LE FRONT POPULAIRE DU 11ème. BALADE


Il se trouve que le 11ème, qui n’a pas sur son territoire de grosses entreprises, de bastions de la classe ouvrière, a été le lieu de passage ou de formation des grands rassemblements emblématiques du Front populaire : le défilé du 14 juillet 1935, rue du Fbg-St-Antoine, la montée au mur des Fédérés du 24 mai 1936, bd de Charonne, le 14 juillet de cette même année 36, le cortège funèbre de Tahar Acherchour du 29 novembre 1936, empruntant l’avenue Parmentier et l’avenue Ledru-Rollin dans sa marche vers la gare de Bercy et, au-delà, l’Algérie natale de la victime du fascisme patronal.
Avant ces ponctuations, le Front populaire naît dans la riposte du 12 février 1934 à la tentative fasciste du 6, qui voit se retrouver CGT et CGTU, PC et SFIO, passe par les victoires aux municipales de mai 35, se concrétise avec le programme du Rassemblement populaire à l’été,  peut arriver au gouvernement après les législatives de mai 1936 :
- Au 1er tour des municipales, le 5 mai 1935, le PC fait 100 000 voix à Paris, est en tête de la gauche dans les 4 circonscriptions du 11ème. Pourtant, malgré les désistements de la SFIO et du PUP, à peu près respectés, seul Léon Frot est élu dans la circonscription Roquette 2. Mais dès le 8 juin, l’élection du réactionnaire Dr Hatton, à Ste-Marguerite, se voit annulée : par voix d’affiche, celui-ci s’était abusivement réclamé du soutien d’Edouard Herriot, avait affirmé que Gayman, candidat du PC, était allemand, etc. Vital Gayman sera élu à la partielle des 1er et 8 décembre 35, ce qui provoquera des rassemblements de Front populaire pour fêter cette victoire devant chacune des permanences des 3 partis et devant la mairie. Le PC comptera ainsi finalement 9 élus à Paris, la SFIO 5, le PUP 4.
Dès août 36, Vital Gayman sera envoyé en observateur militaire en Espagne (décoré en 14-18, il est lieutenant de réserve) ; il y repartira en sept 36 et sera jusqu’au début d’août 37, à l’État-Major d’Albacete des Brigades internationales, le « commandant Vidal », c’est à dire le commandant militaire, flanqué d’André Marty comme commissaire politique. Gayman quittera le PC après le pacte germano-soviétique.
- aux législatives du 3 mai 1936, les 3 sièges du 11ème sont enlevés par le PC : Florimond Bonte, Georges Cogniot, et Henri Lozeray. Celui-ci sera ensuite vice-président de la Commission des Colonies de la Chambre, poste dont on ne peut pas dire qu’il profitera pour tenter de sortir la politique coloniale du Front populaire de son immobilisme.

partie nord

- 10 av Parmentier, A. Laurent et Cie, fonte, tôle, boulons. L’Humanité du 6 juin annonce, pour le 11ème arrondissement, 90 à 100 entreprises représentant 10 à 12 000 ouvriers en grève, et 6 premières victoires. L’entreprise Laurent en fait partie

- 51 rue Saint-Maur, Union centrale des locataires, Fédération des locataires indépendants (les associations de locataires ont scissionné, comme toutes les organisations du mouvement ouvrier, postérieurement au congrès de Tours ; pour les locataires, en 1925). Le CA de la Fédération décide, le 17 juillet 36, de souscrire pour 100 000 francs à l’émission des Bons du Trésor lancée par le gouvernement du Front populaire. Cette décision figure à la Une du Populaire. Secrétaire fédéral : Lucien Aubel. Il est au meeting de Japy, le 15 octobre 1936, où 6 000 locataires protestent contre la location de la colonne montante, dont les « colonnards » comme on les appelle, compagnies d’électricité ou propriétaires, réclament éternellement le paiement aux locataires quand bien même la pose en est amortie depuis longtemps. Le meeting réclame le vote du projet de loi déposé par Langumier, député PC du XXe, pour mettre fin à cette location. Au conseil municipal de Paris, Marcel Paul et Léon Mauvais ont émis un vœu, adopté à l’unanimité, appelant le gouvernement de Front Populaire à faire voter cette loi. Le 1er novembre 36, ce sont 100 000 locataires de la région parisienne qui font la grève du paiement de la location de la colonne montante, tandis que les compagnies, s’appuyant sur les décrets-lois Laval du 30 octobre 35, multiplient les coupures de courant dans les immeubles.
Les colonnes montantes seront incorporées aux réseaux de distribution publique en 1946.

- 16 rue de la Folie-Méricourt, Fermetures S.A.S., fermetures à glissières ; l’entreprise est du lot des six premières victoires enregistrées au 5 juin.

- 22 rue de la Folie-Méricourt, Burel Fils, fabrique de robinets. L’Humanité du 9 juin annonce en Une 8 nouvelles victoires dans le 11ème arrondissement, dont celle de Burel, ses 12 ouvriers obtenant 30% d’augmentation.

- av Parmentier, av Ledru-Rollin, le 29 novembre 1936, cortège funèbre d’Acherchour entre la maison des Syndicats rue Mathurin Moreau à la gare de Bercy, d'où le corps regagnera sa terre natale.
Dans le Figaro du 12 novembre, on pouvait lire ce chapeau : « Les Nord-Africains, troupes de choc du communisme, ne sont plus surveillés par la police parisienne. L'agitateur Messali se montre ouvertement à Paris. » Et, en dessous : « Chiappe signale au préfet de Police, par une lettre publique, que les usines de la Société Fulmen ont été occupées par une partie de ses ouvriers en grève. Les occupants sont pour la plupart nord-africains. Il en a été de même à l’usine Lebaudy [dans le 19e arrondissement]. (…) “Des dizaines de milliers d’ouvriers algériens ou tunisiens tendent de plus en plus à devenir la troupe de choc éventuelle des révolutionnaires. C’est à eux, dans les usines occupées, que les ouvriers en grève ont confié, en maintes circonstances que je pourrais vous spécifier, la garde des directeurs et des ingénieurs séquestrés dans leurs bureaux.“ »
Au moment où paraît cet article, les Bougies de Clichy sont occupées depuis une semaine – depuis le renvoi de trois ouvrières pour un petit fait personnel s’étant déroulé en dehors de l’usine, le directeur refusant de se rendre à ce sujet devant la commission des conflits. Le 23 novembre, le fils du patron, Paul Cusinberche, trésorier d’une section Croix-de-feu, tente de reprendre « son » usine à la tête d’une bande armée. Tahar Acherchour, gréviste algérien de 28 ans, syndiqué CGT, a le foie et l’intestin traversés par une balle. Transporté à Beaujon, il y meurt le lendemain. Sept autres grévistes ont été blessés.
Le 29 novembre, plus de 200 000 manifestants suivent le corps d'Acherchour de la maison des Syndicats de la rue Mathurin Moreau à la gare de Bercy. En tête, 25 000 Nord Africains tenant les drapeaux de leur organisation, frappés de l'étoile et du croissant, le Comité du Rassemblement indochinois en France et l'Union des travailleurs nègres. Le Parti communiste est représenté par Marcel Cachin et Paul Vaillant-Couturier.
Sur le large terre-plein au fond duquel stationne le wagon mortuaire, un délégué de l’Etoile Nord-Africaine a ces mots : « Le sang de Tahar scellera encore plus l'union des peuples de l'Afrique du Nord avec le peuple de France ! Ensemble, ils se libéreront de leurs ennemis communs ! » Henry Raynaud, secrétaire général de l'Union des syndicats de la région parisienne lui succède : « L'Union des syndicats, en défendant particulièrement les revendications de tous les travailleurs sans distinction de race, lutte énergiquement pour briser les chaînes qui pèsent sur les peuples nord-africains. Elle lutte pour la suppression du code de l'indigénat, le bénéfice des allocations familiales et des congés payés pour les Nord-Africains au même titre que pour les ouvriers ! »
Marcel Cachin, dont le discours n’était pas prévu, prend la parole : « Je voudrais que jusqu'au plus profond de l'Afrique du Nord, jusqu'au plus modeste gourbi, jusqu'au plus lointain village perdu  là-bas, l'on apprenne qu'aujourd'hui, à Paris, plus de 200.000 travailleurs ont accompagné à sa dernière demeure leur frère de travail et de souffrance. Que tout le peuple nord-africain sache que nous sommes avec lui de tout cœur et que nous travaillons plus énergiquement que jamais à assurer sa libération et celle du peuple de notre pays par le communisme. » En un mot, libération conjointe, dans et par le communiste, et à cette échéance-là, alors que Messali Hadj vient de déclarer, propos que ne rapporte pas l’Humanité : « la politique d’assimilation ne peut se faire, elle est condamnée par la raison, par la justice et par l’histoire. La seule solution du problème est l’émancipation totale de l’Afrique du Nord et nous disons franchement que nous désirons et nous souhaitons voir se réaliser cette émancipation par l’aide effective de la France, en considération des intérêts communs. »
Gaston Monmousseau, Vandenbosch et Ernoult des industries chimiques accompagneront le corps de Tahar Acherchour en Algérie jusqu’au cimetière de Sidi-Aïch.
Le plan Blum-Viollette — élaboré par Léon Blum avec l’ancien gouverneur d’Algérie Maurice Viollette —, qui vise à permettre à vingt-deux mille Algériens d’acquérir la citoyenneté sans renoncer à leur statut personnel musulman, ne sera jamais présenté au Parlement. L’Étoile nord-africaine sera dissoute le 26 janvier 1937 par un décret émanant du Front populaire.

- 10 cité d’Angoulême : le Comité des chômeurs du 11ème, qui compte 5 000 membres, y ouvre le 6 février 1936 un restaurant populaire.

- impasse de la Baleine, est inaugurée le 2 mai 1937, comme annexe de la Maison des Métallos, l’école de rééducation et de formation professionnelle pour les chômeurs (70 étaux, 20 machines). Les chômeurs continuent d’y toucher leur indemnité de chômage mais sont dispensés de pointage. En 18 mois, 400 élèves sont rééduqué et placés. Cette expérience contribuera à la création de l’AFPA (Association pour la Formation Professionnelle des Adultes).

- 94 rue Jean-Pierre Timbaud, Maison des Métallos. Ex manufacture d'instruments de musique de 1881 à 1936 : la lyre du portail (1882) est le seul élément explicite qui en rappelle l'histoire. « Couesnon & Cie » fabriquait dans la grande halle métallique des cuivres réputés dans le monde entier des fanfares et du jazz. Le Hall de l'hôtel industriel est son magasin, vitrine internationale de ses instruments qui sont testés dans la salle de l'Harmonie ; un Cercle Lamartine, société justement « lyrique » a été hébergée dans ces lieux par un négociant en vin à l'origine de la salle de l'Harmonie. Au début de la 3e République, six cents ouvriers fabriquent des instruments à vent dans « la manufacture la plus importante du monde ». Elle devient propriété de la CGT métaux en 1936 par l'achat de l'usine par l'Union Fraternelle des Métallurgistes, association dépendant de la CGT. A cette époque, c’est Rol-Tanguy, métallo de Talbot Paris puis de Renault, militant de la première cellule d’entreprise créée dans l’usine au début 1924, qui est le secrétaire du syndicat des métallos de la région parisienne. A partir des années 1930, c’était toujours le syndicat des métaux qui était le premier du cortège syndical au Mur des Fédérés, et à la tête des métallos, on voyait Jean-Pierre Timbaud, ouvrier dans une fonderie d’art, trapu, « image d’Épinal avec ses couleurs chantantes et crues », comme le décrit Philippe Robrieux. C’est dans le Grenelle des usines Citroën qu’il avait mené la campagne électorale du Parti communiste, en 1932, contre Marceau Pivert. C'est sous ce fer forgé des métallos que furent accueillis les volontaires des Brigades internationales à leur retour en 1938,

- 90 rue du Fbg du Temple, adresse de Jack Darcourt, acteur et chanteur, directeur du “Théâtre Montéhus“, nom de la troupe de ce dernier, et organisateur des tournées de celle-ci dans le cadre de la « propagande par le théâtre ». Montéhus, qu’aimait bien Lénine dans les années 1910, s’est inscrit, à 64 ans, à la SFIO. Il chante, à Luna Park, le dimanche 12 juillet 1936, où la fédération de la Seine du parti socialiste organise, de 14 h 30 à minuit, une grande fête de la victoire. Toutes les attractions y fonctionnent comme d’habitude, mais un chapiteau de huit mille places permet aussi d’y entendre un discours de Salengro à 16 heures et celui de Paul Faure à 22 heures. Entre les deux, une pléiade d’attractions dont Yvette Guilbert, la dame aux gants noirs, toujours en voix, et lui qui entonne Messieurs le décor va changer ! « Tout ça parce que dans une boite On a su j'ter un p'tit bulletin C'qui fait qu'au lieu d'aller à droite On marche à gauche, quel bon chemin ». Il leur chante aussi Vas-y Léon ! « Vas-y sans peur, tente ton expérience Nous sommes là pour faire taire les coquins… »
On lit, selon les numéros du Populaire, si l’on désire accueillir la tournée de la troupe, soit « écrivez au camarade Jack Darcourt » soit à Jack Darcourt tout court. La pièce qui tourne principalement pendant le Front Populaire s’intitule Le Fou de Paris.

travail d'élève de l'école de J.F. du 123 rue de Patay (13e) à l'automne 1940. Musée national de l'éducation
- 25, rue du Fbg du Temple (10e) l’un des magasins des Etablts Loiseau-Rousseau, maison parmi les grands de l’alimentation, à l’instar de Félix Potin, Julien Damoy ou Goulet Turpin. Fondée en 1917, sous la devise de « maison contre la vie chère », elle compte 73 dépôts à Paris en 1936, dont celui du 25, rue du Fbg du Temple. La maison Loiseau-Rousseau, qui a son siège social et son magasin principal 96 bd de Sébastopol, dans le 3ème arrdt, a été rachetée en 1933 par une SA, et son fondateur, E. Loiseau-Rousseau, se suicide à son domicile du 109 bd Sébastopol début août 37. Pendant le Front populaire, on peut lire dans ses publicités qu’  « une économie de tous les jours équivaut à une augmentation de salaire. Pour la réaliser, un seul endroit : les Etablts Loiseau-Rousseau »

- 50, rue de Malte, à l’Alhambra (aujourd’hui démoli), Gilles et Julien y chantaient, pendant le Front populaire, « La Belle France : il était question de bleuets et de coquelicots, on aurait dit du Déroulède », ironise Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge, mais le duo chantait aussi La Chanson des 40 heures.

- 5 av de la République. Radio-Liberté. FNCC :
La Maison de la Coopération a d’abord été installée au 13, rue de l’Entrepôt, dans le 10e. L’Union des coopératives, qui lui succède, acquiert au début de 1919, grâce au concours financier du Magasin de Gros, de la Verrerie ouvrière d’Albi et de la Bellevilloise, l’immeuble situé 29-31 bd du Temple et 85 rue Charlot (auj. annexe de la Bourse du Travail), après la fusion avec La Prolétarienne du 5e, l’Avenir social du 2e, et la Bercy-Picpus, tandis qu’est en cours un rapprochement avec l’Économie parisienne du 3e, La Lutèce sociale, et l’Union des coopérateurs parisiens. L’Union des Coopératives compte alors 39 168 sociétaires, emploie 1 398 personnes et possède 230 établissements à Paris, en banlieue et dans l’Oise, y compris trois colonies de vacances et trois entrepôts. Rien qu’au cours de l’année 1919, sont ouverts à Paris, quatre restaurants, sept épiceries et trois boucheries. Une blanchisserie est désormais commune à l’Union des coopératives, à la Bellevilloise, à l’Union des coopérateurs parisiens et aux restaurants ouvriers de Puteaux.
Au début de 1930, la FNCC (Fédération nationale des coopératives de consommation) quitte le 29 bd du Temple pour le 5 av de la République, y remplaçant une sous-station électrique. Là se regroupent l’École technique pour le personnel coopératif, la Fédération de la RP, l’Enfance coopérative, le Comité national des loisirs, etc.
L’immeuble abrite aussi la Fédération des sociétés juives de France, 77 sociétés, toutes fondées par des immigrés, sociétés de secours mutuel, de charité, la Fédé ayant en charge 20 000 familles en 1931.
Le local est aussi celui des permanences syndicales de l’habillement, le soir entre 18h et 20h.
Le rez-de-chaussée est occupé par un hall d’information de Paris-Midi Paris-Soir, le bureau de voyages et un cinéma de ces quotidiens. On peut lire dans leurs colonnes, le 30 juin 36, que « les nouvelles conditions de travail de la production cinématographique obligent nos trois cinés Paris-Soir à changer leurs programmes jusqu’à nouvel ordre le jeudi, à 10h du matin. » Les films sortaient jusqu’alors le vendredi ; c’est le samedi chômé, suite aux Accords Matignon du 7 juin, qui fait avancer leur sortie d’un jour. Un an plus tard, l’industrie optera finalement pour le mercredi.
L’association Radio-Liberté siège elle aussi au 5 avenue de la République. Fondée le 1er mars 36, elle assure, dès le 23 mai, regrouper 22 000 adhérents, et se désigne comme « le Front populaire de la radio ». Depuis 1933, des « élections radiophoniques » permettent de désigner des représentants des assujettis à la redevance pour à peu près un tiers des sièges des Conseils de gérance des régions radiophoniques. Radio-Liberté sera, dans ces élections, l’association de gauche face à Radio Familles, qui remportera néanmoins les troisièmes élections, en 1937.
Radio-Liberté, Revue hebdomadaire de TSF, publie son 1er n° le 23 octobre 1936 et paraîtra tous les vendredis jusqu’au 1er septembre 39. Dans ce premier numéro, outre bien sûr les programmes de toutes les stations de radio, un message de Romain Rolland, de Paul Langevin ; un article “musique“ consacré à « 2 chants français : la Marseillaise et l’Internationale », etc.
Pierre Brossolette, adhérent de la SFIO depuis 1929, rédacteur de politique étrangère au Populaire, membre du cabinet du ministre des Colonies, est évincé de l’Agence radio et de Radio PTT à la fin de 1938 après qu’il s’est élevé contre les accords de Munich. Le n° du 10 février 1939 de Radio-Liberté fait sa couverture sur Pierre Brossolette auquel il consacre une grande interview, et mènera une grande campagne en faveur des radiés de la radio et pour le retour de P.B. au micro.
La collection est sur Gallica


- 62 bd Richard-Lenoir et rue Moufle, Fédération des locataires de la RP de l’Union confédérale (c’est l’association mère, fondée en 1916, d’où est sortie, en 1925, l’association socialiste mentionnée rue Saint-Maur). Dès janvier 34, les retrouvailles ont lieu et se fait « l’Unité d’action contre l’offensive de la propriété bâtie ». L’Union confédérale est bien sûr à la pointe de la lutte contre les « colonnards ».
C’est le seul groupement du 11ème (assoce, parti, syndicat, entreprise…) qui n’ait pas bougé depuis le Front populaire et occupe aujourd’hui encore (sous le nom de CNL) ses locaux historiques.

- 126, bd Voltaire, l’un des 12 magasins parisiens des chaussures Pillot, (dont les ateliers principaux étaient120 à 130 av Ledru-Rollin, voir plus loin), le plus gros employeur du 11ème à l’époque du Front populaire, et dont les ouvriers étaient sortis victorieux de leur grève dès le 5 juin.

partie sud

- Le 12 rue de Belfort était le siège, dans les années 1920, de la 11e section du PC à laquelle avait été affecté Messali Hadj, future incarnation de l’Etoile Nord-Africaine. Daniel Guérin «…Je fais la connaissance de Messali à l’occasion de l’émeute fasciste du 6 février 1934, au siège de la fédération socialiste de la Seine, rue Feydeau, dont les secrétaires sont mes amis : Jean Zyromski et Marceau Pivert. Messali est alors un homme encore jeune, élancé, un peu osseux, vêtu à l’européenne et portant un soupçon de moustache noire, marié au surplus à une Française. Il emprunte son allure aux communistes français avec lesquels il a fait un bout de chemin. […] Messali s’est rendu chez les socialistes, au lendemain de l’émeute factieuse, pour leur proposer d’empêcher le recrutement des travailleurs nord-africains par les «ligues» d’extrême droite. Pressentant l’évènement, il a tenu, à l’avant-veille, un meeting au 48 de la rue Duhesme, dans le 18e arrondissement de Paris. Il y a recommandé à ses frères de repousser toutes les sollicitations réactionnaires, de rester aux côtés de la démocratie laborieuse française et, si besoin était, de descendre avec elle dans la rue. De fait, l’Etoile nord-africaine sera présente à toutes les manifestations antifascistes, à la place de la Nation, le 12 février 1934, au mur des Fédérés en mai 1934 et 1935, à celle du 14 juillet 1935 qui donne naissance au Rassemblement populaire, en février 1936 au défilé de protestation consécutif à l’attentat perpétré contre Léon Blum, et encore mieux à l’immense cortège du 14 juillet 1936, où plus de 35 000 ouvriers algériens marchent en rangs serrés, aux acclamations d’une mer humaine qui ne connaît pas ou a oublié le racisme.»

- 1 rue Gerbier et 15 rue de la Folie-Regnault, Neuhaus, vis cylindriques de toutes sortes, décolletage de précision, 47 ouvriers, 15 à 30% d’augmentation obtenus dès le 8 juin comme l’annonce l’Humanité du lendemain, célébrant en Une « huit nouvelles victoires dans le 11ème. »

- 102 rue de Charonne, Budy (G.) et fils, dite aussi Etablts Libma (également éditeur de quelques ouvrages dont on trouve mention entre 1912 et 1938), clichés et impression “Libma“, 20 ouvriers, 100% d’augmentation obtenus dès le 8 juin.

- 146 rue de Charonne, société Les Aigles, agence automobile, agence directe des grandes marques, dont Peugeot ; transports, 50 ouvriers, 15 à 20% d’augmentation obtenus le 8 juin.
Pendant la guerre, la société « transformera les véhicules utilitaires pour l’emploi des carburants nationaux ».

- 71 à 77 av Philippe Auguste, ateliers Henri Esders, construits autour de 1920 par les frères Perret, un peu avant le bâtiment du 124 rue de Rivoli, pareillement en béton armé et comptant sur un rez-de-chaussée de 5,30 m sous plafond, 5 étages de magasins et 2 étages d’appartements destinés au personnel. Le hangar industriel de l’avenue Philippe Auguste sera démoli en 1960. La maison de confection, à la fin du 19e s., comptait 4 magasin qui avaient pour noms à St-Joseph, à la Grande Fabrique, au Pont-Neuf, à la Tour-St-Jacques. Le patron, Henri Esders, était de ces patrons paternalistes inspirés par Frédéric Le Play qui, aux côtés de personnalités catholiques et protestantes, fondaient en septembre 1889 la Ligue populaire pour le repos du dimanche. Henri Esders, joignant l’acte à la propagande, annonçait ensuite,  dans le courant de mars 1906, qu’à compter du 1er avril ses magasins seraient fermés le dimanche et resteraient ouverts en revanche la veille jusqu’à 9h du soir. Il devançait ainsi la loi sur le repos hebdomadaire de l’été 1906 qui, les dérogations se comptant par milliers, ne sera véritablement générale qu’après la Grande guerre.

« La semaine des deux dimanches », le samedi chômé, sera une conquête du Front populaire (7 juin 36)… et le samedi bien vite supprimé par le gouvernement Daladier, dès 1938.
Henri Esders, mort en 1923, a été remplacé par son fils Armand, c’est ce dernier qui fait construire les deux bâtiments prestigieux conçus par les frères Perret. Armand Esders possède une des dix plus belles villas de Deauville, un des dix plus beaux avions de France et un des dix plus beaux yachts d'Europe (65 mètres de long), et conduit aussi, parmi plus de 20 automobiles, la plus belle voiture de 60 chevaux alors construite en France et tirée à quelques exemplaires seulement. Le fils, s’il a conservé la marque au nom de son père, Henri Esders, est à l’initiative, dans tous les sports de prestige, d’innombrables coupes Armand Esders, alors que la clientèle de la maison de confection est plutôt populaire et à ce titre un gros annonceur des journaux ouvriers.  C’est avec sa 60 CV qu’en mars 36, à Rueil-Malmaison, il écrase deux jeunes filles qui rentraient du bal et en tue une avant de prendre la fuite.
En 1936, l’entreprise compte 6 magasins à Paris : outre celui des 124-126 rue de Rivoli, un second dans la même rue au n° 68 ; un au 115 rue Montmartre ; au 50 rue de Turbigo ; au 18 bd St-Denis ; des succursales à Lyon, Marseille. Esders est le second plus gros employeur du 11ème avec un demi-millier d’employés. Ceux-ci obtiennent, suite à leur grève, 10% d’augmentation le 5 juin.
En 1937, malgré la création d’un syndicat maison, tous les délégués élus seront de la CGT.
Armand Esders meurt en 40 ; le contenu de son appartement, 48 rue de Villejust (auj. Paul Valéry, au coin de l’av Foch), donne lieu à 4 ventes à Drouot de boiseries, cheminées de marbres, meubles et objets, tous du 18e siècle.


- 83 et 85 bd de Charonne, Brenot frères, cuivrerie pour l’éclairage, la ferblanterie et l’électricité, 36 ouvriers, 30 à 40% d’augmentation obtenus le 8 juin.

- 75 et 77 bd de Charonne, fonderie Mazelier Frères et Fils, fonderie de zinc et commerce de métaux, Sarl qui compte 75 ouvriers à Paris, 40 à Lille et 10 à Valenciennes; fait 1 000 tonnes de zinc/mois pour la galvanisation, 250 t/mois pour alliages et laiton ; réalise également brasure du cuivre, soudure d’étain, laiton, bronze et alu en lingots, etc. Dans l’Humanité du 9 juin : « après une 1/2h de grève, 15 à 20% d’augmentation ! »
Pour l’anecdote, c’est chez Mazelier que le petit-fils de Frédéric Le Play retrouvera après la guerre un moulage de la statue de son gd-père enlevée du Luxembourg comme bien d’autre par les Allemands en 41. Mazelier faisait donc probablement à cette date de la fonte d’art et avait pris un moulage pour une éventuelle fonte ultérieure. (La statue, finalement cachée par l’entreprise chargée de son enlèvement, sera remise à sa place en 1946).

- bd de Charonne, rassemblements pour la montée au Mur, depuis le cours de Vincennes jusqu’aux abords du Père-Lachaise. L’Humanité du dimanche 24 mai 1936, que l’on lit pendant cette attente qui sera interminable (les derniers défileront à 10 heure et demie du soir), titre : « Elle aura sa revanche ! » surtitre : Au Mur, à partir de 13 heures, pour fêter la victoire !
“Pour le pain, pour la paix, pour la liberté !“, c’est l’édito encadré de Paul Vaillant-Couturier qui se termine par « la foule immense qui défilera au Mur du Père-Lachaise, avec, devant elle, le programme du Rassemblement populaire à réaliser, et au-delà, le magnifique espoir de la revanche totale de la Commune, la République française des conseils du peuple, les Soviets partout ! » Le slogan est repris en ligne de pied : « Les Soviets partout ! »
Cette édition de l’Humanité contient, en page 5, rubrique « Sur le Front du Travail », un papier de Pierre Delon, surtitre : « Pour la revalorisation des salaires », titre : « Une belle série de victoires dans les usines d’aviation ». L’article, sur 2 colonnes, est illustré par « un tourneur au travail dans une usine de mécanique » : « Depuis des années, écrasés par la crise et les attaques patronales contre leurs conditions d’existence, ils se sentent forts maintenant de leur unité syndicale réalisée, ils ont puissamment affirmé leur volonté lors des élections législatives, et ils réclament les améliorations à leur sort auxquelles ils ont droit. Pendant ces dernières semaines, de nombreuses grèves ont eu lieu et se sont terminées par des victoires ouvrières. Un des exemples les plus significatifs est celui de l’aviation. » Ce sont les premières des grèves avec occupation qui vont maintenant s’étendre comme une traînée de poudre.
Dans l’Humanité du lendemain, qui titre « 600 000 au mur », parmi les 5 photos de la page, l’une montre « Les Bloch victorieux / Pour un contrat collectif dans l’aviation » [Bloch deviendra Dassault], mais le cortège des Bloch n’est pas décrit dans l’article, et aucun mot d’ordre revendicatif n’y est cité, à part celui des midinettes. Les mots d’ordre retenus sont exclusivement politiques : « Vive le Front populaire », « A bas le fascisme », « Les Soviets partout ».
Ce 24 mai 1936, dans le cortège qui monte au mur des fédérés, il y a aussi dix mille maghrébins. Ces “travailleurs coloniaux“ se regroupent selon que l’on lit le Populaire ou l’Humanité, soit derrière le 13e groupe (celui de la banlieue sud), soit derrière le 14e groupe, celui de la banlieue nord, c’est à dire au niveau des 62 ou 52 bd de Charonne. Pour le Populaire, ils scanderont « Limogez Peyrouton » (celui-ci est le résident général au Maroc après l’avoir été en Tunisie), « Démission de Martel » (le comte Damien de Martel est le Haut Commissaire au Levant). L’Humanité ne rapporte pas leurs slogans. Selon l’Etoile Nord-Africaine, ils viennent commémorer la Commune de Paris, en même temps que l’insurrection algérienne de 1871 menée par Mohammed el-Mokrani et le Cheikh el-Haddad de la confrérie soufie Rahmaniya. Par ce geste, les militants nationalistes montrent que pour eux la question sociale et la question nationale sont intimement liées dans leur combat pour la libération du Maghreb.
Une semaine plus tôt, au cours d’une réunion au Cercle du Progrès d’Alger, le 17 mai, il a été décidé de la création d’un comité « chargé de faire auprès des masses populaires une utile propagande pour la réunion d’un Congrès Musulman algérien, qui se tiendrait dans le courant de juin et aura pour mission d’arrêter un programme de réforme. » Ce Congrès Musulman, composé d’élus, de notables, d’oulémas et de partisans du Front populaire, à l’exclusion de l’Etoile Nord-Africaine, se réunira effectivement le 7 juin 1936 à Alger, au cinéma Majestic, et adoptera deux revendications principales : l’égalité c’est-à-dire la fin de l’exception, le droit commun et le rattachement de l’Algérie à la France avec la suppression de tous les rouages spéciaux ; la représentation parlementaire des musulmans algériens. A la fin de ce mois de juin, le PCF et le PCA appuieront la « charte revendicative du peuple algérien musulman », approuvée par le Congrès musulman d’Alger, y compris « le rattachement pur et simple de l’Algérie à la France ».

- 48 rue des Boulets (auj. Léon Frot) et 197 bd Voltaire, E. Chambournier, isolants, mica fibre, 150 ouvriers, le 3ème employeur en nombre d’ouvriers des entreprises du 11ème citées par la presse ouvrière durant le Front populaire ; également présent à Lyon. L’une des  8 nouvelles victoires du 9 juin.

- 2, rue Saint-Bernard, section CGT du 11e, Fédération du bois. Le 29 mai 1936, à 20 h 45, dans la salle du 2e étage, est constitué le Centre de propagande syndicale du 11e qui va réunir tous les syndiqués tous les dimanches matin de 10 à 12h.

- rue du Fbg St-Antoine, statue de Baudin ; la banderole du serment de Buffalo est posée à ses pieds et y demeure, devant laquelle passera un cortège de 500 000 personnes. En tête, sur deux voitures, un immense drapeau rouge sur lequel est inscrit Comité du Rassemblement, et un tout aussi immense drapeau tricolore, les deux ayant été associé le matin au vélodrome Buffalo (Montrouge).

Là-bas, Victor Basch, président de la Ligue des Droits de l'Homme avait ouvert la rencontre à laquelle participait l'ensemble des organisations de gauche : les dirigeants communistes, socialistes et radicaux ; les représentants des deux CGT (qui ne se réuniront qu’en mars 1936) ; la fédération sportive et gymnique du travail (FSGT) récemment réunifiée ; le comité de vigilance des intellectuels antifascistes. La banderole rappelle dans le cortège de l’après-midi ce qu’on s’est juré le matin : « Nous faisons le serment solennel de rester unis pour désarmer et dissoudre les ligues factieuses, pour défendre et développer les libertés démocratiques et pour assurer la paix humaine. »
Perchés sur un taxi, Daladier, Thorez et Pierre Cot lèvent le poing en chœur, des manifestants crient « Daladier au pouvoir ! » Dans le cortège du 14e arrondissement (son siège est 19 rue Daguerre), sont présents quelque 7 000 membres ou sympathisants de l’Etoile Nord-Africaine de Messali Hadj. Ce dernier a été libéré le 1er mai après six mois à la Santé pour « infraction à la loi sur les associations ».

Si fin février 1935, le PC réclamait encore « l’indépendance totale de l’Algérie et de l’Afrique du Nord », en mai 35, il y a eu la signature du pacte franco-soviétique et, l’antifascisme primant désormais sur tout, le PC va passer au réformisme colonial et à l’assimilation réformiste.
Le 14 juillet 1936, à l’occasion du défilé parisien, six mille Maghrébins défilent derrière des mots d’ordre spécifiques : « Libérez l’Afrique du Nord, Libérez la Syrie, Libérez le monde arabe ! » Le 18 juillet, la délégation du Congrès musulman arrive à Paris. Elle rencontre Blum, quantité de représentants de tous les partis de gauche… Elle fera un compte-rendu de sa mission le 2 août au stade municipal d’Alger, auquel Messali s’invite : « nous n’accepterons jamais que notre pays soit rattaché à un autre pays contre sa volonté ; nous ne voulons sous aucun prétexte hypothéquer l’avenir, l’espoir de la liberté nationale du peuple algérien » ; nous voulons « la création d’un Parlement algérien, élu au suffrage universel, sans distinction de race ni de religion. » Il conclut son discours en se baissant et en ramassant une poignée de terre algérienne : « Cette terre est à nous, nous ne la vendrons à personne ! »
El Ouma écrira « L’Etoile nord-africaine est une organisation ouvrière adhérant au Rassemblement populaire dès le jour de sa création. Elle a participé à toutes les manifestations, à tous les meetings aux côtés du peuple français pour le pain, la paix et la liberté et, notamment, le peuple de France a remarqué avec joie, aux deux grands défilés des 14 juillet 1935 et 1936, le cortège de l’Etoile nord-africaine groupant plus de 30 000 Nord-Africains et manifestant en criant : la terre aux fellahs ! du pain aux travailleurs et la liberté aux peuples ! » Mais aussi : « Non le Front populaire n’est plus le Front populaire du 14 juillet 1935. Il a à son tour coiffé le casque colonial et a sévi durement contre les organisations algériennes, marocaines, tunisiennes, africaines et asiatiques. »
Le 26 janvier 1937, c’est l’interdiction de l’ENA par le gouvernement de Front populaire. Le 27 août, Messali Hadj est arrêté et condamné à 2 ans. L’Humanité applaudit. Voir, plus bas, le bilan que tire Simone Weil de la politique coloniale du Front populaire.

- 120 à 130 av Ledru-Rollin, chaussures Pillot.  Société créée en sept 1932, une usine à la Plaine St-Denis, une à Paray-Vieille-Poste près d’Orly (qui entre en fonction en août 1935), un atelier 2, rue Charles Friedel dans le 20e qui fait les talons de bois ; en tout 2 700 salariés, dont 50% de femmes, pour 1 à 1,5 millions de paires: « Les premières chaussures françaises fabriquées en grande série », aux marques : Guéritou, pour pieds sensibles, Kisuzpa, etc. Le passage de la coupe à Orly a fait tomber le nombre d'ouvriers parisiens de 1 000 à environ 500, qui obtiennent satisfaction dès le 5 juin. L'entreprise compte seulement 12 magasins à Paris, dont 90 av Ledru-Rollin, 126 bd Voltaire, 109 Fbg St-Antoine, et 16 place de la Répu (10e) mais, début 1936, elle a signé des contrats d’exclusivité avec environ 100 détaillants de province, pour 10 ans, avec l’objectif d’en signer 300.

-les Etablts Loiseau-Rousseau sont, sur notre parcours, au 25, rue du Fbg du Temple (10e), au 20, av Philippe Auguste, enfin, ici, au 88 rue du Fbg St-Antoine (12e).
travail d'élève de l'école de jeunes filles du 123 rue de Patay (13e) à l'automne 1940. Musée national de l'éducation


- 10 place de la Bastille, salle du Tambour. S’y réunit le comité local d’action syndicale du 11: tous les délégués d’entreprise de l’arrondissement.

- 10 bd Beaumarchais, Chansonnia, l’un des derniers music-hall parisien avec la Gaieté Montparnasse, les Folies Belleville, et la Fauvette (13e). Connu comme Grand Concert de l’Époque, sous la direction de Bruant en 1899, il a été repris par Ernest Pacra et baptisé Chansonia en 1925. La veuve lui ajoutera son sous-titre de Concert Pacra. Fin 1935, la troupe de Montéhus y donne De l’or… du sang !!!
Le 4 juillet 1936, 800 commerçants du 11ème y forment un groupe populaire de défense des intérêts des petits commerçants, artisans et petits industriels, en présence d’orateurs PS, des conseillers municipaux et députés du PC. On y signe une pétition pour protester contre l’augmentation de la patente.
Dans les Bonnes Femmes, de Claude Chabrol, sorti en 1960, Ginette (Stéphane Audran), vendeuse dans un magasin d’appareils électroménagers situé au 72 du même boulevard et sur le même trottoir, y chante le soir en cachette de ses collègues. La salle est circulaire, la scène au milieu, les sièges en bois ; l’entrée secondaire 3 rue Amelot. Le Chansonnia est démoli en 1972.

Simone Weil écrit dans la livraison du 25 mars 1937 des Feuilles libres, c’est-à-dire après la dissolution de l’Etoile Nord-Africaine, qui a eu lieu fin janvier, et après la grève à la mine de phosphates de Metlaoui, en Tunisie, où la gendarmerie, le 4 mars, a fusillé à bout portant 19 grévistes indigènes : « Il faut bien reconnaître que l’œuvre coloniale du gouvernement se réduit à peu près jusqu’ici à la dissolution de l’Etoile Nord-Africaine. On dira que le programme du Rassemblement Populaire ne prévoit pas de réformes coloniales. La dissolution non motivée de la courageuse Etoile Nord-Africaine n’y était pas prévue non plus. Les morts de Tunisie non plus, d’ailleurs. Ce sont des morts hors programme.
Quand je songe à une guerre éventuelle, il se mêle, je l’avoue, à la crainte et à l’horreur qu’inspire une pareille image, une pensée quelque peu réconfortante. C’est qu’une guerre européenne pourrait peut-être bien servir de signal à la grande revanche des peuples coloniaux pour punir notre insouciance, notre inintelligence et notre cruauté.
Ce n’est pas une perspective riante, mais le besoin de justice immanente y trouve une certaine satisfaction. »

PARIS IIIème. 10 LE TEMPLE


Le Temple, la faute à Voltaire
« Entre la vieille et la nouvelle rue du Temple, il y avait le Temple, sinistre faisceau de tours, haut, debout et isolé, au milieu d’un vaste enclos crénelé. » Plus sinistre encore, l’Échelle du Temple, c’est-à-dire le gibet, haut de seize mètres, qui donnait son nom à l’actuelle rue des Haudriettes et que Hugo omet. « Voilà le Paris que voyaient du haut des tours de Notre-Dame les corbeaux qui vivaient en 1482. »
Curieux corbeaux. Ignorant un gibet – un comble ! –, ils ratent, cela va sans dire, bien d’autres choses. Si le Temple était dès 1148, avant même la construction de sa grosse tour, l’endroit le plus sûr de Paris, celui où Philippe Auguste déposa son trésor en partant pour la croisade, ce n’était pas qu’une forteresse. Le donjon et ses tourelles n’y occupaient que l’espace s’étendant aujourd’hui de la rue Perrée à l’aile nord de la mairie, en recouvrant la rue Eugène-Spuller et l’angle contigu du square. Pour le reste, l’enclos du Temple était surtout un asile sûr pour les débiteurs, qui, fait unique, le restera jusqu’à la Révolution quand tous les espaces conventuels auront perdu ce privilège dès la fin du Moyen Âge. Et une zone franche pour les artisans, qui pouvaient s’y établir sans avoir été reçus maîtres, ce qu’interdisait ailleurs la loi des corporations.
Ces oiseaux distraits négligeaient pareillement, un peu plus bas, l’hôtel d’Olivier de Clisson, pourtant l’un des plus riches de sens de la capitale. C’était alors l’hôtel du tyran de Paris et ce serait, quand les Guise l’auraient repris, l’hôtel du « roi de Paris », durant la Ligue.
Clisson, compagnon d’armes de Du Guesclin, fait bâtir son hôtel vers 1370 ; c’est le moment où la vieille enceinte de Philippe Auguste, remplacée, est démolie et offre du terrain à bon marché ; le temps aussi où le séjour du roi Charles V à l’hôtel Saint-Paul attire la noblesse au Marais. L’hôtel est bâti depuis dix ans quand éclate à Paris la révolte dite des Maillotins, suscitée par un impôt de trop et, retour de la guerre de Flandre, Charles VI désarme les Parisiens, abolit leur gouvernement municipal, les fait emprisonner par centaines, pendre les uns et confisquer les biens de ceux que l’on ne pend pas. C’est Clisson qui a suggéré au roi, pas même âgé de 15 ans, le désarmement de Paris : il fait arracher toutes les portes de la ville, et les coucher par terre, devant, afin que les piétinent chaque jour les hommes et les bêtes. Paris reste ainsi ouverte à tous les vents durant neuf années, si bien que Froissart pourra écrire que Clisson avait, au sens propre, ouvert la porte à ses assassins quand il sera, dans la nuit du 13 au 14 juin 1391, assailli devant son hôtel par Pierre de Craon et une quarantaine de ses hommes, qui sans cela n’auraient jamais pu pénétrer en ville.
Laissé pour mort, le connétable se remettra pourtant de ses blessures. C’est en chevauchant vers l’Anjou, où s’était sans doute fomenté l’attentat, pour en tirer vengeance que, le 5 août, comme l’armée débouche en plaine dans une soudaine fournaise, au sortir de la forêt du Mans, le roi Charles VI est frappé d’une crise de démence, la première, qui le fait se jeter l’épée à la main sur ses compagnons. Les trois oncles du roi, les ducs de Berry, de Bourgogne (le père de Jean sans Peur) et de Bourbon, et son frère Louis d’Orléans, ont désormais le champ libre pour leurs querelles dynastiques qui aboutiront, quinze ans plus tard, à un autre attentat, réussi, pas même deux cents mètres plus bas, à peine dépassée la rue des Blancs-Manteaux.[1] Condamné par le Parlement, enfermé dans la tour du Louvre, Pierre de Craon dont l’hôtel, au coin des rues du Bourg-Tibourg et de la Verrerie doit être mis à bas, obtient finalement du roi des lettres d’abolition tandis que les oncles dépossèdent Olivier de Clisson de sa charge et le font bannir par le Parlement.
Un siècle et demi plus tard, les Guise acquièrent l’ex-hôtel de Clisson, et François de Guise s’inquiète d’abord du maintien de son alimentation par les eaux de Savies, l’un de ses atouts. Les autres épisodes sont plus sanglants. Quand Paris, après un premier massacre de protestants, à Wassy, accueille et escorte comme un roi François de Guise[2], c’est jusqu’ici. C’est encore dans cet hôtel que se trame peut-être l’assassinat de Coligny, sûrement la Saint-Barthélemy. Le 9 mai 1588, malgré la défense du roi, le fils aîné des Guise, Henri le Balafré, rentre à Paris, c’est-à-dire toujours ici, rue alors du Chaume. Trois jours plus tard, au petit matin, l’Université se couvre de barricades, qui n’arrivent qu’à la mi-journée autour de son hôtel. Il joue l’étonné : « Je dormais quand tout commença », écrira-t-il. « Et en effet, raconte Michelet, il se montra le matin à ses fenêtres en blanc habit d’été, dans le négligé d’un bon homme qui à peine s’éveille et demande : “Eh ! que fait-on donc ?” ».
Puis, se posant en médiateur, « sans armes, une canne à la main, il parcourait les rues, recommandant la simple défensive ; les barricades s’abaissaient devant lui. Il renvoya les gardes au Louvre ; il rendit les armes aux Suisses. Tous l’admiraient, le bénissaient. Jamais sa bonne mine, sa belle taille, sa figure aimable, souriante dans ses cheveux blonds, n’avaient autant charmé le peuple ». Et Michelet le montre aussi habile à rendre leurs manières aux bourgeois qu’à serrer les mains crasseuses des pauvres, tournant vers les uns un œil d’autant plus compatissant que sa balafre le fait larmoyer, et vers les autres un œil ravi. « Le 9 mai, c’était un héros ; le 12 au soir, ce fut un dieu. »
La reine mère est chez Henri de Guise lorsque son plus intime confident vient dire au duc : « Le roi est parti ».
Le roi fuyard parviendra néanmoins à le faire assassiner, à Blois, et son frère, le cardinal de Lorraine, avec. Le troisième frère, Charles de Lorraine, duc de Mayenne, devient à son tour le chef de la Ligue. En 1591, c’est lui qui fait pendre dans la salle des Cariatides[3] les dirigeants de la Ligue parisienne qui ont pendu Barnabé Brisson, le premier président du parlement de Paris ; la rupture entre la Ligue nobiliaire et la Ligue urbaine est scellée. En 1593, il échoue à se faire élire roi par les états généraux qu’il a convoqués dans la capitale, et il se soumettra à Henri IV après la reddition de Paris.

Mlle de Guise et Madeleine de Scudéry
Un demi-siècle plus tard, une autre sédition est déjà à l’œuvre : la Fronde. Bussy-Rabutin, le cousin de Mme de Sévigné, loge alors depuis deux ans au Temple, dans un appartement que son oncle, le Grand Prieur de France des chevaliers de Malte, ordre auquel a été dévolu l’enclos après les templiers, a mis à sa disposition. « La veille des rois de 1649… la cour partit la nuit, du Palais-Royal, et se retira à Saint Germain. Pour moi qui logeais au Temple, je ne sus rien de la sortie du roi, que le lendemain que l’on faisait garde aux portes, et qu’il n’était presque pas possible de sortir : cependant je trouvai le moyen de passer à la porte Saint Martin, et bien m’en prit ».
Tout a commencé par la « cabale des Importants », à laquelle ont bien participé Henri II de Guise, le petit-fils du Balafré, et Mlle de Guise, sa sœur, par l’intermédiaire de son prétendant le comte de Montrésor, mais la cabale, cette fois, était dirigée par un nouveau roi de Paris, le « roi des Halles »[4]. Et Mazarin l’a liquidée en quatre mois.
Les Pascal sont installés depuis le 1er octobre 1648 rue de Saintonge, l’une des rues neuves que le spéculateur Claude Charlot a ouvertes sur les coutures du Temple en profitant de ce projet de semi-circulaire « place de France » dont rêvait Henri IV, et qui aurait fait peut-être se développer Paris dans d’autres directions. Mais le poignard de Ravaillac a tranché ces possibles, et il ne reste que la courbure de la rue Debelleyme et des noms de provinces au coin des autres. C’est d’ici que Blaise, 25 ans, est allé renouveler à la tour Saint-Jacques les expériences qu’il avait demandé à son beau-frère, Florin Perier, d’effectuer à Clermont-Ferrand : « Je fis l’expérience ordinaire du vide au haut et au bas de la tour de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, haute de 24 à 25 toises ». Les troubles de la Fronde amènent les Pascal à quitter Paris dès le mois de mai 1649. Ils ne reviendront au 13, rue de Saintonge qu’au mois de novembre de l’année suivante. Leur père y meurt le 24 septembre 1651. « Si je l’eusse perdu il y a six ans, je me serais perdu, écrit Blaise Pascal à sa sœur Gilberte, et quoique je croie en avoir à présent une nécessité moins absolue, je sais qu’il m’aurait été encore nécessaire dix ans, et utile toute ma vie. »
On voit passer les Enfants rouges, ces orphelins à l’habit coloré « comme le feu de la charité chrétienne », regagnant leur hôpital installé près de l’enclos du Temple depuis François Ier, avec sa laiterie dont on entend meugler les vaches, à côté du marché qui, établi dès les années 1620, est le plus ancien de Paris encore en activité.
À l’invitation des Guise, Pierre Corneille, académicien, mais toujours normand, vient profiter du nouveau régime vigoureusement mis en place par le jeune Louis XIV, en s’installant à Paris avec son frère Thomas, dans leur hôtel. Autour s’élèvent maintenant de beaux hôtels, comme celui d’Assy, que l’architecte Pierre Le Muet achève juste avant de passer à son chef d’œuvre, l’hôtel d’Avaux (aujourd’hui musée d’Art et d’Histoire du judaïsme). Michelet, après qu’il aura été nommé à la tête de la section historique des Archives, en 1831, y occupera durant vingt-cinq ans un bureau aux boiseries très simples autour d’une glace élégamment encadrée.
Les beaux balcons aux consoles massives de l’hôtel Lelièvre font face, rue de Braque, au portail d’Olivier de Clisson. Plus haut, dans l’actuelle rue des Archives, François Mansart bâtit l’hôtel de Guénégaud, que le bénédictin Germain Brice, dans le premier guide touristique parisien, publié en 1684, décrira ainsi : « Le devant est orné d’architecture, avec des refends, et des vases sur l’entablement, qui font ensemble une décoration agréable » (aujourd’hui musée de la Chasse et de la Nature). Bullet a en charge un hôtel pour les Amelot de Chaillou, vicomtes de Bisseuil, qui en font construire un autre par Cottard, celui que l’on appelle maintenant des Ambassadeurs de Hollande.
Dans son immense hôtel, Melle de Guise, Marie de Lorraine, entretient une musique d’une quinzaine d’exécutants pour lesquels compose Marc Antoine Charpentier, avant de tenir parmi eux la partie de haute-contre. Charpentier, qui est naturellement son pensionnaire, y écrit, dans les années 1680, un ballet pour Polyeucte comme des intermèdes pour la reprise d’Andromède, l’une et l’autre de Pierre Corneille. Seule la mort de Mlle de Guise mettra fin à un séjour de près de vingt ans, qu’il quittera pour devenir le maître de musique des jésuites.
À l’angle des rues de Beauce et des Oiseaux, où Madeleine de Scudéry est venue s’établir après la dispersion de l’hôtel de Rambouillet, on attife la grande Pandore, qui donne le style des robes d’apparat, et la petite, qui renseigne sur le petit négligé ou déshabillé du matin. Ces deux poupées mannequins, ambassadrices de la dernière mode de Paris, vont partir pour Londres, puis l’Italie – « À l’entrée de chaque saison, se souviendra Goldoni dans ses Mémoires, on voit à Venise, dans la rue de la Mercerie, une figure habillée que l’on appelle la Poupée de France; c’est le prototype auquel les femmes doivent se conformer et toute extravagance est belle d’après cet original » –, enfin les poupées atteignent l’Allemagne et la Russie.
À la fin du siècle, sur des terrains proches de l’ex-enceinte cédés par le Grand Prieur, Philippe de Vendôme, s’ouvre un assez vaste lotissement dont la rue Béranger est la principale. S’y élèvent les hôtels Peyrenc de Moras, et de La Haye, qui seront réunis par le financier Bergeret de Frouville, où mourra Béranger le 16 juillet 1857. Il était né rue Montorgueil, « Dans ce Paris plein d’or et de misère, / En l’an du Christ mil sept cent quatre-vingt, / Chez un tailleur, mon pauvre et vieux grand-père ». Il avait été admis, en 1813, comme membre du Caveau Moderne, ou Rocher de Cancale, qui se réunissait chez le marchand d’huîtres de la rue ; il avait été, sous la Restauration, « un poète libéral, le seul vrai », dirait Sainte-Beuve. Au moment où il meurt, d’autres chansonniers, dont Louis-Charles Colmance, se réunissent dans une goguette de la rue, dite Les Épicuriens. Et au n° 10 habite Frédérick Lemaître.

La société du Temple
L’hôtel des Guise, au début du XVIIIe siècle, est passé aux mains de François de Rohan, prince de Soubise. Comme il a besoin de jouer aux petits soldats, laissant « sa femme, à la cour, se mêler du grand, des grâces et des établissements de sa famille » en sa qualité de maîtresse royale, l’architecte lui fait une vaste cour d’honneur, propice aux revues militaires, entre un porche monumental ouvert sur la rue des Francs-Bourgeois et le mur latéral du palais des Guise rhabillé en façade principale. Au bout du jardin, l’un de leurs fils, celui qui, sans doute, l’est « naturellement » du roi, se fait construire un hôtel par le même architecte, qui appelle Robert Le Lorrain à sculpter ici Les Chevaux du Soleil au fronton des écuries comme il allonge, de l’autre côté du parc mitoyen, La Gloire et La Magnificence au sommet du corps central de la façade.
À ce moment, au Temple, écrivent Gaston Capon et Robert-Charles Yve-Plessis, « bâti par Mansart en 1667, restauré et agrandi par Oppenordt, architecte du Régent, le palais du Grand Prieur était une demeure quasi royale, très distincte des monuments conventuels du reste de l’Enclos et ne conservant rien de ce qui pouvait leur garder un caractère religieux sinon monastique. On y pénétrait, de la rue du Temple, par un portail, ouvert dans un enfoncement arrondi et donnant sur une grande cour en fer à cheval, entourée d’une allée de tilleuls taillés en arcades ».
Derrière le palais du Grand Prieur, s’étendait un vaste parc où Bussy-Rabutin, avant qu’on l’exilât, a pu être de quelques fêtes : « Il y avait un assez grand rond d’arbres, aux branches desquelles on avait attaché cent chandeliers de cristal ; dans un des côtés de ce rond, on avait dressé un théâtre magnifique, dont la décoration méritait bien d’être éclairée comme elle l’était (…). D’abord la comédie commença qui fut trouvée fort plaisante ; après ce petit divertissement, vingt-quatre violons ayant joué des ritournelles jouèrent des branles, des courantes et des petites danses ».
C’est dans cet hôtel qu’à jours fixes les Sully, les deux princes de Vendôme, le duc et le Grand Prieur, explique le baron Dacier, « le brillant abbé de Chaulieu, chantre et compagnon de leurs plaisirs, La Fare, qui suit le torrent, La Fontaine qui n’y résiste pas, malgré la crainte des reproches de son ami Racine, calomnient la doctrine d’Épicure par la licence des mœurs, et semblent préluder aux bacchanales de la régence, tandis que la hardiesse de leurs opinions, leur mépris absolu des préjugés, annoncent un nouveau siècle, dont Voltaire, leur avide et jeune disciple, sera la merveille et le génie ».
Voltaire, encore Arouet, est en effet introduit dans la société du Temple par Châteauneuf, son protecteur, vers 1706 : il a 12 ans ! Élève du collège Louis-le-Grand, il n’est au Temple que les jours de congé et durant les vacances, mais, dès la fin de sa scolarité, il est assidu chez tous les familiers du Grand Prieur. « Comment exiger de lui, demande Gustave Desnoiresterres, au sortir des hôtels de Boisboudrand et de Sully, après ces nuits passées dans l’orgie et les débauches de l’esprit, qu’il prêtât une oreille empressée et attentive au latin pédantesque et plein de solécismes » de l’école de droit où son père l’a placé ?
S’être fait un nom a mené Voltaire bien loin, à Ferney, tandis qu’ici le Grand Prieur est désormais Louis François de Conti, qui, dans le grand salon d’assemblée dit des Quatre-Glaces, au rez-de-chaussée de son hôtel, entre la salle de billard et la salle des Nobles, reçoit pendant plus de vingt ans tout ce qui compte à Paris. Un tableau de Michel Barthélemy Olivier y montre, en 1766, l’un de ces thés à l’anglaise dont la maison est coutumière où, se passant de domestiques, les dames font elles-mêmes le service. Les Goncourt, dans La Femme au 18e siècle, réussissent à en nommer tous les personnages. « Cette charmante femme au bonnet blanc et rose, au fichu blanc, à la robe d’un rose vif, au tablier à bavette de tulle uni mettant sur le rose la trame blanche d’une rosée, cette jolie servante qui sert de ce plat posé sur ce réchaud, s’appelle la comtesse de Boufflers. (…) Cette petite personne qui passe, au premier plan du tableau, portant un plat, tenant une serviette ; avec son petit chapeau de paille aux bords relevés, ses rubans d’un violet pâle au chapeau, au cou, au corsage, aux bras, son fichu blanc, sa robe d’un gris tendre, son grand tablier de dentelle, elle semble une bergère d’opéra sur le chemin du petit Trianon : c’est la comtesse d’Egmont jeune, née Richelieu. (…) Le maître de la maison lui-même, si connu pour sa répugnance à se laisser peindre, est là représenté : par grande faveur, il a permis au peintre, pour que le tableau fût complet, de montrer sa perruque et de le faire ressemblant de dos, tandis qu’il cause avec Trudaine. Du côté du prince de Conti un clavecin est ouvert que touche un enfant tout petit sur un grand fauteuil : cet enfant sera Mozart. Et près de l’enfant, Jélyotte chante en s’accompagnant de la guitare. »
Dans cette maison où Voltaire fit ses débuts, Jean-Jacques trouve une oreille plus sévère. Bachaumont note au 15 Janvier 1768 : « M. Rousseau de Genève étant venu à Paris avec son Opéra des Neuf Muses, que les nouveaux Directeurs lui ont demandé, il s’en est fait une répétition chez le Prince de Conti au Temple, où l’on a conclu que cet Opéra n’était pas jouable ».

De la ville dans la ville à Paris unifié
L’enclos du Temple, avec son église, son couvent, son cloître, ses vastes cours meublées d’hôtels particuliers et de maisons d’artisans, reste une ville à part dans Paris, presque un État, jouissant de privilèges spéciaux, d’une justice, d’une police, d’une voirie particulières. C’est de ces atouts qu’entend profiter la spéculation qui y construit « La Rotonde » en 1788, galerie ovale de quarante-quatre  arcades s’ouvrant devant des boutiques dont le logement est à l’entresol, tandis que les étages supérieurs sont faits de petits appartements.
Mais la Révolution bouleverse les plans les mieux pensés, et c’est la famille royale qu’on amène, le 13 août 1792, dans la partie moyenâgeuse de l’enclos, le donjon massif dans son carré de tourelles à poivrières. Louis XVI y reste enfermé jusqu’au 21 janvier 1793, date de son exécution. Marie-Antoinette y demeure sept mois encore après la mort de son époux. Le dauphin y disparaît le 8 juin 1795, à 10 ans ; Madame Élisabeth, sa tante, est alors guillotinée depuis treize mois. Seule Madame Royale, sa sœur, en réchappera, échangée contre des prisonniers livrés par Dumouriez, le 18 décembre 1795.
Les Archives nationales, créées par l’Assemblée constituante, qui ont connu la salle des Feuillants puis le couvent des Capucins, sont déposées au palais de Soubise en 1808 ; doivent les y rejoindre celles de tous les pays de l’Empire napoléonien. De l’hôtel de la maison de Guise il ne reste plus qu’un escalier à la double croix de Lorraine. L’imprimerie royale de Richelieu, après les Tuileries et le Louvre, est devenue nationale à l’hôtel de Toulouse, en l’an II, avant de gagner l’hôtel de Rohan en 1811.
Le donjon du Temple a été abattu dans le même temps et quatre hangars construits devant la rotonde, faisant de l’ensemble un colossal marché aux puces : on les désigne des sobriquets pittoresques de Palais-Royal pour la mode, Pavillon de Flore pour le meuble, Pou-Volant pour la ferraille, et Forêt-Noire pour la chaussure. On n’y parle à peu près que l’argot, et « être à court d’argent » s’y dit, au choix, « nib de braise » ou « nisco braisicoto ».
Louis XVIII fait don de l’hôtel du Grand Prieur à la princesse de Condé qui y installe des assomptionnistes. Madame Royale, rentrée avec la Restauration, a voulu, dit-on, honorer la mémoire de ses parents en plantant des cyprès et un saule pleureur à l’emplacement de la tour de leur captivité. Ce saule n’aurait disparu de l’actuel square du Temple qu’autour de l’année 2000. Mais La Bédollière, qui décrit le jardin public juste après sa création, ne cite « qu’un saule pleureur de 400 ans, et un groupe de tilleuls, lieu de repos favori de Louis XVI qui, dans les beaux jours de l’automne 1792, faisait, à leur ombre, répéter ses leçons au dauphin ». Haussmann, son commanditaire, est encore plus sec dans ses Mémoires : « Il contient quelques vieux arbres, conservés avec soin, et une pièce d’eau qu’alimente une cascade tombant d’un rocher factice ». 
Le pouls du quartier se prend au Jardin turc, de ce côté-ci du boulevard du Temple, et, de toute évidence, il est faible. Jouy, dans les années 1810, est frappé du contraste avec l’autre trottoir : « Ici, tout était calme, sang-froid, gravité ; c’était l’assemblée des oisifs du Marais : les uns, assis en cercle, discutaient un exemple de longévité, sur la foi de la gazette de Presbourg, et le plus grand nombre, regardant jouer au billard, attendait l’occasion de donner son avis sur un carambolage équivoque ». Un guide de 1830 assure encore que « les dames du Marais y viennent pour se distraire du silence et de l’ennui qui règnent dans leur quartier désert ».
Et voilà que très tard dans la soirée du 1er décembre 1851, Maxime Du Camp voit arriver chez lui un ami, très préoccupé : il est passé vers minuit devant l’Imprimerie nationale, rue Vieille-du-Temple, et il l’a vue entourée par une compagnie de la garde municipale, ce qui ne présage rien de bon. Ce qu’il n’a pu voir, c’est, dedans, chaque ouvrier placé entre deux gendarmes, qui, dans le silence obligatoire, compose un tout petit fragment de texte sans signification. Le puzzle se reconstitue le lendemain matin sur tous les murs de Paris : l’Assemblée nationale est dissoute.
Le restaurant Bonvalet est à côté du Jardin turc. C’est là que Hugo a rendez-vous avec Michel de Bourges et d’autres députés qui croient encore que tout n’est pas perdu. « Tout à coup, quelqu’un me poussa le bras, raconte Hugo. C’était Léopold Duras, du National. — N’allez pas plus loin, me dit-il tout bas. Le restaurant Bonvalet est investi. »
À l’occasion de l’Exposition universelle de 1867, dans le Paris-Guide que préface Victor Hugo l’exilé, Paul de Kock prend acte de l’unification de Paris : « C’est au boulevard du Temple que commence le quartier que l’on appelait jadis le Marais. Paris avait alors trois quartiers bien distinct, bien tranchés : le faubourg Saint-Germain, la Chaussée d’Antin et le Marais. Le premier avait la prétention d’être habité par la noblesse, le second par la finance, le troisième par la bourgeoisie. Maintenant, toutes ces distinctions n’existent plus. Grâce aux démolitions de ces vieilles ruelles que l’on appelait des rues, grâce aux constructions modernes, aux voies nouvelles, aux boulevards qui traversent et relient ensemble les quartiers les plus opposés, il n’y a plus qu’un Paris, et l’on trouve des maisons aussi élégantes sur le boulevard Beaumarchais que sur le boulevard Malesherbes, et dans la rue de Rivoli que dans la rue de Lyon ».

Il y avait par là dans ce quartier / Le siège de la Première Internationale
Unifié, Paris ? Déjà au Bal Montier, au premier étage du 6, place de la Corderie-du-Temple (auj. 14, rue de la Corderie), se réunissent trois soirs par semaine des chansonniers ouvriers de la société des Enfants du Temple. Quand, entre mars et décembre 1869, se forme une Chambre fédérale des sociétés ouvrières, qu’anime Eugène Varlin, elle siège dans ce même bâtiment de la « Corderie ». À la guerre renaît la section parisienne de l’Internationale, et c’est encore ici : « Connaissez-vous, entre le Temple et le Château d’eau, pas loin de l’Hôtel de Ville, une place encaissée, tout humide, entre quelques rangées de maisons... au troisième étage, une salle grande et nue comme une classe de collège ?... », demande Jules Vallès, dans Le Cri du peuple du 27 février 1871.
Chez Bonvalet, le patron des lieux, élu de Paris, s’efforce encore avec le poseur de papiers peints Héligon, membre de l’Internationale, avec Tolain, élus eux aussi, de trouver un terrain d’entente entre l’Assemblée, qui siège maintenant à Versailles, et le Comité central de la garde nationale. En vain.
Après la Commune, le cabaret sans nom qui occupe le rez-de-chaussée de la Corderie, connu dans tout l’arrondissement comme L’Assommoir, même s’il n’a pas d’enseigne, inspire Zola, dont le roman est aussitôt accusé « d’insulter la classe ouvrière » et voit sa publication en feuilleton, dans Le Bien public du chocolatier Émile Menier, interrompue.
À deux pas, au 49, rue de Bretagne, dans un ancien immeuble de rapport édifié en 1778 sur une parcelle de l’hôpital des Enfants-Rouges, un café de la garde nationale est devenu la gargote de l’Union des coopérateurs socialistes, et la bâtisse la Maison commune du 3ème arrondissement. Au premier étage, une salle tout en longueur dotée d’une petite scène. On y voit Lénine, dans les années 1910, conférencier ou auditeur d’« une goguette révolutionnaire[5] avec des chansonniers[6] ». À la fin de novembre 1911, il représente le Parti ouvrier social-démocrate russe aux funérailles de Paul et Laura Lafargue, née Marx, dont le cortège funèbre, chargé d’immortelles rouges, part de la Corderie, mené par Jean Longuet, le fils de Jenny Marx, deux des filles de Karl ayant épousé des internationalistes parisiens. « Le dernier proudhonien et le dernier bakouniniste, que le diable les emporte ! », bougonnait le papa.
C’est 49, rue de Bretagne qu’en janvier 1921, Louis Aragon et André Breton viennent adhérer au tout jeune parti communiste. « Il m’eût fallu une âme bien mesquine / Pour ne pas me sentir cet hiver-là saisi / Quand au Congrès de Tours parut Clara Zetkin / D’un frisson que je crus être la poésie (...) Cet après-midi-là je fus rue de Bretagne (...) Le ciel gris de Paris au sortir du local / J’errais. Il y avait par là dans ce quartier / Le siège de la Première Internationale / On vient de loin, disait Paul Vaillant-Couturier », se souviendra Louis Aragon dans Les Yeux et la Mémoire.
Quelque temps plus tard, c’est Hô Chi Minh qui vient profiter ici des goguettes de chaque premier dimanche des mois d’octobre à mai, où il retrouve ses amis Voltaire et Renan, vrais prénoms d’état civil des fils de Radi, le gérant des lieux. Boulevard du Temple, et jusqu’au coin de la rue Charlot, le Jardin turc et le restaurant Bonvalet viennent d’être remplacés par le restaurant et la brasserie de l’Union des coopératives au bas de la Maison de la coopération.


[1] Voir chapitre Saint-Paul, à venir.
[2] Voir chapitre Faubourg Saint-Denis, à venir.
[3] Voir chapitre 3, le Louvre, posté en septembre 2015.
[4] Voir chapitres Halles, à venir, et chapitre 9, les Arts-et-Métiers, posté en mars 2016.
[5] En français dans le texte d’une lettre à sa sœur.
[6] Idem