Le Paris des Bichons

  (cinquième épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)


Les amis des Goncourt, dits Bichons

Le 1er décembre 1851, vers dix heures et demi du soir, Maxime du Camp quitte L’Élysée. Le président Louis-Napoléon l’y a invité après qu’il lui eut, six jours plus tôt, montré les photos du voyage fait en Égypte avec Flaubert. Maxime a rendez-vous maintenant avec Théophile Gautier à l’Opéra-Comique. Quand il arrive salle Favart, place des Italiens (auj. Boieldieu), le dernier acte du Château de Barbe bleu commence. Le rideau tombé, il raccompagne Théo à l’appartement qu’il occupe avec Ernesta Grisi et Judith, leur fille de six ans, rue Rougemont. Là ils bavardent encore un peu devant la porte du 14, puis Maxime regagne son domicile du square d’Orléans, où chez lui, au 3e étage, il trouve Louis de Cormenin, très préoccupé : il est passé vers minuit devant l’imprimerie nationale, rue Vieille-du-Temple, et il l’a vue gardée par une compagnie de la garde municipale, ce qui ne présage rien de bon...
Quand Paris se réveille, ses murs sont couverts d’affiches annonçant que l’Assemblée nationale est dissoute : le coup d’État est en marche. Pour ce qui est de la lecture, on est servi ; qui va se soucier de la parution du premier roman de MM. Edmond et Jules de Goncourt, vingt-neuf et vingt-et-un ans, En 18... ? Comme les deux frères sont maîtres de la date - ils sont rentiers depuis qu’ils ont hérité de leur mère en 1848, et ils publient à compte d’auteur -, ils font repousser la sortie au 5. Mais la veille, Louis-Napoléon Bonaparte aura fait tuer 400 personnes sur le Boulevard, au petit bonheur, et dans la bonne humeur : l’un des chefs de brigade de la division Carrelet, Reibell, lançant à travers la mitraille à leur voisin Sax, inventeur du saxophone comme on l’imagine : « Et moi aussi je fais de la musique ! » Humour militaire dont Victor Hugo nous a gardé la mémoire, tandis que personne n’aura vu En 18....
Ce même 2 décembre 1851, les frères ont décidé de commencer un journal, Jules tenant la plume pour deux ; leur mère, en mourant, avait uni leurs mains, le couple fraternel ne devait plus jamais se disjoindre, à l’exception de deux journées à la mi-novembre 1859. Il écrit dans leur « jolie boîte de reps » du 4e étage, au fond de la cour du 43, rue Saint-Georges, à deux pas des ateliers de Sax, « tout enfermée et plafonnée de tapisseries, pleine de dessins aux marques bleues », autour d’une crédence Louis XVI et d’un poêle de faïence, fruits de beaucoup de temps passé à chiner chez les antiquaires.
Études de mœurs contemporaines. Gallica
Six semaines plus tard, ils débutent dans le journalisme, à l’hebdomadaire l’Éclair de leur cousin Villedeuil, où ils vont bientôt rendre compte du Salon. Puis c’est «une série d'études sur les bas-fonds de la grande cité» qui les envoie à Londres pour une dizaine de jours, avec ce Gavarni qui vient d’y séjourner plusieurs années, et dont Gautier écrivait déjà avant son départ, en introduction à ses Œuvres choisies : « L’antiquité et la tradition n’ont rien à revendiquer dans son talent ; il est complètement, exclusivement moderne. Ni Athènes, ni Rome n’existent pour lui : c’est un tort aux yeux de quelques-uns, c’est une qualité pour nous... dans nos pantalons, il a mis nos jambes, et non celles de Germanicus... »
D’avoir côtoyé longuement la misère londonienne avait encore accru son réalisme et son pessimisme.

Le jour où tu voudras publier...

Entre temps, ils ont également donné un conte, Monsieur Chut, à la Revue de Paris, titre que viennent de reprendre Arsène Houssaye, Gautier, Maxime du Camp et Louis de Cormenin, sous ce mot d’ordre : « Depuis l’idéal le plus éthéré jusqu’au réalisme le plus absolu (...), nous admettons tout, avec la forme pour seule condition. » Depuis octobre 1851, les directeurs ont ainsi « admis » Banville, Lamartine, Musset, Sand, Nodier, Champfleury, le conte romain de Bouilhet, Melœnis, sur 80 pages, en novembre, enfin Baudelaire, en mars et avril. « Il y avait dans les deux derniers numéros de la Revue deux articles curieux sur Edgar Poe. Les as-tu lus ? » demande Flaubert à Louise Colet, le 2 mai 1852.
Outre qu’on y défend la forme, en littérature, on y célèbre celles de Mme Sabatier à la moindre occasion : « A trois heures du matin, pour ranimer les admirations qui commençaient à s’éteindre, Mme S*** - la seule statue de Clésinger – a fait son entrée dans un flot de dentelle à faire damner les vierges de Cologne. Sa tête merveilleusement gracieuse et fine s’entourait d’une couronne de glaïeuls à fleurs d’argent dont les longues feuilles retombaient jusque sur les bras (les mêmes qui manquent à la Vénus de Milo). Nous dirons qu’elle était Nympharum pulcherima. »
Il ne s’agissait là que d’une entrée à un bal de la salle Favart. Plus tard, Gautier, sans occasion, y donnera un poème : Apollonie.
Et la Revue de Paris l’attend, lui, Flaubert - « Le jour où tu voudras publier, tu trouveras, ce qui n’arrive à personne, ta place prête et réservée » lui a écrit Du Camp – attend son Madame Bovary, ce roman auquel il s’est mis le 19 septembre 1851, sur un sujet de fait divers, « un de ces incidents dont la vie bourgeoise est pleine », que lui avait suggéré Bouilhet à Croisset, deux ans plus tôt, après qu’il les eut assommés, Du Camp et lui, de quatre jours de lecture de sa Tentation de Saint-Antoine.
Tant de sollicitude n’a pour effet que d’irriter l’ermite de Croisset, jusqu’à mettre en péril sa relation avec Du Camp, auquel il répond, plein de superbe : « Je t’ai dit que j’irais habiter Paris quand mon livre serait fait et que je le publierais si j’en étais content. (...) Être connu n’est pas ma principale affaire. (...) Je vise à mieux, à me plaire. »

De l’Éclair, les Goncourt passent au Paris, autre titre, quotidien celui-ci, de leur cousin Villedeuil, dont les rédacteurs sont Alphonse Karr, Henri Murger, Dumas fils, et où Gavarni va donner tous les jours une lithographie, dans des séries qui s’appelleront les Partageuses, les Lorettes vieillies, les Études d'androgynes, les Invalides du sentiment, les Anglais chez eux, les Parisiens et surtout les célèbres Propos de Thomas Vireloque puisque, chez Gavarni, la légende, prise à la rue, compte autant que le dessin. A compter de novembre 1852, au Paris, chaque rédacteur a la responsabilité d’un jour de la semaine, et donc des quatre éditions quotidiennes calées sur les cours de la Bourse ; aux Goncourt échoit le mardi. Le mardi 17, ils y poursuivent leur Lorette, qui en est à son troisième épisode, et ils y font à partir d’anecdotes inédites et de fragments de lettres autographes qu’on leur a communiquées, le compte rendu d’un ouvrage imaginaire Ruelles et Alcôves [sic], in-18, qui vaut à la Librairie Nouvelle, presque en face sur le boulevard des Italiens, plus de cinquante demandes « d'amateurs de livres modernes ».

Leur maître : Gavarni.

La Librairie Nouvelle, fondée trois ans plus tôt par Bourdilliat et Jacottet  au 15, coin du boulevard des Italiens et de la rue de Gramont, pour lancer le livre bon marché, le Balzac à 1 franc, cette « Maison de l’Évènement et du Bien-Être universel » qui a publié les discours de Hugo d’avant le coup d’État, est un véritable salon où se retrouvent journalistes et gens de lettres. Les Goncourt y publient avec leur cousin Villedeuil, Mystères des théâtres, reprise de leurs chroniques. La Librairie publie aussi Louise Colet : « On ne dira jamais de moi ce qu'on dit de toi dans le sublime prospectus de la Librairie nouvelle, lui écrit Flaubert : "Tous ses travaux concourent à ce but élevé" (l'aspiration d'un meilleur avenir). » Après une rupture de plus de trois ans, Flaubert a repris, à l’été 1851, ses relations avec sa vieille maîtresse, mais celle-ci est maintenant veuve et souhaiterait qu’il l’épousât. Et elle demande de plus en plus d’avis, de conseils, de corrections sur son travail alors que Flaubert a déjà tant à faire avec le sien.
Tout en exerçant le métier de journaliste, les Goncourt fréquentent maintenant, chez Peyrelongue, marchand de tableaux dans cette même rue Laffitte dont le Paris occupe le coin, la bohème artistique, Nadar, qui vient d’annoncer à l’Éclair la sortie prochaine de son Panthéon, longue farandole de près de 250 figures dans quatre disciplines, et Henri Murger. On excursionne en groupe dans des auberges de villages, autour de la forêt de Fontainebleau, où Murger songe à s’établir, et les frères se souviendront de la vie des rapins aux champs quinze ans plus tard pour un roman qui s’appellera Manette Salomon. Leur Lorette, illustrée par Gavarni pour la publication chez Dentu, connaît un grand succès. Edmond porte la barbiche dite à l’impériale, Jules semble avoir une petite mouche au-dessous du nez ; ils ne sont pas aussi élégants que Gavarni, «très fashionable dans sa mise», veste de velours noir sur laquelle tranche le «blanc d'un foulard de l'Inde» noué en cravate, mais Edmond fume comme lui la cigarette, des Maryland, quand les peintres sont plutôt à la pipe.
Ils accompagnent souvent celui qu’ils se sont choisis pour maître, à Auteuil où il s’est installé avec sa femme et ses deux fils dans une maison avec jardin, 49 route de Versailles, près du Point-du-Jour, dans l'ancienne maison du brodeur des manteaux impériaux de Napoléon Ier. Gavarni leur raconte comment, quand il habitait près de chez eux, avec sa mère, 1 rue Fontaine, à l’angle de la rue Pigalle, un grand appartement du premier étage, au-dessus d’un pharmacien, éclairé par treize fenêtres, il avait inventé des mécanismes très compliqués, à la Robert Houdin, pour ouvrir la porte de sa chambre sans avoir à sortir de son lit, ou faire se croiser sans qu’elles le sachent des personnes qui ne devaient surtout pas se voir. Sa mère recevait alors le mercredi mais lui, c’était chaque soir, cinq ou six amis dont Liszt, et Balzac qui venait y lire ses épreuves. Puis il avait épousé une musicienne, Jeanne de Bonabry. Juste avant qu’ils ne déménagent, Sax, « malgré ses propres embarras », avançait un millier de francs à Berlioz pour qu’il puisse partir en Russie, et Balzac prêtait au musicien sa pelisse fourrée.

Des fenêtres sur le Luxembourg.

Le 12 février 1853, les frères Goncourt sont traduits en police correctionnelle en même temps qu’Alphonse Karr, pour avoir cité quelques vers jugés licencieux dans l’un de leurs papiers. La mise en scène est si imposante pour un délit de presse que Karr fait comme s’ils étaient effectivement au théâtre : « Il y a eu répétition hier, dit-il en riant aux Goncourt ; je le tiens d'un avocat! » Mais eux, s’être vu infliger un blâme, c’est plus qu’ils n’en peuvent supporter, ils abandonnent le journalisme et se réfugient dans l’histoire, qu’ils écrivent en chinant, comme ils se meublent, par un collage des autographes qu’ils récoltent. Ainsi naît leur Histoire de la société française pendant la révolution, pour laquelle ils ont lu 15 000 documents.
Maxime Du Camp reste seul propriétaire de la Revue de Paris : Louis de Cormenin va prendre la rédaction en chef du Moniteur universel, journal officiel dont le ministre Achille Fould entreprend de faire le principal quotidien français, et Gautier y publie dorénavant un feuilleton chaque semaine, en sus de sa collaboration à la Presse.
L’ami Bouilhet est venu s’installer à Paris ; il apprend le mandarin à titre documentaire, dans la perspective d’écrire un poème de neuf chants et de six mille vers, qui aurait pour titre Conte chinois. « Ami », il l’est de Flaubert, bien sûr, et ce n’est pas là un vain mot : du simple fait d’avoir lu, chez Louise Colet, un poème de Bouilhet, Mme Roger des Genettes s’attirait l’amour de l’auteur, ce qui peut se comprendre, mais aussi l’amitié éternelle de l’ami du poète.
L’ermite vient quelquefois à Paris voir son ami Bouilhet donc, ou voir Louise quand il ne lui propose pas l’hôtel du Grand-Cerf, à Mantes, qui est plus proche de Croisset. A Paris, Flaubert s’attarde même pour l’hiver, à partir de novembre 1854, après avoir rompu définitivement avec Louise, dans une chambre de la rue de l’Est, (auj. bd Saint-Michel, au sud de la rue Auguste-Comte) d’où il voit le Luxembourg.
Le café Riche reconverti en banque en 14-18. Gallica

Le petit singe est mort, Kokoli, que les frères avaient acheté au Havre, trois mois plus tôt, et qui a sauté par la fenêtre du 43 rue Saint-Georges. Alexandre Dumas a installé son Mousquetaire, un quotidien du soir, dans la cour de la fameuse Maison dorée, comme le Paris, au coin du boulevard des Italiens et de la rue Laffitte. Roger de Beauvoir, Aurélien Scholl, un ancien du Corsaire-Satan, y écrivent, et s’ils ne sont plus journalistes, les frères peuvent voir les mêmes au restaurant Dinochau, à l’angle des rues Navarin et Breda (auj. Henri Monnier). Leur territoire est si petit : en bas, la salle Favart, la Librairie Nouvelle, et le café du Helder qui vient d’ouvrir à la place des Bains chinois et du hammam, au 27 boulevard des Italiens, et qui sera célèbre pour son absinthe. Sur le trottoir d’en face, le café Riche, au coin de la rue Le Peletier ; puis la rue Laffitte, ses journaux, ses marchands d’art, qui monte vers le quartier Bréda où ils demeurent, au revers du square d’Orléans, et poursuit jusqu’à la villa Frochot de la Présidente.

Madame Bovary, c’est fini.

Flaubert, revenu à Paris pour l’hiver, y a maintenant un domicile 42 boulevard du Temple, au 3e étage, au-dessus de l’appartement de sa mère : « une antichambre, 2 pièces à feu ayant chacune une fenêtre sur le boulevard ; une salle à manger, une autre pièce à feu, une cuisine sur la cour, WC à côté de la cuisine, sortie de service » Il en est au chapitre 8 de la troisième partie de Mme Bovary. Les Goncourt font paraître chez Dentu, au Palais royal, 13 galerie d’Orléans, leur Histoire de la société française pendant le Directoire, faite sur le modèle de celle de la Révolution, mais ils fréquentent maintenant Maria, une sage-femme, qui sera leur maîtresse commune deux ans plus tard, et qui va leur fournir des récits plus contemporains pour de futurs romans. Ils publient chez le même une compilation de leurs articles de l’Éclair : Une voiture de masques, et donnent à l’Artiste, revue qui accueillit Delacroix, Johannot, Baudelaire ou Jules Janin, que le cadet des Goncourt considère comme un modèle, le récit de leur récent voyage en Italie : L’Italie la nuit.
Louise Colet se venge, en février 1856, avec Une histoire de soldat, dans laquelle Flaubert, sous les traits de Léonce, n’a pas le beau rôle. Il y aurait de quoi s’inquiéter, la poétesse est vive : au temps qu’elle habitait 2 rue Bréda, elle y avait poignardé, en juillet 1840, Alphonse Karr pour une allusion faite à ses amours avec Victor Cousin. La victime avait ensuite, dans sa chambre du 6e étage, au 46 rue Vivienne, dans l’écrin que constituaient les vitres peintes en violet et les murs tendus d’étoffe noire, exposé l’arme du crime, soulignée d’une étiquette qui disait : « Donné à Alphonse Karr par Mme Colet... dans le dos. » Mais au printemps Flaubert achève Mme Bovary après cinquante-cinq mois de travail, et la publication en commence dans la Revue de Paris le 1er octobre pour s’échelonner jusqu’au 15 décembre au rythme d’une cinquantaine de pages par numéro du bimensuel.
A peine Flaubert est-il un peu installé que Du Camp l’entraîne chez Apollonie, « Présidente » du petit groupe depuis qu’un soir Henri Monnier, doyen d’âge, s’est récusé alors qu’on s’attribuait, pour rire, des fonctions honorifiques. Le dimanche soir, il y a là le compositeur Ernest Reyer, celui qui met en notes les mélodies que lui chantonne Pierre Dupont et signe la chronique musicale de la Revue de Paris, Gautier, que Flaubert connaît depuis le 28 octobre 1849, lorsque Du Camp, à la veille de leur départ pour l’Orient, avait organisé aux Trois Frères provençaux un dîner d’adieu et de préparatifs à la fois, avec leur aîné et prédécesseur en matière de voyages, et leurs amis Louis Bouilhet et Louis de Cormenin, qui fréquentent aussi chez Mme Sabatier, comme Baudelaire.

La palpitation du serpent.

Ici palpite la Femme piquée par un serpent, de Clésinger, statue couchée, grandeur nature, dont on dit qu’hormis la tête, sculptée d’un visage impersonnel, c’est un simple moulage d’Apollonie au sortir de l’amour, et que Gautier avait feint l’étonnement, dans La Presse, après le Salon de 1847,  « de voir le marbre s'agiter dans sa blancheur froide et glaciale, et faire impression sur la foule comme la plus chaude peinture. » De tous, Flaubert est le seul qui montera directement à l’assaut, sans barguigner mais sans résultats, si l’on en croit la dédicace à venir de Madame Bovary : "à notre belle, bonne et insensible Présidente ».

A l’été, Flaubert a commencé à remanier sa Tentation de Saint-Antoine ; il en publie des fragments dans la Revue de Paris mais les menaces de poursuites enflent contre Madame Bovary, et elles seraient certainement pires concernant un sujet religieux comme la Tentation. Il renonce à celle-ci et prépare activement sa défense, cherchant pour son avocat, chez les piliers de l’Église, des descriptions plus crues que tout ce qu’on peut lui reprocher. 
Après les avoir citées devant la 6e chambre de police correctionnelle, le 29 janvier 1857, son avocat termine sa plaidoirie par ces mots : « Vous lui devez non seulement un acquittement mais des excuses ! » L’impératif moral ne suffirait peut-être pas mais les juges ont reçu des recommandations de l’impératrice et du prince Napoléon, avec lequel Du Camp chasse l’hiver, et ils l’acquittent en effet, le 7 février, conjointement avec le directeur de la revue et l’imprimeur. Le roman paraît en volume chez Michel Lévy, 2 bis rue Vivienne, à la fin d’avril.
« Du jour au lendemain, Gustave Flaubert était devenu célèbre », se rappellera Maxime Du Camp.
Le 3 janvier 1857, les frères ont rencontré à l’hebdomadaire de la rue Laffitte, celui qui en est le rédacteur en chef depuis un mois, dont ils confient aussitôt le portrait à leur journal : «  Au bureau de L’Artiste, Théophile Gautier, face lourde, les traits tombés dans l’empâtement des lignes, une lassitude de la face, un sommeil de la physionomie, avec comme des intermittences de compréhension d’un sourd, et des hallucinations de l’ouïe qui lui font écouter par derrière, quand on lui parle de face. Il répète et rabâche amoureusement cette phrase : De la forme naît l’idée, une phrase que lui a dite, ce matin, Flaubert, et qu’il regarde comme la formule suprême de l’école, et qu’il veut qu’on grave sur les murs ».
Le 11 avril, les Goncourt, qui ont presque fini Les hommes de lettres, une pièce qui attaque la bohème journalistique, sont à nouveau sur le motif : « A cinq heures été à l’Artiste : Gautier, Feydeau, Flaubert... grande discussion sur les métaphores....... à la suite de quoi, une terrible discussion sur les assonances....... Tant d’importance donnée au vêtement de l’idée, à sa couleur et à sa trame, que l’idée n’était plus que comme une patère à accrocher des sonorités et des rayons. Il nous a semblé tomber dans une discussion de grammairiens du Bas-Empire. »

Flaubert chez les Goncourt.

Flaubert a un nouveau projet qui s’appelle encore pour lui Carthage, et qui s’intitulera plus tard Salammbô et, en ce mois de mai, il lit un ouvrage de 400 pages sur le cyprès pyramidal, - ce gros volume pour décrire un seul arbre ! - et les 18 tomes de la Bible de Cahen ; le 26 juillet, il aura déjà lu cent volumes concernant la cité punique.
Les frères apprécient davantage le rédacteur en chef de l’Artiste à leur seconde rencontre: «  Théophile Gautier ce styliste à l’habit rouge pour le bourgeois, apporte dans les choses littéraires le plus étonnant bon sens, et le jugement le plus sain, et la plus terrible lucidité jaillissant en petites phrases toutes simples, d’une voix qui est comme une caresse. Cet homme, au premier abord un peu fermé, ou plutôt comme enseveli au fond de lui-même, a un grand charme, et devient avec le temps sympathique au plus haut degré. » Il ont terminé leur pièce, qu’ils lisent à Paul de Saint-Victor, l’un des critiques les plus élégants de l’époque, feuilletoniste au Pays, à la Presse, à la Liberté, qu’ils ont rencontré au café Riche. Le Gymnase la refuse, le Vaudeville pareillement ; ils s’obstinent, ils en feront un roman, et s’isoleront autant qu’il est nécessaire : « il faut, pour pondre, une retraite et comme une nuit à l'esprit.»
L’ermite de Croisset en sait quelque chose, qui pioche – c’est son mot – inlassablement, en Tunisie pour l’heure, du 16 avril au 12 juin 1858, après quoi il défait et recommence tout, et pioche encore à Paris l’hiver. « On sonne, c’est Flaubert à qui Saint-Victor a dit que nous avions vu quelque part une masse à assommer, à peu près carthaginoise, et qui vient nous demander l’adresse. » Sous le lustre en cristal de Bohême, dans le magasin de porcelaine des Goncourt, il est là, le 11 mai 1859 : « très grand, très fort, de gros yeux saillants, des paupières soufflées, des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelé et plaqué de rouge. » 
Eux ont terminé Charles Demailly, qui est le nom romanesque des Hommes de lettres. C’est un roman à clés : Champfleury y est Pommageot, Nadar s’y appelle Couturat, Théodore de Banville y prend le nom de Boisroger, Gautier y apparaît sous les traits de Masson ; y sont dépeints aussi Constantin Guys ou Aurélien Scholl, qui était chez eux encore tout récemment, avec Eugénie Doche, la Dame aux camélias de la création, six ans plus tôt, au Vaudeville du 27 rue Vivienne, (emporté par le percement de la rue du Quatre-Septembre). Le couple était venu admirer leurs collections de costumes du XVIIIe siècle.
De cette attaque contre la presse, personne ne veut, pas plus en volume qu’à la scène ; finalement, c’est à compte d’auteur, chez Dentu, qu’ils publient leur Charles Demailly au début de 1860. Dès le lendemain de la parution, les voilà « boulevard du Temple, dans le cabinet de travail de Flaubert, dont la fenêtre donne sur le boulevard et dont le milieu de cheminée est une idole indienne dorée. Sur sa table, des pages de son roman qui ne sont presque que ratures. De grands, de chauds et de sincères compliments sur notre livre, qui nous font du bien au cœur ; une amitié dont nous sommes fiers... » Gavarni, Saint-Victor les félicitent également, mais Janin, la référence de Jules, éreinte le livre dans le Journal des Débats.

Des semaines de silence.

C’est encore chez Flaubert, où ils déjeunent quinze jours plus tard, que Bouilhet raconte une anecdote : l’amour platonique d’une religieuse de Rouen pour l’un de ses collègues internes, qu’il trouve pendu un matin ; la sœur vient pour une dernière prière muette dans la chambre du mort, et Bouilhet lui glisse dans la main une mèche de cheveux qu’il a coupée sur le corps. L’histoire constituera l’intrigue de leur futur roman, Sœur Philomène.
Le «  trio d’ours et de solitaires ensauvagés », comme ils l’écriront de Flaubert et eux, est désormais solidement constitué. Il n’y a guère loin du quartier Bréda au boulevard du Temple et, hormis les visites réciproques, Flaubert reçoit le dimanche, sur son grand divan de cuir surmonté d’un moulage de la Psyché de Naples, la pittoresque actrice Suzanne Lagier, et Sari, son amant, directeur du théâtre des Délass’Com’, et ne sort guère que chez la Présidente, ou rue de l’Arcade, chez Jeanne de Tourbey, nom de scène, après que Marc Fournier, directeur de la Porte-Saint-martin, l’eut lancée sur les planches, d’une jeune personne qui a débuté dans la galanterie. Alexandre Dumas fils l’a présentée tout récemment à Sainte-Beuve et le quinquagénaire est déjà le Pygmalion de cette jeune fille de 25 ans, aux yeux gris, au simple bouquet de violettes en guise de bijou.
Le plus éloigné des amis est Gautier, que les deux directeurs du Moniteur, Paul Dalloz et Julien Turgan, voulaient comme voisin, et qui les a rejoints à Neuilly, 32 rue de Longchamp.
Sinon, l’on pioche ; « il faut être un honnête homme et un bourgeois honorable pour être un homme de talent. J’en juge par Flaubert et par nous », dira encore le journal des Goncourt, qui raconte aussi que Flaubert aurait interdit à son domestique de lui parler de toute la semaine, ne lui autorisant qu’un : « Monsieur, c’est dimanche. » le dernier jour.
Grâce aux recommandations que leur a fournies Flaubert, ils visitent aux alentours de Noël pour leur Sœur Philomène, mais « 10 heures en tout », écriront-ils en preuve de l’acuité de leur sens de l’observation, le service de Velpeau à l’hôpital de la Charité, desservi par les religieuses de Saint-Augustin, et qui avec ses 474 lits, au 47 rue Jacob, est alors le quatrième hôpital de Paris. Sœur Philomène, publié à la Librairie nouvelle le 13 juillet 1861, après un refus de Michel Lévy qui l’a trouvé lugubre, marque leurs débuts dans la veine réaliste et l’arrivée de l’hôpital dans la littérature.
Pendant que Flaubert travaille comme un damné, l’existence est plus légère du côté de chez Gautier, qui s’écrit une pièce pour son anniversaire, interprétée par toute sa petite famille dans la chambre des filles, rue de Longchamp, dans des décors peints pour l’occasion par Puvis de Chavannes. Les Goncourt y sont le 31 août, comme ils sont chez Gavarni le 8 novembre, qui donne une fête pour célébrer ses retrouvailles avec Sainte-Beuve, à laquelle il a convié aussi Philippe de Chennevières, conservateur du Louvre, et Veyne, le médecin qui soigne son asthme. On y a, dans la soirée, une idée épatante, celle de la prolonger par un rendez-vous régulier, tous les quinze jours, le samedi par exemple, au restaurant Magny dont Sainte-Beuve est un habitué, avec pour première échéance ce 22 novembre.

Chez la princesse Mathilde. Concert dans la grande serre. Gallica
Le salon de la princesse Mathilde.

Flaubert est au dîner de la « société Gavarni » du 6 décembre 1862 ; il lui a fallu demander l’adresse - 3 rue Contrescarpe-Dauphine (auj. Mazet) – qu’il ne connaissait pas, de ce fameux Magny et de ses deux salles sur deux étages où Rossini avait créé son tournedos. Il s’est enfin arraché à son Salammbô, qui vient de paraître douze jours plus tôt. Il en a obtenu 10 000 francs de Michel Lévy et laisse courir le bruit, pour attiser la curiosité, qu’il l’a vendu le triple. Il devient l’homme à la mode ; il a même droit à une parodie au théâtre du Palais-Royal : Folammbô ou les Cocasseries carthaginoises. La cour, qui pour ses bals costumés ne sortait guère du Louis XV, se veut à présent exotique : Flaubert est invité par la princesse Mathilde, interrogé par l’Impératrice sur le costume de Salammbô et bientôt prié de fournir des dessins. La critique est moins enthousiaste mais un article de George Sand dans la Presse sera le point de départ de l’amitié des deux écrivains.

Si l’étiquette a finalement forcé l’Impératrice à renoncer à la moulante robe punique, Mme Rimski-Korsakov a osé un costume peu opaque et peu couvrant qui a choqué. Flaubert est stigmatisé par les prédicateurs de Sainte-Clotilde et de la Trinité pour avoir inventé des costumes obscènes et « vouloir ramener le paganisme ». Les Goncourt hantent précisément, à ce moment-là, ces « églises chic, Saint-Thomas-d’Aquin, Sainte-Clotilde, etc. » pour se documenter sur la piété mondaine en vue d’une peinture de la bourgeoisie qu’ils ont en projet depuis longtemps et qui sera publiée sous le titre de Renée Mauperin.
En face de chez Flaubert, Bonvalet. Gallica

Une nouvelle adresse, celle de l’hôtel particulier du 24 rue de Courcelles, offert par l’empereur à sa cousine, la princesse Mathilde, qui reçoit le mercredi artistes et gens de lettres dans le damas pourpre de ses salons et le velours vert émeraude de sa salle à manger, prend place dans le territoire des ours ensauvagés. Les « bichons », épithète que Flaubert distribuait assez généreusement mais qui, reprise par l’entourage de la Princesse, sera désormais réservée aux frères Goncourt, gênés par le bruit des ateliers de Sax, se cherchent une maison rue du Rocher, où Maxime Du Camp est installé depuis longtemps, au 43, dans un petit hôtel de deux étages, qui comprend quatre pièces à chaque, à quoi s’ajoute en bas la cuisine et un cabinet. Mais ils ne trouvent rien. Quand au bruit, Flaubert qui est presque en face du restaurant Bonvalet, en a sa part les jours de noce et de fenêtres ouvertes où il ne perd ni un quadrille ni un cri.


            Que faire le vendredi saint ?

La piste des ermites, outre ses lieux, a ses dates : l’anniversaire de Théo et son petit théâtre, Pierrot posthume et Le Tricorne enchanté ; les dîners Magny qui, à partir d’avril, passent au lundi, - « On paye dix francs par tête ; le dîner est médiocre. On fume beaucoup ; on parle en criant à tue-tête, et chacun s’en va quand il veut », écrira George Sand quand elle s’y joindra après qu’on l’eut prié durant trois ans - enfin le vendredi saint, « jour bien difficile à passer pour un sceptique », comme l’écrit Flaubert, sans compter, ajoute-t-il, « la question des domestiques ». Formule où l’on ne sait guère s’il s’agit de respecter leur foi, ou de ne pas risquer par l’exemple de les détourner d’une piété qui est un sûr soutien au respect dû à leurs maîtres.

L'hôtel de la Païva. Atget. 1901. Gallica

Le plus baroque sera ce vendredi saint où les Goncourt feront maigre chez une courtisane, et non des moindres puisqu’il s’agit de la Païva, dans son somptueux hôtel particulier du 25 Champs-Élysées, pendant que Sainte-Beuve organisait des ripailles pour le prince Napoléon, le cousin de l’empereur très catholique. Le mari de la femme de ménage des bichons, mécanicien au chemin de fer, est autrement conséquent : il fait maigre le vendredi saint, pour la mort de Jésus, et maigre encore à Pâques parce que l’homme ne peut être ressuscité. 

Début 1864, la princesse Mathilde se déplace rue Saint-Georges pour voir les collections des Goncourt qui commencent à être réputées. Flaubert détonne toujours dans la bonbonnière des bichons, comme à l’hôtel de la rue de Courcelles : signalant à Goncourt qu’il a à bouger pour ne pas risquer de tourner le dos au prince Napoléon, ce que l’étiquette réprouve, il ajoute : « Oh ! il ne vous en voudrait pas... » prêtant ainsi des mœurs particulières à Plon-Plon. Mais Bouilhet est pire encore : quand la princesse Mathilde prêtera son atelier d’aquarelliste passionnée à l’appareillage des costumes de sa Conjuration d’Amboise, qui doit se donner à l’Odéon en cette fin d’octobre 1866, on entendra Nieuwerkerke, son favori, pour lequel on a créé le poste de surintendant des Beaux-Arts, remonter épouvanté en disant : « Il y a en bas un auteur qui sent l’ail ! »

 

Renée Mauperin paraît chez Charpentier le 12 mars 1864. Challemel-Lacour en rend compte dans le Temps trois jours plus tard : « Ils sont de l’école de M. Théophile Gautier et de M. Flaubert, dont le procédé est connu. Il consiste à regarder les choses avec les yeux du peintre, à y distinguer les plans, les jeux de l’ombre et de la lumière, l’effet que font les objets rapprochés d’une certaine manière sous un certain jour. » Une école du regard donc, et Gautier donnait effectivement pour tâche aux mots, en préface à Émaux et Camées de véhiculer « le moins de pensée possible », et ainsi finalement une école réaliste, la réalité étant la seule chose qui se donne à voir, ce qui n’est guère le cas de l’Olympe. Rendant compte d’Idées et sensations, deux ans plus tard, qu’ils ont dédié à Flaubert, Sainte-Beuve reprochera encore aux Goncourt leur conception trop picturale de la littérature.


            Le premier roman naturaliste.

            Après s’être attelé au Château des cœurs, une féerie écrite avec Bouilhet et d’Osmoy, qui devait le distraire de son indécision entre les deux projets de Bouvard et Pécuchet et de L’Éducation sentimentale, Flaubert a finalement opté pour ce dernier. Et comme de coutume, la gestation est terriblement douloureuse.
Germinie Lacerteux paraît à la mi-janvier 1865 chez Charpentier. Le livre, dédié à Théophile Gautier, a été inspirée aux Goncourt par l’histoire de Rose, leur vieille domestique, un peu une seconde mère pour eux, morte trois ans plus tôt et dont ils n’ont appris qu’alors, avec effarement, la vie cachée, torrent de « fureurs érotiques » connues de tout le quartier, ignorées d’eux seuls. « Champfleury est dépassé, je crois ? », leur écrit Flaubert, et Zola salue dans un feuilleton cette œuvre qui « monte à la tête comme un vin puissant » où l’on verra le premier roman naturaliste.
Rédigeant la scène du bal chez la Maréchale de l’Éducation sentimentale, Flaubert se rappelle le « Bal paré chez la Présidente », comme l’indique son carnet de notes, où Théo était venu en Turc, Maxime Du Camp en Hindou, Ernest Reyer en chimpanzé, et lui en chef indien, avec un plumeau pour coiffure et une passoire pour tomahawk. Séparée à présent de Mosselman, Apollonie Sabatier vit dans un modeste rez-de-chaussée au 10 rue de la Faisanderie, ses objets d’art ont été dispersés, elle s’occupe à la peinture de petits portraits et à la réparation de miniatures. Pour Flaubert, « c’est la Trappe », une existence de « mort-vivant », quatorze heures de travail par jour.
Reminy, prêtre, diable, violoniste et Hongrois
Le Moscove, le « doux barbare », l’autre géant, en un mot Ivan Tourgueniev, est arrivé à la table de Magny ; la Princesse fait faire à tous, pour leurs séjours à Saint-Gratien, des robes de chambre bleues sur un modèle turc, mais le comble de l’exotisme, c’est encore chez Gautier qu’on le trouve : « Il y a ce soir, à côté de Flaubert, de Bouilhet, de nous, un vrai Chinois, avec ses yeux retroussés et sa veste de velours groseille, le professeur de chinois des filles de Gautier. Il y a un peintre exotique, qui a, jusqu’aux genoux, des bottes de sept lieues et des yeux volés à un jaguar. Il y a le violoniste hongrois Reminy, avec sa tête glabre de prêtre et de diable ; il y a son accompagnateur, un petit bonhomme gras et douteux, éphébique et féminin, avec sa tête d’Alsacienne, les cheveux blonds, en baguettes, tombant droit de la raie du milieu de sa tête (...). Il y a enfin, accompagnée de son fils, la femme d’un dieu, la veuve d’un Mapah, Mme Ganneau. »
Ting-Tun-Ling, qui sert de professeur à Judith et Estelle, s’installera bientôt complètement dans la famille, et son enseignement sera assez efficace pour que Bouilhet puisse correspondre en chinois avec Judith.

L’opposition des écologistes.

« Le prolongement du chemin de fer d'Auteuil va amener la disparition d'une propriété devenue presque historique par le nom du célèbre artiste qui l'habite : Gavarni », écrit Jules Lecomte dans Le Monde Illustré du 27 juin 1863. Courant au long des fortifications depuis 1851, attendant de franchir la Seine par le viaduc du Point du Jour, (aujourd'hui remplacé par le Pont de Garigliano), le chemin de fer dit « de Ceinture » menace la propriété du mathématicien, de l’inventeur, qui est aussi jardinier : « Mouvements de terrains, bassins, rocailles, escaliers, la pierre mêlée à la verdure, il n'avait rien épargné sur le choix et dans la dépense. C'est là qu'il fallait aller pour voir une curieuse collection de ces arbres, dits « arbres verts », conifères au feuillage persistant, pour lesquels l'hiver n'existe pas, et qui sont si fort à la mode aujourd'hui. Sa collection rivalisait presque avec celle du petit Trianon ; c'était une création chérie du grand artiste, dont rien ne restera ! Les rails passeront sur l'emplacement de l'atelier même ... »
Henriette Maréchal à l'Odéon. Gallica
Et l’urbanisme empire, qui frappe aujourd’hui « le grand homme qui appelait [les Goncourt] ses petits », et qui n’en a plus que pour trois ans à vivre dans un petit hôtel de l'avenue de l'Impératrice (aujourd'hui avenue Foch), va avoir d’autres conséquences encore pour les deux frères. La jeunesse du Quartier latin ne supporte pas la destruction de la Pépinière du Luxembourg, établie par la Convention sur un terrain dépendant de l’ancien couvent des Chartreux, où Victor Hugo aimait à rêver, et quand la Henriette Maréchal des bichons, qui passe pour avoir été reçue sous la pression de la princesse Mathilde, se retrouve au Français, cette jeunesse étudiante y trouve l’occasion de manifester son hostilité au régime. Une cabale dirigée par Georges Cavalier, dit Pipe-en-bois, polytechnicien qui sera, en 1871, quelque chose comme directeur des promenades et plantations, bref « l’Alphand de la Commune », fait tomber en moins d’une semaine une pièce pour laquelle on prévoyait un immense succès.
Flaubert avait évidemment rempli son devoir - « On ne vient pas pour s’amuser aux 1ères des amis, mais pour les servir » - déclinant une invitation dans la loge de la Princesse pour faire plus efficacement la claque au parterre. Tout ce qui touche à « l’avant-scène » fait partie du métier des lettres : quand sa Conjuration d’Amboise est programmée à l’Odéon, Bouilhet s’installe à l’hôtel Corneille, en face du théâtre, pour surveiller les répétitions, rameute le ban et l’arrière-ban des relations pour la 1ère - George Sand, et la Princesse Mathilde, et Edma Roger des Genettes, son ancienne maîtresse -, « chauffe » la presse pendant toute la quinzaine qui précède au Café de Suède et chez Dinochau, tandis qu’au baisser de rideau, d’Osmoy court encore durant deux heures « pour le succès de son ami, tous les cafés Tabourey du Quartier latin, forcé de boire des verres de vin avec la bohème basse des arts et des lettres ».

Zola et les Impressionnistes.

Le 17 avril 1866, Flaubert est le témoin de Judith Gautier qui épouse Catulle Mendès contre l’avis et en l’absence de son père, qui déteste le gendre et l’a surnommé « Crapulle Membête ». Chez Magny, le 21 mai, « Mme Sand fait son entrée en robe fleur de pêcher, une toilette d’amour, que je soupçonne mise avec l’intention de violer Flaubert », dit le journal des Goncourt. C’est avec élégance désormais que s’habillera Flaubert, à compter du 13 août, où il est nommé chevalier de la Légion d’honneur, comme le note, amusé, Maxime Du Camp. Le 27 mai 1867, Gautier assiste, en expert, au pavillon d’Égypte de l’Exposition universelle, au démaillotage d’une momie et, le soir, il se promène avec les Goncourt dans l’expo. Le 25 juin, il lui faut mettre, auprès du ministre de l’Intérieur, sa démission dans la balance pour faire passer dans le Moniteur Universel un article consacré à la reprise d’Hernani et y rappeler avec émotion les luttes d’autrefois.
Manette Salomon, le cinquième roman des Goncourt, dédié « A la table de Magny », - « autel d’Epicure, desservi par un vivandier de renom » autour duquel « se sont formés en couronne, Messieurs les beaux athées », écrit Louis Veuillot -, a failli paraître en même temps que l’ouverture de l’Exposition universelle. Leur plaidoyer en faveur de l’art libre et jeune des vingt années précédentes, où l’on retrouve Delacroix, Decamp, Millet et Corot, en eût sans doute été occulté par la découverte des canons de Krupp.
Quand Zola a consacré un premier article à Manet dans l’Évènement, le peintre, lui écrivant pour le remercier, lui avait donné rendez-vous au café de Bade, 26 boulevard des Italiens, où il était tous les jours de 5 h 30 à 7 h. Mais c’est maintenant au café Guerbois de la Grande Rue des Batignolles (auj. av. de Clichy), n° 9, que se réunissent autour de lui Pissaro, Monet, Renoir, Fantin-Latour et Bazille, et là que Zola voit son ami aixois Cézanne quand il est à Paris. C’est autour de ses bocks que l’on discute « d’impressions », mot qui se retrouvera au bas d’une toile de Monet cinq ans plus tard, dans l’atelier du photographe Nadar, au 35 boulevard des Capucines, et de là dans la presse avec le destin que l’on sait. A ces impressionnistes, les Goncourt sont plutôt imperméables, et ils exècrent Courbet que loue Zola, mais cet homme, de vingt ans le cadet d’Edmond et de Flaubert, de dix ans celui de Jules, a fait part dans Mes Haines de son admiration publique pour eux – Germinie Lacerteux l’enthousiasme - comme pour Flaubert.
Pour l’heure, les bichons doivent déménager : Jules, déjà malade de la syphilis, ne supporte plus le bruit des saxophones, de la circulation ni le demi fou qui, dans l’écurie au bas de chez eux, frappe les chevaux d’une façon qui les empêche de dormir au quatrième. Ils s’intéressent d’abord au Parc-aux-Princes, un lotissement ouvert à Boulogne dix ans plus tôt, où Jeanne de Tourbey a « une maison bizarre, presque cocasse, ressemblant à une petite maison d’un sultan de Crébillon fils, mais qui nous a charmés, ensorcelés, par le je ne sais quoi de son originale étrangeté. Elle nous plaît sans doute parce qu’elle n’est pas la maison bourgeoise de tout le monde. Avec cela, un beau jardin, de vrais arbres ».

De la rue Saint-Vincent à la place du Calvaire

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Le lapin à Gill: l'analyse

(article paru, accompagné d'autres visuels, dans le HS de Télérama "Les bohèmes")

Au commencement était le lapin. Sauté, en gibelotte, il constituait le mets choisi des guinguettes, au faubourg, et leur enseigne : à Belleville, sur celle du Lapin vengeur, le léporidé flinguait le cuistot ; à Montmartre, en chapeau claque huit reflets, une bouteille chapardée à la patte, il s’échappait de la casserole, Lapin agile autant qu’à Gill. Le célèbre caricaturiste en était l’auteur, Gill pinxit, moins d’une dizaine d’années après la Commune.
Corneille et fille à Berthe au Lapin agile
A la Belle Époque, c’était le père Frédé, ou plutôt Berthe, qui fricassait l’animal rue des Saules : son bonhomme avait trop fournie une barbe dont les poils auraient gâté la sauce, mais qui ne le gênait pas pour la guitare. Au Bateau-Lavoir, rue Ravignan, Picasso en était à sa période bleue, la fille de Berthe en fit les frais, et une corneille, vue comme elle dans l’estaminet : le visage émacié, rentré dans des épaules maigres, effleure en même temps que la main un plumage plus brun que noir.
Frédé a été auparavant le tenancier du Zut, c’est dire qu’il a de la répartie ; il a aussi un âne, connu pour ses flatulences. Picasso a un voisin, Van Dongen, le « Kropotkine du Bateau-Lavoir », et bientôt une compagne, Fernande Olivier, rencontrée à la fontaine où chaque locataire s’en vient tirer son eau. Voilà que le sombre hidalgo se détend, sa palette éclate, il se représente en Arlequin à une table du Lapin agile, tournant presque le dos à Germaine, danseuse du Moulin-Rouge pour laquelle son ami Carlos Casagemas s’est suicidé. - C’est après ce drame que Picasso a vu la peinture en bleu.
A l’arrière-plan du tableau, le père Frédé, ses sabots, sa guitare, son bonnet de trappeur. Bien sûr, le peintre en fait cadeau au mastroquet. Dorénavant, sous le plafond bas plus culotté qu’une vieille pipe, les habitués, certains soirs, voient double avant même d’avoir bu : Pablo, Germaine, Frédé assis devant Pablo, Germaine, Frédé, la toile punaisée au mur comme un trompe l’œil, effet vache-qui-rit. A cette seule différence que Picasso n’est pas en Arlequin mais en bleu d’ouvrier zingueur. On est en 1905.
Frédé, à temps perdu, fait de la céramique ; les convives y font des vers, y compris les dessinateurs, ce qui compte dans le dessin de presse, plus que le trait c’est la légende. Charles Genty dédie à l’hôte ce tercet : « Pots de lapin, pots ! Oh les jolis pots de lapin d’argile ! Potier, tu as trouvé le succès dans un four. »
Entre un Christ grandeur nature de Léon-John Wasley, dont les bras en croix servent le plus souvent de porte-manteaux et, plus grand que lui, un moulage de l’Apollon citharède, - il y a aussi un truc obscène, un perroquet de Pierre Girieud, des nuages de fumée -, le tout jeune Charles Dullin dit des poèmes de Baudelaire, de Verlaine, de Villon. Frédé se lisse une barbe satisfaite : « Ah ! ce soir, ce soir nous avons une vraie soirée d’art. Faisons de l’art ».
A la place de Dullin, ce peut être Gaston Couté, Francis Carco...

A la mi-février, Apollinaire est monté jusqu’à la pile chancelante d’ateliers, accrochée comme un dahu à flanc de pente, il a toqué à une porte. « Et derrière la porte les pas lourds d’un homme fatigué, ou qui porte un faix très pesant, vinrent avec lenteur et quand la porte s’ouvrit ce fut dans la brusque lumière la création de deux êtres et leur mariage immédiat.
Dans l’atelier, semblable à une étable, un innombrable troupeau gisait éparpillé, c’étaient les tableaux endormis et le pâtre qui les gardait souriait à son ami.
Sur une étagère, des livres jaunes empilés simulaient des mottes de beurre. Et repoussant la porte mal jointe, le vent amenait là des êtres inconnus qui se plaignaient à tout petits cris, au nom de toutes les douleurs. »[1]
Apo la pipe et Picasso le chapeau
Il n’y a pas que le vent, tout est en bois dans cette dizaine d’ateliers, tout s’entend, complète promiscuité, et Picasso, toujours le crayon à la main, y croque Apollinaire, - ces deux-là se sont trouvés, ne se quittent plus -, jusque dans l’onanisme ou la défécation.
Apollinaire a introduit André Salmon, Picasso leur a présenté son fidèle Max Jacob, l’un ou l’autre a qualifié l’empilement d’ateliers en ponts et coursives de Bateau-Lavoir, bateau, on voit pourquoi, lavoir pour les éclats de voix des batteuses ? Picasso a pu tracer à la craie bleue sur sa porte, maintenant qu’ils étaient au moins trois de ce genre dans sa bande : Au rendez-vous des poètes.

Hormis André Warnod, à Montmartre dès ses neuf ans, fonds de culottes sur les bancs de Rollin (aujourd’hui lycée Jacques Decour ; Poulbot aussi y est passé), ceux qui vont peupler la butte cette avant-guerre viennent de partout : d’Andalousie et d’Italie, des Pays-Bas, de Nouméa et même de Sedan selon qu’ils sont Picasso, Modigliani, Van Dongen, Carco ou Dupaquit. Celui-là, qui sera le premier maire de la Commune libre de Montmartre après la supposée der des der, a, quand commence notre récit, 35 ans ; Max Jacob en a 30, Apollinaire, Picasso et Salmon vingt-cinq, Modigliani ou Carco vingt.

En face du Bateau-Lavoir, au coin de la rue Berthe, le critique Arsène Alexandre, directeur artistique du Rire a son pavillon. Tout ce qui peint sur la butte sait a priori dessiner, et à 100 000 exemplaires vendus chaque samedi, le Rire a tout de l’aubaine. Les Sedanais Dupaquit et Delaw, qui habitent l’hôtel du Poirier, en face, ont su en trouver le chemin ; Poulbot, naturellement. Girieud n’y a pas réussi : à chaque passage, il repeint le mur d’un jet de jaune pipi.
Picasso a refusé mordicus l’en-attendant, les garde-fous ; Wasley aussi : «  je ne veux pas me dire, quand je serai vieux : Tu n’as pas osé ! » Il ne sera jamais vieux, Verdun aura sa peau.

On est déjà fin novembre, début décembre 1908. Picasso vient de dégoter chez le père Soulier, le brocanteur de la rue des Martyrs, la providence des mauvais jours qui achetait indistinctement tout ce qu’on lui apportait, l’Eve d’Henri Rousseau, un portrait de Yadwigha, hiératique dans une robe d’un noir de jais. Pour 5 francs ! Il décide de donner une fête en l’honneur du vieux bonhomme qui n’a pas, comme eux, bouffé de la vache enragée à 20 ans mais à plus de quarante, abandonnant tout à coup la tranquillité de la douane pour la peinture à temps plein.
Dès 6 heures, pas mal des invités sont déjà chez Azon, aux Enfants de la Butte, à siroter l’apéro en écoutant l’orgue électrique à pièces. C’est à peu près à ce moment-là que Pablo réalise qu’il s’est gouré dans la date chez le vivandier du coin et que le repas ne viendra pas. Fernande retrousse ses manches, entreprend une paella de dernier recours ; Gertrude Stein écume les environs en quête de tout ce qu’elle pourra trouver. Pour le vin, on peut compter sur 50 bouteilles. A 8 heures, la bande rigolarde et chantante arrive à l’atelier : des planches sur des tréteaux, des bancs, au-dessous d’une douzaine de lampions, dangereuse folie dans ce tas de bois. Les premières gouttes de cire commencent à tomber sur les épaules quand Apollinaire introduit le héros de la soirée, petit homme aux cheveux blancs sous le béret, appuyé sur sa canne. Ses yeux bleus étincellent à la vue de son tableau entouré de guirlandes, de la banderole « Honneur à Rousseau », de l’espèce de trône qu’on lui a préparé.
Apollinaire porte un toast, 24 vers pour 50 bouteilles : « Ces vins qu’en ton honneur nous verse Picasso, Buvons-les donc… O peintre glorieux de l’alme République Ton nom est le drapeau des fiers Indépendants Et dans le marbre blanc, issu du Pentélique, On sculptera ta face, orgueil de notre temps. »[2] D’ailleurs, chuchote-t-on à l’oreille du récipiendaire, cet homme à la belle prestance (en fait un locataire du Bateau), là-bas, est M. le ministre des Beaux-Arts. Rousseau remercie de quelques airs de violon.
A minuit, tout Montmartre s’associe à l’hommage, Frédé a même amené l’âne Lolo. Apollinaire demande à Gertrude Stein et Alice B. Toklas de bien vouloir faire découvrir à la compagnie quelque chant indigène des Peaux-rouges, ce à quoi elles se refusent absolument. André Salmon et Maurice Cremnitz, qui se sont au préalable rempli la bouche de savon, bavent tout ce qu’ils peuvent de bulles, les yeux blancs, simulant une attaque de délirium tremens parce que ces trois américains (Léo Stein accompagne sa sœur), habillés de soirée, décidemment les agacent. Marie Laurencin se lance dans un tournis de derviche avant de s’asseoir sur les gâteaux. Salmon s’écroule de même, dans la pièce où l’on s’est débarrassé, sur les chapeaux de ces dames. Azon vient prévenir qu’une invitée est dans le caniveau. Où sont passé, dans ce tourbillon, Braque, Gris, Modigliani peut-être, Max Jacob, Maurice Raynal et Vlaminck ? Rousseau a encore le temps de glisser à Picasso, avant qu’à 3 heures du matin les Stein ne le remmènent, « En somme, toi et moi on est les plus grands peintres ; moi dans le genre moderne, toi dans le genre égyptien. »
L’adjectif fait sans doute référence à ces dames du Bordel d’Avignon, comme Pablo en parle, songeant à celui d’une rue de Barcelone.
La rue de Barcelone d'où sont issues les Demoiselles

A la fin de l’hiver, André Warnod n’arrivant guère à s’extirper d’un impressionnisme qui, comble, ne le fait même pas manger, va sonner chez Comoedia. Le directeur du titre en fait son envoyé spécial dans la bohème, articles et dessins. Comme du temps de Murger, les rapins vont retrouver en temps réel leurs farces, leurs banquets et leurs bals dans ses colonnes. Évidemment, Warnod, le premier à décrire l’ambiance du Lapin agile, est encore au premier rang quand, au début de 1910, Roland Dorgelès, 24 ans itou, s’empare de Lolo, 10 ans, lui tient sinon la main la queue, plus concrètement y attache un pinceau, le trempe dans des couleurs successives et mène l’âne à la toile vierge comme la vache au taureau. Le tout devant photographe et huissier, les conjurés masqués d’un loup noir. Pourquoi la presse n’inventerait-elle pas elle-même les canulars bohèmes plutôt que de se borner à les relater ? C’est le numéro du 1er avril (1910) de Fantasio, nouvelle publication du Rire, qu’on prépare.
L’anagramme du baudet archétypique des fables, Aliboron, fournit une signature : Boronali. Avec un prénom comme Raphaël et Adriatique dans le titre, c’est un triple coup de pied de l’âne au futurisme transalpin. Pour faire bon poids, un manifeste de l’excessivisme accompagne le tableau : « Ravageons, ravageons les musées absurdes ; piétinons les routines infâmes des faiseurs de boîtes de bonbons… Ne nous laissons pas rebuter par les braillements des putois écorchés vifs qui agonisent sous la Coupole, etc. »
Le Salon des Indépendants n’a ni jury d’admission ni récompenses, c’est même sa raison d’être. On ne dupe donc, en y faisant accrocher Coucher de soleil sur l'Adriatique, aucun « putois de la Coupole » ni d’ailleurs. De surcroit, Girieud, l’un des conjurés, a mis Signac, son président, dans la confidence. Le Matin trouve la toile risible, pas beaucoup plus et pas moins que « en bloc, MM. Marinot, Crotti, A. Lhote ; Van Dongen, Rouault, Girieud, Henri Matisse, qui eurent du talent et semblent aujourd’hui se moquer d’eux-mêmes. » Marie Laurencin est plus loin dans la liste des réprouvés.
Dans sa majorité, la critique est plus encline alors à refuser toute novation qu’à tout gober : Rouault, Matisse, etc., autant d’ânes ! Pourtant, après que Fantasio a dévoilé le pot aux roses, publiant photos et constat d’huissier, une foule de curieux s’écrase aux Indépendants. Pour convenir qu’effectivement entre Rouault, Matisse et Aliboron…?

L’été précédent, André Salmon, après un mariage sur la butte, la veille du 14 Juillet (« On a pavoisé Paris parce que mon ami Salmon s’y marie », constate Apollinaire), est parti pour Montparnasse. Picasso a descendu la butte jusqu’au boulevard de Clichy trois mois plus tard. Ca sent la fin.
Le coup de grâce tombe le 29 juin 1913 : le manifeste de l’Anti-tradition futuriste, d’Apollinaire, dit « MER.....DE...... » à toute une série de choses dont Montmartre. Et « ROSE aux » Picasso, Max Jacob, Salmon, Mac Orlan, Carco qui sont ainsi arrachés à l’identité montmartroise.  Quinze jours plus tard, un nouveau venu, Mac Delmarle, enfonce le clou d’un autre manifeste, que signera Marinetti, tout entier dirigé contre Montmartre : « Il faut détruire Montmartre, vieille lèpre romantique, cerveau pourri couronné d’une calotte, pesant sur Paris… »[3]
Poulbot met en garde ces « forbans du futurisme » : « Qu’ils ne s’aventurent pas sur ma Butte, ils n’en sortiraient pas vivants ! »
C’est la guerre qui prendra la pioche : un bon tiers des bohémiens de la rue Saint-Vincent, la rue des Saules, la place du Calvaire y sera fauché.





[1] Le poète assassiné dans Œuvres en prose complètes.
[2] Les Soirées de Paris, n° 20, 15 janvier 1914.
[3] Comoedia et Paris-Journal des 13 et 15 juillet.