Chez Als.Thom Paris-Lecourbe, 1934 :
Simone Weil, la première « établie »
Simone Veil en brigadiste |
La Société alsacienne de constructions
mécaniques (SACM) est née de la fusion de la haut-rhinoise AKC (André Koechlin
Constructions) avec la bas-rhinoise Société Graffenstaden, qui vivaient l’une
et l’autre du marché français, pour 60 % à 75 %, et que la guerre de 1870 et
l’annexion subséquente ont privées de ce débouché. Pour renouer avec le marché
hexagonal, elle s’est implantée à Belfort, en 1879 – c’est pourquoi la grève de
neuf semaines de l’automne 1979 sera celle « du Centenaire », motivée par le
grotesque (cadeau d’un flacon de cognac, d’un tire-bouchon ou d’un stylo) des
célébrations anniversaires.
Peinant à atteindre la taille nécessaire
pour affronter des concurrents comme Geco et Westinghouse aux USA, Siemens, AEG
ou Brown Boveri en Europe, elle s’allie en 1929 à la compagnie française
Thomson-Houston, donnant naissance à Als.Thom
(Als pour Alsacienne et Thom pour Thomson). Auguste Detœuf, directeur général de Thomson-Houston, sera, et
jusqu’en 1940, le premier président d’Als.thom, et encore, selon l’historien
Richard Kuisel, « la conscience de l’industrie française ».
L’unité de fabrication d’appareils
électriques pour le réglage, le démarrage, le couplage et la protection des
matériels tournants est transférée 250, rue
Lecourbe, à Paris, vers 1932. Simone
Weil, agrégée de philosophie de 25 ans, proche du groupe de la Révolution
prolétarienne, et qui a déjà milité – et plus que cela, en s’obligeant à ne
vivre qu’avec 5 francs par jour, montant de l’allocation des chômeurs du Puy,
lieu de son premier poste –, désire vivre complètement la condition ouvrière.
Elle prend une année de congé « pour études personnelles » et se fait embaucher
comme manœuvre chez Als.Thom Paris.
« Je n’y suis arrivée que par faveur,
explique-t-elle à une ancienne élève ; un de mes meilleurs copains [Boris Souvarine] connaît
l’administrateur délégué de la Compagnie [Auguste Detœuf], et lui a expliqué mon
désir ; l’autre a compris, ce qui dénote une largeur d’esprit tout à fait
exceptionnelle chez cette espèce de gens. De nos jours, il est presque
impossible d’entrer dans une usine sans certificat de travail – surtout quand
on est, comme moi, lent, maladroit et pas très costaud. »
Simone Weil réalise son expérience avec
une sincérité totale, s’isolant de sa famille, vivant dans la chambre que lui
autorise son salaire aux pièces, tout près de son usine, au n° 228 de la rue Lecourbe.
De sa condition d’ouvrière, elle envoie
un instantané à son amie Albertine
Thévenon : « Imagine-moi, devant un grand four, qui crache au-dehors
des flammes et des souffles embrasés que je reçois en plein visage. Le feu sort
de cinq ou six trous qui sont dans le bas du four. Je me mets en plein devant
pour enfourner une trentaine de grosses bobines de cuivre qu’une ouvrière
italienne, au visage courageux et ouvert, fabrique à côté de moi ; c’est pour
les trams et les métros, ces bobines. Je dois faire bien attention qu’aucune
des bobines ne tombe dans un des trous, car elle y fondrait ; et pour ça, il
faut que je me mette en plein en face du four, et que jamais la douleur des
souffles enflammés sur mon visage et du feu sur mes bras (j’en porte encore la
marque) ne me fasse faire un faux mouvement. Je baisse le tablier du four ;
j’attends quelques minutes ; je relève le tablier et avec un crochet je retire
les bobines passées au rouge, en les attirant à moi très vite (sans quoi les
dernières retirées commenceraient à fondre), et en faisant bien plus attention
encore qu’à aucun moment un faux mouvement n’en envoie une dans un des trous.
Et puis ça recommence. »
Contrairement à ce que l’on pourrait
croire, c’est là un bon moment – et rare – des neuf semaines qu’elle passera
chez Als.Thom, entre le 4 décembre 1934 et le 5 avril 1935. « En face de moi un
soudeur, assis, avec des lunettes bleues et un visage grave, travaille
minutieusement ; chaque fois que la douleur me contracte le visage, il m’envoie
un sourire triste, plein de sympathie fraternelle, qui me fait un bien
indicible. De l’autre côté, une équipe de chaudronniers travaille autour de
grandes tables ; travail accompli en équipe, fraternellement, avec soin et sans
hâte ; travail très qualifié, où il faut savoir calculer, lire des dessins très
compliqués, appliquer des notions de géométrie descriptive. Plus loin, un gars
costaud frappe avec une masse sur les barres de fer en faisant un bruit à
fendre le crâne. Tout ça, dans un coin tout au bout de l’atelier, où on se sent
chez soi, où le chef d’équipe et le chef d’atelier ne viennent pour ainsi dire
jamais. J’ai passé là 2 ou 3 heures à quatre reprises (je m’y faisais de 7 à 8
francs l’heure – et ça compte, ça, tu sais !). La première fois, au bout d’une
heure et demie, la chaleur, la fatigue, la douleur m’ont fait perdre le
contrôle de mes mouvements ; je ne pouvais plus descendre le tablier du four.
Voyant ça, tout de suite un des chaudronniers (tous de chics types) s’est
précipité pour le faire à ma place. J’y retournerais tout de suite, dans ce
petit coin d’atelier, si je pouvais (ou du moins dès que j’aurai retrouvé des
forces). »
Le reste du temps, c’est simplement
l’esclavage : « Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les
ordres. La vitesse : pour “y arriver” il faut répéter mouvement après mouvement
à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours
non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant
devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses
sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler
tout au fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la
cadence. Et la joie de même. Les ordres : depuis qu’on pointe en entrant
jusqu’à ce qu’on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n’importe
quel ordre. Et toujours il faut se taire et obéir. L’ordre peut être pénible ou
dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner des
ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier. […] Quant à ses
propres accès d’énervement et de mauvaise humeur, il faut les ravaler ; ils ne
peuvent se traduire ni en paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque
instant déterminés par le travail. Cette situation fait que la pensée se
recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On
ne peut pas être “conscient”.
» Tout ça, c’est pour le travail non
qualifié, bien entendu. (Surtout celui des femmes.)
» Et à travers tout ça un sourire, une
parole de bonté, un instant de contact humain ont plus de valeur que les
amitiés les plus dévouées parmi les privilégiés grands ou petits. Là seulement
on sait ce que c’est que la fraternité humaine. Mais il y en a peu, très peu.
Le plus souvent, les rapports même entre camarades reflètent la dureté qui
domine tout là-dedans. »
Pendant les grèves du Front populaire, où
l’on prend si grand soin de l’outil de travail, parmi les rares sabotages
répertoriés par le Groupement des industries métallurgiques (GIM), figure Als.Thom
Paris, où des fils téléphoniques ont été coupés.
Simone Weil, après les quelque cinq mois
d’usine (après Als.Thom, chez J.-J.
Carnaud et Forges de Basse-Indre, 71,
avenue Édouard Vaillant, enfin chez Renault,
les deux à Boulogne-Billancourt), que lui a seulement permis sa santé fragile,
avait repris l’enseignement mais s’apprêtait déjà à partir, ce 8 août 1936,
pour l’Espagne, dans les Brigades internationales.
La sortie des ouvriers de chez Carnaud, rue du Vieux-Pont-de-Sèvres |
L’Humanité, 24 janvier 1934 : « Lorsque
vous descendez l'avenue Édouard-Vaillant, vous apercevez au numéro 71, un immeuble
de trois étages. Ce sont les bureaux des établissements J.-J. Carnaud et Forges
de Basse-Indre. Cette firme occupe, à Boulogne, le pâté de maison situé entre
l'avenue Édouard-Vaillant, la rue du Vieux-Pont-de-Sèvres, la rue Danjou
et celle qui porte le nom de l'assassin de la Commune, Thiers. Rue du
Vieux-Pont-de-Sèvres, les ateliers, ont un aspect triste et sale. Une moitié de premier étage aux murs
décrépits ; des fenêtres basses et protégées par des barreaux. Un grand portail
en fer, c'est l'entrée principale des ouvriers. Par dessus ce portail, l'œil
peut entrevoir une petite partie de l'intérieur. Dans un coin des caisses sont
entassées.
Il fait sombre. L'aspect de saleté est encore
plus grand qu'à l'extérieur. C'est là que travaillent près de 1 500
ouvriers 300 hommes, 1 200 femmes. A côté, au 72, le bureau d'embauche.
Une entrée de maison petite bourgeoise. Porte
étroite, avec des grilles (la maison aime ça), derrière lesquelles se trouve
une petite affiche : on n'embauche pas. Au-dessus de la première pancarte,
il en est une autre : on demande deux jeunes filles françaises de 16 à 17
ans, robustes. »
LIRE : Simone Weil, la Condition ouvrière,
coll. « Idées », Gallimard, 1951.
Citroën Choisy, 1958, Claire Etcherelli ;
1968, Robert Linhart : même usine, même combat
Claire
Etcherelli, grâce à une
bourse de pupille de la nation, a été élevée dans un pensionnat religieux
élégant, mais, révoltée par tout ce qui l’entoure, elle ne s’est pas présentée
au baccalauréat ; c’est par nécessité qu’elle est amenée à travailler en usine.
Elle se fait embaucher, à la fin des années 1950, à l’ancienne usine Panhard
reprise par Citroën, qui s’étend entre le chemin de fer de petite ceinture et les
boulevards des maréchaux, l’avenue d’Ivry et l’avenue de Choisy. Un tunnel,
sous cette dernière, fournit un accès direct à un hectare supplémentaire de
bureaux et d’ateliers d’usinage, en face. Pour Claire, devenue « Élise », le
premier contact est, au 2e étage, avec la chaîne de montage des 2 CV :
« J’étais dans l’atelier 76. Les
machines, les marteaux, les outils, les moteurs de la chaîne, les scies
mêlaient leurs bruits infernaux et ce vacarme insupportable, fait de
grondements, de sifflements, de sons aigus, déchirants pour l’oreille, me
sembla tellement inhumain que je crus qu’il s’agissait d’un accident, que ces
bruits ne s’accordant pas ensemble, certains allaient cesser. »
Mais il ne s’arrêteront pas, neuf heures
durant chaque jour, au sortir de cinquante minutes de bus : « Mortel réveil,
porte de Choisy. Une odeur d’usine avant même d’y pénétrer. Trois minutes de
vestiaire et des heures de chaîne. La chaîne, ô le mot juste... Attachés à nos
places. Sans comprendre et sans voir. […] À chaque reprise du travail, je me
demandais : “Est-ce que je tiendrai ?” Aucun temps n’était prévu pour le repos,
pour le besoin le plus naturel. Les hommes réussissaient à souffler un peu, en
trichant, mais moi je n’y arrivais pas encore. La voiture était là, et puis l’autre
et l’autre. »
L’habillage intérieur des habitacles,
fait autrefois par des professionnels, à raison de trois voitures à l’heure,
est maintenant réalisé uniquement par des O.S., qui doivent en faire sept. Il
n’y a plus qu’un seul O.P. dans l’atelier ; avec un régleur et le contrôleur :
« On est les trois seuls Français du secteur. Vous vous rendez compte. Rien que
des étrangers ! Des Algériens. Des Marocains, des Espagnols, des Yougoslaves. »
Pour être Français, on n’en est pas moins
aussi étranger qu’eux à ce qu’on fait. « J’aimerais, dit Élise, voir comment se
fabrique une voiture. Pourquoi n’amène-t-on pas les nouveaux visiter chaque
atelier, pour comprendre ?
– Attention, vous avez laissé passer un
pli, ici. Pourquoi ?
– Oui. Pourquoi ? On ne comprend rien au
travail que l’on fait. Si on voyait par où passe la voiture, d’où elle vient,
où elle va, on pourrait s’intéresser, prendre conscience du sens de ses
efforts. »
Il se recula, sortit ses lunettes, les
essuya et les remit.
« Et la production ? Vous vous rendez
compte si on faisait visiter l’usine à tous les nouveaux ? »
Elise et Arezki... chez Renault, Citroën n'autorisant pas à tourner |
Robert
Linhart se présente dans
la même usine dix ans plus tard, au début de septembre 1968 ; lui est
normalien, professeur agrégé, et militant maoïste ; il habite à deux pas. La
grande chaîne de montage des 2 CV porte maintenant le numéro 85. Cent
quarante-cinq voitures en sortent chaque jour, des mains de 1 200 personnes,
alors plutôt des Yougoslaves, l’usine de Javel étant connue comme celle des
Turcs.
Il s’est établi pour militer ; quatre
mois plus tard, il n’a toujours rien fait. « Je m’étais rêvé agitateur ardent,
me voici ouvrier passif. Prisonnier de mon poste. » Et puis, vers la
mi-janvier, il y a cette note de service affichée dans les ateliers : « À
compter du lundi 17 février 1969, l’horaire de travail sera porté à dix heures
[…]. La moitié des 45 minutes de travail supplémentaire par jour sera retenue à
titre de remboursement des avances consenties au personnel aux mois de mai et
juin 1968. »
Avant la grève, enfin possible, par
honnêteté il révèle sa qualité d’établi : « À l’extérieur, “l’établissement”
paraît spectaculaire, les journaux en font toute une légende. Vu de l’usine, ce
n’est finalement pas grand-chose. Chacun de ceux qui travaillent ici a une
histoire individuelle complexe, souvent plus passionnante et plus tourmentée
que celle de l’étudiant qui s’est provisoirement fait ouvrier. Les bourgeois
s’imaginent toujours avoir le monopole des itinéraires personnels. Quelle farce! »
La seule différence, c’est que lui peut
retrouver son statut quand il le voudra ; alors il se promet de ne jamais le
faire volontairement, de tenir quoi qu’il arrive, de « rester dans l’usine aussi longtemps que l’on
ne [l’en] chassera pas ».
Le lundi 17, ils sont 400 à sortir à
l’heure habituelle, à refuser les 45 minutes supplémentaires : 400 grévistes.
Le lundi suivant, ils ne sont déjà plus qu’une centaine, et la direction
parvient à combler les trous sur les chaînes, à faire sortir les voitures.
Linhart, lui, est exilé à l’annexe de la rue Nationale, où s’empoussière ce qui
reste de pièces de rechange des défuntes Panhard. Après quelques semaines, il
est rappelé à l’usine, muté d’un poste pénible et isolé à un autre. Le 30
juillet en fin d’après-midi, quelques minutes avant la fermeture annuelle, il
est licencié.
L’année d’après, l’usine fermait, le
terrain était vendu ; c’est aujourd’hui une partie du quartier chinois du XIIIe
arrondissement.
LIRE : Claire Etcherelli, Élise
ou la Vraie Vie, Denoël, 1967 ; Folio, 1973. Robert Linhart, l’Établi,
Minuit, 1978. VOIR : CA 13, comité
d’action du 13e, collectif Arc, 1968. Michel Drach, Élise ou la Vraie Vie, 1970.