PARIS Ier/IIème. 6 PLACE DES VICTOIRES


Un citoyen qui en valait 700 000
« Le commerce et le trafic sont les deux composantes de la rue. Or, dans les passages, la seconde a presque disparu ; le trafic y est rudimentaire. Le passage n’est que la rue lascive du commerce, propre seulement à éveiller les désirs. » Le passage, c’est le lèche-vitrines et le pied de grue, pas la circulation puisque ici y a tout à voir, et ce que Walter Benjamin en écrit – le passage des Panoramas, au nord du quartier, est leur ancêtre à tous, une vingtaine d’année avant la grande vogue des rues couvertes – est vrai aussi de la place des Victoires, au sud du quartier, place résidentielle et de station pour, des premières loges de la fenêtre ou du parterre qu’est le pavé, admirer la statue du roi.
Après les traités de Nimègue, qui constituent l’apogée du règne du Roi-Soleil, voilà qu’un particulier prend l’initiative de changer à lui seul la face de Paris, de remodeler l’espace de la ville autour de la personne du roi devenue la mesure et la fin de toute chose ! Voltaire, soixante-dix ans plus tard, le donne en exemple à ses contemporains à lui, pour leur faire honte : « Un seul citoyen [le maréchal de La Feuillade], qui n’était pas fort riche, mais qui avait une grande âme, fit à ses dépens la place des Victoires, et érigea par reconnaissance une statue à son roi. Il fit plus que sept cent mille citoyens n’ont encore fait dans ce siècle ».
Mme de Sévigné, témoin des prémices de l’exploit, écrivait à son cousin, le 20 juillet 1679 : « M. de La Feuillade, courtisan passant tous les courtisans passés, a fait venir un bloc de marbre qui tenait toute la rue Saint-Honoré, et comme les soldats qui le conduisaient ne voulaient point faire de place au carrosse de Monsieur le Prince [le Grand Condé], qui était dedans, il y eut un combat entre les soldats et les valets de pied ; le peuple s’en mêla, le marbre se rangea, et le Prince passa (…) cette statue lui coûtera plus de trente mille écus ».
Bussy-Rabutin, moins naïf que ne le sera Voltaire concernant les grandes âmes, répondit à sa cousine : « La Feuillade ne perdra pas l’avance qu’il fait de sa statue de marbre : le roi, qui aime d’être aimé, la lui rendra avec usure ».
source: Gallica
Porté à ce degré, ce n’est d’ailleurs plus de l’amour, mais de la dévotion : La Feuillade dédie un temple à son roi comme d’autres ont fait bâtir des églises. Sur le modèle liturgique, le roi absent – c’est concurremment aux traités de Nimègue que Louis XIV a opté pour Versailles – est présent par son image, et l’espace organisé autour de l’iconostase pour la célébration d’un culte optique tenant tout entier dans la fascination. Non seulement la place sera proportionnée à la statue, mais aucune promenade abritée sous des arcades n’y est prévue – parce qu’elle serait synonyme de vision intermittente, masquée par des piliers –, et les rues sont désaxées de sorte qu’en arrivant par n’importe laquelle l’on voie toujours la statue se détacher sur un fond de façades qui la fasse ressortir.
La place des Victoires est donc tout le contraire d’un rond-point – ce qu’en fera malheureusement la percée de la rue Étienne-Marcel. La place royale, place à programme aux façades ordonnancées pour servir de cadre à la statue monumentale d’un monarque, s’invente ici : dans le plan dessiné par Jules Hardouin-Mansart, c’est une « salle » de plein air, en fer à cheval comme un théâtre à l’italienne.

Tous les trafics, moins celui de la rue
Louis XIV n’assiste pas, pour cause de fistule*, à l’inauguration de sa statue, le 18 mars 1686. Finalement pédestre et en bronze doré, haute de 4 m, elle est posée sur un piédestal qui l’est de 7, où sont enchaînés, aux quatre angles, des esclaves figurant l’Empire, l’Espagne, la Hollande, et le Brandebourg. Ce triomphe arrogant permet la disparition des murailles et que Paris soit en passe d’être ceint de boulevards en lieu et place de défenses. La statue et la future place – à l’inauguration, la construction des façades n’a pas commencé – sont illuminées nuit et jour par quatre puissants fanaux. Cela, comme la lampe rouge brûlant dans les églises à proximité du tabernacle, a plus à voir avec l’adoration qu’avec l’éclairage, mais il se trouve qu’en quittant Paris, le Roi-Soleil a laissé à sa place, outre les statues qu’on lui élève, un lieutenant général de police pour diffracter sa lumière.
La rue des Colonnes, photo d'Atget. Gallica
Le premier occupant de cette fonction nouvelle, La Reynie, a distribué aux Parisiens six mille cinq cents lanternes, à charge pour eux de les poser, de place en place, sur le rebord d’une fenêtre de premier étage. Un éclairage des rues organisé était né, qu’apprécia aussitôt Mme de Sévigné : « Nous soupâmes encore hier avec Mme Scarron [future Mme de Maintenon] et l’abbé Têtu chez Mme de Coulanges, écrivait-elle le 4 décembre 1673. Nous trouvâmes plaisant de l’aller ramener à minuit au fin fond du faubourg Saint-Germain, fort au-delà de Mme de la Fayette, quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne… Nous revînmes gaiement à la faveur des lanternes, et dans la sûreté des voleurs ». La place des Victoires éclairée a giorno symbolise finalement, pour Paris, la sortie de la longue nuit des terreurs urbaines.
Durant les quatre années suivantes sont dressées les façades uniformes derrière lesquelles les Samuel Bernard, Antoine Crozat et autres « partisans », comme on les appelle alors, pourront bâtir à leur guise. La plupart des financiers qui, au milieu du siècle, habitaient encore le quartier du Marais, émigrent à la fin de celui-ci dans le quartier du Mail : quarante pour cent d’entre eux ont maintenant leurs beaux hôtels place des Victoires, rue des Fossés-Montmartre (aujourd’hui d’Aboukir, entre la place et la rue Montmartre) et du Mail. Ces deux rues s’étaient ouvertes à l’emplacement de l’enceinte de Charles V, et d’un jeu de mail la longeant, quand avaient été construites les fortifications de Louis XIII.
Quand les partisans s’y installent, la compagnie des carrosses à cinq sols de Blaise Pascal vient de péricliter, dont l’une des lignes, du Luxembourg, menait à l’ancienne porte Montmartre, au croisement des rues Montmartre et d’Aboukir. Mais les financiers n’ont pas besoin de transports publics. Et, d’ailleurs, guère besoin de se déplacer : la Bourse, au XVIIIe siècle, après sa création consécutive à la banqueroute de Law, logera, comme celui-ci l’avait fait, au palais Mazarin puis, pendant la Révolution, au Louvre, au Palais-Royal, enfin dans l’église des Petits-Pères. Et c’est encore dans ce quartier, décidemment voué à l’argent, qu’avait été installé, rue Montmartre, l’hôtel de la Loterie, après que Giacomo Casanova, fraîchement évadé des Plombs, en eut, en janvier 1757, avec son compère Calsabigi, suggéré l’idée.
Le seul trafic, au sens hippomobile du terme, du quartier vient de l’installation des Messageries royales au 28 de la rue Notre-Dame-des-Victoires, en 1785. La rue des Colonnes est d’abord un passage, celui du théâtre Feydeau, et quand elle est privée de sa couverture, sous le Directoire, elle garde néanmoins, avec ses arcades, tout ce qu’il faut pour continuer d’être l’abri de l’attente et de l’entracte.
La Bourse de Paris par Gustave Doré. Gallica
La Bourse espère toujours un bâtiment en propre, que Nicolas Ledoux imagine ainsi en 1804 : « Il faut que, dégagé de tout embarras, il soit placé au centre de la ville. Il faut une vaste pièce pour assembler le grand nombre ; des cabinets particuliers pour discuter les intérêts privés, asseoir les résolutions, diriger les expéditions ; il faut des portiques couverts qui mettent la discussion à l’abri des caprices de l’air, des portiques ouverts où les ombres humides du Verseau, combinées avec les rayons bienfaisants du midi, puissent corriger les influences homicides de la saison caniculaire ».
Un décret du 16 mars 1808 décide finalement de la construction d’un édifice réunissant Bourse et Tribunal de commerce, à l’emplacement du couvent des Filles-Saint-Thomas, au bout de la rue Vivienne. Mais, sous la Restauration, ce n’est encore qu’une construction provisoire en planches et en pans de bois, formant une salle ronde où l’on entre par la rue Feydeau. La spéculation va meilleur train autour, comme l’explique le banquier Claparon à César Birotteau : « Eh ! cher monsieur, si nous ne nous étions pas engagés dans les Champs-Élysées, autour de la Bourse qui va s’achever, dans le quartier Saint-Lazare et à Tivoli, nous ne serions pas, comme dit le gros Nucingen, dans les iffires ».

La babillarde et les oiseaux après un éclat de tonnerre
En 1827, le temple antique qu’avait imaginé Brongniart, et que la mort l’a empêché de voir, est tout de même terminé, et Balzac, derrière le côté vibrionnant d’une petite société énervée de sa richesse toute neuve, n’est pas indifférent aux réminiscences qui hantaient l’architecte : « La place de la Bourse est babillarde, active, prostituée ; elle n’est belle que par un clair de lune, à deux heures du matin : le jour, c’est un abrégé de Paris ; pendant la nuit, c’est comme une rêverie de la Grèce ».
Quand commencent les Trois Glorieuses, Berlioz est en train de plancher à l’Institut pour le prix de Rome. Le 29, enfin, il peut rejoindre la rue, « le pistolet au poing ». Comme il traverse la cour du Palais-Royal, un groupe de dix à douze jeunes gens y chante un hymne guerrier de sa composition ; il se joint à eux, incognito. La foule est si empressée que, pour ne pas étouffer, ils reculent pas à pas vers la galerie Colbert. Là, une mercière leur ouvre son premier étage, sous la rotonde vitrée. De la tribune de sa fenêtre, ils entonnent une Marseillaise qui tombe dans un silence recueilli. Berlioz se rappelle alors qu’il a adapté ce chant pour grand orchestre et double chœur ou plutôt pour un effectif, a-t-il écrit sur la partition, composé de « tout ce qui a une voix, un cœur et du sang dans les veines ». Il appelle la foule à reprendre avec eux.
« Il faut se figurer que la galerie qui aboutissait à la rue Vivienne était pleine, que celle qui donne dans la rue Neuve-des-Petits-Champs était pleine, que la rotonde du milieu était pleine, que ces quatre ou cinq mille voix étaient entassées dans un lieu sonore fermé à droite et à gauche par les cloisons en planches des boutiques, en haut par des vitraux, et en bas par des dalles retentissantes, il faut penser, en outre, que la plupart des chanteurs, hommes, femmes et enfants palpitaient encore de l’émotion du combat de la veille, et l’on imaginera peut-être quel fut l’effet de ce foudroyant refrain... Pour moi, sans métaphore, je tombai à terre, et notre petite troupe, épouvantée de l’explosion, fut frappée d’un mutisme absolu, comme les oiseaux après un éclat de tonnerre. »
La galerie Colbert, photo d'Atget. Gallica
Au début du Second Empire, la propriétaire de la galerie Vivienne léguera celle-ci à l’Institut pour, de son produit, doter les futurs Prix De Rome. Dans la rue de la Banque, entre Bourse et Banque de France, Victor Baltard, Grand Prix de Rome 1833, construisait en style Louis XIII la caserne des Petits-Pères, et en néo-classique l’hôtel du Timbre, sans compter la mairie du 2e arrondissement.
Cent ans plus tard, en décembre 1958, la revue de l’Internationale situationniste distingue dans le quartier de l’argent un bastion dressé devant le Paris populaire représenté par les Halles : « le ministère des Finances [alors rue de Rivoli], la Bourse et la Bourse du commerce constituent les trois pointes d’un triangle dont la Banque de France occupe le centre. Les institutions concentrées dans cet espace restreint en font, pratiquement et symboliquement, un périmètre défensif des beaux quartiers du capitalisme ».
La Bourse déménagée depuis l’été 1998, il ne reste plus dans quantité d’officines du quartier que la menue monnaie du capitalisme, autour de 15 000 m2 de rêve grec en quête d’avenir.