas l’occupe entièrement. « Je vous demande en grâce, écrit-il à Damilaville, de faire imprimer les Pièces originales [soit l’Extrait d’une lettre de la dame veuve Calas et la Lettre de Donat Calas, son fils, l’un et l’autre écrits par Voltaire d’après leur témoignage oral]. M. Diderot peut aisément engager quelque libraire à faire cette bonne œuvre. Il nous paraît que ces pièces nous ont déjà attiré quelques partisans. Que votre bon cœur, mon cher frère, rende ce service à la famille la plus infortunée ! Voilà la véritable philosophie, et non pas celle de Jean-Jacques. Ce pauvre chien de Diogène n’a pu trouver de loge dans le pays de Berne : il s’est retiré dans celui de Neuchâtel [qui dépend de Frédéric II de Prusse ; à Môtiers-Travers] : c’était bien la peine d’aboyer contre les philosophes et contre les spectacles. (…) Frère Thiriot vous embrasse. Je finis toutes mes lettres par dire Ecr. l’inf... comme Caton disait toujours : Tel est mon avis, et qu’on ruine Carthage ».
La malheureuse famille Calas, d'après Carmontelle. Gallica
Le 26 juillet 1762 est ainsi la date de naissance de la célèbre apostille qui accompagnera celles aux seuls partisans de la centaine de lettres que Voltaire expédie, concernant l’affaire Calas, à Paris et dans toute l’Europe. Et on le voit, dans celle adressée à la duchesse de Saxe-Gotha, faire feu de tout bois, profiter de la vogue de l’Émile pour faire passer et le pseudo-testament de Meslier, et la défense des Calas. « Madame, Dieu préserve Votre Altesse Sérénissime de faire jamais élever un des princes vos enfants par ce fou de Jean-Jacques Rousseau. Il faut commencer par avoir reçu une bonne éducation pour en donner une. Ce livre d’Émile est méprisé généralement. Mais il y a une cinquantaine de pages au troisième volume, contre la religion chrétienne, qui ont fait rechercher l’ouvrage et bannir l’auteur. On débite sourdement plusieurs ouvrages dans le goût de ces cinquante pages. On les attribue tantôt à La Mettrie, tantôt au philosophe de Sans-Souci. Mais il est certain qu’il y en a un d’un curé de Champagne auprès de Rocroi, qui est plus approfondi que le troisième tome d’Émile. C’est un testament que fit ce curé nommé Meslier, et dont il envoya une copie, avant sa mort, au garde des Sceaux Chauvelin. Si Votre Altesse Sérénissime était curieuse de cet ouvrage, je le chercherais et je le confierais à votre prudence, il est d’une rareté extrême. J’ai l’honneur, Madame, de vous envoyer un des mémoires qui commencent à courir sur une affaire qui intéresse tous les honnêtes gens. Je ne crois pas que depuis la Saint-Barthélemy il y ait eu une aventure plus abominable. Le cœur de Votre Altesse Sérénissime saignera en lisant cette histoire des fureurs catholiques de Toulouse. »

Le patriarche des écraseurs

 

Voltaire s’est fait l’intermédiaire auprès de Diderot d’une proposition de l’impératrice de Russie de faire éditer l’Encyclopédie, dont l’impression, à Paris, est pour lors clandestine bien que tolérée. Diderot envoie sa réponse à Voltaire le 29 septembre 1762. « Non, très cher et très illustre frère, nous n’irons ni à Berlin ni à Pétersbourg achever l’Encyclopédie, et la raison, c’est qu’au moment où je vous parle on l’imprime ici, et que j’en ai des épreuves sous mes yeux. Mais, chut ! (…) Par les offres qu’on nous fait, je vois qu’on ignore que le manuscrit de l’Encyclopédie ne nous appartient pas ; qu’il est en la possession des libraires qui l’ont acquis à des frais exorbitants, et que nous n’en pouvons distraire un feuillet sans infidélité. Quoi qu’il en soit, ne croyez pas que le péril que je cours en travaillant au milieu des barbares me rende pusillanime. Notre devise est : sans quartier pour les superstitieux, pour les fanatiques, pour les ignorants, pour les fous, pour les méchants et pour les tyrans, et j’espère que vous le reconnaîtrez en plus d’un endroit. Est-ce qu’on s’appelle philosophe pour rien ? Quoi ! le mensonge aura ses martyrs, et la vérité ne sera prêchée que par des lâches ? Ce qui me plaît des frères, c’est de les voir presque tous moins unis encore par la haine et le mépris de celle que vous avez appelée l’infâme que par l’amour de la vérité, par le sentiment de la bienfaisance, et par le goût du vrai, du bon et du beau, espèce de trinité qui vaut un peu mieux que la leur. Ce n’est pas assez que d’en savoir plus qu’eux, il faut leur montrer que nous sommes meilleurs, et que la philosophie fait plus de gens de bien que la grâce suffisante ou efficace. (…) Cette manie de n’accorder de la probité qu’à ses sectateurs n’est-elle pas particulière au christianisme ? Adieu, grand frère, portez-vous bien, conservez-vous pour vos amis, pour la philosophie, pour les lettres, pour l’honneur de la nation qui n’a plus que vous, et pour le bien de l’humanité, à laquelle vous êtes plus essentiel que cinq cents monarques fondus ensemble ! (…) Adieu, sublime, honnête et cher antéchrist. »
Le Déjeuner de Ferney, d'après Vivant Denon. Au mur, "La malheureuse famille Calas". Gallica
Le pli est pris chez les pourfendeurs de l’infâme : chaque sympathisant est désormais jugé sur ses qualités d’écraseur potentiel, comme ce jeune homme de 27 ans, par exemple, pour lequel Damilaville a demandé des livres à Voltaire : « Le présent précieux de vos ouvrages que vous avez la bonté d’accorder à ma prière est pour un jeune écraseur des plus intrépides. Il se nomme Naigeon, et ne manque ni de talents ni de bonne volonté. J’espère qu’il deviendra utile à la bonne cause ». Voltaire est qualifié d’écraseur-chef, de la bouche même du roi de Prusse : « Vous voilà à Ferney entre votre nièce et des occupations que vous aimez, respecté comme le dieu des beaux-arts, comme le patriarche des écraseurs, couvert de gloire, et jouissant, de votre vivant, de toute votre réputation ; d’autant plus qu’éloigné au-delà de cent lieues de Paris, on vous considère comme mort, et l’on vous rend justice ».
Ces derniers mots sont ambigus, mais Voltaire bouge encore. Le traité de paix du 10 février 1763 a mis fin à la guerre de Sept Ans ; la bataille pour la réhabilitation de Calas ne fait que commencer. « Le meurtre de Calas, commis dans Toulouse avec le glaive de la justice, le 9 mars 1762, est un des plus singuliers événements qui méritent l’attention de notre âge et de la postérité. On oublie bientôt cette foule de morts qui a péri dans des batailles sans nombre, non seulement parce que c’est la fatalité inévitable de la guerre, mais parce que ceux qui meurent par le sort des armes pouvaient aussi donner la mort à leurs ennemis, et n’ont point péri sans se défendre. Là où le danger et l’avantage sont égaux, l’étonnement cesse, et la pitié même s’affaiblit ; mais si un père de famille innocent est livré aux mains de l’erreur, ou de la passion, ou du fanatisme ; si l’accusé n’a de défense que sa vertu ; si les arbitres de sa vie n’ont à risquer en l’égorgeant que de se tromper ; s’ils peuvent tuer impunément par un arrêt, alors le cri public s’élève, chacun craint pour soi-même, on voit que personne n’est en sûreté de sa vie devant un tribunal érigé pour veiller sur la vie des citoyens, et toutes les voix se réunissent pour demander vengeance. » Telles sont les premières lignes du Traité sur la tolérance.

LE PARI DE LA TOLÉRANCE (I. 1760-1761)


(quinzième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)

Voltaire est si prodigue qu’il fournit à tous mots et images, même au parti antiphilosophique, qui a le vent en poupe depuis la condamnation de l’Encyclopédie. Sa lettre à Rousseau, placée en préface à L’Orphelin de la Chine, se retrouve prise au pied de la lettre sur la scène du Français : Crispin, où l’on devine aisément Jean-Jacques, y fait son entrée à quatre pattes, attiré par une laitue qu’il se met à brouter. La suite est chez Barbier : « Le vendredi 2 de ce mois [mai 1760], on a joué à la Comédie-Française une comédie en trois actes, en vers, intitulée Les Philosophes, qui est une critique des ouvrages et des opinions de Diderot, éditeur de l’Encyclopédie, de Duclos, historiographe de France, de Jean-Jacques Rousseau, de Genève, de M. Helvétius et d’autres [par exemple, Mme Geoffrin en Cidalise, Mme d’Épinay en « mère fouettard »]. J’y assistai aux premières places. Elle a été applaudie et critiquée tout à la fois. Elle a eu jusqu’au 15 de ce mois sept représentations. La curiosité et la critique y ont toujours attiré beaucoup de monde, d’autant que cela fait une pièce de parti ; mais en général elle est critiquée, quant à la pièce, et fort condamnée pour la méchanceté ».
J.-J. à quatre pattes dans Les Philosophes
Choiseul ayant autorisé, voire ordonné qu’on représentât la farce de Palissot, Bouret le Magnifique comme son gendre Vilmorin ont crié au chef-d’œuvre, au nouveau Molière, regretté sans doute que Voltaire y fût épargné.
Le patriarche, de Ferney, appelle à la résistance : « La persécution éclate de tous côtés dans Paris, écrit-il à d’Alembert ; les jansénistes et les jésuites se joignent pour égorger la raison, et se battent entre eux pour les dépouilles. Je vous avoue que je suis aussi en colère contre les philosophes qui se laissent faire que contre les marauds qui les oppriment. (…) Le Dictionnaire encyclopédique continue-t-il ? sera-t-il défiguré et avili par de lâches complaisances pour des fanatiques ? ou bien sera-t-on assez hardi pour dire des vérités dangereuses ? est-il vrai que de cet ouvrage immense, et de douze ans de travaux, il reviendra vingt-cinq mille francs à Diderot, tandis que ceux qui fournissent du pain à nos armées gagnent vingt mille francs par jour ? Voyez-vous Helvétius ? Connaissez-vous Saurin ? [c’est le fils d’un membre de l’Académie des sciences, pilier de Gradot au début du siècle ; un ami d’Helvétius et l’auteur d’un Spartacus donné le 20 février précédent] Qui est l’auteur de la farce contre les philosophes ? Qui sont les faquins de grands seigneurs, et les vieilles p… dévotes de la cour qui le protègent ? ».
« Il serait bien à désirer que les frères fussent unis, conseille-t-il à Thiriot : ils écraseraient leurs indignes adversaires, qui les mangent l’un après l’autre. Il faudrait que les Da, Dé, Di, Do, Du, les H, les G, etc. [soit, sans doute, d’Alembert, (Mme) d’Épinay, Diderot, d’Holbach, Duclos, Hélvetius, Grimm] soupassent tous ensemble deux fois par semaine. »
Le mot de « frère » qui, à Potsdam, ironisait sur sa vie monacale, s’est chargé de la solidarité des combats, évoque à présent une espèce de maçonnerie. Voltaire va désormais s’adresser à d’Alembert comme à « [s]on cher frère », s’enquérir dans ses lettres de frère Diderot, frère Saurin ou frère Helvétius, puis désigner Diderot comme « frère Platon », pour en faire finalement, en verlan : « Tonpla ».
Sans attendre, en tant que leur père supérieur, il défend sa communauté. Voltaire a le bras long, et au bout du bras un fouet qui l’allonge encore et, de Ferney, cingle à Paris. L’image est de Diderot, dans une lettre à son « Cher Maître » : « Il est bon que ceux d’entre nous qui sont tentés de faire des sottises sachent qu’il y a, sur les bords du lac de Genève, un homme armé d’un grand fouet dont la pointe peut les atteindre jusqu’ici ». Cette même lettre, Diderot la signe, quelques lignes plus bas, à la façon du Carthago delenda est de Caton, mais par un détournement d’une ode d’Horace dont il remplace la Chloé par un académicien tout frais : « et Pompignianos semel arrogantes sublimi tange flagello », c’est-à-dire « et que l’arrogant Pompignan soit frappé encore une fois d’une lanière divine ».
Jean-Jacques Lefranc, marquis de Pompignan, a été élu au fauteuil de Maupertuis le 10 mars 1760. Son discours de récipiendaire attaquait incongrûment ses confrères, chez qui il ne voyait que mépris de la religion, haine de l’autorité, morale corrompue, philosophie sapant le Trône et l’Autel, sans compter des attaques de la richesse suscitées par l’envie.
Voltaire lui répond par des Facéties parisiennes, une salve de poèmes courts, qui font si bien mouche que le ridicule empêchera Pompignan de remettre jamais les pieds ni à l’Académie ni à Paris.
La seconde exécution publique est celle de Fréron, dont l’Année littéraire insupporte Voltaire depuis beau temps. La Comédie-Française voit donc arriver, le 26 juillet 1760, Le Café ou l’Écossaise, une comédie censément anglaise d’un M. Hume, parent du fameux David Hume, dont un personnage de journaliste véreux se nomme Wasp, ce que l’on peut traduire par « guêpe » ou « frelon ». Le soir de la première, Fréron est au milieu de l’orchestre. « Il soutint, rapporte Collé dans son Journal, assez bien les premières scènes ; mais M. de Malesherbes, qui était à côté de lui, le vit ensuite plusieurs fois devenir cramoisi et puis pâlir. Il avait placé sa femme au premier rang de l’amphithéâtre pour exciter, nous dit Favart, par sa jolie figure les partisans de son mari contre la pièce. Une personne de ma connaissance, ajoute Favart, était auprès d’elle, et lui disait : — Ne vous troublez point, Madame, le personnage de Wasp ne ressemble en aucune façon à votre mari. M. Fréron n’est ni calomniateur ni délateur. — Ah ! Monsieur, répondit-elle ingénument, on a beau dire, on le reconnaîtra toujours. » Marivaux assure qu’elle se trouva mal.
Huber, Le Lever du philosophe de Ferney. Au mur, la tête de Turc Fréron. Gallica
Fréron tentera d’expliquer dans son journal que le succès de la pièce n’a été dû qu’à une cabale menée par Sedaine, Diderot, Grimm et Lamorlière avec, sous leurs ordres, les typographes et les libraires de l’Encyclopédie, leurs garçons de boutique, des clercs de procureurs, des écrivains sous les charniers [ainsi Voltaire désignera-t-il, dans sa Pucelle d’Orléans, les écrivains publics du cimetière des Innocents] , des apprentis chirurgiens et perruquiers, des laquais et des Savoyards ; mais déjà on n’appelait plus sa feuille que d’un surnom pris à la pièce : L’Âne littéraire.

Écraser le fanatisme et l’hypocrisie, l’infâme persécution


L’édition de la pièce sera préfacée par son « traducteur », « Jérôme Carré, natif de Montauban, demeurant dans l’impasse de Saint-Thomas-du-Louvre ; car j’appelle impasse, Messieurs, ce que vous appelez cul-de-sac. Je trouve qu’une rue ne ressemble ni à un cul ni à un sac. Je vous prie de vous servir du mot impasse, qui est noble, sonore, intelligible, nécessaire, au lieu de celui de cul, en dépit du sieur Fréron, ci-devant jésuite ».
Sur ce problème de nomination, Voltaire reviendra encore à trois reprises dans son œuvre. Il aura finalement influencé non pas seulement la forme des voies de la capitale, mais encore leur nomenclature.
Une autre affaire bien parisienne suscite sa verve pratiquement au même moment : celle qui met en cause Ramponeau (sic), le pape de la Courtille. Qu’un cabaretier jugeât les planches de la comédie plus indignes que celles de ses barriques, qu’il pût rompre l’engagement souscrit, et se voir soutenu par l’Église, au prétexte qu’un contrat de damnation – puisque celle-ci attendait immanquablement le comédien -, ne pouvait être légitime, il y avait là matière à un Plaidoyer ironique, et à égratigner Jean-Jacques Rousseau au passage.
Et matière encore à étymologie, les tréteaux du théâtre étant dressés le plus souvent sur le boulevard ou le rempart, l’un ou l’autre mot désignant la même chose – « Boulevart : fortification, rempart. Belgrade est le boulevart de l’Empire ottoman du côté de la Hongrie ». « On devrait dire “boulevert”, parce qu’autrefois le rempart était couvert de gazon, sur lequel on jouait à la boule ; on appelait le gazon le vert ; de là le mot boule-vert, terme que les Anglais ont rendu exactement par bowlinggreen. Les Parisiens croient bien prononcer en disant boulevart, le pauvre peuple dit boulevert. »
Et comme Voltaire n’est jamais en repos, le 3 septembre, la Comédie-Française donne sa nouvelle tragédie : Tancrède. « Monsieur et cher maître, lui écrit Diderot, l’ami Thiriot aurait bien mieux fait de vous entretenir du bel enthousiasme qui nous saisit ici, à l’hôtel de Clermont-Tonnerre, lui, l’ami Damilaville, et moi, et des transports d’admiration et de joie auxquels nous nous livrâmes, deux ou trois heures de suite, en causant de vous et des prodiges que vous opérez tous les jours, que de vous tracasser de quelques méchantes observations communes que je hasardai entre nous sur votre dernière pièce. (…) Ah !, mon cher maître, si vous voyiez la Clairon traversant la scène, à demi renversée sur les bourreaux qui l’environnent, ses genoux se dérobant sous elle, les yeux fermés, les bras tombants, comme morte ; si vous entendiez le cri qu’elle pousse en apercevant Tancrède, vous resteriez plus convaincu que jamais que le silence et la pantomime ont quelquefois un pathétique que toutes les ressources de l’art oratoire n’atteignent pas. (…)
Meissonier, Lecture chez Diderot. 1888. Gallica
« Mais est-ce que je finirai cette causerie sans vous dire un mot de la grande entreprise ? Incessamment le manuscrit sera complet, les planches gravées, et nous jetterons tout à la fois onze volumes in-folio sur nos ennemis. Quand il en sera temps, j’invoquerai votre secours. Adieu, monsieur et cher maître. Pardonnez à ma paresse. Ayez toujours de l’amitié pour moi. Conservez-vous ; songez quelquefois qu’il n’y a aucun homme au monde dont la vie soit plus précieuse à l’univers que la vôtre », etc.
Voltaire lui répond : « Monsieur et mon très digne maître, j’aurais assurément bien mauvaise grâce de me plaindre de votre silence, puisque vous avez employé votre temps à préparer neuf volumes de l’Encyclopédie. Cela est incroyable. Il n’y a que vous au monde capable d’un si prodigieux effort. Vous aurait-on aidé comme vous méritez qu’on vous aide ? Vous savez qu’on s’est plaint des déclamations, quand on attendait des définitions et des exemples ; mais il y a tant d’articles admirables, les fleurs et les fruits sont répandus avec tant de profusion qu’on passera aisément par-dessus les ronces. L’infâme persécution ne servira qu’à votre gloire ; puisse votre gloire servir à votre fortune, et puisse votre travail immense ne pas nuire à votre santé ! Je vous regarde comme un homme nécessaire au monde, né pour l’éclairer, et pour écraser le fanatisme et l’hypocrisie. Avec cette multitude de connaissances que vous possédez, et qui devrait dessécher le cœur, le vôtre est sensible. (…) Adieu ; je vous aime, je vous révère, je vous suis dévoué pour le reste de ma vie ».
« Écraser » et « infâme » sont déjà en italiques dans cette lettre, prêts à se cristalliser en mot d’ordre. Mais, avant, il faut encore à Voltaire relever une erreur concernant Paris chez Rousseau, dans sa Nouvelle Héloïse : « À Paris, le riche, dit-il, “arrache un reste de pain noir à l’opprimé qu’il feint de plaindre en public”. Il est étrange, Monsieur [c’est prétendument le marquis de Ximenez qui s’adresse à Voltaire], que Jean-Jacques ne sache pas que personne ne mange de pain bis à Paris, qu’il y est inconnu, et qu’il s’en faut beaucoup que M. Volmar, et son baron, et sa Julie, aient mangé du pain aussi blanc qu’en mange le dernier des pauvres de Paris. C’est une des choses qui étonne le plus les étrangers dans notre vaste et opulente ville. Le bon petit homme nous parle des cinquièmes étages : il y a été souvent ; il dit que c’est là qu’on apprend à connaître les véritables mœurs de la ville ; qu’il y retourne donc, et il verra si l’on y mange du pain noir, comme il nous le reproche ».
Au XIXe siècle encore, toutes les tentatives de faire changer aux ouvriers parisiens leurs habitudes de consommation, en faveur d’un pain moins cher, demeureront vaines.
Rousseau a quelques excuses, depuis quatre ans déjà il vit aux abords de la forêt de Montmorency, et ne vient plus à Paris que du bout des pieds. L’hôtel des Luxembourg, rue Saint-Marc, a, comme tous les bâtiments mitoyens, des jardins qui montent jusqu’au rempart et, pour une partie de celui du duc, sur l’emplacement de l’actuel passage des Panoramas. Ils « me pressèrent si fort d’aller les y voir quelquefois, que j’y consentis malgré mon aversion pour Paris (…). Encore n’y allais-je que les jours convenus, uniquement pour souper, et m’en retourner le lendemain matin. J’entrais et sortais par le jardin qui donnait sur le boulevard, de sorte que je pouvais dire, avec la plus exacte vérité, que je n’avais pas mis le pied sur le pavé de Paris ».

Paris, entre Saint-Barthélemy et Opéra-Comique


Quand Voltaire combat le parti antiphilosophique par l’esprit, Diderot le fait par le cœur. Il s’agit de montrer que l’on peut être loin de l’observance religieuse et aussi bon qu’un croyant ; philosophe et vertueux. En février 1761, la Comédie-Française donne son Père de famille, et il en rend compte à Voltaire : « Il s’est élevé du milieu du parterre des voix qui ont dit : “Quelle réplique à la satire des Philosophes !”. Voilà le mot que je voulais entendre. Je ne sais quelle opinion le public prendra de mon talent dramatique, et je ne m’en soucie guère ; mais je voulais qu’on vît un homme qui porte au fond de son cœur l’image de la vertu et le sentiment de l’humanité profondément gravés, et on l’aura vu. Ainsi Moïse peut cesser de tenir les mains élevées vers le ciel. On a osé faire à la reine l’éloge de mon ouvrage. C’est Brizard [interprète du rôle titre] qui m’a apporté cette nouvelle de Versailles. Adieu, mon cher maître, je sais combien vous avez désiré le succès de votre disciple, et j’en suis touché. Mon attachement et mon hommage pour toute ma vie.
P.S. On revient de la troisième représentation. Succès, malgré la rage de la cabale. »
Le Testament, édité par Voltaire en 1762. Gallica

Pendant que Diderot prêche d’exemple, Voltaire continue d’accumuler des arguments. Le mémoire du curé ardennais Jean Meslier circule depuis déjà une trentaine d’années. Voltaire l’a jugé, alors, « écrit du style d’un cheval de carrosse ». La lutte contre « l’infâme » l’amène maintenant à en résumer l’argumentation, qu’il limite à l’examen rationaliste de la religion chrétienne, soit le dixième de son contenu ; il laisse de côté son matérialisme athée et sa dénonciation sociale. Il invite ses correspondants à diffuser ce Testament, et ainsi fait-il du Sermon des cinquante. Il s’agirait-là des travaux de cinquante protestants qui, convenant que la Réforme n’a pas été menée à son terme, invitent à la poursuivre pour aboutir à « un culte sage et simple d’un Dieu unique ».