Les vingt ans du romantisme 1819-1839.

I. La bataille d'Hernani


 « Savez-vous que, non seulement les sentiments et les passions étaient dénaturés, mais que les mots n’avaient plus leur sens véritable ? rappelle Alexandre Dumas fils, cinquante-cinq ans plus tard, aux auditeurs de son discours de réception à l’Académie française, le 11 février 1875. La France avait eu beau subir les réalités les plus poignantes, depuis l’échafaud de 93, jusqu’aux désastres de 1815 ; elle avait eu beau assister à des drames terribles, bien autrement sauvages, bien autrement réels que ceux de Shakespeare, elle continuait de refuser à l’art le droit de lui dire la vérité et d’appeler les choses par leur nom. Un cheval s’appelait un coursier, un mouchoir s’appelait un tissu. Oui, Messieurs, à cette époque, le style noble ne permettait pas autre chose, et ce tissu, on ne le brodait pas, on l’embellissait. Cela ne signifiait rien du tout, mais c’était ainsi qu’il fallait s’exprimer ; et M. Lebrun ayant eu l’irrévérence de faire dire par Marie Stuart, au moment de sa mort, à sa suivante :
- Prends ce don, ce mouchoir, ce gage de tendresse,
Que pour toi, de ses mains, a brodé ta maîtresse ;
il y eut de tels murmures dans la salle, qu’il dut modifier ces deux vers et les remplacer par ceux-ci :
- Prends ce don, ce tissu, ce gage de tendresse,
Qu’a pour toi, de ses mains, embelli ta maîtresse.
Cette concession faite, on consentit à s’émouvoir, et toutes les femmes, pour essuyer les larmes que Marie Stuart leur faisait répandre, tirèrent leurs tissus de leurs poches. Voilà où on en était. »

La Marie Stuart qu’évoque Dumas, Lebrun l’avait campée à l’imitation de Schiller, cet auteur que Madame de Staël avait rencontré, tout comme elle avait connu Goethe, à Weimar. Elle avait popularisée cette littérature dans son De l’Allemagne. Ils étaient quelques jeunes gens, en France, à choisir après Mme de Staël, le romantisme, « nom nouvellement introduit en Allemagne », sous lequel il fallait entendre le Nord, c’est-à-dire les troubadours, la chevalerie et le christianisme, contre le Midi, représentant des institutions grecques et romaines, du paganisme antique, de la perfection classique des règles, des trois unités paralysantes, du style noble. Dans son ermitage de la Vallée-aux-Loups, à Aulnay, Chateaubriand, encore indécis, avait fait décorer l’une des façades de créneaux en trompe l’œil et d’un portail ogival, et l’autre d’un portique classique soutenu par deux cariatides. Ceux qu’on appellera les Jeune-France, les bousingos ou, plus simplement, les romantiques, leur maison littéraire, leur cénacle n’aura qu’une seule façade : moyenâgeuse, gothique !

Chateaubriand ou Shakespeare ?

Elle a pour toit, d’abord, le salon de Sophie Gay qui, au retour de douze ans d’émigration à Aix-la-Chapelle, s’est logée 12 rue Neuve-Saint-Augustin (aujourd’hui Saint-Augustin). La fille de l’hôtesse a pour prénom Delphine, comme l’héroïne du roman éponyme de Madame de Staël, et Sophie Gay accueille ici son auteur, celle qui a trouvé « le génie dans l’âme au lieu de le chercher dans l’artifice », qui juge les œuvres « à la flamme de l’enthousiasme », qui préfère « s’extasier » qu’ « étudier froidement ».
Fréquentent aussi la rue Neuve-Saint-Augustin, Chateaubriand puis Lamartine qui, dans les 24 poèmes de ses Méditations, vient enfin de donner à sa Muse, « au lieu d’une lyre à sept cordes de convention, les fibres même du cœur de l’homme », - et c’est un énorme succès de librairie, il va s’en vendre 20 000 exemplaires en trois ans -, enfin Vigny, un jeune officier dont le temps de garnison se passe à lire, en anglais, Walter Scott et plus encore Byron.
On est ici à deux pas de l’hôtel Richelieu, celui qui fut au duc, devenu hôtel meublé avec restaurant, où descendent, 34 rue Saint-Augustin, Lamartine quand il quitte Milly, et Guiraud quand il arrive de Toulouse, où la célèbre Académie des Jeux Floraux a mis, en 1819, la question suivante au concours : « Quels sont les caractères distinctifs de la littérature à laquelle on a donné le nom de Romantique ...? » A ces Jeux Floraux, le jeune Victor Hugo, dix-sept ans, a été récompensé d’un lys d’or.
< Gallica
Dès l’âge de quatorze, il voulait déjà « être Chateaubriand ou rien », alors à la fin de l’année, avec Abel, son frère aîné, il se fabrique sa revue, le Conservateur littéraire, (34, rue des Bons-Enfants) comme en écho du Conservateur politique de Chateaubriand. Alfred de Vigny, cinq ans de plus que le précoce poète, leur donne ses premiers vers.
A proximité toujours du boulevard des Italiens, 17, rue Neuve-Saint-Augustin, une centaine de personnalités ultras ont fondé une Société royale des Bonnes-Lettres qui est heureuse d’encourager ces amoureux de la féodalité et de l’Eglise. Chateaubriand, pair de France, y accueille le jeune Victor par cette exclamation : « Voilà l’enfant sublime ! » Le 28 février 1821, Abel Hugo y donne des cours sur la littérature de l’Espagne, ses romances, le théâtre de son âge d’or ; son jeune frère, Victor, y lira dorénavant ses odes à mesure qu’il les écrit.
A l’autre extrémité du Boulevard, comme on dit alors, au singulier, Merle, le directeur de la Porte Saint-Martin, ouvre son théâtre à une troupe anglaise qui joue Shakespeare dans sa langue maternelle. Les romantiques y courent, comme les jeunes peintres, qui résistent vaillamment à ceux qui crient : « Parlez français ! » ou plus bêtement encore : « A bas Shakespeare ! C’est un aide de camp du duc de Wellington ! » Stendhal s’en indigne, qui est là parmi d’autres romantiques, des libéraux qui font les mercredis et les dimanches du salon de Jean-Etienne Delécluze, peintre et critique d’art aux Débats. Et quand ce n’est pas chez Delécluze, c’est chez son beau-frère, Emmanuel Viollet-le-Duc, (1, rue Chabanais) érudit à la bibliothèque célèbre, où fréquente déjà Sainte-Beuve, que se réunit cette aile-là du romantisme, ou dans le salon d’Albert Stapfer, ancien ministre plénipotentiaire de Suisse (4, rue des Jeûneurs), qui va traduire les œuvres dramatiques de Goethe dès 1825, et le Faust deux ans plus tard.

L’argent du bonheur.

Les trois quarts des jeunes peintres vivent de la lithographie, depuis que la technique a été introduite en France ; s’ils ont applaudi Shakespeare, c’est qu’ils lui empruntent leurs sujets, comme à Walter Scott, dont la notoriété est incroyable : ses œuvres complètes sont, à Paris, tirées d’emblée à dix mille exemplaires, et connaîtront plusieurs éditions dans l’année, quand le tirage moyen d’un ouvrage français est de mille deux cents. Son premier roman, Waverley, le jeune Berlioz est déjà en train d’en faire une grande ouverture pour orchestre, et Ivanhoé, le plus récent, connaît une diffusion fantastique.
Mme Victor Hugo en 1838 par Louis Boulanger
Au 10 de la rue de Mézières, non loin de Saint-Sulpice, où Abel Hugo a loué pour sa mère et ses frères un rez-de-chaussée devant un jardinet, Victor désespère de trouver « l’argent qui le rapprocherait du bonheur », c’est à dire de sa fiancée Adèle Foucher, amie d’enfance et voisine puisqu’elle habite, au 37 rue du Cherche-Midi, l’hôtel des conseils de guerre, dont son père est le greffier en chef, en même temps qu’il est l’ami du général Hugo. Mme Hugo s’éteint à la fin de juin 1821 ; Victor quitte l’appartement funèbre pour une mansarde, 30 rue du Dragon. Il a 19 ans, le général Hugo, son père est à Blois, ses embarras plus grands que jamais. Soumet, le poète de l’Académie toulousaine, a une solution : qu’ils tirent à eux deux une pièce du Château de Kenilworth, un roman de Walter Scott, cela va de soi. L’aîné fera le plan, Victor écrira les trois premiers actes et Soumet les deux derniers. C’est presque aussitôt fait que dit mais quand Hugo lui lit ses vers, Soumet y goûte peu le mélange des genres. Victor appelle Shakespeare à la rescousse. Justement ! Bons à lire, Hamlet et Othello ! Ils ne supportent pas la représentation, ce sont « plutôt des essais sublimes et de belles monstruosités que des chefs-d'œuvre »...
Soumet a beau avoir l’autorité de ses 35 ans, Victor persiste et complète même ses trois actes initiaux de deux autres tout aussi mêlés de comique et de tragique, si bien qu’il ne reste plus à Soumet qu’à faire de même, en sens inverse. Hugo se préoccupe de faire représenter son  Amy Robsart quand une pension de 2 000 francs du roi Louis XVIII pour son Ode sur la Mort du Duc de Berry vient remédier à ses soucis d’argent. Il oublie sa pièce, épouse Adèle Foucher, le 12 octobre 1822, à Saint-Sulpice, et le repas de noces a lieu dans la salle des délibérations des Conseils de guerre ; il s’installe avec elle chez ses beaux-parents.
Lamartine aussi vient de se marier mais il a douze ans de plus que Victor, et Vigny va le faire bientôt mais il est son aîné de cinq ans ; de surcroît, Hugo est le seul à avoir voulu se garder vierge jusqu’au mariage. Si la littérature est à renouveler, pour le reste, on est catholique et royaliste. La muse du Cénacle est française, comme l’indique le titre de la revue qu’ils vont lancer à sept : les frères Deschamps, Guiraud, Hugo, Soumet, Vigny, et leur aîné de vingt ans et précurseur en vampirisme à la Byron, Charles Nodier. La Muse française paraît le 28 juillet 1823 chez Ambroise Tardieu, libraire rue du Battoir-Saint-André (aujourd’hui rue Serpente) au n°12. Delphine Gay qui, à seize ans, y donne des vers que l’Académie française va bientôt distinguer, y est vite appelée « la muse de la patrie ».

La boutique romantique de l’Arsenal.

Le jeune couple Hugo s’est installé au 90 rue de Vaugirard, au 2e étage, au-dessus d’un atelier de menuiserie, dans l’immeuble voisin de celui qu’orne la fontaine du Regard, aujourd’hui colée au revers de celle de Médicis, dans le jardin du Luxembourg. C’est à l’Odéon, pendant les représentations du Freischütz de Carl Maria von Weber, - Robin des bois dans sa version française -, qu’Hugo se lie avec Achille Devéria, qui n’est encore que vignettiste. Il va bientôt le retrouver chez Nodier.
Soirée d'artistes chez Charles Nodier, 1831, Tony Johannot
Nommé bibliothécaire de l’Arsenal, Nodier, qui habitait jusque là 63 boulevard Beaumarchais, prend le 14 avril 1824 possession de son appartement de fonction situé entre la rue de Sully et le quai et, au-delà, l’île Louviers, aujourd’hui disparue, plantée de hauts peupliers. Naturellement, il est logé sur un tout autre pied que ses camarades de revue : un large escalier ancien mène à un salon tout blanc aux moulures datant de Louis XV, d’où le couloir qui conduit à la chambre de Madame est assez vaste pour qu’un renfoncement y contienne le piano de Marie, leur fille.
L’Arsenal va désormais être la "boutique romantique", le repaire ou plutôt le moulin du Cénacle, puisqu’on y entre sans se faire annoncer jusqu’à la chambre de sa femme, où Nodier accueille le plus généralement ses amis. A six heures, la table est mise et des couverts rajoutés à mesure qu’un nouveau venu se présente, jusqu’à douze inclusivement. Le treizième sera servi à l’écart mais l’arrivée d’un quatorzième permettra aux deux derniers de rejoindre la table commune.
Le 12 janvier 1824, Delacroix commence un tableau dans l’atelier qu’il a loué spécialement pour l’occasion au 118, rue de Grenelle. Cela fait bientôt deux ans qu’à Scio, vingt mille Grecs paisibles ont été égorgés par les Turcs, et le reste des habitants emmené en esclavage ; cela fait bientôt un an qu’il a décidé de donner des scènes du massacre au Salon de 1824. La composition est à peu près définitive et, depuis huit mois, il a multiplié les études préparatoire avec des modèles professionnels, les croquis pris sur le vif d’après ses intimes, au 20 rue Jacob, où il est installé avec son ami anglais Thales Fielding. Le voilà au pied de la toile.
A l’Arsenal, les réceptions plénières n’ont lieu, au salon, que le dimanche. A 8 heures, Charles Nodier va s’adosser à la cheminée. Les mains dans les poches, il raconte des histoires de lutins, des contes de fées, des souvenirs de jeunesse ou les mœurs des insectes. Il invite Hugo à dire son texte quand il vient d’en terminer un, ou il laisse la place à Lamartine qui arrive de son château de Saint-Point. Naturellement on commente les attaques, qui s’entendent parfois comme des victoires, ainsi de la déclaration d’Auger à l’Académie, ce 24 avril 1824 : « Un nouveau schisme littéraire se manifeste aujourd’hui (...) La secte est nouvelle, et compte encore peu d’adeptes déclarés ; mais ils sont jeunes et ardents. »

Faire circuler le sang.

A 10h précises, place à la danse, on pousse chaises et fauteuils, Marie se met au piano.
Nodier gagne sa table d’écarté où se succèdent face à lui le baron Taylor et puis Soulié, sans que cet ordre soit immuable. Nodier est un joueur enragé qui, en voyage, privé de table, joue sur son chapeau ; malgré quoi il perd tout ce qu’il veut, Lamartine en sait quelque chose, qui est régulièrement « tapé ». Ceux qui avec Hugo préfèrent causer se resserrent dans l’alcôve, à côté du piano.
Le baron Taylor amène avec lui à l’Arsenal la plupart des peintres qui illustrent depuis déjà six ans les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France qu’il publie avec Nodier et Alphonse de Cailleux : Bonington, Devéria, Isabey, les Vernet. Les relations déjà ébauchées aux parterres des théâtres se renforcent ici : désormais les poètes romantiques ne publieront plus la moindre plaquette sans au moins un frontispice gravé.
Delacroix, Scène des massacres de Scio, 1824.
A l’été, Delacroix fait transporter au Louvre, pour le Salon, ses massacres de Scio, accompagnés de deux études, dont la Jeune Fille dans un cimetière. A quelques jours de l’ouverture, il y voit les tableaux que Constable a envoyés, en particulier la Charrette de foin, et le sien s’affadit aussitôt à ses yeux. Il demande, il lui faut absolument, retoucher son œuvre et, miracle, on le lui accorde : la toile est descendue dans une salle des Antiques et durant quatre jour, comme un fou, il juxtapose des taches minuscules de tons différents, des gouttes de couleur pure pour « faire circuler le sang et palpiter la chair » dans les corps brisés. Le Salon ouvre le 26 août sur une toile encore fraîche, " hymne terrible composé en l'honneur de la fatalité et de l'irrémédiable douleur", comme l’écrira Baudelaire. Le tableau est reçu unanimement comme un manifeste de l’art romantique.
Le deuil national qui suit la mort de Louis XVIII laisse le Salon suspendu jusqu’au 14 janvier 1825. Charles X préside alors seulement la distribution des récompenses, que le tableau de Heim a enregistrée : on y découvre Gros, le baron Bosio, Mme Vigée-Lebrun, Horace Vernet « alors un type accompli de fashionable », Gérard en habit noir boutonné sur la poitrine, le baron Lemot, Ingres, Cortot. Au fond, dans la foule plus compacte, Paul Delaroche, Pradier, Isabey, Charles Nodier, le baron Taylor, Daguerre, Cherubini, Rossini. Mais pas Delacroix.
Le 9 juillet, Delacroix parti en Angleterre, le baron Taylor devient, par l’entremise de Nodier, commissaire-royal près le Théâtre français. La première pièce qu’il y fait donner est le Léonidas de Pichat, resté en souffrance depuis trois ans que le comité de lecture l’a accepté. Son succès est dû peut-être à l’actualité de l’insurrection des Grecs, dont l’écho ne cesse de retentir à Paris.

Les voisins de la rue de Vaugirard.

Un ans plus tard encore, « un jeune homme rouge, à bec d’aigle, aux favoris naissants, aux yeux enfoncés, à la chevelure en bataille », comme Raymond Escholier décrit Hector Berlioz, qui vient d’abandonner ses études de médecine pour entrer au Conservatoire à 23 ans, fait jouer, à l’une de ses premières auditions publiques, la Révolution grecque.
Léonidas a ramené en tous cas du public au Français, ce qui est pour Stendhal la définition du romantisme : donner du plaisir aux contemporains tandis que le classicisme « leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir à leurs arrière-grands-pères ». Pichat, phtisique, meurt au printemps de 1827 ; les romantiques ont un martyr, et « la secte » toute entière suit ses funérailles.
Taylor au Théâtre français, c’était évidemment un allié précieux dont il fallait profiter sans attendre : dès le 12 février 1827, Hugo lisait son Cromwell chez ses beaux-parents, à l’hôtel des Conseils de guerre. Puis il allait remercier, en voisin, Sainte-Beuve qui, dans le Globe libéral, avait donné un article sur ses Odes et Ballades, assez élogieux pour justifier cette démarche au 94 rue de Vaugirard où le jeune critique de 23 ans habitait avec sa mère, et pour qu’une amitié naquît.
« Sans le savoir, nous demeurions l'un près de l'autre rue de Vaugirard, lui au n° 90, et moi au 94, racontera Sainte-Beuve. Il vint pour me remercier des articles, sans me trouver. Le lendemain ou le surlendemain, j'allai chez lui et le trouvai déjeunant. Cette petite scène et mon entrée a été peinte assez au vif dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie », c’est à dire par l’épouse du poète, Adèle Hugo.
En avril, le couple Hugo quitte ce 90 rue de Vaugirard devenu trop exigu, Léopoldine et Charles y étant nés à deux ans d’intervalle, et s’installe rue Notre-Dame-des-Champs. Au n° 11, au-delà d’une porte cochère, s’élève une maison de trois niveaux, (emportée plus tard par le prolongement du boulevard Raspail), derrière laquelle un jardin, avec sa pièce d’eau et son pont rustique, s’étend jusqu’à la rue Duguay-Trouin, et par la porte du jardin, Victor pourra rejoindre pour y rêver la pépinière du Luxembourg, avec sa collection de vignes de toutes espèces qui s’étend autour du puits des Chartreux, petit pavillon qui rappelle l’ancien monastère. (Elle occupait tout le triangle sur lequel allaient s’élever le lycée Montaigne et la fac de pharmacie.)
Sainte-Beuve a entamé des recherches sur la littérature du XVIe siècle, et Hugo l’adresse à Nodier, grand bibliophile qui malheureusement doit souvent utiliser ses découvertes de livres rares à éponger ses dettes de jeu. A l’Arsenal, Sainte-Beuve « petit, légèrement voûté, mal habillé, à en croire Léon Séché, les cheveux roux, la figure rougeaude, l’air empêtré d’un jeune scholar frais émoulu du séminaire » s’éprend de Pauline Magnin, épouse Gaume, à laquelle il dédiera plus tard, sous trois anonymes étoiles, la Causerie au bal des Poésies de Joseph Delorme.

« Je veux de la poudre et des balles. »

Il n’est pas seul, ici, en amoureux transi et Félix d'Arvers y soupire en silence pour Marie, la fille de Charles Nodier, « Notre-Dame de l’Arsenal » comme dit Hugo, si bien que ce poète ne nous reste connu que pour ce qu’il n’a pas écrit :
"Mon âme a son secret; ma vie a son mystère;
Un éternel amour en un instant conçu!
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su!"

La Maison de Victor Hugo rue ND-des-Champs, Paul Madeline, 1904
Rue Notre-Dame-des-Champs, sous le tableau du Mont-Blanc que lui a donné Taylor, souvenir du voyage qu’y firent Hugo et Nodier, leurs femmes et leurs filles, Victor termine son Cromwell, en écrit la préface-manifeste, et ajoute à ses Odes ses dernières Ballades moyenâgeuses tandis que les faux ébéniers du jardin balancent leurs grappes jaunes à ses fenêtres.
A l’automne, Merle, le directeur de la Porte Saint-Martin, fait revenir sa shakespearienne troupe anglaise, à l’Odéon cette fois. Les romantiques sont là à chaque représentation : pour Hamlet, pour Macbeth, pour Roméo et Juliette ; Hugo, et Vigny, et Dumas, qui n’a encore aucune relation avec le Cénacle. Le rôle d'Ophélie est tenu par une jeune actrice irlandaise, Harriet Smithson. Tout au long de la tragédie d’Hamlet, en anglais, dont il ne comprend pas un mot, Berlioz n’a d’yeux que pour elle ; le rideau qui tombe emprisonne son cœur ; cette nuit du 11 septembre 1827, il la passe à errer, en proie à l’exaltation la plus vive.
Delacroix s’est contenté d’applaudir et, plus que ses interprètes, Shakespeare dont il a eu la révélation à Londres, comme de Goethe d’ailleurs. Il a vu là-bas une adaptation de Faust au comique et à la noirceur intimement mêlés ; Richard III, Hamlet, Othello, joués par Kean, restent pour lui inoubliables et en ont fait un shakespearien fanatique qui, ce soir-là, dans l’admiration, communie avec Hugo.
Cela crée assez de liens pour que, quand Victor donne sa vieille Amy Robsart à Paul Foucher, le plus jeune de ses deux beaux-frères, qui désire percer au théâtre, Delacroix pose le crayon gras avec lequel il déforme fantastiquement, sur la pierre à lithographie, hommes et démons des scènes de Faust, pour dessiner les costumes de la pièce. Delacroix habille les personnages de Hugo qui, lui, écrit une sorte de pendant aux Massacres de Scio, l’Enfant, que l’on retrouvera dans ses Orientales :
« Les Turcs ont passé là : tout est ruine et deuil.
Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil, (...)
- Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rochers anguleux ! (...)
Que veux-tu ? bel enfant, que te faut-il donner (...) ?
- Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles. »

Deux bonnes recrues.

 Amy Robsart est bientôt retirée de l’affiche de l’Odéon, et l’amitié entre le peintre et le poète ne s’épanouit guère davantage, Delacroix retourne à la réserve qui lui est coutumière. Il préfère, à ces hauteurs de pensée,  retrouver Barye au Jardin des Plantes, devant les fauves, puis raccompagner le sculpteur animalier à son atelier des basses écuries de l’ancien relais de la poste à la barrière d’enfer, (auj. 77, av. Denfert-Rochereau).
Le 11 février 1829, au soir, c’est la première d’Henri III et sa cour, d’Alexandre Dumas, un nouveau venu qui ne s’embarrasse ni de théories ni d’idéal artistique et n’avait donné jusque-là que des vaudevilles ; Hugo et Vigny sont dans la salle. Un « mouchoir » est passé dans la prose du drame sans susciter de réprobations, et les partisans du romantisme saluent l’exploit d’un fandango échevelé dans le foyer du Théâtre français ; les « perruques » discutent d’une pétition pour demander au roi le remplacement du baron Taylor.
Théophile Gautier, « le nez droit, le front bombé, les yeux dorés, le teint brun, mais pâli par le ciel parisien, les cheveux longs et sombres, comme le décrit Raymond Escholier ; costumé plus qu’habillé, tant sa mise est bizarre, ogive et cathédrale », ce qui est l’accoutrement des jeunes gens de 18 ans après le succès d’Henri III, habite avec ses parents 4, rue du Parc-Royal (auj. de Béarn) dans un hôtel du 17e siècle. Il se destine à la peinture et fréquente l’atelier de Rioult, près du temple protestant de la rue Saint-Antoine, et tout aussi proche du collège Charlemagne, ce qui simplifie le passage des cours du collège aux leçons de l’atelier ; c’est un volume des Orientales, trouvé parmi les chevalets, qui lui fera choisir les lettres. Le 27 juin 1829, il accompagne donc Gérard de Nerval, son condisciple de Charlemagne, de trois ans son aîné qui, encore élève avait déjà publié ses Elégies nationales, et que sa rencontre avec Faust a fait romantique, qui va demander à Hugo l’autorisation de tirer un mélodrame de Han d’Islande.
« J’ai fait chez Victor Hugo, la connaissance du jeune traducteur de Faust. C’est un esprit charmant, avec des yeux naïfs, et qui a des idées à lui sur Goethe et sur l’Allemagne » note Ulric Guttinguer, cité par Séché. Gautier, « l’air d’un étudiant et qui porte sur le dos des cheveux aussi longs que ceux d’une jeune fille, m’a dit qu’il se destinait d’abord à la peinture, mais qu’à présent il voulait faire de la littérature comme Gérard. Voilà encore deux bonnes recrues pour les batailles de l’avenir. »

Lues dans la chambre au lys d’or.

La rue de la Gaîté est auj. Vercingétorix; Perceval et Lebouis sont toujours là. < paris.fr
Entre deux lectures données dans la chambre « au lys d’or », la récompense obtenue aux Jeux Floraux dix ans plus tôt, qui en orne le mur ; pour se distraire d’un travail intense, les frères Hugo, Boulanger, les Devéria, laissent la maison de la rue Notre-Dame-des-Champs pour aller manger des galettes au Moulin de beurre (entre les rues de Vanves et Vercingétorix, à l’emplacement de l’actuelle chapelle Notre-Dame de Plaisance). Un dimanche, Abel Hugo, entend de la musique qu’il remonte jusqu’à sa source, rue du Texel : c’étaient « les vagues violons de la mère Saguet » qui, dans sa guinguette, cuisinait pour 20 sous deux œufs frais, du poulet sauté à la sauce piquante, avec du fromage et du vin blanc à volonté. Abel amène bien vite son frère Victor et leurs amis communs, à l’heure du dîner, sous sa tonnelle, et la patronne peut mettre fièrement sur son enseigne : « Au Rendez-Vous des Romantiques, Saguet, Marchand de Vins, Traiteur, Bon Vin à 15 sous ». Quand on est en nombre, on y chante à gorge déployée : Il était un raboureur, ou bien : C’était un calonnier qui revenait de Flandre.
Le 10 juillet, Victor Hugo lit sa Marion Delorme rue Notre-Dame-des-Champs. La dernière réplique achevée, à deux heures du matin, Dumas, le géant, l’attrape à bras-le-corps et le soulève au-dessus des vivats de Balzac, de Delacroix, de Vigny, de Musset que Paul Foucher, son camarade de lycée, a introduit dans le cénacle, de Sainte-Beuve, de Mérimée, de Boulanger, des Devéria, qui lui font un triomphe. Une semaine plus tard, le vendredi 17 à 8 h 30 précises du soir, comme l’indique l’invitation, c’est Vigny, qui procède à la lecture de son adaptation d’Othello. Nodier, souffrant, s’est fait excuser ; Musset y est très remarqué dans sa redingote bordée d’un col de velours qui descend jusqu’à la ceinture, sur un pantalon collant bleu ciel. C’est à son tour, ensuite, de lire chez lui, au  59, rue de Grenelle, dans une maison au fond de la cour, derrière la fontaine des Quatre-Saisons, ses Contes d’Espagne et d’Italie.

La censure a interdit Marion Delorme ; en deux mois, Hugo écrit une nouvelle pièce et, le 30 septembre, il donne lecture de son Hernani : près de soixante personnes se pressent dans la chambre au « lys d’or » pour l’entendre. Il réitère cinq jours plus tard devant les Comédiens français qui reçoivent sa pièce par acclamations. A la fin du mois, la première de l’Othello de Vigny connaît un grand succès mais un « mouchoir », cette fois, y suscite quelques murmures qui mettent en garde, à travers lui, la secte romantique. D’autres signes, plus graves, montrent qu’une cabale s’organise : les répétitions d’Hernani, qui ont commencé, frisent le sabotage : les acteurs y ridiculisent chaque tirade à plaisir. Avec ça, l’hiver s’annonce vif et bientôt la Seine est gelée. Elle le reste du 20 décembre à la fin de février ; Hugo va au Français en chaussons pour ne pas glisser. Par un froid pareil, le public ne sort pas et l’on retarde de jour en jour la première.

Sous les perruques, les genoux.

Paul-Albert Besnard, la Première d'Hernani, 1830. Le gilet "cerise" de Gautier
Elle arrive pourtant. Hugo refuse la claque payée, et le baron Taylor lui abandonne le parterre moins 50 places. Boulanger, Gautier, Nerval, étudiant en médecine, les Devéria, Pétrus Borel et ses deux frères vont dans les écoles, les studios, les ateliers et y distribuent de petits papiers rouges marqués du cri de ralliement : hierro. Nodo hierro, à peu près « nœud de fer » en espagnol, était la fausse étymologie phonétique que Charles Nodier s’amusait à donner de son nom ; « hierro » serait le mot de passe d’Hernani. Ici l’on a fourni douze papiers rouges à l’atelier de l’architecte Felix Duban, ailleurs Gautier en a placé cinq... On a enrôlé Balzac aussi bien que Berlioz, qui trouve dans l’action un utile dérivatif à l’image obsédante d’Harriet Smithson, d’autant plus que l’actrice reste depuis bientôt deux ans et demi désespérément sourde à ses lettres. Plus de quatre-vingts jeunes gens passent finalement rue Notre-Dame-des-Champs, auxquels Mme Hugo distribue des billets.
Le 25 février 1830, au parterre, Gautier porte un gilet cerise ou vermillon de Chine, accompagné d’un pantalon vert très pâle, bordé sur la couture d’une bande de velours noir, et un ample par-dessus gris doublé de satin vert, à revers largement renversés. Un ruban de moire, servant de cravate et de col de chemise, entoure le cou.
« Au balcon et à la galerie, si elle raillait l'école moderne sur ses cheveux, l'école classique, en revanche, étalait une collection de têtes chauves pareille au chapelet de crânes de la comtesse Dourga. Cela sautait si fort aux yeux, qu'à l'aspect de ces moignons glabres sortant de leurs cols triangulaires avec des tons couleur de chair et de beurre rance, malveillants malgré leur apparence paterne, un jeune sculpteur de beaucoup d'esprit et de talent, célèbre depuis, dont les mots valent les statues, s'écria au milieu d'un tumulte : "À la guillotine, les genoux !" [...].
Cependant, le lustre descendait lentement du plafond avec sa triple couronne de gaz et son scintillement prismatique; la rampe montait, traçant entre le monde idéal et le monde réel sa démarcation lumineuse. Les candélabres s'allumaient aux avant-scènes, et la salle s'emplissait peu à peu. Les portes des loges s'ouvraient et se fermaient avec fracas. Sur le rebord de velours, posant leurs bouquets et leurs lorgnettes, les femmes s'installaient comme pour une longue séance, donnant du jeu aux épaulettes de leur corsage décolleté, s'asseyant bien au milieu de leurs jupes. Quoiqu'on ait reproché à notre école l'amour du laid, nous devons avouer que les belles, jeunes et jolies femmes furent chaudement applaudies de cette jeunesse ardente, ce qui fut trouvé de la dernière inconvenance et du dernier mauvais goût par les vieilles et les laides. Les applaudies se cachèrent derrière leurs bouquets avec un sourire qui pardonnait. »

Les palais du social


Paris apparaît le plus souvent comme « la ville des révolutions », cité politique vouée à l’effervescence plus qu’à la sagesse gestionnaire dont les mouvements ouvriers d’Allemagne ou d’Angleterre ont donné l’exemple. Paris fut pourtant aussi, durant un bon demi-siècle, le siège de très puissantes coopératives de consommation, associées à des coopératives de production fabricant les produits que celles-ci répartissaient.

Le Parlement du Travail, mis en place le 10 mars 1848 au Luxembourg, prévoyait la construction dans chaque quartier « d’un familistère assez considérable pour loger environ quatre cents familles d’ouvriers », associés en coopératives pour la nourriture, le chauffage et l’éclairage.
Audiganne, dans ses Mémoires d’un ouvrier de Paris, 1871-1872, croyait pouvoir identifier « les trois aspirations dominantes dans la classe ouvrière » : « la première consiste à combattre l’ignorance, la seconde à combattre la misère, la troisième à s’aider les uns les autres ». A la première, avaient répondu les Universités populaires, à la deuxième les syndicats et les coopératives, à la troisième les coopératives et les mutuelles.

Les militants français de la Première Internationale sont proudhoniens, mais on y distingue les « étroits » comme Tolain, des « larges » comme Varlin qui, s’il ne rejette pas l’idée des coopératives de consommation (elles ne sont que 7 en 1866, la première n’étant apparue que deux ans plus tôt) et de production (elles sont déjà 51 à la même date), consacre l’essentiel de son activité à l’organisation des chambres syndicales. Néanmoins, avec Nathalie Lemel, il va fonder la fameuse Marmite, d’abord cuisine coopérative de la corporation des relieurs en 1868, qui comptera bientôt 8 000 adhérents dans ses quatre établissements.

Charles Robert (directeur de l’Union incendie), Émile Cheysson, Étienne-Octave Lami et Jules Siegfried, proposèrent en janvier 1887, pour l’Expo Universelle de 1889, - l’Expo du centenaire de la Révolution, et de la Tour Eiffel -, de créer une classe supplémentaire intitulée "économie sociale et industrielle, mutualité, coopération, associations ouvrières et institutions de prévoyance". Le ministère, qui était déjà en pourparlers avec le député de la Seine Camélinat, et Benoît Malon pour former une "commission socialiste" et organiser une "section d'économie sociale" à l'Exposition, hésite longuement. Qu'entendent par "économie sociale" les uns et les autres?
Pour les socialistes, le communard Benoît Malon, auteur en 1883 d’un Manuel d'économie sociale et fondateur en 1885 d’une Société républicaine d'économie sociale, "économie sociale", "économie politique" et "socialisme scientifique" sont interchangeables.
Pour le père Antoine, qui sera l’auteur (dans les années 1890) d’un Cours d'économie sociale que lisent tous les catholiques sociaux, c’est une 3ème voie : "entre le socialisme et l'école libérale, il y a place pour un chemin [...] très sûr, celui d'où la Révolution française nous a fait dévier".

Finalement, en se proposant de "célébrer" "toutes les institutions bienfaisantes et de progrès, qui, grâce à la pratique judicieuse des lois de l'économie sociale et industrielle, ont procuré au peuple des éléments nouveaux de bien-être", L'Exposition de 1889 donne à l'"économie sociale" une nouvelle définition qui réunit deux éléments jusque-là séparés.
D'un côté, le terme désigne un ensemble d'institutions qui n'avaient auparavant rien en commun : participation aux bénéfices, syndicats professionnels, prévoyance, coopératives, habitations ouvrières, hygiène sociale, institutions patronales et, finalement, législation et organismes publics visant à l'amélioration du sort des travailleurs.
D'autre part, l'"économie sociale" est définie comme une science à part entière : ce n'est plus un autre nom de l'économie politique, ni une doctrine opposée à celle de l'école libérale, mais une discipline qui a pour objet les institutions du progrès et en étudie les lois. Il devient donc possible qu'elle entre, avec les autres "sciences sociales", à l'université.

Qu’allait-on montrer à l’Expo ? « Comment matérialiser des choses immatérielles ? » demandait Cheysson. Le discours scientifique devra aussi être sensible, il faudra "parler aux yeux en même temps qu'à l'esprit". En 1889, on construira une "rue des maisons ouvrières", on exposera des dessins, des "tableaux graphiques", des bustes. C'est à la disposition de ces objets dans l'espace que reviendra de faire voir une classification qui constitue, comme le souligne Léon Say, « un véritable monument scientifique, comme un discours de la méthode de la Science Sociale ».
L’expo reproduisait "les coquettes maisons ouvrières" de Port Sunlight (1887, en G.-B.) mais dans son rapport de 1900 Charles Gide souligne les limites du patronage en matière d’habitation ouvrière et décrivait comme la "solution de l'avenir" des associations coopératives "spécialement créées par les ouvriers eux-mêmes".

Charles Gide, alors professeur d'économie politique à Montpellier et chargé du cours d'économie sociale comparée à la faculté de droit de Paris, a été rapporteur général du groupe de l'économie sociale de l'Exposition universelle de 1900. C'est le chef de file des nouveaux économistes des facultés de droit qui, autour de la Revue d'économie politique qu'il a créée en 1887, mènent le combat contre les économistes orthodoxes.
De l'avis de Gide, ni le pavillon de 1889, ni celui de 1900 ne sont parvenus à satisfaire pleinement l’exigence didactique évoquée par Cheysson et Say. Réfléchissant après coup sur ces expériences, il conclut: « Il serait à désirer aussi que l'architecture des palais destinés à l'Économie sociale fût elle-même un enseignement. » C'est ainsi qu'il en vient à proposer, pour définir l'économie sociale, sa métaphore de la cathédrale : dans la nef, « toutes les formes de libre association qui tendent à l'émancipation de la classe ouvrière par ses propres moyens » ; dans les deux collatéraux « tous les modes d'intervention de l'État » et « toutes les formes d'institutions patronales ».
Tandis que les "sources" de l'économie sociale seraient ainsi réparties longitudinalement, transversalement chacune des travées serait consacrée à l'un des "buts communs" de ces institutions. L'exposition deviendrait ainsi le déploiement dans l'espace d'un tableau classificatoire à deux dimensions.

En 1906, 51 coopératives de production parisiennes sont adhérentes de à la Chambre consultative du 98, bd Sébastopol.

En 1925, a lieu le grand schisme en matière de coop de conso : La Fédération Nationale des Cercles de Coopératives Révolutionnaires, qui s’est constituée en avril 1925 pour « le redressement et l’assainissement de la Coopération française au moyen de la Coopération révolutionnaire, lutte de classes, par opposition avec le Coopératisme dit de neutralité politique, imposé aux Coopératives de consommation », comme l’écrit Georges Marrane dans une brochure, fait triompher la ligne du parti communiste.

Il faut imaginer, jusqu’aux années 1930, un Paris où, dans les quartiers ouvriers, on achetait son pain, sa viande, son épicerie, son charbon, ses chaussures et ses vêtements, sa pharmacie dans des coopératives, où l’on mangeait au restaurant associatif, où l’on se faisait soigner au dispensaire mutualiste, où au fronton des « boutiques » se lisait La Revendication, l’Egalitaire, les Equitables, l’Evolution sociale, la Prolétarienne.

La Moissonneuse, comptait 19 succursales dans le faubourg Saint-Antoine et 17 000 membres, la Bellevilloise, 40 répartitions et 14 000 adhérents, l’Egalitaire, aux rives du canal Saint-Martin, 7 magasins et 6 000 sociétaires, l’Avenir de Plaisance en comptait presque autant.

Le héros collectif du Crime de M. Lange, de Jean Renoir, - tourné en 1935, l’un des quelques films emblématiques du Front populaire, qui se passe tout entier dans « la cour d’un immeuble populaire parisien » -, est une « imprimerie communiste » : les ouvriers y ont repris en coopérative l’imprimerie abandonnée par leur patron escroc et, sous cette forme, l’entreprise prospère en éditant des romans populaires, dont Lange est l’auteur.

S’il reste à Paris une Bourse du Travail et un Palais de la Mutualité, le Palais de la Coopération n’aura vécu que de 1900 à 1905 mais des emblèmes maçonniques au fronton de l’ex Egalitaire, faucille et marteau au-dessus d’une porte de l’ex Bellevilloise rappellent ce « militantisme des courses », on ne disait pas encore du shopping, cette économie sociale et solidaire du quotidien.

QUELQUES LIEUX DE MEMOIRE :

- Palais de la Mutualité, 24 rue Saint-Victor. Construit en 1931, il comptait quatorze espaces modulables de 20 à 2 000 places, et un restaurant, le Saint-Victor. Désormais confié à bail de 35 ans à GL events, il est censé devenir « un petit palais des congrès de la Rive Gauche ». Le centre médical et dentaire, réduit à la portion congrue par sa relégation hors du palais proprement dit, devrait être repris par la Matmut et rouvrir début 2013.

- Bourse nationale des Sociétés coopératives socialistes de France (Palais du Travail), place Dupleix, Paris. « Il y a quelques dix ans, les pouvoirs publics voulurent créer à paris un « Palais du peuple », ouvert à l’élite ouvrière ; et ils consacrèrent à cette entreprise une somme de cinq cent mille francs. L’armature de l’édifice fut dressée, place Dupleix, d’une somptueuse ampleur… hélas, elle ne fut jamais terminée ! Les fonds furent dilapidés ; les bons vouloirs se découragèrent ; le squelettique monument resta de longues années à l’état de ruine neuve. Certain jour, l’autorité, honteuse, décida de faire disparaître ce paradoxal, ce scandaleux « palais du travail » ; peut-être la démolition n’en est-elle pas même achevée… » Extrait d’un article de Jacques Lux, Revue Bleue, 1er août, 1908. Construite dans l’enceinte et à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, cette maison des coopératives devait être le pendant de la Bourse du Travail. Elle fut l’objet de litiges entre coopératives de productions et coopératives de consommation ; la Ville de Paris, l’ayant repris en 1905, la fit démolir avant qu’elle n’eût jamais été achevée. Avant cette triste issue, le 9 juillet 1904, Jean Jaurès y parlait la Coopération ; Sébastien Faure, sous les auspices du Parti Socialiste Français, y avait donné une conférence publique et contradictoire sur le Sentiment religieux le 11 juin.
Un autre bâtiment, situé entre la Seine et le cours La Reine, exista durant l’expo de 1900, que Millerand (député du 12e pendant 30 ans) évoque ainsi lors de la cérémonie de remise des prix, « il est [...] un palais d'allure simple, de lignes sobres. L'intérieur n'est pas moins austère que la façade. Pour tout ornement, des cartes et des graphiques. Le public y accourt cependant et aucune attraction n'aura eu plus de succès que le palais des Congrès et de l'Économie sociale », dû à Charles Mewès, l’architecte des Ritz et Carlton, sans parler des paquebots.

- Banque Ouvrière et Paysanne, 106 rue Lafayette. L’Association Régionale des Coopératives Ouvrières (A.R.C.O.), qui ravitaillait et gérait une douzaine de coopératives communistes de banlieue, a été liquidée en avril 1930. S’y est substituée une Banque ouvrière et paysanne, pour leur gestion financière, tandis que la Bellevilloise s’occupait de leur gestion commerciale. Georges Marrane, chargé de la commission des coopératives au Comité central, est administrateur de la banque comme il l’était de l’A.R.C.O.

Le commissaire divisionnaire Pachot quitte le siège de la BOP le 16 août 1929 ? Rol Gallica

- au Musée social, 5 rue Las Cases, les archives de la section française de l’Alliance coopérative internationale qui siégeait là, avec Charles Robert, Jules Siegfried, etc. Le Comité central de l’Union coopérative de France (section française de l’Alliance coopérative internationale ; congrès constitutif : 1895, à Londres), dirigé par Charles Gide, l’oncle d’André Gide, regroupait plus de 20% des coopératives, publiait un bulletin, un almanach et avait une centrale d’achat, 1 rue Christine.

- La Coopération des idées était un hebdomadaire : un « journal populaire d’éducation et d’action sociales, au service des Universités populaires, des syndicats, coopératives, sociétés de secours mutuel, etc. », dirigé par le typo Georges Deherme, fondateur de la première Université populaire, rue Paul Bert, dans le 11e arrondissement. Charles Gide y écrivait régulièrement. La revue donna son nom à l’Université populaire quand celle-ci fut transférée 157, rue du faubourg Saint-Antoine, (avec un Théâtre du Peuple et de la coopération des Idées dès 1899), où Deherme installa aussi une coopérative de consommation. Bergson, Péguy et Alain soutenaient l’aventure de ce vaste réseau de bientôt une centaine d’universités populaires, dont l’un des fleurons était La Fraternelle. L’église y est devenue prépondérante quand le réseau s’étiole à la guerre de 1914.
Le Club du Faubourg se réunira ensuite à cette adresse, où Dada organisera deux de ses manifestations, les 7 et 19 février 1920.

- Union des coopératives, immeuble situé 29-31, bd du Temple et 85, rue Charlot (auj. annexe de la Bourse du Travail). Acquise au début de 1919, grâce au concours financier du Magasin de Gros, de la Verrerie ouvrière d’Albi et de la Bellevilloise, cette Maison de la Coopération remplace le siège installé auparavant au 13, rue de l’Entrepôt, dans le 10e. Suivant les résolutions du congrès coopératif de 1912, qui préconisaient la fusion, l’opération s’est faite avec La Prolétarienne du 5e, l’Avenir social du 2e, et la Bercy-Picpus, tandis qu’est en cours un rapprochement avec l’Economie parisienne du 3e, La Lutèce sociale, et l’Union des coopérateurs parisiens. L’Union des Coopératives compte maintenant 39 168 sociétaires, emploie 1 398 personnes et possède 230 établissements à Paris, en banlieue et dans l’Oise, y compris trois colonies de vacances et trois entrepôts. Rien qu’au cours de l’année écoulée, ont été ouverts à Paris, quatre restaurants, sept épiceries et trois boucheries. Une blanchisserie est désormais commune à l’Union des coopératives, à la Bellevilloise, à l’Union des coopérateurs parisiens et aux restaurants ouvriers de Puteaux. Le bulletin de l’Union des coopératives, tiré à 28 000 exemplaires.

- la Moissonneuse, 32 rue des Boulets. La plus importante coopérative de consommation parisienne est née en 1874 dans un sous-sol de moins de 7 m2, 47 rue Basfroi, de l’effort d’une cinquantaine d’ouvriers, ébénistes pour la plupart. Moins de vingt ans plus tard, elle comptait 19 succursales dans le faubourg : 8 épiceries, 2 boulangeries à quatre fours, 4 boucheries, 1 magasin de vêtements et de chaussures, 1 chantier de bois et charbons, 1 entrepôt de vins et alcools à Bercy, 15 chevaux dans ses écuries, 150 employés et 13 574 membres ; elle réalisait 2,5 millions de francs de chiffre d’affaires et possédait pour 252 000 francs de matériel. Elle avait atteint 16 à 17 000 membres autour de 1896.
Les 5 grandes coopératives parisiennes qui, avec et derrière elle étaient, dans l’ordre, la Bellevilloise, l’Egalitaire, la Revendication de Puteaux, fondée par le Communard et Internationaliste, Benoît Malon, et l’Avenir de Plaisance, ignoreront superbement, pendant de longues années, les efforts d’organisation du mouvement coopératif national. Peut-être simplement par fierté, sûreté de soi : elles comptaient près de 40 000 adhérents en 1896 – puis parce qu’elles étaient les plus « politiques », d’autres étant au mieux « possibilistes » comme l’on disait dans le mouvement de Paul Brousse. Il y eut pourtant des déchirements en leur sein entre guesdistes et allemanistes, des grèves de leurs personnels – ce fut le cas pour la Moissonneuse en 1892 – des gérants indélicats ou piètres gestionnaires. Au bout du compte, la Moissonneuse se trouvera mise en liquidation au début de 1904.

- devant l’ex Gaumont-Palace, bd de Clichy, une statue à Charles Fourier, « érigée en 1899 par l’école phalanstérienne avec le concours des associations coopératives de production et de consommation ». Fondue pour les Allemands, remplacée par une pomme qui fut l'Eureka de Fourier : "Je fus si frappé de cette différence de prix entre pays de même température [Paris et Rouen], que je commence à soupçonner un désordre fondamental dans le mécanisme industriel ." voir ce site

- Aux ex abattoirs de la Villette, 26 av. Corentin-Cariou, le 12 octobre 1948, les bouchers de la Villette faisaient irruption dans les locaux de la COFEI, coopérative d’obédience SFIO, au prétexte que les achats prioritaires opérés par le Ravitaillement ne profitent qu’aux coopératives dépendantes des partis politiques. La police n’intervenait qu’avec retard. Le lendemain nouvelle manifestation des bouchers contre la COFEI et nouvelle intervention tardive, ce qui faisait dire à Jules Moch, ministre de l’Intérieur, que la police parisienne était toujours complaisante pour les manifestations de droite. Quand on vous assure qu’il était de gauche, Jules Moch !

- Une Société pour l’étude pratique de la participation du personnel dans les bénéfices avait été fondée en 1879, par Charles Robert, directeur de l’Union (incendie), Alban Chaix, de l’imprimerie qui porte son nom, Alfred de Courcy, administrateur de la Compagnie d’Assurances Générales, et Edouard Goffinon, chef d’une entreprise d’hydraulique et d’électricité. Le groupe d'économie sociale de l'Exposition universelle internationale de 1889, avait une section consacrée à ce sujet. La Société a organisé 2 congrès internationaux en 1889 et en 1900, publie un bulletin. La participation a commencé chez Jean Leclaire (né en 1801), peinture en bâtiment, 11 rue Saint-Georges, en 1842. Jules Dalou, celui du triomphe de la République, a élevé une statue à Jean Leclaire et à ses ouvriers, square des épinettes, dans le 17e : on y voit Leclaire « élever » un ouvrier (ce qui se traduit par l’aider à monter une marche), qui tient – ou plutôt tenait – un seau dans lequel trempait deux pinceaux mais qui a disparu à la refonte d’après la 2ème guerre mondiale ; il a toujours balai-brosse et éponge à ses pieds.
Une centaine de maisons connues pratiquaient la participation autour de 1900. Dans le 11e, par exemple :
- Piat et ses fils, 85 et 87 rue Saint-Maur (au 38 ter vers 1830), métallurgie (également usines à Soissons et Roubaix). Depuis 1881, 10% des bénefs sont attribués à la participation, réservée aux employés depuis plus de 5 ans ; la répartition est proportionnelle aux salaires, versée pour moitié en espèces et pour moitié à la Caisse nationale des retraites, au nom du titulaire, à capital réservé.
Une société de secours mutuels, fondée en 1850, donne droit, outre les soins médicaux et pharmaceutiques, à une retraite annuelle de 200 Frs, complétée à 360 Frs par la maison. Une caisse de prévoyance vient en aide aux sociétaires qui ont épuisé leurs 9 mois de secours accordés par la société de secours mutuels. L’atelier parisien a une harmonie et une bibliothèque.
- Baille – Lemaire, fabrique de jumelles, 26 rue Oberkampf. Baille qui s’est installé en 1847, s’est associé à son gendre, Lemaire, en 1871. A compter de 1869, système de primes pour chaque ouvrier présent dans l’entreprise depuis plus de 6 mois, et n’ayant pas perdu plus de 3 heures dans la semaine. La prime est égale à 5% du gain de la semaine + 5% versés à la caisse de retraite. A partir de 1885, participation aux bénéfices qui, après 1892, se fait selon cette répartition : 1/3 pour le capital, 1/3 à l’amortissement, 1/3 aux employés et ouvriers ayant plus de 5 ans d’ancienneté ; au prorata des salaires et versés pour 2/3 en espèces, pour 1/3 à la caisse de retraites. L’entreprise compte un pensionnat des apprentis, une caisse de secours, une harmonie des ateliers, une union d’épargne.