(dix-septième
épisode du Paris, la ville rêvée de
Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)
L’année
1763, les statues de Paris commencent à se plier aux conceptions de Voltaire. Rendant compte, dans la Correspondance
littéraire du 1er mars, de la biographie de Bouchardon rédigée par le comte de Caylus, Diderot écrit :
« Bouchardon est mort le 27 juillet 1762, comblé de gloire et accablé de
regrets de n’avoir pu achever son monument de la place de Louis XV. C’est notre
ami Pigalle qu’il a nommé pour
succéder à son travail. (…) Il exécutera les quatre figures qui doivent
entourer le piédestal de la statue du roi, et qui représenteront quatre Vertus
principales. Bouchardon lui a laissé pour cela toutes les études qu’il a faites
sur ce sujet pendant les dernières années de sa vie ».
Les
statues parisiennes d’Henri IV, de Louis XIII et du Roi-Soleil
avaient des socles cantonnés d’esclaves ; le déplaisir pour la
représentation de peuples à genoux, c’est à Voltaire qu’on le doit. À preuve,
« l’ami Pigalle » ayant en projet une autre statue de Louis XV,
commandée par la ville de Reims, en a demandé l’épigraphe au patriarche de
Ferney en lui expliquant : « Lorsque je fus choisi pour l’exécution
de ce monument, j’avais encore l’idée frappée d’une pensée que j’ai lue
autrefois dans vos ouvrages, mais que je n’ai pu retrouver depuis, quoique je
l’aie cherchée en dernier lieu. Vous y blâmez l’usage, dans lequel on a
été jusqu’à présent, de mettre autour des monuments de ce genre des esclaves
enchaînés, comme si on ne pouvait louer les grands que pour les maux dont ils
ont accablé l’humanité. [C’était dans Le Siècle de Louis XIV.
Voltaire y écrivait exactement : “C’est un ancien usage des sculpteurs de
mettre des esclaves aux pieds des statues des rois. Il vaudrait mieux y
représenter des citoyens libres et heureux”.] Échauffé par cette pensée,
et quelque satisfaction que je trouvasse du côté de mon art à traiter des
figures nues, j’ai pris une route différente dans mon nouvel ouvrage. En voici
le sujet. J’ai posé la figure de Louis XV debout, sur un piédestal rond ; je
l’ai vêtu à la romaine, couronné de lauriers. Il étend la main pour prendre le
peuple sous sa protection. Aux deux côtés du piédestal sont deux figures
emblématiques, dont l’une exprime la douceur du gouvernement, et l’autre la
félicité des peuples ».
Le
lundi 20 juin 1763, commencent à Paris trois jours de fêtes qui célèbrent,
la première l’inauguration de la statue du roi, et la deuxième la publication
du traité de Paris ; la troisième clôturant le tout d’un feu d’artifice
sur le fleuve, face au palais Bourbon, le plus beau d’Europe disait-on, dont le
roi avait expressément interdit que la nouvelle place cachât, d’une manière ou
d’une autre, la vue qu’on en avait des Tuileries.
La
statue du roi inaugurée, sa description est dans la Correspondance, qui suggère – si l’on peut dire de ce qui n’est pas
un journal à grand tirage, mais des nouvelles à la main destinées aux petites
cours d’Allemagne –, une espèce de démocratie monumentale :
« Pourquoi ne placerait-on pas autour d’un monarque les grands hommes qui
ont illustré son règne ? Y a-t-il quelque allégorie qui puisse lui être plus
glorieuse ? (…) J’ose, de même, croire que Bouchardon eût autant aimé mettre
autour de Louis XV, à la place de ces figures emblématiques, et Maurice de Saxe, et Charles de Montesquieu, et François de
Voltaire, et quelques hommes de génie que la mort n’a pas encore mis en droit
d’exiger de leurs compatriotes la justice qui leur est due, et qui, en
attendant, ne portent d’autres marques d’un mérite éminent que celles de la
persécution ; car ce sont là les hommes dont la postérité parlera en se
rappelant le règne de Louis XV ».
Maurice
de Saxe est mort depuis treize ans, Charles de Montesquieu depuis huit ans,
seul Voltaire n’a pas besoin de l’être pour avoir droit de cité.
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La fontaine de Bouchardon. Gallica |
Dans
son article consacré à la biographie de Bouchardon, Diderot écrivait à propos
de la « belle fontaine de la rue de Grenelle » : « Je dis
belle pour les figures ; du reste, je la trouve au-dessous du médiocre.
Point de belle fontaine où la distribution de l’eau ne forme pas la décoration
principale. À votre avis, qu’est-ce qui peut remplacer la chute d’une grande
nappe de cristal ? ».
Notre
avis distingue ici Diderot esthète de Voltaire urbaniste : pour l’un, une
fontaine a pour premier matériau l’élément liquide ; le second s’intéressait
d’abord à son emplacement dans la ville. De la même façon, Voltaire envisage le
problème des esclaves en citoyen, à travers le rôle édifiant de la sculpture,
quand Pigalle, moralement d’accord avec lui, regrette tout de même un peu
l’intérêt plastique qu’offraient les peuples soumis, figurés
conventionnellement par des barbares, donc des nus.
Le
2 avril 1764, Voltaire peut écrire à l’ambassadeur Chauvelin, neveu du défunt garde des Sceaux auquel le curé Meslier avait envoyé son Testament :
« Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera
immanquablement, et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. Les Français
arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s’est tellement répandue
de proche en proche, qu’on éclatera à la première occasion ; et alors ce
sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux ; ils verront de
belles choses ».
À
Versailles, la vie de cour a maintenant cette bénignité toute philosophique
qu’un domestique de Louis XV racontera plus tard à Voltaire : « Le
roi son maître soupant à Trianon en petite compagnie, la conversation roula
d’abord sur la chasse, et ensuite sur la poudre à tirer. Quelqu’un dit que la
meilleure poudre se faisait avec des parties égales de salpêtre, de soufre, et
de charbon. Le duc de La Vallière,
mieux instruit, soutint que, pour faire de bonne poudre à canon, il fallait une
seule partie de soufre et une de charbon, sur cinq parties de salpêtre bien
filtré, bien évaporé, bien cristallisé.
«
Il est plaisant, dit M. le duc de
Nivernois, que nous nous amusions tous les jours à tuer des perdrix dans le
parc de Versailles, et quelquefois à tuer des hommes ou à nous faire tuer sur
la frontière, sans savoir précisément avec quoi l’on tue.
—
Hélas ! nous en sommes réduits là sur toutes les choses de ce monde, répondit Mme de Pompadour ; je ne sais de
quoi est composé le rouge que je mets sur mes joues, et on m’embarrasserait
fort si on me demandait comment on fait les bas de soie dont je suis
chaussée.
—
C’est dommage, dit alors le duc de La Vallière, que Sa Majesté nous ait
confisqué nos dictionnaires encyclopédiques, qui nous ont coûté chacun cent
pistoles : nous y trouverions bientôt la décision de toutes nos questions.
« Le
roi justifia sa confiscation : il avait été averti que les vingt et un volumes
in-folio, qu’on trouvait sur la toilette de toutes les dames, étaient la chose
du monde la plus dangereuse pour le royaume de France ; et il avait voulu
savoir par lui-même si la chose était vraie, avant de permettre qu’on lût ce
livre. Il envoya sur la fin du souper chercher un exemplaire par trois garçons
de sa chambre, qui apportèrent chacun sept volumes avec bien de la peine.
« On
vit à l’article Poudre que le duc de
La Vallière avait raison ; et bientôt Mme de Pompadour apprit la différence
entre l’ancien rouge d’Espagne, dont les dames de Madrid coloraient leurs
joues, et le rouge des dames de Paris. Elle sut que les dames grecques et
romaines étaient peintes avec de la pourpre qui sortait du murex et que, par
conséquent, notre écarlate était la pourpre des anciens ; qu’il entrait plus de
safran dans le rouge d’Espagne, et plus de cochenille dans celui de
France.
« Elle
vit comme on lui faisait ses bas au métier ; et la machine de cette manœuvre la
ravit d’étonnement. “Ah! le beau livre!, s’écria-t-elle. Sire, vous avez donc
confisqué ce magasin de toutes les choses utiles pour le posséder seul, et pour
être le seul savant de votre royaume ? ” »
L’Encyclopédie, ce sont donc
vingt et un volumes que trois valets portent « avec bien de la
peine » ; Voltaire, lui, invente, à l’été de 1764, le livre de poche,
en donnant un Dictionnaire philosophique portatif de soixante-treize articles en tout.
« Les personnes de tout état [y] trouveront de quoi s’instruire en
s’amusant », assure la préface de l’édition de 1765, l’une des six qui se
succèdent en seize mois. « Ce livre n’exige pas une lecture suivie ; mais,
à quelque endroit qu’on l’ouvre, on trouve de quoi réfléchir. Les livres les
plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié (…). Ce
n’est même que par des personnes éclairées que ce livre peut être lu : le
vulgaire n’est pas fait pour de telles connaissances ; la philosophie ne sera
jamais son partage. Ceux qui disent qu’il y a des vérités qui doivent être
cachées au peuple ne peuvent prendre aucune alarme ; le peuple ne lit point ;
il travaille six jours de la semaine et va le septième au cabaret. En un mot,
les ouvrages de philosophie ne sont faits que pour les philosophes, et tout
honnête homme doit chercher à être philosophe, sans se piquer de l’être. »
Pourtant,
fort démocratiquement, dans le canton de Genève, si l’on en croit Desnoiresterres, « on en glissait
sous les portes, on en pendait aux cordons de sonnettes, les bancs des
promenades en étaient couverts. Dans les lieux d’instruction religieuse, ils se
trouvaient substitués comme par enchantement aux catéchismes ; et, jusque dans
le temple de la Madeleine, des Dictionnaires
portatifs, habillés comme des psautiers, traînaient sur les
banquettes » ; des piles en étaient également posées sur l’établi des
patrons horlogers. À Paris, sa diffusion n’est guère moindre.
Le
4 juin 1764, le jugement du parlement de Toulouse est cassé et, le 9 mars 1765,
le Conseil du Roi réhabilite Calas,
permettant cet épilogue au Traité sur la tolérance :
« Ce fut dans Paris une joie universelle : on s’attroupait dans les places
publiques, dans les promenades ; on accourait pour voir cette famille si
malheureuse et si bien justifiée ; on battait des mains en voyant passer les
juges, on les comblait de bénédictions. Ce qui rendait encore ce spectacle plus
touchant, c’est que ce jour, neuvième mars, était le jour même où Calas avait
péri par le plus cruel supplice (trois ans auparavant) ».
Dans
son Neveu
de Rameau, Diderot avouera : « Je connais telle action que je
voudrais avoir faite pour tout ce que je possède. C’est un sublime ouvrage que Mahomet ;
j’aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas ».
À
la mi-septembre 1765, Horace Walpole
est de retour à Paris après plus d’un quart de siècle. Il loge chez Mme Simonetti, à l’Hôtel du Parc-Royal,
rue du Colombier (l’actuelle rue Jacob) et, de là, se rend chez Mme Geoffrin, rive droite, chez Mme du Deffand, rive gauche, partout où
il faut aller. Le 19 octobre, c’est fort d’une revue qu’il estime vaste et
complète qu’il se sent en droit d’écrire : « Le rire est aussi passé
de mode que les pantins et les bilboquets. Les pauvres gens ! Ils n’ont
pas le temps de rire : d’abord il faut penser à jeter par terre Dieu et le
roi ; hommes et femmes, tous jusqu’au dernier, travaillent dévotement à
cette démolition ».
Dix
jours plus tard : la « désignation [de philosophes] comprend à peu près
tout le monde, ensuite elle s’attache spécialement à des hommes qui, en
déclarant la guerre au papisme, tendent, au moins beaucoup d’entre eux, au
renversement de toute religion, et un plus grand nombre encore à la destruction
du pouvoir royal ». Et vingt jours après : « Les philosophes
sont insupportables, superficiels, arrogants et fanatiques : ils ne font
que prêcher, et leur doctrine avouée est l’athéisme ; vous ne pourriez
croire à quel point ils se gênent peu. (…) Voltaire lui-même ne les satisfait
point. Une de leurs dévotes disait de lui : “Il est bigot, c’est un
déiste”. »
Début
décembre, il n’en peut plus : « J’oubliais de vous dire que je vais
quelquefois chez le baron d’Holbach,
mais j’ai planté là ses dîners : c’était à n’y pas tenir avec ses auteurs,
ses philosophes et ses savants dont il a toujours un plein pigeonnier. Ils
m’avaient fait tourner la tête avec un nouveau système de déluges
antédiluviens, qu’ils ont inventé pour prouver l’éternité de la matière ».
Mme Lebrun rapporte dans ses Souvenirs
qu’à la même époque, son père, le peintre Vigée,
sortant d’un dîner de philosophes auquel participaient Diderot, Helvétius et d’Alembert, rentre si abattu que sa femme s’en inquiète :
« Tout ce que je viens d’entendre, ma chère amie, répond-il, me fait
croire que bientôt le monde sera sens dessus dessous ».
L’Encyclopédie, après sept années de
labeur souterrain, est achevée d’imprimer. Les dix volumes in-folio dont
Diderot (il en annonçait alors onze) disait à Voltaire, dès 1760, « qu’ils
seraient jetés tous à la fois sur [leurs] ennemis » sont prêts à être
distribués à quatre mille souscripteurs, sans noms d’auteurs, et sous une
fausse adresse étrangère, celle de Samuel Fauche à Neuchâtel. Le pouvoir en
accepte la diffusion à l’étranger et en province, mais ni à Paris ni à Versailles ;
la plupart des souscripteurs se font donc tout bonnement livrer dans leur
maison de campagne.
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La 1ère statue montrant les livres brûlés avec lui |
Et
voilà que le chevalier François-Jean de
La Barre, âgé de 19 ans, et son ami Morival
d’Etallonde sont accusés par la rumeur publique d’avoir mutilé un crucifix,
chanté des chansons impies, de ne pas s’être découverts et agenouillés au
passage de la procession du Saint-Sacrement. Ils adoreraient à genoux, en
revanche, quantité de livres licencieux qu’on a trouvés chez eux, dont cette Religieuse
en chemise avec laquelle Diderot faisait rosir Mlle Babuti, ainsi que le Dictionnaire
philosophique portatif, publié sans nom d’auteur et constamment
désavoué par Voltaire, bien sûr.
Etallonde
a pu prendre la fuite, La Barre est condamné, en vertu de l’édit
louis-quatorzien contre les blasphémateurs de 1666, jamais aboli, à avoir la
langue coupée, la tête tranchée et ses restes jetés sur le bûcher. C’est chez
eux, à Abbeville, que les jeunes gens ont été jugés, mais, saisi en appel, le
parlement de Paris confirme la sentence, et le roi refuse sa grâce.
Le
1er juillet 1766, le chevalier de
La Barre est mené au supplice, et sont brûlés sur son corps tous les
livres interdits en sa possession, dont un exemplaire du Portatif.
Voltaire
s’alarme, songe à se réfugier à Clèves, ville protégée par le roi de Prusse, et
il invite Diderot, d’Alembert et les frères, pour lesquels il redoute une
« Saint-Barthélemy des philosophes », à l’y accompagner. Diderot lui
répond, le 23 juillet 1766 :
« Monsieur
et cher maître, je sais bien que quand une bête féroce a trempé sa langue dans
le sang humain, elle ne peut plus s’en passer ; je sais bien que cette bête
manque d’aliment, et que, n’ayant plus de jésuites à manger, elle va se jeter
sur les philosophes. Je sais bien qu’elle a les yeux tournés sur moi et que je
serai peut-être le premier qu’elle dévorera ; je sais bien qu’un honnête homme
peut en vingt-quatre heures perdre ici sa fortune, parce qu’ils sont
gueux ; son honneur, parce qu’il n’y a point de lois ; sa liberté, parce
que les tyrans sont ombrageux ; sa vie, parce qu’ils comptent la vie d’un
citoyen pour rien, et qu’ils cherchent à se tirer du mépris par des actes de
terreur. Je sais bien qu’ils nous imputent leur désordre, parce que nous sommes
seuls en état de remarquer leurs sottises. Je sais bien qu’un d’entre eux a
l’atrocité de dire qu’on n’avancera rien tant qu’on ne brûlera que des livres.
Je sais qu’ils viennent d’égorger un enfant [le
chevalier de La Barre] pour des inepties qui ne méritaient qu’une légère
correction paternelle. Je sais bien qu’ils ont jeté, et qu’ils tiennent encore,
dans les cachots un magistrat, respectable à tous égards, parce qu’il refusait
de conspirer à la ruine de sa province, et qu’il avait déclaré sa haine pour la
superstition et le despotisme [La
Chalotais, auteur du Compte rendu des Constitutions jésuites
fait pour le parlement de Bretagne, détenu depuis le 11 novembre 1765]. Je
sais bien qu’ils en sont venus au point que les gens de bien et les hommes
éclairés leur sont et leur doivent être insupportables. Je sais bien que nous
sommes enveloppés des fils imperceptibles d’une nasse qu’on appelle police, et que nous sommes entourés de
délateurs. Je sais bien que je n’ai ni la naissance, ni les vertus, ni l’état,
ni les talents qui recommandaient M. de La Chalotais, et que quand ils voudront
me perdre je serai perdu. Je sais bien qu’il peut arriver, avant la fin de
l’année, que je me rappelle vos conseils, et que je m’écrie avec
amertume : Ô Solon ! Solon ! Je
ne me dissimule rien, comme vous voyez ; mon âme est pleine d’alarmes ;
j’entends au fond de mon cœur une voix qui se joint à la vôtre, et qui me dit:
“Fuis, fuis” ; cependant je suis retenu par l’inertie la plus stupide et la
moins concevable, et je reste. C’est qu’il y a à côté de moi une femme déjà
avancée en âge ; et qu’il est difficile de l’arracher à ses parents, à ses amis
et à son petit foyer. C’est que je suis père d’une jeune fille à qui je dois
l’éducation ; c’est que j’ai aussi des amis. Il faut donc les laisser, ces
consolateurs toujours présents dans les malheurs de la vie, ces témoins
honnêtes de nos actions et que voulez-vous que je fasse de l’existence, si je
ne puis la conserver qu’en renonçant à tout ce qui me la rend chère ? (…)
Illustre et tendre ami de l’humanité, je vous salue et vous embrasse. Il n’y a
point d’homme un peu généreux qui ne pardonnât au fanatisme d’abréger ses
années si elles pouvaient s’ajouter aux vôtres. Si nous ne concourons pas avec
vous à écraser la bête, c’est que nous sommes sous sa griffe, et si,
connaissant toute sa férocité, nous balançons à nous en éloigner, c’est par des
considérations dont le prestige est d’autant plus fort qu’on a l’âme plus
honnête et plus sensible. Nos entours sont si doux, et c’est une perte si
difficile à réparer ! ».
La
défense du jeune supplicié à laquelle se livre Voltaire reste privée :
c’est au Milanais Beccaria, célèbre
auteur du livre Des délits et des peines, qu’il adresse sa Relation de la mort du chevalier
de La Barre, dans laquelle, comme son destinataire, il demande qu’on
proportionne la peine au délit ; où il explique aussi que l’impiété, qui
ne cause aucun dommage à la société, ne relève pas de sa justice.
L’année
suivante, Charles de Wailly, tout
récent membre de l’Académie d’architecture, et son condisciple à Rome Marie-Joseph Peyre sont désignés par Marigny et le prince de Condé pour concevoir la nouvelle salle de ce
Théâtre-Français que Voltaire n’appelle plus depuis longtemps que « le
tripot de Paris », attendu qu’il est « souvent conduit par l’envie,
par la cabale, par le mauvais goût et par mille petits intérêts qui s’opposent
toujours à l’intérêt commun ».
« C’est
dans le seul art des Sophocle que toutes les nations s’accordent à donner la
préférence à la nôtre : c’est pourquoi, dans plusieurs villes d’Italie, la
bonne compagnie se rassemble pour représenter nos pièces, ou dans notre langue,
ou en italien ; c’est ce qui fait qu’on trouve des théâtres français à Vienne
et à Pétersbourg », a-t-il écrit en préface de L’Écossaise. Et il y en a
d’autres à La Haye, Amsterdam, Bruxelles, Berlin, Dresde et Cadix, où l’Anglais
Richard Twiss, durant son voyage des
années 1772-1773, verra « le mieux pourvu en comédiens des théâtres
français hors de France ».
«
L’Europe me suffit. Je ne me soucie guère du tripot de Paris », peut donc
affirmer Voltaire à d’Argental, mais
Charles de Wailly, lui, se soucie des conceptions de celui qui, partout où il a
résidé, a fait construire un théâtre. De celui qui notait dans son Sottisier :
« Nos salles, ingrates pour la voix ; nulle connaissance, jusqu’à présent,
de l’architecture théâtrale. Quelle honte de n’avoir, pour jouer Mithridate et le Tartuffe, que le jeu de paume de l’Étoile, avec un parterre debout
et des petits-maîtres confondus avec les acteurs ! En Hollande même, il y a un
théâtre convenable ».
Le
projet de Wailly et Peyre ne sera définitivement retenu qu’à l’automne 1778,
donc après la mort de Voltaire, mais quand ouvrira la salle que nous appelons
l’Odéon, en 1782, son parterre sera, pour la première fois à Paris, assis sur
des bancs.
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Le 1er projet d'une nouvelle salle du Théâtre Français. Gallica |
Chez
le père de Candide, l’optimisme renaît : « Je ne mangerai pas des fruits
de l’arbre de la tolérance que j’ai planté, écrit-il à M. Lavaysse de Vidon, le 5 janvier 1769 ; je suis trop vieux, je n’ai
plus de dents ; mais vous en mangerez un jour, soyez-en sûr ».
Un
vendredi du printemps 1770, « chez la belle Hypathie » – le vendredi
est jour des philosophes, mais on s’arrange toujours, à l’hôtel Le Blanc
(aujourd’hui à l’emplacement du 12, rue du Sentier et de la rue de Mulhouse)
« pour qu’il y ait un plat maigre en prévision de ceux des convives qui se
conformeraient aux prescriptions de l’Église » –, Grimm, Marmontel,
d’Alembert, l’hôtesse et Necker son
époux, Saint-Lambert, Saurin, l’abbé Raynal, Helvétius, l’abbé
Morellet et quelques autres décident d’élever une statue à Voltaire.
Diderot propose à Pigalle de représenter Voltaire nu, sur le modèle de Sénèque
mourant. « Le maréchal de Richelieu
et plusieurs personnes de la cour, (…) M. le duc de Choiseul et beaucoup d’autres » souscrivent ; et Jean-Jacques Rousseau. Le roi de
Prusse, le roi de Danemark suivront. D’Alembert peut donc écrire à
Voltaire :
« C’est
M. Pigalle qui vous remettra lui-même cette lettre, mon cher et illustre
maître. Vous savez déjà pourquoi il vient à Ferney, et vous le recevrez comme
Virgile aurait reçu Phidias, si Phidias avait vécu du temps de Virgile, et
qu’il eût été envoyé par les Romains pour leur conserver les traits du plus
illustre de leurs compatriotes. Avec quel tendre respect la postérité
n’aurait-elle pas vu un pareil monument, s’il avait pu exister ? Elle aura, mon
cher et illustre maître, le même sentiment pour le vôtre. (…) C’est le plus
célèbre de nos artistes qui vient, avec enthousiasme, pour transmettre aux
siècles futurs la physionomie et l’âme de l’homme le plus célèbre de notre
siècle, et (ce qui doit encore plus toucher votre cœur) qui vient, de la part
de vos admirateurs et de vos amis, pour éterniser sur le marbre leur
attachement et leur admiration pour vous. (…) Je ne vous dis rien de moi, sinon
que je suis toujours imbécile ; mais cet imbécile vous aimera, vous respectera,
et vous admirera tant qu’il lui restera quelque faible étincelle de ce bon ou
mauvais présent appelé raison que la nature nous a fait. Je vous embrasse de
tout mon coeur. »
|
Voltaire par Pigalle. Louvre |
Au
printemps suivant, le nouveau roi de Suède, Gustave III, dans l’atelier de Pigalle, au coin de la rue
Blanche et de celle qui porte désormais le nom de l’artiste, refuse d’être
souscripteur pour la statue de Voltaire à moins qu’on ne la vête.
« Pigalle, pour montrer son savoir en anatomie, a fait un vieillard nu et
décharné, regrette l’abbé Morellet, un squelette, défaut à peine racheté par la
vérité et la vie que l’on admire dans la physionomie et l’attitude du
vieillard. C’est à Diderot qu’il faut s’en prendre de cette bévue, car c’en est
une. C’est lui qui avait inspiré à Pigalle de faire une statue antique
comme le Sénèque se coupant les veines. En vain plusieurs d’entre nous se
récrièrent, lorsque Pigalle apporta le modèle. Je me souviens d’avoir bien
combattu Diderot et Pigalle, mais nous ne pûmes détourner de cette mauvaise
route ni le philosophe, ni l’artiste échauffé par le philosophe. »
Voltaire,
pour qui il faut laisser toute licence à l’art lorsqu’il ne s’agit pas d’un
monument public, écrit à Tronchin,
son banquier genevois, le 1er décembre 1771 : « Je ne sais qu’admirer
l’antique dans l’ouvrage de M. Pigalle, nu ou vêtu il ne m’importe. Je
n’inspirerai pas d’idées malhonnêtes aux dames de quelque façon qu’on me
présente à elles. Il faut laisser M. Pigalle maître absolu de sa statue. C’est
un crime, en fait des beaux-arts, de mettre des entraves au génie… Je vous prie
instamment de voir M. Pigalle, de lui dire comme je pense, de l’assurer de mon
amitié, de ma reconnaissance, de mon admiration. Tout ce que je peux lui dire,
c’est que je n’ai jamais réussi dans les arts que j’ai cultivés que quand je me
suis écouté moi-même ».
Le
dernier grand événement du règne de Louis XV ressemble à une planche de l’Encyclopédie : c’est le
« décintrement du pont de Neuilly », c’est-à-dire l’enlèvement
simultané des cintres de bois qui ont soutenu la pose des pierres de ses
arches. L’opération, qu’admirent le roi, sa favorite Mme du Barry, et de hauts personnages de la cour, entourés d’une
foule immense, n’a pas duré plus de trois minutes. Elle dévoile les lignes pures
et hardies du nouvel ouvrage d’art, débarrassé du dos d’âne habituel, et
heureusement placé dans l’axe des Champs-Élysées, quand l’ancien pont de bois
l’était près de trois cents mètres en aval.
|
Le décintrement du pont de Neuilly. Musée de Sceaux |
Son
constructeur, Jean Rodolphe Perronet,
est depuis longtemps un intime de Diderot par l’intermédiaire de la sœur de Sophie Volland. On lui doit l’article Épinglier
de l’Encyclopédie, dans lequel il
reprenait un travail effectué vingt-cinq ans plus tôt à Laigle, en Normandie.
Il y décrivait le salaire et le rythme de travail de chaque ouvrier travaillant
à la fabrication du produit, et en déduisait le prix de revient et la marge
commerciale pour chaque modèle. Adam Smith, lecteur de l’Encyclopédie, s’en inspirera pour ses Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations, avant que la division du travail
dans les usines d’épingles ne se retrouve dans le Capital de Marx.
« Chaque
siècle a son esprit qui le caractérise, écrit Diderot à cette princesse Dashkoff qu’on dit chef de la
révolution qui a porté Catherine au trône de Russie. L’esprit du nôtre semble
être celui de la liberté. La première attaque contre la superstition a été
violente, sans mesure. Une fois que les hommes ont osé d’une manière quelconque
donner l’assaut à la barrière de la religion, cette barrière la plus formidable
qui existe comme la plus respectée, il est impossible de s’arrêter. Dès qu’ils
ont tourné des regards menaçants contre la majesté du ciel, ils ne manqueront
pas le moment d’après de les diriger contre la souveraineté de la terre. Le
câble qui tient et comprime l’humanité est formé de deux cordes, l’une ne peut
céder sans que l’autre vienne à rompre. »
|
La statue actuelle |
À
l’avènement de Louis XVI,
Morival d’Etallonde, condamné par contumace dans l’affaire du chevalier de
La Barre et réfugié en Prusse, est accueilli à Ferney où Voltaire
entreprend d’obtenir l’annulation de sa condamnation, ainsi que la
réhabilitation de son coaccusé. « Ce sang innocent crie, mon cher
ange ; et moi, je crie aussi, et je crierai jusqu’à ma mort »,
écrit-il à d’Argental le 16 avril 1775. C’est ce titre qu’il donne à une
brochure, un peu plus tard : Le Cri du sang innocent, suivi du Précis
de la procédure d’Abbeville. Seize mois durant, il s’acharne, en vain,
au bout desquels d’Etallonde regagne la Prusse, d’où Frédéric II lui obtient sa grâce. Ce n’est pas une grâce, mais
justice que réclamait Voltaire. Sa demande sera réitérée dès la chute de la
Bastille, et accordée enfin, en 1793, par la Convention.
Le
19 juin 1776, Diderot recommande M. de
Limon, intendant de Monsieur, frère du roi, à Voltaire : « Il
prétend que passer à Ferney sans vous avoir vu ce serait passer à Delphes sans
entrer dans le temple d’Apollon ; et il a raison. Bonjour, Monsieur et très
honoré patriarche. J’ai fait un terrible voyage [en Russie] depuis que vous
n’avez entendu parler de moi. Combien j’ai causé de vous avec une grande
souveraine [Catherine, l’impératrice] et quel plaisir elle avait à m’entendre !
Je suis toujours avec la même admiration et le même respect votre très humble et
très obéissant serviteur, Diderot ».
Voltaire
lui répond environ deux mois plus tard : « La saine philosophie gagne
du terrain depuis Archangel jusqu’à Cadix ; mais nos ennemis ont toujours pour
eux la rosée du ciel, la graisse de la terre, la mitre, le coffre-fort, le
glaive, et la canaille. Tout ce que nous avons pu faire s’est borné à faire
dire dans toute l’Europe aux honnêtes gens que nous avons raison, et peut-être
à rendre les mœurs un peu plus douces et plus honnêtes. Cependant le sang du
chevalier de La Barre fume encore. Le roi de Prusse a donné, il est vrai, une
place d’ingénieur et de capitaine au malheureux ami du chevalier de La Barre,
compris dans l’exécrable arrêt rendu par des cannibales ; mais l’arrêt
subsiste, et les juges sont en vie. Ce qu’il y a d’affreux, c’est que les
philosophes ne sont point unis, et que les persécuteurs le seront toujours. Il
y avait deux sages à la cour [Malesherbes
et Turgot], on a trouvé le secret de
nous les ôter ; ils n’étaient pas dans leur élément. Le nôtre est la retraite ;
il y a vingt-cinq ans que je suis dans cet abri. J’apprends que vous ne vous
communiquez dans Paris qu’à des esprits dignes de vous connaître. C’est le seul
moyen d’échapper à la rage des fanatiques et des fripons. Vivez longtemps,
Monsieur, et puissiez-vous porter des coups mortels au monstre dont je n’ai
mordu que les oreilles ! Si jamais vous retournez en Russie, daignez donc
passer par mon tombeau ».
Dans un dernier
brûlot contre l’infâme, La Bible enfin expliquée par plusieurs
aumôniers de S. M. L. R. D. P. (Sa Majesté le Roi de Prusse), il trouve
pourtant encore la force d’enfourcher son dada. Y décrivant le temple de
Jérusalem : « Le grand défaut de ce temple était dans les rues
étroites qui l’avoisinaient. C’est le défaut des portails de Saint-Gervais et
de Saint-Sulpice à Paris.
Point de temple, point de palais bien entendu, sans une belle vue et sans une
grande place » !