17 OCTOBRE 1961: ENTRE PARIS ET SA BANLIEUE, DES PONTS SANGLANTS

Deux extraits de De la banlieue rouge au Grand Paris, La Fabrique, 2015.

Pont de Clichy :

Quand Mohamed Ghafir arrive à Clichy, en 1955, les usines occupent le quart du territoire communal et emploient vingt mille ouvriers, dont de nombreux immigrés ; les premiers HLM s’élèvent entre le pont de Clichy et les ateliers de la S.I.T. devenus ceux de Kléber-Colombes. Un an plus tard, il est le chef du secteur FLN ; il gardera son surnom de « Moh’ Clichy » quand il prendra en charge tout le nord parisien. C’est le temps de la lutte contre les messalistes. Moh’ Clichy est arrêté en janvier 1958 par la DST et condamné à trois ans de prison. Il en sort le 6 février 1961.
La circulaire de Maurice Papon instituant le couvre-feu est du 5 octobre. Mohamed Ghafir met en œuvre les instructions du Comité fédéral du FLN : boycotter le couvre-feu, faire en sorte que tous les Algériens sortent en famille tous les soirs, sans arme d’aucune sorte et habillés correctement. Ils ne seront pas prêts avant le 17. Ceux de la banlieue nord-est reçoivent la consigne de défiler ce soir-là sur les Grands Boulevards, pendant que la banlieue ouest fera de même sur les Champs-Élysées et la banlieue sud sur les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain.
Ce soir-là, le policier Paul Rousseau, syndicaliste du SGP, stationne en réserve sur le pont de Clichy. « Une compagnie de CRS arrive de Clichy. Ils sortent plein d’Algériens des fourgons. Les matraques volent, on entend des coups de pistolet. Tout à coup, on les voit qui jettent des gars dans la Seine. La rambarde était pleine de sang. Ça durait, ça durait. En fait, ils se débarrassaient des morts. Dans notre car, certains étaient surexcités et criaient : “Allez, on y va, qu’est-ce qu’on attend pour descendre? Qu’on bouffe du bougnoule.“ Le lendemain, les autorités de la police ont donné des cartouches à tous ceux qui avaient tiré au cas où ils auraient à justifier l’utilisation de leur arme devant l’IGS. De toute façon, ils ne risquaient pas grand-chose. Nos gradés nous avaient demandé “d’agir en notre âme et conscience“. »
Cinquante ans plus tard, le 17 octobre 2011, Mohamed Ghafir se voit remettre la médaille de citoyen d’honneur de la ville de Clichy des mains du maire, Gilles Catoire. « C’est la première fois qu’une distinction de cette nature est offerte à un citoyen algérien par une autorité française, et pour des faits de résistance contre la répression et les massacres du pouvoir colonial de l’époque. » Le même jour, Paul Rousseau reçoit lui aussi la médaille d’or de la ville de Clichy.
Près du pont des Arts, cette inscription, quelques jours plus tard

Pont de Neuilly :

Le 3 octobre, dans la nuit, une charge d’un kilo et demi de plastic explose sur le perron de la mairie de Puteaux, que l’OAS menaçait depuis quelque temps de faire sauter. Deux semaines plus tard, le 17 octobre, le FLN appelle à protester contre le couvre-feu imposé par le préfet de police Maurice Papon, dès huit heures du soir, aux « Français musulmans d’Algérie » de Paris et de sa banlieue. La consigne est formelle : on manifestera en famille, sans armes et sans drapeaux, dans le calme et la dignité. On se rassemble, depuis Nanterre, Puteaux et Courbevoie, au rond-point de la Défense, et l’immense colonne, qui comprend des femmes, des enfants, des bébés tenus dans les bras que leurs mères protègent de la pluie fine et persistante, descend vers le pont de Neuilly. L’objectif, pour la banlieue ouest, est de parcourir en cortège les trottoirs des Champs-Élysées, depuis l’Etoile jusqu’à la Concorde.
L’Express, France-Soir, le Parisien libéré décrivent ainsi la suite : le cortège est bloqué par les barrages des agents et des harkis de la Force de police auxiliaire. Soudain, l’un de ceux-ci tire une rafale de mitraillette, qui tue un garçon de quinze ans (le Parisien, lui, parle de deux morts). La foule recule, résiste comme elle peut mais elle est repoussée vers la Défense. La bataille dure jusqu’après 22 heures. La chaussée est alors jonchée de débris de toutes sortes, bicyclettes brisées, voitures d'enfants renversées, palissades arrachées, barrières tordues ; il y a plus d’une centaine de chaussures éparses, dont beaucoup de souliers de femmes, et de grandes traînées de sang. Les photographes qui prenaient ces scènes de violence voient leurs pellicules saisies par la police. Plus tard dans la soirée, un groupe de plusieurs centaines d’Algériens rentrant à Nanterre est attaqué. Des corps ont été jetés dans la Seine depuis le pont de Neuilly.

PARIS IIIème. 11 LE MARAIS


 Après la célébration du Front Populaire, reprise de nos Traversées de Paris avec :

Le Marais de Mme de Sévigné
Hôtel Carnavalet, les 4 Saisons exécutées sous la direction de Jean Goujon vers 1550 (photo vers 1880). BAVP
Les Tournelles étaient magnifiques, elles ne suffisaient pourtant pas à fixer alentour les grands seigneurs, la cour des Valois restant essentiellement itinérante. De surcroît, le palais avait été détruit et la reine veuve était allée à l’autre bout de Paris se faire bâtir les Tuileries. Henri IV aurait eu tous motifs de parcourir le chemin inverse : la Saint-Barthélemy l’avait rencogné au Louvre, en très mauvaise posture, pendant que le sang de ses coreligionnaires, pour lesquels son mariage avait servi d’appât, ruisselait jusque dans la chambre de la nouvelle épousée.
Devenu roi, il n’avait pas pour autant négligé le Louvre, mais il avait voulu, à l’est de Paris, la place Royale et la place de France. Son assassin avait tué cette dernière dans l’œuf, l’autre allait faire lever le Marais. Le cocasse, c’est que si le vieux Sully y entretenait le culte – « Tous les jours quand il habitait rue Saint-Antoine, écrit Tallemant, on pouvait le rencontrer sous les arcades de la place Royale, vêtu à la mode du temps d’Henri IV, paré de chaînes d’or et d’enseignes en diamant. Souvent il s’arrêtait, prenant de ses mains tremblantes une large médaille d’or qui pendait à son cou, frappée de l’effigie de son ancien maître, et la baisait dévotement » -, la préciosité ambiante était l’exacte antithèse des manières à la fois bonhommes et frustes qui étaient celles de sa cour.
La carte, non pas du Tendre, mais de la Pierre dessine au Marais les figures d’un maçon de la Creuse, Michel Villedo, troquant un canal contre des droits à bâtir ; de Nicolas Fouquet, le fastueux surintendant dont la chute redistribuera les titres de propriété de quelques-uns des plus beaux hôtels ; de Mme de Sévigné, incarnation même du Marais, née sur la Place, qui aima Fouquet, mais sut l’obliger à n’être qu’un ami ; de Scarron, le poète burlesque, infirme sans aigreur, pensionné de Fouquet ; de Montdory et de sa troupe, bien plus talentueux que les Comédiens du roi.
Au mois d’octobre 1627, le jeune Paul Scarron, gai comme on l’est à dix-sept ans, ingambe, se cherche un déguisement dans le petit logis que son camarade Armand de Pierrefuges occupe rue Beautreillis. Le bal masqué a un thème antique, mais les ressources de l’appartement lui font choisir le diable : il s’enduit de miel, se roule dans le duvet d’une couette, se passe le visage à la suie, ajoute au tout cornes et queue de carton, attrape un crochet qui servira de fourche et, dans cet équipage, arrive chez la baronne de Soubise, rue des Tournelles. Il y fait de l’effet, excite assez la verve de Vénus et de ses nymphes pour qu’elles se mettent à le plumer. La plaisanterie prend mauvaise tournure, il s’enfuit, est traqué par la valetaille, il est pieds nus, dans un assez simple appareil, il fait froid, le miel lui bouche les pores de la peau, il étouffe et grelotte à la fois, caché sous un appentis des heures durant. Paul Lacroix, dit le bibliophile Jacob, raconte ainsi les événements. La biographie succincte indique qu’il lui fallut entrer dans les ordres, et suivre au Mans son évêque.
« Adieu beau quartier des Marets
C’est avecque mille regrets
Qu’aujourd’hui de vous je m’éloigne (…)
Vous me verrez revenir,
Car longtemps ne me veux tenir
Si loin de la Place Royale (…)
Adieu beau quartier favori,
Des honnêtes gens tant chéri,
Adieu l’église des Minimes
Où l’on commet autant de crimes
Contre Dame Religion
Qu’en la Morisque Région »…
Le couvent des Minimes, grâce au père Mersenne, est l’un des premiers laboratoires de physique quantitative de son temps ; c’est sans doute là le « crime contre la religion » que désigne Scarron ironiquement. On n’est sans doute pas aussi savant au palais épiscopal où, huit ans durant, il devra ronger son frein. Pendant ce temps, la troupe de Montdory s’installe au jeu de paume du Marais, rue Vieille-du-Temple, au revers de l’hôtel Salé. Paris ne compte alors que deux salles de théâtre et deux troupes permanentes : les Comédiens du roi, de Bellerose, installés à l’Hôtel de Bourgogne[1], et le Théâtre du Marais. Bellerose, à en croire Tallemant, « était un comédien fardé, qui regardait où il jetterait son chapeau, de peur de gâter ses plumes. Ce n’est pas qu’il ne fît bien certains récits et certaines choses tendres, mais il n’entendait point ce qu’il disait ». Montdory est, selon l’abbé d’Aubignac, « le premier acteur de [son] temps » ; il sait donner à l’interprétation de la comédie le ton « d’honnêteté », et à la tragédie classique celui de grandeur et de noblesse qu’attend alors l’élite de « la Cour et de la Ville ».
Corneille lui confie son Illusion comique à l’hiver de 1635-1636, et le Cid, en janvier 1637 ; Montdory y interprète Rodrigue. La France est en guerre avec l’Espagne, le public en entend des résonances dans la pièce, le succès est inouï. Le Cid « est si beau », écrit Montdory dès le 18 janvier à Guez de Balzac, « qu’il a donné de l’amour aux dames les plus continentes, dont la passion a même plusieurs fois éclaté au théâtre public. On a vu seoir en corps aux bancs de ses loges ceux qu’on ne voit d’ordinaire que dans la chambre dorée et sur le siège des fleurs de lys. La foule a été si grande à nos portes et notre lieu s’est trouvé si petit, que les recoins du théâtre qui servaient les autres fois comme de niche aux pages ont été des places de faveur pour les cordons bleus [de l’ordre du Saint-Esprit] et la scène a été d’ordinaire parée de croix de chevaliers de l’Ordre ».

La cité des douze portes
Malheureusement, Montdory, acteur passionné, est atteint sur scène en septembre d’une « apoplexie à la langue », dit Tallemant, sans doute d’une hémiplégie qui l’oblige à renoncer à la scène. Cette même année 1637, Michel Villedo, « maçon de la Creuse », mais de bonne bourgeoisie rurale, pas exactement un pauvre hère, signe avec le bureau des finances le « traité » qui lui confie les travaux d’un canal de dérivation destiné à réguler les crues de la Seine. Il a déjà à son actif l’église de la Visitation-Sainte-Marie de François Mansart, mais son grand projet, auquel il a réussi à intéresser le Père Joseph, l’éminence grise, et par conséquent le rouge cardinal de Richelieu lui-même, c’est la reviviscence du bras mort de la Seine par le creusement et l’élargissement du ruisseau de Ménilmontant, qui en est un vestige, depuis l’Arsenal jusqu’à l’extrémité du Cours-la-Reine, au large de l’enceinte des « fossés jaunes » dont la construction vient de s’achever.
Le 52-54, rue de Turenne. Atget. Gallica
La surintendance des finances se dédit et Villedo est nommé, à titre de compensation, « général des œuvres de maçonneries et ouvrages de Sa Majesté ». Il mène à son terme la construction de l’église Sainte-Élisabeth de la rue du Temple, entamée par le maître maçon Louis Noblet, devenu son gendre, et achève l’hôtel d’Aumont en respectant l’ordonnance primitive de François Mansart. Dans le lotissement que réalise Le Jay, président au parlement de Paris, des terrains cultivés, cultures ou coutures des hospitalières de Saint-Gervais, Villedo construit avec le charpentier Claude Dublet, bâtisseur des maisons du pont Marie, tout le côté des numéros pairs de la rue Neuve-Saint-Louis (aujourd’hui de Turenne) entre les rues Saint-Gilles et Saint-Claude.
L'hôtel du Grand Veneur. Atget. INHA
Il est ainsi l’entrepreneur des 52 et 54, où la bibliothèque des Amis de l’instruction, organisée par des artisans et des ouvriers sous le Second Empire, occupe un local depuis 1884 ; du 56, où l’on retrouvera Scarron ; du 60, un hôtel qui sera plus tard celui du « Grand Veneur », et qui a retrouvé un état proche de sa réfection de 1735 ; de l’hôtel de Hesse au n° 62, et, au n° 64, de l’hôtel Méliand, construit pour François Petit, maître d’hôtel ordinaire du roi ; au 66-68, de celui de Pierre Boulin, trésorier du Marc d’or (un droit qui se lève sur tous les offices de France à chaque changement de titulaire) ; du 68 bis, enfin, où Turenne vécut une quinzaine d’années, que l’église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement a remplacé.
Il faut y ajouter, rue Saint-Claude, la maison du n° 16, vendue à Étienne Papot, maître du Pavé du roi et, hors du lotissement, une maison rue du Pont-aux-Choux, sans compter, au bas de la rue de Turenne, au n° 35, l’immeuble qu’il s’était réservé et qui a été remanié après sa mort. Mais le plus saisissant, c’est, dans la partie orientée est-ouest de l’actuelle rue Villehardouin, les douze maisons de rapport uniformes, hautes de deux étages et d’un comble, larges de quatre travées, s’élevant sur des parcelles identiques de cent quarante-quatre mètres carrés, qui lui donnaient alors le nom de rue des Douze-Portes.
Paul Scarron a été atteint, en 1638, d’un rhumatisme tuberculeux, conséquence lointaine, à suivre Paul Lacroix, de sa folle nuit d’octobre 1627. Il est revenu du Mans paralysé des jambes, la nuque raidie, déformé, condamné à la chaise, « avec la douleur que donne [un] derrière pointu qui n’a plus d’embonpoint ». Mais pas plus sinistre pour autant :
Revenez mes fesses perdues,
Revenez me donner un cul,
En vous perdant j’ai tout perdu.
Hélas ! qu’êtes-vous devenues ?
Appui de mes membres perclus,
Cul que j’eus et que je n’ai plus...
En 1652, il arrache à la misère, en l’épousant, une jeune orpheline très belle, Françoise d’Aubigné, qui sera un jour Mme de Maintenon. À l’angle de la rue Neuve-Saint-Louis et de la rue des Douze-Portes, Scarron accueille les hommes les plus en vue de l’intervalle heureux qui sépare la dictature de Richelieu de l’absolutisme de Louis XIV, des libertins comme d’Elbène ou le maréchal d’Albret.
Désormais, quand il s’éloigne, toujours à regret, du Marais, c’est que s’impose une cure. Ninon, pendant ce temps-là, prête sa « chambre jaune » à Mme Scarron et à Villarceaux.                   
   
  Adieu région courtisée
  De tous Messieurs les Fainéants,
  Les Madame est-elle céans ?
  Qui vont frappant de porte en porte
  Étendus à la chèvre morte,
  Dans les carrosses de velours
  Qui font tant de poussière au cours…

Au grand hôtel de la Bastille
Le cours, c’est encore la rue Saint-Antoine dans son extrémité large, celle des carrousels et des tournois, mais déjà pointe le Nouveau Cours : depuis 1646, le roi a cédé à la Ville le front bastionné qui s’étend de la porte Saint-Antoine à la poterne Saint-Louis, au débouché de la rue du Pont-aux-Choux, soit, en gros le futur boulevard Beaumarchais. Dès les premiers mois de 1670, il sera aménagé, planté d’arbres ; la forte pente des rues Saint-Gilles et Saint-Claude rappelle qu’il est construit sur l’escarpe.
Scarron meurt quand commence le pouvoir personnel de Louis XIV, non sans faire des mots. Il rédige son épitaphe :
Celui qui ci maintenant dort
Fit plus de pitié que d’envie
Et souffrit mille fois la mort
Avant que de perdre la vie.
Passant, ne fais ici de bruit !
Garde que ton pas ne l’éveille
Car voici la première nuit
Que le pauvre Scarron sommeille

pendant que ses amis libertins retardent, autant qu’ils le peuvent, l’administration des derniers sacrements. Il dirait encore, sur son lit de mort : « Je vais enfin aller mieux ! ».
Son patron, Nicolas Fouquet, était fastueux à faire pâlir le Roi-Soleil ; cela ne pouvait durer. Quand il est arrêté, on retrouve dans ses cassettes des lettres de Mme de Sévigné, en mauvaise place, mêlées à celles de maîtresses et d’espionnes. Les amis, Ménage, Mlle de Scudéry, Sapho en préciosité, viennent à la rescousse pour la défendre des rumeurs malveillantes qui circulent.
Ils sont quelques-uns, dans le sillage du surintendant, à loger maintenant à la Bastille pendant que leurs biens sont saisis. C’est le cas de Claude Boislève, pour lequel François Mansart a refait l’hôtel Carnavalet, l’un des premiers du Marais, construit à la jonction des règnes de François Ier et d’Henri II, sans doute par Pierre Lescot et avec le concours de Jean Goujon. C’est le cas du gabelou Aubert de Fontenay, dont « l’hôtel salé » est confisqué ; celui de Claude de Guénégaud qui, malgré l’appui de Turenne, son voisin, devra se défaire de l’hôtel que nous connaissons comme celui du Grand Veneur. 
L'hôtel Salé, dessin vers 1860. Gallica
Quant à Louis Bruant, le premier commis de Fouquet, il s’est enfui, a été condamné à mort par contumace. Il réussira pourtant à rentrer en grâce, et retrouvera un hôtel rue de la Perle, dans le dernier fief privé loti en 1683-1685 par son frère, l’architecte des Invalides, Libéral Bruant. Mais toute la rive nord de la rue sera abattue dans les premières années 1930 sous prétexte de « rue Étienne-Marcel prolongée »[2]. Reste sur l’autre rive le n° 1, par exemple, destiné à son usage personnel par Libéral Bruant, et qui sera l’hôtel de Perronet pendant que l’ingénieur construira le pont de la place Louis-XV (aujourd’hui de la Concorde).
Après trois ans d’instruction, s’ouvre devant une chambre ad hoc, installée à l’Arsenal, le procès de Fouquet que Mme de Sévigné suit avec anxiété du 14 novembre, où il commence, jusqu’au verdict, qui tombe le 20 décembre1664. Un jour, enfin, elle réussit à l’apercevoir, sur le trajet de la Bastille, sans doute depuis l’hôtel Fieubet. « Imaginez-vous que des dames m’ont proposé d’aller dans une maison qui regarde droit dans l’Arsenal, pour voir revenir notre pauvre ami. J’étais masquée, je l’ai vu venir d’assez loin. M. d’Artagnan était auprès de lui ; cinquante mousquetaires derrière, à trente ou quarante pas. Il paraissait assez rêveur. Pour moi, quand je l’ai aperçu, les jambes m’ont tremblé, et le cœur m’a battu si fort, que je n’en pouvais plus. En s’approchant de nous pour rentrer dans son trou, M. d’Artagnan l’a poussé, et lui a fait remarquer que nous étions là. Il nous a donc saluées, et a pris cette mine riante que vous connaissez. Je ne crois pas qu’il m’ait reconnue. »
l'hôtel de Lusignan, 8 rue Elzévir. Atget. Gallica
Bouleversée, elle s’en retourne rue Sainte-Avoye (aujourd’hui du Temple), où elle est venue loger, veuve à 25 ans, à la fin de sa période de deuil. À la mort de Turenne, le 30 juillet 1675, elle habite rue des Trois-Pavillons (aujourd’hui 14, rue Elzévir). « Tout le monde se cherche pour parler de M. de Turenne ; on s’attroupe ; tout était hier en pleurs dans les rues, le commerce de toute autre chose était suspendu... Jamais un homme n’a été regretté aussi sincèrement ; tout ce quartier où il a logé, et tout Paris, et tout le peuple étaient dans le trouble et dans l’émotion. »
Enfin, le 7 octobre 1677, elle écrit à sa fille : « Vous m’attendrissez pour la petite (…) Ne pourriez-vous point l’amener ? Vous auriez de quoi la loger au moins ; car, Dieu merci, nous avons l’hôtel de Carnavalet. C’est une affaire admirable : nous y tiendrons tous, et nous aurons le bel air ; comme on ne peut pas tout avoir, il faut se passer des parquets et des petites cheminées à la mode ; mais nous aurons du moins une belle cour, un beau jardin, un beau quartier, et de bonnes petites filles bleues[3], qui sont fort commodes, et nous serons ensemble, et vous m’aimez, ma chère enfant ».
L'hôtel Carnavalet. Atget, 1898. Gallica

Place aux pensions
Pour le siècle des Lumières, le Marais, c’est Louis XIII, autant dire le Moyen Âge, le gouvernement des cardinaux, un foyer d’obscurantisme. Mercier assure qu’on « y appelle les philosophes des “gens à brûler” », et brosse le portrait d’une terrible bigote : « Peu à peu elle s’échauffe, parle de l’horrible dépravation des autres quartiers, de l’irréligion qui marche le front levé dans le faubourg Saint-Germain, et de la damnation éternelle, qui attend tous ceux qui n’entendent pas la messe aux capucins du marais ». De très conservateurs capucins ont donc pris le pas sur des minimes à la pointe de la science. Mercier concède pourtant que « de jolies maisons s’élèvent vers la chaussée d’Antin, et vers la porte Saint-Antoine, que l’on a abattue. Il était question de renverser l’infernale Bastille ; mais ce monument odieux en tout sens choque encore nos regards ».
Au XIXe siècle, le Marais est devenu une espèce de pensionnat, parcouru de potaches en rangs que leurs « gâcheux » conduisent à Charlemagne, ou dont ils les ramènent devant le répétiteur qui fait repasser les leçons. Charlemagne, comme Bonaparte (aujourd’hui Condorcet), est dépourvu d’internat ; les provinciaux sont condamnés aux « institutions », sans compter les Parisiens que leurs parents veulent bien encadrés. Les grands hôtels du Marais sont devenus des maisons d’éducation plus que toute autre chose. On trouvera bien la fabrique à l’hôtel d’Alméras, cet écho des pavillons de la place des Vosges, ou le commerce à l’hôtel de Donon, d’époque Henri III, mais s’il y eut un bronzier à l’hôtel Salé, c’est l’École centrale des Arts et Manufactures qui marqua le plus les lieux, tandis que celle des Ponts et Chaussées passait de l’hôtel Libéral Bruant, domicile de Perronet, son fondateur, à l’hôtel Carnavalet.
Puis Carnavalet n’abritera pas moins de deux pensions, comme aura la sienne l’hôtel de Marle, presque son contemporain, au toit en carène de bateau caractéristique de Philibert Delorme, l’architecte des Tuileries. Baudelaire n’aura pas le temps, en un trimestre, d’y user ses fonds de culotte. Dans l’hôtel des Saint-Fargeau, de 1686, que la famille du conventionnel avait occupé jusqu’à la fin de l’Empire, l’institution Jauffret accueillait les fils Hugo, le romancier Edmond About, Louis Ulbach, le futur directeur de la Revue de Paris. Durant la Deuxième République, Pierre Larousse y était répétiteur de français et de latin pour les classes élémentaires. Sous la Troisième, Émile Durkheim y rencontrait Jean Jaurès préparant comme lui le concours d’admission à l’École normale supérieure. L’un sera le plus connu des sociologues français ; l’autre, le grand leader du mouvement socialiste.
La fontaine Joyeuse vers 1910. Rol, Gallica
Au 41, rue de Turenne, accolée à l’une des « quinze nouvelles fontaines de la ville et des faubourgs de Paris » de l’arrêt royal de 1671 – remplacée environ deux siècles plus tard par celle dont le décor aquatique évoque les eaux de l’Ourcq –, « La pension [Lepître] était installée à l’ancien hôtel Joyeuse, où, comme dans toutes les anciennes demeures seigneuriales, il se trouvait une loge de suisse. Pendant la récréation qui précédait l’heure où le gâcheux nous conduisait au lycée Charlemagne, les camarades opulents allaient déjeuner chez notre portier, nommé Doisy », raconte Balzac. « Déjeuner avec une tasse de café au lait était un goût aristocratique expliqué par le prix excessif auquel montèrent les denrées coloniales sous Napoléon. (…) Vers la fin de la deuxième année, mon père et ma mère vinrent à Paris. (…) J’avais à déclarer cent francs de dettes contractées chez le sieur Doisy, qui me menaçait de demander lui-même son argent à mes parents. (…) Mon père pencha vers l’indulgence. Mais ma mère fut impitoyable, son œil bleu foncé me pétrifia, elle fulmina de terribles prophéties. (…) Après avoir subi le choc de ce torrent qui charria mille terreurs en mon âme, mon frère me reconduisit à ma pension, je perdis le dîner aux Frères Provençaux et fus privé de voir Talma dans Britannicus. Telle fut mon entrevue avec ma mère après une séparation de douze ans. »
L’une des principales antichambres de Charlemagne, l’institution Massin légua au lycée, quand elle ferma, le bronze de Silène et Dionysos qui s’y trouve toujours, au chevet de l’église Saint-Paul-Saint-Louis. Dans l’ancienne infirmerie du couvent des minimes, placée dans le pavillon ouest du portail dessiné par François Mansart en 1678, seul vestige qui nous soit resté après la démolition du cloître au profit de l’agrandissement de la caserne, en 1925, quatre cents élèves ont connu, à en croire Ernest Lavisse dont les souvenirs ont le sérieux de l’historien professionnel, le régime du bain de pieds collectif et mensuel ! Cela a-t-il fait d’Auguste Blanqui, qui y fut élève dès ses 13 ans, un révolutionnaire ? Ce n’était pourtant pas le genre de la maison, ni du quartier, quoique…
 « Vainement on chercherait dans Paris une rue plus paisible que la rue Saint-Gilles, au Marais,
Coin des rues St-Gilles et Villehardouin, dessin de J.A. Chauvet, 1891. Gallica
à deux pas de la place Royale. Là, pas de voitures, jamais de foule. À peine le silence y est rompu par les sonneries réglementaires de la caserne des Minimes, par les cloches de l’église Saint-Louis ou par les clameurs joyeuses des élèves de l’institution Massin à l’heure des récréations. Le soir, bien avant dix heures, et quand le boulevard Beaumarchais est encore plein de vie, de mouvement et de bruit, tout se ferme », raconte Émile Gaboriau dans L’Argent des autres en 1872.
Ajoutons au tableau de la classe le lycée Victor-Hugo, créé à la fin du siècle pour les jeunes filles, et l’École centrale rabbinique, transférée en 1860 de Metz à l’hôtel de Vigny. Rue du Parc-Royal, les uniformes noirs portant un palmier violet brodé au col de l’habit ou de la redingote renforcent les effectifs studieux du quartier.
C’est dans cet hôtel de Vigny que le Marais eut, exactement un siècle plus tard, son (auto) révélation : une propriété nationale, tranquillement promise à la démolition, recélait sous l’enduit d’admirables plafonds peints. Le mouvement d’opinion qui s’ensuivit déboucha sur la loi concernant les secteurs sauvegardés, qui replaçait conservation et restauration dans un cadre plus ample, André Malraux rappelant « qu’en architecture, un chef-d’œuvre isolé risque d’être un chef-d’œuvre mort ». Le Marais de Mme de Sévigné devenait le Marais de tous. 

[1] Voir chapitre 8, le Sentier, posté en février 2016.
[2] Voir chapitre 9, les Arts-et-Métiers, posté en mars 2016.
[3] Celles du couvent contigu des Annonciades célestes.