Après la célébration du Front Populaire, reprise de nos Traversées de Paris avec :
Le
Marais de Mme de Sévigné
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Hôtel Carnavalet, les 4 Saisons exécutées sous la direction de Jean Goujon vers 1550 (photo vers 1880). BAVP |
Les
Tournelles étaient magnifiques, elles ne suffisaient pourtant pas à fixer
alentour les grands seigneurs, la cour des Valois restant essentiellement
itinérante. De surcroît, le palais avait été détruit et la reine veuve était
allée à l’autre bout de Paris se faire bâtir les Tuileries. Henri IV aurait eu tous motifs de
parcourir le chemin inverse : la Saint-Barthélemy l’avait rencogné au
Louvre, en très mauvaise posture, pendant que le sang de ses coreligionnaires,
pour lesquels son mariage avait servi d’appât, ruisselait jusque dans la
chambre de la nouvelle épousée.
Devenu
roi, il n’avait pas pour autant négligé le Louvre, mais il avait voulu, à l’est
de Paris, la place Royale et la place de France. Son assassin avait tué cette
dernière dans l’œuf, l’autre allait faire lever le Marais. Le cocasse, c’est
que si le vieux Sully y entretenait
le culte – « Tous les jours quand il habitait rue Saint-Antoine, écrit Tallemant, on pouvait le rencontrer
sous les arcades de la place Royale, vêtu à la mode du temps d’Henri IV,
paré de chaînes d’or et d’enseignes en diamant. Souvent il s’arrêtait, prenant
de ses mains tremblantes une large médaille d’or qui pendait à son cou, frappée
de l’effigie de son ancien maître, et la baisait dévotement » -, la préciosité
ambiante était l’exacte antithèse des manières à la fois bonhommes et frustes
qui étaient celles de sa cour.
La
carte, non pas du Tendre, mais de la Pierre dessine au Marais les figures d’un
maçon de la Creuse, Michel Villedo,
troquant un canal contre des droits à bâtir ; de Nicolas Fouquet, le fastueux surintendant dont la chute
redistribuera les titres de propriété de quelques-uns des plus beaux
hôtels ; de Mme de Sévigné,
incarnation même du Marais, née sur la Place, qui aima Fouquet, mais sut
l’obliger à n’être qu’un ami ; de Scarron, le poète burlesque, infirme
sans aigreur, pensionné de Fouquet ; de Montdory et de sa troupe, bien plus talentueux que les Comédiens du
roi.
Au
mois d’octobre 1627, le jeune Paul
Scarron, gai comme on l’est à dix-sept ans, ingambe, se cherche un
déguisement dans le petit logis que son camarade Armand de Pierrefuges occupe rue Beautreillis. Le bal masqué a un
thème antique, mais les ressources de l’appartement lui font choisir le
diable : il s’enduit de miel, se roule dans le duvet d’une couette, se
passe le visage à la suie, ajoute au tout cornes et queue de carton, attrape un
crochet qui servira de fourche et, dans cet équipage, arrive chez la baronne de Soubise, rue des Tournelles.
Il y fait de l’effet, excite assez la verve de Vénus et de ses nymphes pour
qu’elles se mettent à le plumer. La plaisanterie prend mauvaise tournure, il
s’enfuit, est traqué par la valetaille, il est pieds nus, dans un assez simple
appareil, il fait froid, le miel lui bouche les pores de la peau, il étouffe et
grelotte à la fois, caché sous un appentis des heures durant. Paul Lacroix, dit le bibliophile Jacob, raconte ainsi les
événements. La biographie succincte indique qu’il lui fallut entrer dans les
ordres, et suivre au Mans son évêque.
« Adieu
beau quartier des Marets
C’est
avecque mille regrets
Qu’aujourd’hui
de vous je m’éloigne (…)
Vous
me verrez revenir,
Car
longtemps ne me veux tenir
Si
loin de la Place Royale (…)
Adieu
beau quartier favori,
Des
honnêtes gens tant chéri,
Adieu
l’église des Minimes
Où
l’on commet autant de crimes
Contre
Dame Religion
Qu’en
la Morisque Région »…
Le
couvent des Minimes, grâce au père
Mersenne, est l’un des premiers laboratoires de physique quantitative de
son temps ; c’est sans doute là le « crime contre la religion »
que désigne Scarron ironiquement. On n’est sans doute pas aussi savant au
palais épiscopal où, huit ans durant, il devra ronger son frein. Pendant ce
temps, la troupe de Montdory s’installe au jeu de paume du Marais, rue
Vieille-du-Temple, au revers de l’hôtel Salé. Paris ne compte alors que deux
salles de théâtre et deux troupes permanentes : les Comédiens du roi, de Bellerose, installés à l’Hôtel de
Bourgogne[1], et le
Théâtre du Marais. Bellerose, à en croire Tallemant, « était un comédien
fardé, qui regardait où il jetterait son chapeau, de peur de gâter ses plumes.
Ce n’est pas qu’il ne fît bien certains récits et certaines choses tendres,
mais il n’entendait point ce qu’il disait ». Montdory est, selon l’abbé d’Aubignac, « le premier acteur de
[son] temps » ; il sait donner à l’interprétation de la comédie le ton
« d’honnêteté », et à la tragédie classique celui de grandeur et de
noblesse qu’attend alors l’élite de « la Cour et de la Ville ».
Corneille lui confie son
Illusion
comique à l’hiver de 1635-1636, et le Cid, en janvier 1637 ;
Montdory y interprète Rodrigue. La France est en guerre avec l’Espagne, le
public en entend des résonances dans la pièce, le succès est inouï. Le Cid
« est si beau », écrit Montdory dès le 18 janvier à Guez de Balzac, « qu’il a donné de
l’amour aux dames les plus continentes, dont la passion a même plusieurs fois
éclaté au théâtre public. On a vu seoir en corps aux bancs de ses loges ceux
qu’on ne voit d’ordinaire que dans la chambre dorée et sur le siège des fleurs
de lys. La foule a été si grande à nos portes et notre lieu s’est trouvé si
petit, que les recoins du théâtre qui servaient les autres fois comme de niche
aux pages ont été des places de faveur pour les cordons bleus [de l’ordre du
Saint-Esprit] et la scène a été d’ordinaire parée de croix de chevaliers de
l’Ordre ».
La
cité des douze portes
Malheureusement,
Montdory, acteur passionné, est atteint sur scène en septembre d’une
« apoplexie à la langue », dit Tallemant, sans doute d’une hémiplégie
qui l’oblige à renoncer à la scène. Cette même année 1637, Michel Villedo,
« maçon de la Creuse », mais de bonne bourgeoisie rurale, pas
exactement un pauvre hère, signe avec le bureau des finances le
« traité » qui lui confie les travaux d’un canal de dérivation
destiné à réguler les crues de la Seine. Il a déjà à son actif l’église de la
Visitation-Sainte-Marie de François
Mansart, mais son grand projet, auquel il a réussi à intéresser le Père Joseph, l’éminence grise, et par
conséquent le rouge cardinal de Richelieu
lui-même, c’est la reviviscence du bras mort de la Seine par le creusement et
l’élargissement du ruisseau de Ménilmontant, qui en est un vestige, depuis
l’Arsenal jusqu’à l’extrémité du Cours-la-Reine, au large de l’enceinte des
« fossés jaunes » dont la construction vient de s’achever.
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Le 52-54, rue de Turenne. Atget. Gallica |
La
surintendance des finances se dédit et Villedo est nommé, à titre de
compensation, « général des œuvres de maçonneries et ouvrages de Sa
Majesté ». Il mène à son terme la construction de l’église
Sainte-Élisabeth de la rue du Temple, entamée par le maître maçon Louis Noblet, devenu son gendre, et
achève l’hôtel d’Aumont en respectant l’ordonnance primitive de François
Mansart. Dans le lotissement que réalise Le Jay,
président au parlement de Paris, des terrains cultivés, cultures ou coutures
des hospitalières de Saint-Gervais, Villedo construit avec le charpentier Claude Dublet, bâtisseur des maisons du
pont Marie, tout le côté des numéros pairs de la rue Neuve-Saint-Louis
(aujourd’hui de Turenne) entre les rues Saint-Gilles et Saint-Claude.
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L'hôtel du Grand Veneur. Atget. INHA |
Il
est ainsi l’entrepreneur des 52 et 54, où la bibliothèque des Amis de
l’instruction, organisée par des artisans et des ouvriers sous le Second
Empire, occupe un local depuis 1884 ; du 56, où l’on retrouvera
Scarron ; du 60, un hôtel qui sera plus tard celui du « Grand
Veneur », et qui a retrouvé un état proche de sa réfection de 1735 ;
de l’hôtel de Hesse au n° 62, et, au n° 64, de l’hôtel Méliand,
construit pour François Petit,
maître d’hôtel ordinaire du roi ; au 66-68, de celui de Pierre Boulin, trésorier du Marc d’or
(un droit qui se lève sur tous les offices de France à chaque changement de
titulaire) ; du 68 bis, enfin, où Turenne vécut une quinzaine d’années, que l’église
Saint-Denys-du-Saint-Sacrement a remplacé.
Il
faut y ajouter, rue Saint-Claude, la maison du n° 16, vendue à Étienne Papot, maître du Pavé du roi
et, hors du lotissement, une maison rue du Pont-aux-Choux, sans compter, au bas
de la rue de Turenne, au n° 35, l’immeuble qu’il s’était réservé et qui a
été remanié après sa mort. Mais le plus saisissant, c’est, dans la partie
orientée est-ouest de l’actuelle rue Villehardouin, les douze maisons de
rapport uniformes, hautes de deux étages et d’un comble, larges de quatre
travées, s’élevant sur des parcelles identiques de cent quarante-quatre mètres
carrés, qui lui donnaient alors le nom de rue des Douze-Portes.
Paul
Scarron a été atteint, en 1638, d’un rhumatisme tuberculeux, conséquence
lointaine, à suivre Paul Lacroix, de sa folle nuit d’octobre 1627. Il est
revenu du Mans paralysé des jambes, la nuque raidie, déformé, condamné à la
chaise, « avec la douleur que donne [un] derrière pointu qui n’a plus
d’embonpoint ». Mais pas plus sinistre pour autant :
Revenez
mes fesses perdues,
Revenez
me donner un cul,
En
vous perdant j’ai tout perdu.
Hélas !
qu’êtes-vous devenues ?
Appui
de mes membres perclus,
Cul
que j’eus et que je n’ai plus...
En
1652, il arrache à la misère, en l’épousant, une jeune orpheline très belle, Françoise d’Aubigné, qui sera un jour Mme de Maintenon. À l’angle de la rue
Neuve-Saint-Louis et de la rue des Douze-Portes, Scarron accueille les hommes
les plus en vue de l’intervalle heureux qui sépare la dictature de Richelieu de
l’absolutisme de Louis XIV, des libertins comme d’Elbène ou le maréchal
d’Albret.
Désormais,
quand il s’éloigne, toujours à regret, du Marais, c’est que s’impose une cure.
Ninon, pendant ce temps-là, prête sa « chambre jaune » à Mme Scarron
et à Villarceaux.
Adieu
région courtisée
De tous Messieurs les Fainéants,
Les Madame est-elle céans ?
Qui vont frappant de porte en porte
Étendus à la chèvre morte,
Dans les carrosses de velours
Qui font tant de poussière au cours…
Au
grand hôtel de la Bastille
Le
cours, c’est encore la rue Saint-Antoine dans son extrémité large, celle des
carrousels et des tournois, mais déjà pointe le Nouveau Cours : depuis
1646, le roi a cédé à la Ville le front bastionné qui s’étend de la porte
Saint-Antoine à la poterne Saint-Louis, au débouché de la rue du
Pont-aux-Choux, soit, en gros le futur boulevard Beaumarchais. Dès les premiers
mois de 1670, il sera aménagé, planté d’arbres ; la forte pente des rues
Saint-Gilles et Saint-Claude rappelle qu’il est construit sur l’escarpe.
Scarron
meurt quand commence le pouvoir personnel de Louis XIV, non sans faire des mots. Il rédige son
épitaphe :
Celui
qui ci maintenant dort
Fit
plus de pitié que d’envie
Et
souffrit mille fois la mort
Avant
que de perdre la vie.
Passant,
ne fais ici de bruit !
Garde
que ton pas ne l’éveille
Car
voici la première nuit
Que
le pauvre Scarron sommeille
pendant
que ses amis libertins retardent, autant qu’ils le peuvent, l’administration
des derniers sacrements. Il dirait encore, sur son lit de mort : « Je vais
enfin aller mieux ! ».
Son
patron, Nicolas Fouquet, était fastueux à faire pâlir le Roi-Soleil ; cela
ne pouvait durer. Quand il est arrêté, on retrouve dans ses cassettes des
lettres de Mme de Sévigné, en mauvaise place, mêlées à celles de maîtresses et
d’espionnes. Les amis, Ménage, Mlle de Scudéry, Sapho en préciosité,
viennent à la rescousse pour la défendre des rumeurs malveillantes qui
circulent.
Ils
sont quelques-uns, dans le sillage du surintendant, à loger maintenant à la
Bastille pendant que leurs biens sont saisis. C’est le cas de Claude Boislève, pour lequel François
Mansart a refait l’hôtel Carnavalet, l’un des premiers du Marais, construit à
la jonction des règnes de François Ier et d’Henri II, sans doute par Pierre Lescot et avec le concours de Jean Goujon. C’est le cas du gabelou Aubert de Fontenay, dont « l’hôtel
salé » est confisqué ; celui de Claude
de Guénégaud qui, malgré l’appui de Turenne, son voisin, devra se défaire
de l’hôtel que nous connaissons comme celui du Grand Veneur.
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L'hôtel Salé, dessin vers 1860. Gallica |
Quant
à Louis Bruant, le premier commis de
Fouquet, il s’est enfui, a été condamné à mort par contumace. Il réussira
pourtant à rentrer en grâce, et retrouvera un hôtel rue de la Perle, dans le
dernier fief privé loti en 1683-1685 par son frère, l’architecte des Invalides,
Libéral Bruant. Mais toute la rive
nord de la rue sera abattue dans les premières années 1930 sous prétexte de
« rue Étienne-Marcel prolongée »[2]. Reste sur l’autre rive le
n° 1, par exemple, destiné à son usage personnel par Libéral Bruant, et
qui sera l’hôtel de Perronet pendant que l’ingénieur construira le pont de la
place Louis-XV (aujourd’hui de la Concorde).
Après
trois ans d’instruction, s’ouvre devant une chambre ad hoc, installée à
l’Arsenal, le procès de Fouquet que Mme de Sévigné suit avec anxiété du 14
novembre, où il commence, jusqu’au verdict, qui tombe le 20 décembre1664. Un
jour, enfin, elle réussit à l’apercevoir, sur le trajet de la Bastille, sans
doute depuis l’hôtel Fieubet. « Imaginez-vous que des dames m’ont proposé
d’aller dans une maison qui regarde droit dans l’Arsenal, pour voir revenir
notre pauvre ami. J’étais masquée, je l’ai vu venir d’assez loin. M. d’Artagnan était auprès de lui ;
cinquante mousquetaires derrière, à trente ou quarante pas. Il paraissait assez
rêveur. Pour moi, quand je l’ai aperçu, les jambes m’ont tremblé, et le cœur
m’a battu si fort, que je n’en pouvais plus. En s’approchant de nous pour
rentrer dans son trou, M. d’Artagnan l’a poussé, et lui a fait remarquer que
nous étions là. Il nous a donc saluées, et a pris cette mine riante que vous
connaissez. Je ne crois pas qu’il m’ait reconnue. »
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l'hôtel de Lusignan, 8 rue Elzévir. Atget. Gallica |
Bouleversée,
elle s’en retourne rue Sainte-Avoye (aujourd’hui du Temple), où elle est venue
loger, veuve à 25 ans, à la fin de sa période de deuil. À la mort de
Turenne, le 30 juillet 1675, elle habite rue des Trois-Pavillons (aujourd’hui
14, rue Elzévir). « Tout le monde se cherche pour parler de M. de
Turenne ; on s’attroupe ; tout était hier en pleurs dans les rues, le
commerce de toute autre chose était suspendu... Jamais un homme n’a été
regretté aussi sincèrement ; tout ce quartier où il a logé, et tout Paris,
et tout le peuple étaient dans le trouble et dans l’émotion. »
Enfin,
le 7 octobre 1677, elle écrit à sa fille : « Vous m’attendrissez pour
la petite (…) Ne pourriez-vous point l’amener ? Vous auriez de quoi la
loger au moins ; car, Dieu merci, nous avons l’hôtel de Carnavalet. C’est
une affaire admirable : nous y tiendrons tous, et nous aurons le bel
air ; comme on ne peut pas tout avoir, il faut se passer des parquets et
des petites cheminées à la mode ; mais nous aurons du moins une belle cour,
un beau jardin, un beau quartier, et de bonnes petites filles bleues[3], qui
sont fort commodes, et nous serons ensemble, et vous m’aimez, ma chère
enfant ».
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L'hôtel Carnavalet. Atget, 1898. Gallica |
Place
aux pensions
Pour
le siècle des Lumières, le Marais, c’est Louis XIII,
autant dire le Moyen Âge, le gouvernement des cardinaux, un foyer
d’obscurantisme. Mercier assure
qu’on « y appelle les philosophes des “gens à brûler” », et brosse le
portrait d’une terrible bigote : « Peu à peu elle s’échauffe, parle
de l’horrible dépravation des autres quartiers, de l’irréligion qui marche le
front levé dans le faubourg Saint-Germain, et de la damnation éternelle, qui
attend tous ceux qui n’entendent pas la messe aux capucins du marais ». De
très conservateurs capucins ont donc pris le pas sur des minimes à la pointe de
la science. Mercier concède pourtant que « de jolies maisons s’élèvent
vers la chaussée d’Antin, et vers la porte Saint-Antoine, que l’on a abattue.
Il était question de renverser l’infernale Bastille ; mais ce monument odieux
en tout sens choque encore nos regards ».
Au
XIXe siècle, le Marais est devenu une espèce de pensionnat, parcouru de
potaches en rangs que leurs « gâcheux » conduisent à Charlemagne, ou
dont ils les ramènent devant le répétiteur qui fait repasser les leçons.
Charlemagne, comme Bonaparte (aujourd’hui Condorcet), est dépourvu
d’internat ; les provinciaux sont condamnés aux
« institutions », sans compter les Parisiens que leurs parents
veulent bien encadrés. Les grands hôtels du Marais sont devenus des maisons
d’éducation plus que toute autre chose. On trouvera bien la fabrique à l’hôtel
d’Alméras, cet écho des pavillons de la place des Vosges, ou le commerce à
l’hôtel de Donon, d’époque Henri III, mais s’il y eut un bronzier à
l’hôtel Salé, c’est l’École centrale des Arts et Manufactures qui marqua le
plus les lieux, tandis que celle des Ponts et Chaussées passait de l’hôtel
Libéral Bruant, domicile de Perronet,
son fondateur, à l’hôtel Carnavalet.
Puis
Carnavalet n’abritera pas moins de deux pensions, comme aura la sienne l’hôtel
de Marle, presque son contemporain, au toit en carène de bateau caractéristique
de Philibert Delorme, l’architecte
des Tuileries. Baudelaire n’aura pas
le temps, en un trimestre, d’y user ses fonds de culotte. Dans l’hôtel des
Saint-Fargeau, de 1686, que la famille du conventionnel avait occupé jusqu’à la
fin de l’Empire, l’institution Jauffret accueillait les fils Hugo, le romancier Edmond
About, Louis Ulbach, le futur
directeur de la Revue de Paris. Durant la Deuxième République, Pierre Larousse y était répétiteur de
français et de latin pour les classes élémentaires. Sous la Troisième, Émile Durkheim y rencontrait Jean Jaurès préparant comme lui le
concours d’admission à l’École normale supérieure. L’un sera le plus connu des
sociologues français ; l’autre, le grand leader du mouvement socialiste.
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La fontaine Joyeuse vers 1910. Rol, Gallica |
Au
41, rue de Turenne, accolée à l’une des « quinze nouvelles fontaines de la
ville et des faubourgs de Paris » de l’arrêt royal de 1671 – remplacée
environ deux siècles plus tard par celle dont le décor aquatique évoque les
eaux de l’Ourcq –, « La pension [Lepître] était installée à l’ancien
hôtel Joyeuse, où, comme dans toutes les anciennes demeures seigneuriales, il
se trouvait une loge de suisse. Pendant la récréation qui précédait l’heure où
le gâcheux nous conduisait au lycée Charlemagne, les camarades opulents
allaient déjeuner chez notre portier, nommé Doisy », raconte Balzac. « Déjeuner avec une tasse
de café au lait était un goût aristocratique expliqué par le prix excessif
auquel montèrent les denrées coloniales sous Napoléon. (…) Vers la fin de la
deuxième année, mon père et ma mère vinrent à Paris. (…) J’avais à déclarer
cent francs de dettes contractées chez le sieur Doisy, qui me menaçait de
demander lui-même son argent à mes parents. (…) Mon père pencha vers
l’indulgence. Mais ma mère fut impitoyable, son œil bleu foncé me pétrifia,
elle fulmina de terribles prophéties. (…) Après avoir subi le choc de ce
torrent qui charria mille terreurs en mon âme, mon frère me reconduisit à ma
pension, je perdis le dîner aux Frères Provençaux et fus privé de voir Talma
dans Britannicus. Telle fut mon entrevue avec ma mère après une séparation de
douze ans. »
L’une
des principales antichambres de Charlemagne, l’institution Massin légua au
lycée, quand elle ferma, le bronze de Silène et Dionysos qui s’y trouve
toujours, au chevet de l’église Saint-Paul-Saint-Louis. Dans l’ancienne
infirmerie du couvent des minimes, placée dans le pavillon ouest du
portail dessiné par François Mansart en 1678, seul vestige qui nous soit
resté après la démolition du cloître au profit de l’agrandissement de la
caserne, en 1925, quatre cents élèves ont connu, à en croire Ernest Lavisse dont les souvenirs ont
le sérieux de l’historien professionnel, le régime du bain de pieds collectif
et mensuel ! Cela a-t-il fait d’Auguste
Blanqui, qui y fut élève dès ses 13 ans, un révolutionnaire ? Ce
n’était pourtant pas le genre de la maison, ni du quartier, quoique…
« Vainement on chercherait dans Paris une rue
plus paisible que la rue Saint-Gilles, au Marais,
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Coin des rues St-Gilles et Villehardouin, dessin de J.A. Chauvet, 1891. Gallica |
à deux pas de la place
Royale. Là, pas de voitures, jamais de foule. À peine le silence y est rompu
par les sonneries réglementaires de la caserne des Minimes, par les cloches de
l’église Saint-Louis ou par les clameurs joyeuses des élèves de l’institution
Massin à l’heure des récréations. Le soir, bien avant dix heures, et quand le
boulevard Beaumarchais est encore plein de vie, de mouvement et de bruit, tout
se ferme », raconte Émile Gaboriau
dans L’Argent
des autres en 1872.
Ajoutons
au tableau de la classe le lycée Victor-Hugo, créé à la fin du siècle pour les
jeunes filles, et l’École centrale rabbinique, transférée en 1860 de Metz à
l’hôtel de Vigny. Rue du Parc-Royal, les uniformes noirs portant un palmier
violet brodé au col de l’habit ou de la redingote renforcent les effectifs
studieux du quartier.
C’est
dans cet hôtel de Vigny que le Marais eut, exactement un siècle plus tard, son
(auto) révélation : une propriété nationale, tranquillement promise à la
démolition, recélait sous l’enduit d’admirables plafonds peints. Le mouvement
d’opinion qui s’ensuivit déboucha sur la loi concernant les secteurs
sauvegardés, qui replaçait conservation et restauration dans un cadre plus
ample, André Malraux rappelant
« qu’en architecture, un chef-d’œuvre isolé risque d’être un chef-d’œuvre
mort ». Le Marais de Mme de Sévigné devenait le Marais de tous.