Paris aux rendez-vous de l'histoire

(Introduction aux Journées capitales):


Sur l’agenda de Paris, quand on s’en saisit pour l’enquête histo­rique, on trouve en exergue cette phrase de Pascal : « Il y a des lieux où il faut appeler “Paris”, “Paris”, et d’autres où il la faut appeler “capitale du royaume”. » À feuilleter ensuite l’éphéméride, on retrouve ce double caractère : il y a des pages où le rendez-vous est à Paris (dans la capitale), et d’autres où Paris est au rendez-vous (où sa participation est capitale).
Et dans le second cas, simple effet de proximité ? Paris étant capi­tale, la ville a du même coup le pouvoir sous la main, pour ne pas dire à sa main : quand Paris éternue, le Palais s’enrhume ; banal exemple de contagion ?
Sauf que la dichotomie pascalienne, trop souvent citée, est falla­cieuse. Pascal, à ce moment des Pensées, ne s’occupe d’ailleurs pas du tout de Paris mais de sémantique ; l’intéressent seulement les doubles (ou triples) acceptions de quelques mots qu’il passe en revue. Or Paris n’est pas également Paris et la capitale. Une capitale est censée réunir, résumer, incarner les valeurs nationales ; en être l’émanation. Paris, lui, ne se confond pas avec la France, il l’excède, il est autre et davan­tage. Paris est d’abord Paris. La capitale vint à lui ; il se contente de l’abriter.
Montaigne qui, dans ses Essais, à la différence de Pascal, parle vrai­ment de Paris, Montaigne le Bordelais peut écrire que, dans la France, seul Paris l’intéresse ; que Paris sauve la France à ses yeux ; qu’il ne se veut français que pour autant qu’en France il y a Paris. « Je ne me mutine jamais tant contre la France que je ne regarde Paris de bon œil […]. Je ne suis français que par cette grande cité[1]. »
Au moment où Montaigne prend la plume, Paris vient de se fermer pour un immense massacre ; il n’évoquera pourtant jamais la Saint-Barthélemy.

En 1370, le pouvoir monarchique a posé sur la muraille de Paris un verrou dont lui seul a la clé : la Bastille, au bout du couloir stratégique partant du château royal de Vincennes. Cette Bastille sera prise par la Ligue parisienne, reprise six ans plus tard par le roi Henri IV ; en 1652, ses canons seront tournés par la Fronde contre l’armée de Louis XIV, dauphin. Monté sur le trône, le Roi-Soleil dépouille Paris de sa muraille, n’y laisse que l’ombre immense de l’oppressante citadelle.
L’enceinte était membrane, et la Bastille sa valve, ainsi battait le cœur de Paris. Le 14 juillet 1789, les Parisiens montent à l’assaut de la forteresse, qu’ils abattent. Pas même trois mois plus tard, ils ramènent sur leur sol, de Versailles, la capitale.
En 1792, Paris, sa Commune, prend le pouvoir, s’empare des Tuileries, palais du roi et ambassade de toutes les familles régnantes d’Europe. En 1793, la Commune révolutionnaire les envahit à nouveau : elles sont maintenant le siège de l’Assemblée de la République ; il s’agit d’en chasser les « Girondins », trop irrésolus face aux monarchies coalisées. Après l’échec de prairial an III, Paris trouvera la force d’assiéger encore les Tuileries, redevenues royales, en 1830, en 1848.
Dans l’intervalle, Napoléon aura rêvé de faire de Paris la capitale de son Empire.

Aux portes de son enceinte défensive, d’un mur proprement fiscal (celui « des fermiers généraux », à l’exception de la période 1791-1798), ou de tardives fortifications, Paris a eu jusqu’en 1943 des barrières d’octroi. Une journée communaliste commence par ce cri : « Aux barrières ! » Paris se ferme ; la barricade, reproduction de la muraille à l’échelle de la rue, est retranchement. Et, la chose étant liée à la garde aux portes, les Parisiens, depuis Étienne Marcel, sous des avatars divers (« milice bourgeoise », « garde nationale ») et avec des éclipses, sont en armes, les ont chez eux. La barricade en est, bien sûr, autrement redoutable qu’avec le seul pavé pour projectile.
Le 24 août 1945, à leur premier anniversaire, Sartre pourra encore écrire des barricades de la Libération de Paris (il a fallu, cette fois, s’armer sur l’occupant) : « Le but des résistants a été précisément l’inverse de celui qu’on leur prête à présent [se libérer seuls, donc chasser l’ennemi hors de Paris] : ils ont tenté de ralentir la retraite ennemie et de refermer Paris comme un piège sur les troupes qui l’occupaient. »

Une dialectique de la fermeture et de l’ouverture, de l’occupation du sol et de la circulation, traverse les vingt et une journées retenues. Quand il se garde de l’arrivée des faubourgs, le pouvoir central coupe la circulation, verrouille l’arcade Saint-Jean, débouché de la rue Saint-Antoine sur la place de Grève, et barre le Pont-Neuf. À l’inverse mais pour la même raison, la voirie d’Haussmann permet à la cavalerie le galop, et fait marcher les ouvriers, depuis la banlieue où il les a relégués. La réforme administrative de 1964 éclate la nouvelle barrière, sociale, électorale de Paris, sa « ceinture rouge », en trois départements ; tandis que la capitale est censée épouser l’automobile. Enfin, le Grand Paris de demain se résume pour l’instant au projet de 200 kilomètres de métro.
La tour Eiffel, à l’origine provisoire attraction privée, doit sans doute pérennité et succès à ce qu’indépendamment de ses intentions premières, elle matérialise l’idée de Paris comme phare. Mais dans son bilan de l’Expo du Centenaire de la Révolution, c’est dans la perspective de l’enceinte et de son enjambement qu’Alphand la justifia : « En cas de guerre ou de siège, elle donnerait un poste d’observation merveilleux et faciliterait la communication de la ville assiégée avec les parties éloignées de la province par la télégraphie optique, à des distances considérables. »

Le retranchement tactique, quand Paris se bat, n’est pas synonyme de repliement. Les barricades de Mai 68 n’empêchent pas les étudiants de Paris d’être « tous des juifs allemands ! » À la dialectique de l’ouverture et de la fermeture, il faut ajouter le rayonnement, et son corollaire, l’attraction. Montaigne l’écrivait déjà : Paris a toujours été « grande en peuples » et, pour tous, possible refuge : « Tant qu’elle durera, je n’aurai faute de retraite où rendre mes abois ; suffisante à me faire perdre le regret de tout autre retraite. »
Prenons la rafle du Vél’ d’Hiv’. Le même jour, il y en a d’autres ailleurs en France, exactement de même nature, issues des mêmes ordres, des mêmes accords franco-allemands. Si celle de Paris a eu cette ampleur, ce n’est pas le fruit de quelque hasard. Les juifs n’avaient pas droit de cité, au sens le plus concret de « résider en ville » ; la Révolution émancipatrice, dont Paris reste le phare incomparable, le leur avait donné. On ne s’étonnera pas qu’ils l’aient exercé d’abord à Paris ; qu’à Paris, c’est de partout qu’ils soient venus.

Paul Delouvrier, proconsul gaullien du district de Paris, disait, citant Paul Valéry : « Paris est la ville la plus complète qui soit au monde. » Ce qu’il explicitait ainsi : « Londres manque d’université, New York n’est pas la capitale politique. Rome n’a pas de milieu industriel… »
À toutes, il manque… C’est quand même un sacré paradoxe que, siège du pouvoir, Paris ait été si peu ville aux ordres ; que, tout contre les organes centraux de l’État, elle ait été une ville contre. « Il y a des lieux où il faut appeler “Paris”, “Paris”, et d’autres où il la faut appeler “capitale du royaume”. » Oui. De part et d’autre de la barricade.



[1] Engels écrira en 1848 : « La France seule a Paris, une ville où (…) se rassemblent toutes les fibres nerveuses de l’histoire européenne et d’où partent à intervalles réguliers les secousses électriques qui font trembler le monde entier. »

Un évènement :-) "capitale"

Litho de Villain et Bodem, Carnavalet. En librairie le 10 octobre.


21 jours de Paris

Paris ne s’est pas fait en un jour, pas davantage en vingt-et-un, mais en certaines occasions son cœur a battu plus vite et plus fort qu’à l’ordinaire.
Ces journées particulières brillent de l’éclat du miroir brisé : la glace de Paris capitale sur le tain de Paris ville libre. Car ce sont bien ces deux faces qu’on retrouve (presque) toujours aux prises. L’opposition prend son sens dès la construction de la Bastille, en 1370 : accès privé du roi à Paris-la-turbulente… et issue de secours ! Pivot de l’affrontement qui va se poursuivre de part et d’autre des enceintes successives ou des deux côtés de la barricade. De la « journée des barricades » du 12 mai 1588 à la « nuit des barricades » qui en est presque l’anniversaire, en mai encore et près de 400 ans plus tard, la même dialectique de l’occupation du terrain et de la liberté de circulation, de l‘enfermement et de l’ouverture est à l’œuvre.
Elle ronge le nœud gordien qui lie la ville à la capitale, Paris à Paris… en même temps qu’elle en écrit l’histoire paradoxale.

22 avril 1370. Avec la Bastille, l’Histoire moderne peut commencer • Dimanche 24 août 1572. Saint-Barthélemy : Paris fermé pour tuer • 12 mai 1588. Invention des barricades. Et première prise de la Bastille • 22 mars 1594. Paris attendait la République ? Ce fut Henri IV• 2 juillet 1652. La Bastille tire sur Louis XIV, et Paris mergitur • 14 juillet 1789. A bas la Bastille ! • 5 et 6 octobre 1789. Les citoyennes du Paris-Versailles • 10 août 1792. Le roi Paris • 31 mai-2 juin 1793. Paris n’est pas Gironde • 1, 2 et 3 prairial an III (20, 21 et 22 mai 1795). La défaite des faubourgs • 15 août 1812. À Paris, toute la mémoire du monde • 27, 28 et 29 juillet 1830. Le pavé frappe les trois coups du siècle • 24 février 1848. Paris restaure la République • 23 juin 1853. Haussmann « le Sanglier » est lâché dans Paris• 18 mars 1871. Une volonté Commune • 31 mars 1889. Liberté, Égalité, tour Eiffel ? • 16 et 17 juillet 1942. La rafle du Vél’ d’Hiv’ • Vendredi 25 août 1944. … mais Paris libéré ! • 10 août 1961. Voici « l’Haussmann des faubourgs » ! • 10 mai 1968. Sous les pavés, la grève • 17 septembre 2007. Y a-t-il un Grand Paris après le métro ?