(dixième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire,
commencé ici avec la livraison de novembre 2013)
M. de Voltaire, le grand poète
Dans le salon de Mme Dupin,
qui reçoit Fontenelle, l’abbé de Saint-Pierre, Buffon, Voltaire,
Jean-Jacques Rousseau a été présenté, un jour, à ce dernier. Il a pu
faire entendre des extraits de ses Muses
galantes chez Mme La Popelinière, dans son nouvel hôtel du 59,
rue de Richelieu, et ils ont fort déplu à Rameau : « Je fus frappé,
écrira celui-ci, d’y trouver de très beaux airs de violon dans un goût
absolument italien, et en même temps tout ce qu’il y a de plus mauvais en
musique française tant vocale qu’instrumentale, jusqu’à des ariettes de la plus
plate vocale secondée des plus jolis accompagnements italiens. Ce contraste me
surprit, et je fis à l’auteur quelques questions, auxquelles il répondit si
mal, que je vis bien, comme je l’avais déjà conçu, qu’il n’avait fait que la
musique française, et avait pillé l’italienne ».
Ses Muses ont été données dans leur intégralité chez De Bonneval,
l’intendant des Menus plaisirs, dans sa maison de la rue Saint-Honoré, près de
l’église Saint-Roch. Le duc de Richelieu n’a cessé d’y applaudir, disant
: « M. Rousseau, voilà de l’harmonie qui transporte. Je n’ai jamais rien
entendu de plus beau : je veux faire donner cet ouvrage à Versailles ». Le seul
petit conseil que le duc ait à donner serait de substituer Hésiode au Tasse
pour le livret du premier acte ; Jean-Jacques se met aussitôt au travail.
La guerre de Succession d’Autriche
n’a pas cessé, et Frédéric II a finalement fait retour au champ de bataille.
Les coalisés s’enfonçant en Alsace, il s’est porté sur leurs arrières, les
obligeant à repasser le Rhin. Les armées de Louis XV ont ainsi pu
contre-attaquer en Flandre. Le 13 mai 1745, la victoire de Fontenoy, qui date
de l’avant-veille, est connue à Paris ; c’est la première fois depuis Saint
Louis qu’un roi de France, présent sur le théâtre des opérations a, si l’on
peut dire en personne, battu l’Anglais.
« Bourbons ! Voici le temps de
venger les Valois » ; l’historiographe a bien mérité de son titre : « M. de
Voltaire, qui est le grand poète de nos jours, a fait, en deux jours, un fort
beau poème sur la bataille de Fontenoy, sur le simple détail qu’il en a vu sur
les lettres », écrit Barbier, qui cite dans son journal les quatorze
premiers de la centaine de vers du Poème
de Fontenoy. Un premier cent qui ne cessera de grossir au gré des
nouvelles informations recueillies.
La grande écurie aménagée pour la Princesse de Navarre |
Il va falloir fournir à
d’innombrables fêtes, particulièrement sur le théâtre des Petites-Écuries de
Versailles. Voltaire et Rameau collaborent déjà, dans ce but, à un nouveau
spectacle, Le Temple de la Gloire,
aussi le duc de Richelieu donne-t-il leur Princesse de Navarre à Rousseau pour qu’il la refonde en Fêtes de Ramire.
« Monsieur, écrit aussitôt
Jean-Jacques à Voltaire, il y a quinze ans que je travaille pour me rendre
digne de vos regards et des soins dont vous favorisez les jeunes Muses en qui
vous découvrez quelque talent. Mais, pour avoir fait la musique d’un opéra, je
me trouve, je ne sais comment, métamorphosé en musicien. C’est, Monsieur, en
cette qualité que M. le duc de Richelieu m’a chargé de scènes dont vous avez
lié vos Divertissements de la Princesse
de Navarre ; il a même exigé que je fisse dans les canevas les changements
nécessaires pour les rendre convenables à votre nouveau sujet. J’ai fait mes
respectueuses représentations ; M. le Duc a insisté, j’ai obéi ; c’est le seul
parti qui convienne à l’état de ma fortune. (…) Quel que soit pour moi le
succès de ces faibles essais, ils me seront toujours glorieux, s’ils me
procurent l’honneur d’être connu de vous, et de vous montrer l’admiration et le
profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très
humble et très obéissant serviteur. »
Voltaire lui répond, le 15
décembre 1745 : « Vous réunissez, Monsieur, deux talents qui ont toujours été
séparés jusqu’à présent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour moi de vous
estimer et de chercher à vous aimer. Je suis fâché pour vous que vous employiez
ces deux talents à un ouvrage qui n’en est pas trop digne. (…) J’ai perdu
entièrement tout cela de vue. Je ne doute pas que vous n’ayez rectifié toutes
les fautes échappées nécessairement dans une composition si rapide d’une simple
esquisse, que vous n’ayez suppléé à tout. (…) Je sais très bien que cela est
fort misérable, et qu’il est au-dessous d’un être pensant de se faire une
affaire sérieuse de ces bagatelles ; mais enfin, puisqu’il s’agit de déplaire
le moins qu’on pourra, il faut mettre le plus de raison qu’on peut, même dans
un mauvais divertissement d’opéra. (…) Je compte avoir bientôt l’honneur de
vous faire mes remerciements, et de vous assurer, Monsieur, à quel point j’ai
celui d’être, etc. »
Les Fêtes de Ramire sont données à Versailles le 22 décembre 1745 ; sur
le livret distribué ce jour-là, Rousseau ne trouve pas son nom. Mme La
Popelinière est l’élève et l’admiratrice de Rameau, qui juge le talent de
Rousseau de la manière que l’on a lue, et elle est la maîtresse du duc de
Richelieu qui ne saurait, alors, rien lui refuser. Des gens moins suspicieux
que Jean-Jacques verraient là un complot, lui en tombe malade, et tire un trait
sur la musique.
Les dîners du Panier-Fleuri
Le 2 mai 1746 enfin, pour sa
troisième tentative, Voltaire est élu à l’Académie française, à l’unanimité.
L’appui de Mme de Pompadour a été décisif, sans pouvoir lui éviter,
cependant, les démarches d’usage auprès de quelques-unes de ses bêtes noires
comme Languet de Gergy, abbé de Saint-Sulpice, ou l’évêque de Mirepoix.
Que va-t-il donc faire dans cette galère ? Y chercher un titre de gloire
supplémentaire, sans doute, mais il en espère aussi une position de sûreté.
Tout cela oblige à une présence
plus constante à Paris : la « petite retraite du faubourg Saint-Honoré » est
devenue le deuxième étage d’une « grande maison à porte cochère » du 43, rue
Traversière, au-dessus d’un autre dévolu à Mme du Châtelet, qui seront
emportés dans le percement de l’avenue de l’Opéra. Voltaire, comme à
l’accoutumée, a loué : on le sait, il n’a jamais eu aucun goût pour la
propriété.
La guerre de Succession d’Autriche
continue de lui être favorable. Sur son versant colonial, les forces
franco-canadiennes s’en prennent aux établissements britanniques de
Nouvelle-Écosse, de l’État de New York et de Nouvelle-Angleterre, tandis que la
Royal Navy ruine le commerce maritime français. Mais « par une circonstance
heureuse et rare », s’émerveille Sébastien Longchamp qui entre à ce
moment au service de Voltaire, « il arriva que sur un bon nombre de vaisseaux
dans lesquels il était intéressé pendant la guerre de 1746, un seul fut pris
par les Anglais. L’argent qui provenait de ces sources fécondes, dans les mains
de M. de Voltaire n’y restait pas longtemps oisif ; l’esprit de cet homme était
partout, suffisait à tout. Sa fortune reposait en effet tout entière sur des
feuilles de papier ou de parchemin ; ses portefeuilles étaient pleins de
contrats, de lettres de change, de billets à terme, de reconnaissances,
d’effets du gouvernement, etc. Il eût été difficile, sans doute, de trouver
dans le portefeuille d’aucun autre homme de lettres autant de manuscrits de
cette espèce ». Et Longchamp conclut par une jolie formule, qui parle de la
volonté délibérée « de M. de Voltaire de s’en tenir à une fortune portative ».
À quelques pas du 43, rue
Traversière-Saint-Honoré, Condillac, Diderot et Rousseau se
réunissent une fois par semaine à l’hôtel du Panier-Fleuri. « Il fallait que
ces petits dîners hebdomadaires plussent extrêmement à Diderot ; car lui, qui
manquait presque à tous ses rendez-vous, ne manqua jamais à aucun de ceux-là,
assure Rousseau. Je formai là le projet d’une feuille périodique, intitulée Le Persifleur, que nous devions
faire alternativement, Diderot et moi. J’en esquissai la première feuille, et
cela me fit faire connaissance avec d’Alembert, à qui Diderot en avait
parlé. »
La rencontre, à la Régence. Illustration poir le Neveu de Rameau, 1875. Gallica |
Diderot et Jean-Jacques se sont
rencontrés autour des tables d’échecs où s’affrontent « Legal le
profond, Philidor le subtil, le solide Mayot », que Rousseau a
découverts chez Maugis, rue Saint-Séverin. Dans ce café des « libraires
qui ont correspondance en Angleterre, Hollande et Genève » et, de ce fait,
assure la police, des informations « vérifiées et assurées », « on parle
hautement de toutes sortes d’affaires d’État, de finances et étrangères », mais
on se tait le temps des parties. Jean-Jacques a suivi ces joueurs chez Rey,
qui a autrefois mis à l’enseigne de la Régence son café de la rue
Saint-Thomas-du-Louvre, là où elle s’élargit en une place devant le
Palais-Royal.
Diderot « avait une Nanette, ainsi
que j’avais une Thérèse, poursuit Rousseau : c’était entre nous une conformité
de plus ». Thérèse Levasseur « travaille en linge » comme Nanette, mais
à l’hôtel Saint-Quentin, premier point de chute de Jean-Jacques, rue des
Cordiers. « Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que
sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable, fait pour attacher
un honnête homme ; au lieu que la sienne, pie-grièche et harengère, ne montrait
rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise éducation. Il l’épousa
toutefois. Ce fut fort bien fait, s’il l’avait promis. Pour moi, qui n’avais
rien promis de semblable, je ne me pressai pas de l’imiter. »
Diderot avait épousé Nanette
clandestinement depuis bientôt trois ans et ses parents l’ignoraient toujours.
Du Café de la Régence, on entend
la cloche qui, une demi-heure avant le début du spectacle, sonne l’ouverture de
l’Opéra. Rousseau ne fait plus de musique, il est secrétaire de Mme Dupin. Pour
elle, il lit des écrits de toutes les époques et sur toutes les matières, en
copie des extraits, en fait des résumés ; avec Francueil, il suit, place
Maubert, le cours de chimie de Rouelle et il laissera sur ce sujet un
manuscrit de près de mille deux cents pages. Diderot, qui s’est formé à
l’anglais tout seul à partir d’un dictionnaire latin-anglais, a déjà traduit L’Histoire de la Grèce, de Temple
Stanyan, pour le libraire Briasson, L’Essai sur le mérite et la vertu, de Shaftesbury et, en
collaboration, le Dictionnaire de
médecine de James. C’est pour sa connaissance de l’édition que
Rousseau l’a présenté à Condillac, qui vient de terminer son Essai sur l’origine des connaissances
humaines, et cherche à le faire publier. D’Alembert, qui doit faire
avec eux le Persifleur, est l’auteur
d’un Traité de dynamique.
Une traduction… avec des
augmentations
Le 7 juillet 1746, le parlement de
Paris fait lacérer et brûler par l’exécuteur de haute justice des Pensées philosophiques imprimées
sans nom d’auteur, quelques jours plus tôt, par le libraire Laurent Durand.
Diderot, dont un Langrois de passage à Paris se réjouissait encore, le 4
septembre 1741, de l’entrée au séminaire de Saint-Sulpice pour le 1er janvier
de l’année suivante, est l’auteur de cet anti-Pascal qui révèle son évolution
vers le déisme.
Voltaire écrit alors des choses
légères dans la société de la duchesse du Maine – « Ludovise,
Baronne de Sceaux, Dictatrice Perpétuelle De l’Ordre De La Mouche À Miel » –, où
« toute faute devait être réparée par un conte fait sur le champ », où les
loteries comme les gages aboutissaient à « différents genres d’ouvrages en vers
et en prose ». Les contes exotiques du Crocheteur
borgne ou de Cosi-Sancta
en sont nés.
Domaine de Sceaux |
Pour le théâtre de Sceaux,
Voltaire a changé une pièce anglaise beaucoup trop crue en une comédie en cinq
actes et en décasyllabes, La Prude,
qu’il interprète lui-même aux côtés de Mme du Châtelet et de Mme de
Staal-Delaunay, la « fidèle Launay » de Ludovise. Son Émilie a décidément
tous les talents :
« Leibnitz n’a point de monade
plus tendre,
Newton n’a point d’xx plus
enchanteurs (…)
Vous tourneriez la tête à nos
docteurs :
Bernouilli dans vos bras,
Calculant vos appas,
Eût brisé son compas ».
Paris est un autre univers, avec
son 57, rue des Petits-Champs où Jean-Jacques a emmené Thérèse. « J’avais à
l’hôtel de Pontchartrain, diront ses Confessions,
vis-à-vis mes fenêtres, un cadran sur lequel je m’efforçai durant plus d’un
mois à lui faire connaître les heures. À peine les connaît-elle encore à
présent. Elle n’a jamais pu suivre l’ordre des douze mois de l’année, et ne
connaît pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j’ai pris pour les lui
montrer. Elle ne sait ni compter l’argent, ni le prix d’aucune chose. Le mot
qui lui vient en parlant est souvent l’opposé de celui qu’elle veut dire. »
Mme du Châtelet ne compte parfois
guère davantage. Quand elle perd quatre-vingt-quatre mille francs au jeu, chez
la reine, Voltaire, sans doute parce que ce sont les siens, en éprouve quelque
humeur et ne peut s’empêcher de lui souffler, en anglais, qu’elle joue avec des
fripons. À Versailles !
Quand l’une des histoires
orientales nées à la cour de la baronne de Sceaux, Zadig ou la Destinée, prétendument traduite du chaldéen, est
imprimée anonymement en Hollande, Voltaire écrit tout simplement à d’Argenson
le cadet, ministre de la Guerre, présent sur le champ de bataille de Lawfeld,
près de Maastricht, d’en faire rentrer les exemplaires en France dans ses bagages.
N’est-ce pas sur son chemin ?
À Paris, un libraire et imprimeur
de la rue de la Harpe, vis-à-vis la rue Saint-Séverin, Le Breton, a
obtenu un privilège pour traduire de l’anglais la Cyclopædia d’Ephraïm Chambers, un Dictionnaire universel des arts et des
sciences – c’est son sous-titre –, vieux de vingt ans et tenant en deux
volumes in-folio illustrés d’une vingtaine de gravures. Le Breton s’associe
pour l’éditer aux libraires Briasson, David l’aîné et Laurent
Durand, tout en se réservant son impression.
Diderot, qui a déjà publié chez
deux des associés, est vite impliqué, et d’Alembert avec lui. L’abbé Gua de
Malves, auquel a été confié le projet, leur en abandonne la direction au
premier désaccord. Diderot ne sait pas qu’il s’engage dans une aventure qui va
durer vingt ans. Ne gardant de Chambers que la trame, il envisage une
encyclopédie entièrement nouvelle, moderne, que rédigerait collectivement une «
société de gens de lettres ». Un nouveau privilège se verra accordé, en 1748, à
cette « traduction avec des augmentations ».
Parmi les contributeurs du premier
volume de l’Encyclopédie, on trouvera un M. de Puisieux. Diderot s’est épris de
sa femme : une « passion violente qui dispose presque entièrement de moi »,
écrira-t-il. Ça n’arrange pas les choses rue Mouffetard, ni l’humeur de
Nanette. « Elle ne cessait de persécuter son mari, toutes les fois qu’elle
soupçonnait qu’il venait de chez Mme Puisieux. Si l’on joint à cela que
cette femme est une seconde Xantippe qui gronde sans cesse et n’est jamais
contente, on pourra se figurer quel carillon il devait y avoir dans la maison
de notre philosophe », écrira La
Bigarrure, cette « gazette galante, historique, littéraire, critique,
morale, satirique, sérieuse et badine », qui arrive chaque semaine de La Haye à
Paris.
Le défaut des beaux esprits
L’un des contes écrits à Sceaux
vers la fin de 1747, Le Monde comme il
va, Vision de Babouc, est, sous couvert d’une mission à Persépolis, une
description du gouvernement de la France, mais aussi de la capitale du royaume,
savoir : Paris. Babouc « arriva dans cette ville immense par l’ancienne entrée,
qui était toute barbare, et dont la rusticité dégoûtante offensait les yeux ».
Il s’agit du faubourg Saint-Marceau et Voltaire est ici d’accord avec Rousseau.
« Toute cette partie de la ville se ressentait du temps où elle avait été
bâtie ; car, malgré l’opiniâtreté des hommes à louer l’antique aux dépens du
moderne, il faut avouer qu’en tout genre les premiers essais sont toujours
grossiers. »
Babouc « remarqua des fontaines
publiques, lesquelles, quoique mal placées, frappaient les yeux par leur beauté
» – ça ressemble à un tic de langage chez Voltaire. « Il admira les ponts
magnifiques élevés sur le fleuve, les quais superbes et commodes, les palais
bâtis à droite et à gauche – [c’est exactement le trajet que l’on fait
emprunter aux ambassadeurs extraordinaires autour du bassin du Louvre] –, une maison
immense où des milliers de vieux soldats blessés et vainqueurs rendaient chaque
jour grâces au Dieu des armées [les Invalides] ».
Assistant à une cérémonie que l’on
devine être une représentation théâtrale, Babouc ne douta pas que ses
protagonistes « ne fussent les prédicateurs de l’empire ». Ce qui le frappe
dans leur prédication, ce n’est pas son propos, c’est sa langue : « leur
langage était très différent de celui du peuple, il était mesuré, harmonieux,
et sublime ».
Babouc ne voit rien, le conte ne
dit rien d’un nouvel outil de gouvernement : l’ouverture des lettres confiées à
la poste. Le nouveau lieutenant général de police qu’a fait nommer six mois
plus tôt Mme de Pompadour, Nicolas René Berryer, a créé à cet effet un «
cabinet noir ». Des « mouches », qui étaient partout, on avait appris à
s’accommoder. Paul Lacroix raconte qu’un jour, Marmontel, qui n’était
encore qu’apprenti philosophe, avait donné rendez-vous à Boindin au café
Procope « pour y parler ensemble de matières philosophiques. Ils convinrent
entre eux d’une espèce d’argot, destiné à dérouter les soupçons des gens de
police, qu’on était sûr de rencontrer dans ce café : d’après ce système de
langage déguisé, l’âme devait s’appeler Margot ; la religion, Javotte ; la
liberté, Jeannette ; et Dieu, M. de l’Être. Un homme de mauvaise mine vint
s’asseoir à côté d’eux, pour les écouter. « Oserai-je vous demander, leur
dit-il après avoir écouté sans rien comprendre à leur discussion, quel est ce
M. de l’Être, dont vous paraissez si mécontent ? — Monsieur, répondit
brusquement Boindin, c’est un espion de police ; le connaissez-vous ? ».
Le viol de l’intimité des
correspondances sera d’autant plus mal supporté qu’il s’apparente, chez le roi,
à du voyeurisme. L’un des moyens de tromper son ennui consiste à se faire lire,
au petit lever, les renseignements les plus croustillants glanés sur les nuits
de sa capitale, et il ne manque pas ensuite de faire allusion, devant les
intéressés, à leurs habitudes les plus secrètes. Les Bijoux indiscrets s’inspirent de cette charmante habitude,
comme du duc de Richelieu, qui vient d’être fait maréchal de France pour avoir
débarrassé Gênes des Anglais, et qui prête de lui au personnage de Sélim.
Les Bijoux indiscrets paraissent en Hollande, sans nom d’auteur, au mois
de janvier 1748. Six éditions s’en arrachent en quelques mois, une traduction
anglaise est publiée dès l’année suivante. Pour Diderot, ce roman érotique a
été aussi l’occasion d’une critique appuyée des prêtres.
Mme la Dauphine, par Van Loo |
Le mois de cette parution, Barbier
note dans son Journal : « Voltaire, fameux poète, gentilhomme ordinaire du roi
et historiographe de Louis XV, ayant le défaut des beaux esprits et gens de
talent d’abuser de la familiarité des princes, s’est avisé de faire les vers
suivants pour Madame la Dauphine :
“ Souvent la plus belle
princesse
Languit dans l’âge du bonheur
;
L’étiquette de la grandeur,
Quand rien n’occupe et
n’intéresse,
Laisse un vide affreux dans le
cœur.
Souvent même un grand roi
s’étonne,
Entouré de sujets soumis,
Que tout l’éclat de sa
couronne
Jamais en secret ne lui donne
Ce bonheur qu'elle avait promis.
(…) ”
Ces vers sont fort beaux, ils
contiennent même peut-être du vrai en général ; mais en même temps que Voltaire
fait l’éloge de Madame la Dauphine, il fait de la royauté un portrait ennuyé,
oisif, insipide, dont l’application tombe sur le roi ; il faut être bien
insolent et avoir peu de solidité de jugement pour lâcher une pareille pièce ».
Ulrique de Prusse, par Antoine Pesne |
Ce poème, vieux d’un an, Voltaire
l’aurait en réalité destiné à Ulrique de Prusse, sœur de Frédéric le
Grand et future reine de Suède, mais, en ces affaires, il suffit d’être
soupçonné pour être coupable. Si encore ces vers avaient été les seuls, mais
Barbier en a d’autres à citer : un dithyrambe de Mme de Pompadour, par exemple,
à la fin duquel Voltaire réunit la maîtresse et son roi :
«
(…)
Soyez tous deux sans ennemis,
Et tous deux gardez vos conquêtes.
»
« Ces vers présentés au Roi et à
la Cour favorite, poursuit Barbier, ont d’abord paru charmants. Tout y brille
pour Madame de Pompadour, la réflexion a ensuite fait apercevoir bien de la
liberté et peu de décence. D’après ces vers, Voltaire n’a pas été exilé
publiquement mais on lui a apparemment fait entendre qu’il ferait sagement de
s’éloigner de la Cour ; il est certain qu’il est parti pour la Lorraine, qu’il
est actuellement à la Cour du roi Stanislas. On a prétexté un voyage qu’il
devait faire avec madame la marquise Du Châtelet, grande géomètre et sa grande
amie. »