(seizième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison
de novembre 2013)
Et puis… Les faits sont du 9 mars ; le 25, Voltaire écrit à Claude-Philibert Fyot de La Marche, un ancien camarade de Louis-le-Grand, à l’époque fils d’un président à mortier du parlement de Bourgogne et maintenant premier président de ce parlement lui-même : « Il vient de se passer au parlement de Toulouse une scène qui fait dresser les cheveux à la tête ; on l’ignore peut-être à Paris ; mais si on en est informé, je défie Paris, tout frivole, tout opéra-comique qu’il est, de n’être pas pénétré d’horreur. Il n’est pas vraisemblable que vous n’ayez appris qu’un vieux huguenot de Toulouse, nommé Calas, père de cinq enfants, ayant averti la justice que son fils aîné, garçon très mélancolique, s’était pendu, a été accusé de l’avoir pendu lui-même en haine du papisme, pour lequel ce malheureux avait, dit-on, quelque penchant secret. Enfin le père a été roué, et le pendu, tout huguenot qu’il était, a été regardé comme un martyr, et le parlement a assisté pieds nus à des processions en l’honneur du nouveau saint. Trois juges ont protesté contre l’arrêt ; le père a pris Dieu à témoin de son innocence en expirant, a cité ses juges au jugement de Dieu, et a pleuré son fils sur la roue. (…) L’intendant de Languedoc est à Paris ; je vous conjure de lui parler ou de lui faire parler : il est au fait de cette aventure épouvantable. Ayez la bonté, je vous en supplie, de me faire savoir ce que j’en dois penser ».
Et puis… Les faits sont du 9 mars ; le 25, Voltaire écrit à Claude-Philibert Fyot de La Marche, un ancien camarade de Louis-le-Grand, à l’époque fils d’un président à mortier du parlement de Bourgogne et maintenant premier président de ce parlement lui-même : « Il vient de se passer au parlement de Toulouse une scène qui fait dresser les cheveux à la tête ; on l’ignore peut-être à Paris ; mais si on en est informé, je défie Paris, tout frivole, tout opéra-comique qu’il est, de n’être pas pénétré d’horreur. Il n’est pas vraisemblable que vous n’ayez appris qu’un vieux huguenot de Toulouse, nommé Calas, père de cinq enfants, ayant averti la justice que son fils aîné, garçon très mélancolique, s’était pendu, a été accusé de l’avoir pendu lui-même en haine du papisme, pour lequel ce malheureux avait, dit-on, quelque penchant secret. Enfin le père a été roué, et le pendu, tout huguenot qu’il était, a été regardé comme un martyr, et le parlement a assisté pieds nus à des processions en l’honneur du nouveau saint. Trois juges ont protesté contre l’arrêt ; le père a pris Dieu à témoin de son innocence en expirant, a cité ses juges au jugement de Dieu, et a pleuré son fils sur la roue. (…) L’intendant de Languedoc est à Paris ; je vous conjure de lui parler ou de lui faire parler : il est au fait de cette aventure épouvantable. Ayez la bonté, je vous en supplie, de me faire savoir ce que j’en dois penser ».
Voltaire
en est encore à s’informer pour savoir lequel des deux fanatismes est en
cause : le protestant ou le catholique. À cette différence que l’un serait
fanatisme privé, si le père a tué son fils apostat, et l’autre fanatisme
d’État, si un parlement au service de l’Église a condamné un innocent. Et si
l’affaire interroge Voltaire, c’est qu’il est aux marches d’un pays protestant
en émoi, et endosse ce « point de vue des nations étrangères » qui
soi-disant, à en croire Mercier,
« n’existaient presque pas pour lui ».
Les Adieux de Calas à sa famille, d'après Chodowiecki. Gallica |
Deux
jours plus tard, il écrit aux d’Argental :
« Vous me demanderez peut-être, mes divins anges [c’est la façon dont il
s’adresse habituellement au comte et à son épouse], pourquoi je m’intéresse si
fort à ce Calas, qu’on a roué : c’est que je suis homme, c’est que je vois tous
les étrangers indignés, c’est que tous vos officiers suisses protestants disent
qu’ils ne combattront pas de grand cœur pour une nation qui fait rouer leurs
frères sans aucune preuve. [La guerre qu’on dira de Sept Ans en est à sa
sixième année] Je me suis trompé sur le nombre des juges, dans ma lettre à M.
de La Marche. Ils étaient treize, cinq ont constamment déclaré Calas innocent.
S’il avait eu une voix de plus en sa faveur, il était absous. À quoi tient donc
la vie des hommes ? à quoi tiennent les plus horribles supplices ? Quoi ! parce
qu’il ne s’est pas trouvé un sixième juge raisonnable, on aura fait rouer un
père de famille ! on l’aura accusé d’avoir pendu son propre fils, tandis que
ses quatre autres enfants crient qu’il était le meilleur des pères ! Le
témoignage de la conscience de cet infortuné ne prévaut-il pas sur l’illusion
de huit juges, animés par une confrérie de pénitents blancs qui a soulevé les
esprits de Toulouse contre un calviniste ? Ce pauvre homme criait sur la roue
qu’il était innocent ; il pardonnait à ses juges, il pleurait son fils auquel
on prétendait qu’il avait donné la mort. Un dominicain, qui l’assistait
d’office sur l’échafaud, dit qu’il voudrait mourir aussi saintement qu’il est
mort. Il ne m’appartient pas de condamner le parlement de Toulouse ; mais,
enfin, il n’y a eu aucun témoin oculaire ; le fanatisme du peuple a pu passer
jusqu’à des juges prévenus. Plusieurs d’entre eux étaient pénitents blancs ;
ils peuvent s’être trompés. N’est-il pas de la justice du roi et de sa prudence
de se faire au moins représenter les motifs de l’arrêt ? Cette seule démarche
consolerait tous les protestants de l’Europe, et apaiserait leurs clameurs.
Avons-nous besoin de nous rendre odieux ? Ne pourriez-vous pas engager M. le
comte de Choiseul à s’informer de
cette horrible aventure, qui déshonore la nature humaine, soit que Calas soit
coupable, soit qu’il soit innocent ? Il y a certainement, d’un côté ou d’un
autre, un fanatisme horrible ; et il est utile d’approfondir la vérité. Mille
tendres respects à mes anges ».
« Criez, et qu’on crie. »
Le
4 avril, sa religion est faite, si l’on ose dire, et par l’intermédiaire
de Damilaville, cet ami si pratique
qui, de par sa position au bureau des Vingtièmes [un service fiscal], peut
faire circuler en franchise les lettres et paquets de la communauté
philosophique – et auteur de trois articles de l’Encyclopédie consacrés
à la finance et à la démographie –, il sonne l’alarme :
« Mes
chers frères, il est avéré que les juges toulousains ont roué le plus innocent
des hommes. Presque tout le Languedoc en gémit avec horreur. Les nations
étrangères, qui nous haïssent et qui nous battent, sont saisies d’indignation.
Jamais, depuis le jour de la Saint-Barthélemy, rien n’a tant déshonoré la
nature humaine. Criez, et qu’on crie ».
« Mes anges, mes anges, écrit-il aux
d’Argental le même jour, rit-on encore à Paris ? Va-t-on en foule au Savetier
Blaise et au Maréchal [deux opéras comiques de Philidor, sur un livret de Sedaine pour le premier]? Pour moi je
pleure. Vos Parisiens ne voient que des Parisiens et moi je vois des étrangers,
des gens de tous les pays et je vous réponds que toutes les nations nous
insultent et nous méprisent. (…) Pendant que nous sommes la chiasse du genre
humain, on parle français à Moscou et à Yassy [Iasi, en Roumanie] ; mais à qui
doit-on ce petit honneur ? À une douzaine de citoyens qu’on persécute dans la
patrie. »
Et
à ce propos… « Le parlement a fait brûler par la main du bourreau, le 11
de ce mois [de juin], note le Journal de Barbier, un livre en quatre volumes in-8, de Jean-Jacques Rousseau, intitulé Émile ou l’éducation,
imprimé, est-il dit, à La Haye ; c’est un élève qu’il instruit à mesure qu’il
vient en âge. Il y a un mois que ce livre fait du bruit et qu’il s’est
distribué dans Paris, où l’on connaît l’esprit philosophique de cet auteur, qui
écrit au-dessus de tout. (…) Comme son nom est à découvert dans le frontispice
du livre, la cour, par l’arrêt, l’a décrété de prise de corps. Rousseau était
homme à se laisser prendre et à soutenir la vérité de son livre ; mais on dit
qu’un de ses bons amis l’a fait monter en chaise de poste pour le faire sortir
de France. Son livre s’est vendu dix-huit livres et vaut à présent deux louis ;
on compte qu’il sera réimprimé en Hollande. Cet ami est M. le duc de Luxembourg, qui l’a fait cacher
; on ne croit pas qu’il se soit retiré à Genève. »
Voltaire
ne va guère montrer de compassion pour le faux frère auquel il avait fait
proposer, trois ans plus tôt, une maison de campagne située près de Ferney, et
qui l’en avait remercié par le fameux : « Je ne vous aime point,
Monsieur ». Et puis l’affaire Calas l’occupe entièrement. « Je vous
demande en grâce, écrit-il à Damilaville, de faire imprimer les Pièces
originales [soit l’Extrait d’une lettre de la dame veuve Calas
et la Lettre de Donat Calas, son fils, l’un et l’autre écrits par
Voltaire d’après leur témoignage oral]. M. Diderot
peut aisément engager quelque libraire à faire cette bonne œuvre. Il nous
paraît que ces pièces nous ont déjà attiré quelques partisans. Que votre bon
cœur, mon cher frère, rende ce service à la famille la plus infortunée ! Voilà
la véritable philosophie, et non pas celle de Jean-Jacques. Ce pauvre chien de
Diogène n’a pu trouver de loge dans le pays de Berne : il s’est retiré dans
celui de Neuchâtel [qui dépend de Frédéric II
de Prusse ; à Môtiers-Travers] : c’était bien la peine d’aboyer contre
les philosophes et contre les spectacles. (…) Frère Thiriot vous embrasse. Je finis toutes mes lettres par dire Ecr. l’inf... comme Caton disait
toujours : Tel est mon avis, et qu’on
ruine Carthage ».
La malheureuse famille Calas, d'après Carmontelle. Gallica |
Le
26 juillet 1762 est ainsi la date de naissance de la célèbre apostille qui
accompagnera celles aux seuls partisans de la centaine de lettres que Voltaire
expédie, concernant l’affaire Calas, à Paris et dans toute l’Europe. Et on le
voit, dans celle adressée à la duchesse
de Saxe-Gotha, faire feu de tout bois, profiter de la vogue de l’Émile pour faire passer et le
pseudo-testament de Meslier, et la
défense des Calas. « Madame, Dieu préserve Votre Altesse Sérénissime de faire
jamais élever un des princes vos enfants par ce fou de Jean-Jacques Rousseau.
Il faut commencer par avoir reçu une bonne éducation pour en donner une. Ce
livre d’Émile est méprisé
généralement. Mais il y a une cinquantaine de pages au troisième volume, contre
la religion chrétienne, qui ont fait rechercher l’ouvrage et bannir l’auteur.
On débite sourdement plusieurs ouvrages dans le goût de ces cinquante pages. On
les attribue tantôt à La Mettrie, tantôt au philosophe de Sans-Souci. Mais il
est certain qu’il y en a un d’un curé de Champagne auprès de Rocroi, qui est
plus approfondi que le troisième tome d’Émile.
C’est un testament que fit ce curé nommé Meslier, et dont il envoya une copie,
avant sa mort, au garde des Sceaux Chauvelin.
Si Votre Altesse Sérénissime était curieuse de cet ouvrage, je le chercherais
et je le confierais à votre prudence, il est d’une rareté extrême. J’ai
l’honneur, Madame, de vous envoyer un des mémoires qui commencent à courir sur
une affaire qui intéresse tous les honnêtes gens. Je ne crois pas que depuis la
Saint-Barthélemy il y ait eu une aventure plus abominable. Le cœur de Votre
Altesse Sérénissime saignera en lisant cette histoire des fureurs catholiques
de Toulouse. »
Le patriarche des écraseurs
Voltaire
s’est fait l’intermédiaire auprès de Diderot d’une proposition de l’impératrice
de Russie de faire éditer l’Encyclopédie, dont l’impression, à
Paris, est pour lors clandestine bien que tolérée. Diderot envoie sa réponse à
Voltaire le 29 septembre 1762. « Non, très cher et très illustre frère,
nous n’irons ni à Berlin ni à Pétersbourg achever l’Encyclopédie, et la raison, c’est qu’au moment où je vous parle on
l’imprime ici, et que j’en ai des épreuves sous mes yeux. Mais, chut ! (…) Par
les offres qu’on nous fait, je vois qu’on ignore que le manuscrit de l’Encyclopédie ne nous appartient pas ;
qu’il est en la possession des libraires qui l’ont acquis à des frais
exorbitants, et que nous n’en pouvons distraire un feuillet sans infidélité.
Quoi qu’il en soit, ne croyez pas que le péril que je cours en travaillant au
milieu des barbares me rende pusillanime. Notre devise est : sans quartier pour
les superstitieux, pour les fanatiques, pour les ignorants, pour les fous, pour
les méchants et pour les tyrans, et j’espère que vous le reconnaîtrez en plus
d’un endroit. Est-ce qu’on s’appelle philosophe pour rien ? Quoi ! le mensonge
aura ses martyrs, et la vérité ne sera prêchée que par des lâches ? Ce qui me
plaît des frères, c’est de les voir presque tous moins unis encore par la haine
et le mépris de celle que vous avez appelée l’infâme que par l’amour de la
vérité, par le sentiment de la bienfaisance, et par le goût du vrai, du bon et
du beau, espèce de trinité qui vaut un peu mieux que la leur. Ce n’est pas
assez que d’en savoir plus qu’eux, il faut leur montrer que nous sommes meilleurs,
et que la philosophie fait plus de gens de bien que la grâce suffisante ou
efficace. (…) Cette manie de n’accorder de la probité qu’à ses sectateurs
n’est-elle pas particulière au christianisme ? Adieu, grand frère, portez-vous
bien, conservez-vous pour vos amis, pour la philosophie, pour les lettres, pour
l’honneur de la nation qui n’a plus que vous, et pour le bien de l’humanité, à
laquelle vous êtes plus essentiel que cinq cents monarques fondus ensemble !
(…) Adieu, sublime, honnête et cher antéchrist. »
Le Déjeuner de Ferney, d'après Vivant Denon. Au mur, "La malheureuse famille Calas". Gallica |
Le
pli est pris chez les pourfendeurs de l’infâme : chaque sympathisant est
désormais jugé sur ses qualités d’écraseur potentiel, comme ce jeune homme de
27 ans, par exemple, pour lequel Damilaville a demandé des livres à
Voltaire : « Le présent précieux de vos ouvrages que vous avez la
bonté d’accorder à ma prière est pour un jeune écraseur des plus intrépides. Il
se nomme Naigeon, et ne manque ni de
talents ni de bonne volonté. J’espère qu’il deviendra utile à la bonne
cause ». Voltaire est qualifié d’écraseur-chef, de la bouche même du roi
de Prusse : « Vous voilà à Ferney entre votre nièce et des
occupations que vous aimez, respecté comme le dieu des beaux-arts, comme le
patriarche des écraseurs, couvert de gloire, et jouissant, de votre vivant, de
toute votre réputation ; d’autant plus qu’éloigné au-delà de cent lieues de
Paris, on vous considère comme mort, et l’on vous rend justice ».
Ces
derniers mots sont ambigus, mais Voltaire bouge encore. Le traité de paix du
10 février 1763 a mis fin à la guerre de Sept Ans ; la bataille pour
la réhabilitation de Calas ne fait que commencer. « Le meurtre de Calas,
commis dans Toulouse avec le glaive de la justice, le 9 mars 1762, est un des
plus singuliers événements qui méritent l’attention de notre âge et de la
postérité. On oublie bientôt cette foule de morts qui a péri dans des batailles
sans nombre, non seulement parce que c’est la fatalité inévitable de la guerre,
mais parce que ceux qui meurent par le sort des armes pouvaient aussi donner la
mort à leurs ennemis, et n’ont point péri sans se défendre. Là où le danger et
l’avantage sont égaux, l’étonnement cesse, et la pitié même s’affaiblit ; mais
si un père de famille innocent est livré aux mains de l’erreur, ou de la
passion, ou du fanatisme ; si l’accusé n’a de défense que sa vertu ; si les
arbitres de sa vie n’ont à risquer en l’égorgeant que de se tromper ; s’ils
peuvent tuer impunément par un arrêt, alors le cri public s’élève, chacun
craint pour soi-même, on voit que personne n’est en sûreté de sa vie devant un
tribunal érigé pour veiller sur la vie des citoyens, et toutes les voix se
réunissent pour demander vengeance. » Telles sont les premières lignes du Traité
sur la tolérance.