SOUS LE PONT MARIE PASSE LA REINE


Ce billet est né d’une question inattendue : « Qu’avez-vous à dire sur le pont Marie ? » Sur le pont lui-même, peu de choses, sinon qu’il ne fut qu’un élément d’un programme urbanistique, celui de l’île Saint-Louis, surgie pourrait-on dire des flots un beau matin, toute habillée déjà de ses rues et de ses maisons, là où il n’y avait auparavant, de part et d’autre d’un canal, que du linge blanchissant sur pré et des vaches au pâturage. Lotie en un temps très court par un maître maçon, Christophe Marie, et ses deux associés, François Le Regrattier, trésorier des Cent-Suisses de la garde, et L. Poulletier, commissaire ordinaire des guerres, ses bâtiments sont dus pour l’essentiel, de surcroît, à un unique architecte, Louis Le Vau, qui y est à lui seul l’auteur d’une bonne vingtaine de maisons de rapport (dont trois pour lui-même), d’une demi-douzaine d’hôtels prestigieux du côté est, du pont de la Tournelle, des maisons posées sur le pont Marie (dressées par le charpentier Claude Dublet), et de l’aspect final des quais. Sans compter que son frère cadet a conçu quelques-unes des constructions de l’autre extrémité de l’île. Enfin, le principal client de Le Vau, Nicolas Lambert « le Riche », outre le magnifique hôtel qui porte toujours son nom, a été le commanditaire de quatorze autres bâtiments de l’île.
Pareille homogénéité, ce qui se dit, en langue classique, respect de la règle des trois unités, de style, de temps et de lieu, a dû rendre jaloux les dramaturges du Grand Siècle. Une plaque rappelle désormais que « le 11 octobre 1614, la première pierre de ce pont fut posée par le jeune Louis XIII et sa mère, Marie de Médicis, en présence du prévôt des marchands, Robert Miron. » Quand débute le règne personnel de Louis XIV, en 1660, l’île Saint-Louis est achevée dans sa perfection. Seul accroc au programme, une crue a emporté, le 1er mars 1658, en pleine nuit, deux arches du pont Marie côté île et une soixantaine d’habitants des vingt maisons perchées dessus. La partie écroulée sera reconstruite en 1667 mais sans habitations sur le tronçon refait, et le pont en gardera l’aspect ébréché que montre une toile de Raguenet près de cent ans plus tard.
Le pont Marie par Raguenet, 1757. En amorce, le pont Rouge, futur pont Saint-Louis
Reste que l’histoire d’un pont, c’est peut-être, plus que celle de sa construction, celle de ceux qui sont passés dessus, ou dessous. L’île Saint-Louis étant neuve dans l’histoire de Paris, et la vieille aristocratie déjà pourvue de nobles demeures, ce sont de nouveaux riches qui s’y installent, financiers et magistrats – le Palais n’est pas loin –, ou, par exemple les fils de Gruÿn, le tavernier de cette Pomme de pin de la rue de la Juiverie, dans l’île de la Cité voisine, où fréquentent Molière, Boileau, La Fontaine et Racine. Philippe Gruÿn est au 32, quai de Béthune, (alors quai « des Balcons », Le Vau ayant suggéré que tous les hôtels de ce côté en soient dotés, et le fer forgé en remplacement des balustrades de pierre d’autrefois en fait de longues coursives au-dessus du fleuve.) Charles Gruÿn, dit des Bordes, (qui tombera en même temps que Fouquet), habite, au 17, quai d’Anjou, l’hôtel dit aujourd’hui de Lauzun pour avoir été revendu au marquis de Lauzun par le fils de Charles en 1682. Mais on supposera que les fils du tavernier, question d’habitude, regagnent leur domicile depuis l’île de la Cité, après avoir été saluer papa, par le pont Saint-Louis.
Philippe de Champaigne, qui eut son atelier, durant une bonne douzaine d’années, au premier étage, en fond de cour du côté gauche, du 15, quai de Bourbon, dans la mesure où il travailla durant cette période aussi bien au Val de Grâce et à Port-Royal qu’aux Tuileries, a dû emprunter largement le pont de la Tournelle, au moins autant que son opposé. On ne retiendra donc ni l’un ni les autres parmi les fouleurs de pont Marie qui nous intéressent : ceux qui l’empruntent sinon exclusivement du moins principalement.
Voltaire, par exemple. « Mme du Châtelet, écrit-il, vient d’acheter une maison faite pour un souverain qui serait philosophe : elle est heureusement dans un quartier éloigné de tout, c’est ce qui fait qu’on a eu pour 200 000 francs ce qui a coûté 2 millions à bâtir et à orner ». Cette maison, c’est l’hôtel Lambert bâti par Le Vau, orné par Charles Le Brun, dont la galerie est la première œuvre monumentale, et Eustache Le Sueur, qui en peignit le vestibule de l’escalier, le Salon des Muses comme le Cabinet de l’Amour. Quand Voltaire y vient, c’est de Cirey, dans la Haute-Marne, de l’est donc, par la rive droite.
La galerie de l'hôtel Lambert, par Le Brun. Gravure de Bernard Picart. Gallica
« Éloigné de tout », c’est dire seulement que le quartier n’est pas à la mode. Il ne l’est pas devenu sous la Restauration. Imaginer là une boutique semble une véritable gageure. Et pourtant… « Par un beau jour de juin [entre 1818 et 1823, dates de l’action du roman], en entrant par le pont Marie dans l’île Saint-Louis, [César Birotteau] vit une jeune fille debout sur la porte d’une boutique située à l’encoignure du quai d’Anjou. Constance Pillerault était la première demoiselle d’un magasin de nouveautés nommé « Le Petit-Matelot », le premier des magasins qui, depuis, se sont établis dans Paris avec plus ou moins d’enseignes peintes, banderoles flottantes, montres pleines de châles en balançoire… Le bas prix de tous les objets dits Nouveautés qui se trouvaient au Petit-Matelot lui donna une vogue inouïe dans l’endroit de Paris le moins favorable à la vogue et au commerce. »
Quand on ne la voit pas avec les yeux de l’amour, ceux de César Birotteau, frappé d’un immédiat coup de foudre, l’île semble bien dépourvue d’attraits. « Si vous vous promenez dans les rues de l’île Saint-Louis, ne demandez raison de la tristesse nerveuse qui s’empare de vous qu’à la solitude, à l’air morne des maisons et des grands hôtels déserts. Cette île, le cadavre des Fermiers généraux, est comme la Venise de Paris », écrit Balzac dans un autre de ses romans, Ferragus. L’expression « cadavre des Fermiers généraux » fait allusion à ce qu’en 1719, la Ferme générale s’était installée à l’hôtel de Bretonvilliers, à la pointe amont de l’ile, devant un grand jardin à la française en terrasse. « Là, ils étudient l’art de donner au pressoir du sang du peuple une force plus comprimante », devait écrire Louis Sébastien Mercier.
Cette île sépulcrale est pourtant la terre où revit, en exil, la nation polonaise après le soulèvement de 1830 : le prince Adam Czartoryski, président du gouvernement provisoire, va racheter l’hôtel Lambert, tandis que, diagonalement opposée au Petit-Matelot, à l’autre bout de la rue des Deux-Ponts, donc près de celui de la Tournelle dont les fouleurs sont hors sujet, s’ouvre l’Académie polonaise des Sciences et des Arts, avec sa bibliothèque que dirige le poète Adam Mickiewicz au verbe messianique.
De qui peut-on dire avec certitude qu’il passe le pont, le nôtre, celui de Marie, dans ces années-là ? Le peintre et le modèle. Le peintre habite l’île, le modèle le Marais, il se sont connus à mi-chemin dans ce bal, à côté du passage Charlemagne, que l’on appelle la Reine ou la Dame Blanche, le bal des Acacias ou, dans le monde des collégiens, l’Astic. Son public, nous dit Victor Rozier dans Les bals publics à Paris (1855), « était presque exclusivement composé d’artistes et de jeunes israélites qui habitaient le quartier Saint-Antoine. Celles-ci n’avaient guère d’autre pratique de leur religion que de se recréer le jour du sabbat en se livrant au plaisir de la danse. Elles étaient couturières ou blanchisseuses, passementières ou brunisseuses ; mais bientôt elles quittaient le giron paternel et professaient un métier que leur type et leurs perfections physiques leur permettaient d’exercer. Elles étaient modèles. » « C'était, écrit Charles Virmaître dans son Paris oublié (1886), le rendez-vous des grands peintres, qui venaient là pour y chercher des modèles. Chacun sait que le quartier était et est encore peuplé d'israélites. »
Marix, de son vrai nom Joséphine Bloch, a 15 ans quand elle pose devant Ary Scheffer, en 1837, pour deux tableaux inspirés par le Wilhelm Meister de Goethe. Son père est marchand. Elle a grandi, comme ses deux sœurs cadettes qui seront modèles à sa suite, dans les environs de la synagogue située alors rue du Temple (entre les rues ND de Nazareth et du Vertbois). Boissard de Boisdenier, de neuf ans son aîné, est déjà l’auteur d’un Épisode de la retraite de Russie, exposé au Salon de 1835. Il est installé 3, quai d’Anjou quand il évoque pour la première fois, dans un billet à Théophile Gautier, la jeune modèle connue à l’Astic. « Dante avait Béatrix / Mais Boissard a Marix », écrira Pétrus Borel cinq ou six ans plus tard.
Le peintre Charles François Daubigny, longtemps l’élève de son père au 54, rue Vieille-du-Temple, vient bientôt s’installer 13, quai d’Anjou. Avec ses camarades Louis Joseph Trimolet, Louis Charles Auguste Steinhell, Ernest Meissonier et le sculpteur Geoffroy-Dechaume, il a signé une convention : chacun, à tour de rôle, bénéficiera d’une année pleine pour se consacrer à son œuvre, entretenu par les autres qui se livreront pour cela à des besognes alimentaires.
L'hôtel de Lauzun vers 1900 par Atget. Gallica
A l’automne 1844, Marix prend son indépendance et, se rapprochant de son amant, loue une pièce sur cour à l’hôtel de Lauzun, dit maintenant Pimodan, où elle se déclare « fleuriste ». Au début d’avril 1845, le couple s’installe à l’étage noble du prestigieux hôtel. Daumier, qui s’est marié, vient habiter avec son épouse 9, quai d’Anjou. Daubigny laisse son appartement à Geoffroy Dechaume et passe 27, quai Bourbon

L’île des rêves sans sommeil

On a vu le fantasque Baudelaire au rez-de-chaussée du 10, quai de Béthune, dans une pièce unique, très haute. Le temps d’installer sa « Vénus noire », Jeanne Duval, et la blonde soubrette de celle-ci, au 6, rue de la Femme-sans-Tête (aujourd’hui rue Le Regrattier), il a disparu. On le voit réapparaître 17, quai d’Anjou, à l’hôtel Pimodan, dans deux pièces et un cabinet sous les combles, éclairés d’une seule fenêtre aux carreaux dépolis jusqu’aux avant-derniers, de sorte que ne soit visible que le ciel et rien d’autre !
À la même époque, « plutôt l’air d’un neveu qui va dîner chez sa vieille tante », Théophile Gautier se glisse « un soir de décembre, obéissant à une convocation mystérieuse, rédigée en termes énigmatiques compris des affiliés, inintelligibles pour d’autres », dans le même hôtel Pimodan de ce « quartier lointain, espèce d’oasis de solitude au milieu de Paris, que le fleuve, en l’entourant de ses deux bras, semble défendre contre les empiétements de la civilisation ».
« Assurément, les gens qui m’avaient vu partir de chez moi à l’heure où les simples mortels prennent leur nourriture ne se doutaient pas que j’allasse à l’île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s’il en fut, consommer un mets étrange qui servait, il y a plusieurs siècles, de moyen d’excitation à un cheik imposteur pour pousser des illuminés à l’assassinat ».
Pendant que Gautier monte les escaliers, Baudelaire descend, « petite moustache et admirablement vêtu », vers le plus bel et plus grand appartement de l’hôtel, celui de Boissard de Boisdenier et de Marix où, autour d’un clavecin peint par Watteau, le club des Haschischins réunit ce soir-là Balzac, Delacroix et un médecin aliéniste de Bicêtre venu étudier la production de rêves sans sommeil, le Dr Moreau, en tout, une douzaine de personnes.
Aux heures moins sombres, et à la saison plus douce, Daumier, de son dernier étage du 9, quai d’Anjou, près de l’hôtel Lambert où, chez le prince Czartoryski, la musique que jouait Chopin entretient l’espérance, peut voir entrer à l’hôtel Pimodan Apollonie Sabatier et quelques dames de petite vertu quittant en peignoir l’école de natation très à la mode des « Bains de l’hôtel Lambert », mêlées aux clients d’Arondel, le marchand d’antiquités du rez-de-chaussée, qui ruine Baudelaire en lui vendant de faux Bassan.
Chopin à l'hôtel Lambert, Teofil Kwiatkowski. Wikipédia
« Pomaré en grande toilette, cherchant des appartements, entre un jour, guidée par la portière… », commence Théodore de Banville, mais terminons avec la reine du bal Mabille les allées et venues à l’hôtel Pimodan.
Marix en sort, pour s’arrêter deux maisons plus loin, au n° 13, pousse la porte du sculpteur Geoffroy de Chaume, impatient de prendre des moulages de son corps si parfait.
L’endroit n’est peut-être pas aussi « vertueux et patriarcal » que l’affirme Gautier. Mais il serait abusif de profiter de ce que Jean Wallon, l’un des modèles du philosophe Colline dans les Scènes de la vie de bohème et l’un des personnages représentés dans la Brasserie Andler peinte par Courbet, habite à l’autre bout de la rue Saint-Louis-en-l’île pour en faire un fief des bohémiens.
L’île a son côté industrieux : derrière chez Jean Wallon, l’entreprise de Boutarel emploie, depuis le début du siècle, cinq cents ouvriers à la fabrication d’indienne et à la teinture d’étoffes, et quand Roger de Beauvoir donne à un cocher – la passerelle Damiette existe, à l’est de l’île, depuis 1838, mais avec trois mètres de largeur, elle est réservée aux piétons -, l’adresse de l’hôtel de Pimodan, il s’entend répondre : « Vous voulez dire l’hôtel des teinturiers ? Je passe souvent par là, et je vois couler devant cette maison des ruisseaux de toutes couleurs ». Effectivement, « une fumée épaisse, nauséabonde, s’échappait des caves aux larges portes ouvertes sur le quai d’Anjou comme autant de vomitoires » ; ce n’était pas celle du haschisch.
Après la promiscuité du garni, le maçon limousin Martin Nadaud partage 23, rue Saint-Louis-en-l’Ile, « une assez vaste chambre » du 3ème étage, dans le bâtiment du fond de la cour, avec Jacques Lafaye, et Jean Roby, deux des pays que son père a mis à ses trousses. Après sa journée de chantier, il y donne des cours, de 8 heures à 10 ou 11 heures du soir, à 14 ou 15 élèves, auxquels il apprend à lire dans les Paroles d’un croyant, de Lamenais, et dans les brochures “les plus révolutionnaires” qu’il achète chez le libraire Rouanet, rue Joquelet (aujourd’hui rue Léon-Cladel, 2e arrondissement).

Le Conseil municipal chez les haschischins

Boutarel parti à Clichy avec son usine, on ouvre sur son terrain, en 1846, une rue dont le nom rappelle sa présence. C’est la première fois depuis deux cents ans, depuis sa création donc, qu’on touche à l’île Saint-Louis, ce conservatoire de l’urbanisme du XVII siècle. Ce n’est malheureusement pas la dernière. Le XIXe finissant, en deux coups de machette terribles, tranche les deux pointes de l’île comme on étête un poisson sur une plage tropicale : c’est la rue Jean-du-Bellay, en prolongement du pont Louis-Philippe, puis, bien plus grave, les ponts de Sully qui fauchent l’hôtel de Bretonvilliers, le Topkapi de notre Corne d’Or, comme disait à peu près Tallemant des Réaux. Il y a maintenant tellement de ponts qu’il est hasardeux de parier par où passent les habitants et leurs visiteurs.
Dans l’île mutilée, Émile Bernard, « élève et maître » de Gauguin, occupe à présent l’ancien atelier de Philippe de Champaigne. Camille Claudel a le sien à deux maisons de là, dans la cour de l’hôtel de Jassaud. On l’en arrache en 1913, pour l’interner. À la fin de l’été, Louise Faure-Favier entraîne Guillaume Apollinaire, Marie Laurencin et quelques amis dans une escapade normande ; l’abbaye de Jumièges et Villequier ne sont qu’un prétexte, le but réel est de réconcilier les amants désunis. Quand elle regagne tristement le quai de Bourbon, la journaliste a constaté que c’était peine perdue.
Dans cette « maison du Centaure », comme on appelle parfois l’hôtel du n°45, à la pointe d’une île qui évoque irrésistiblement un bateau, il n’est bientôt question que de navigation… aérienne. Au troisième étage, Louise Faure-Favier rédige les premiers Guides des voyageurs aériens, consacrés chacun à une ligne : Paris-Bruxelles-Amsterdam, Paris-Lausanne, Paris-Londres, Paris-Prague-Varsovie ! Au premier étage, la princesse Bibesco a un mari qui est l’une des figures de l’aéronautique naissante, et un amant, lord Thomson of Cardington, pionnier des dirigeables géants, qui va disparaître  avec l’un d’eux. L’île Saint-Louis est devenue bigrement moderne.
Les convives viennent-ils du faubourg Saint-Honoré ou du faubourg Saint-Germain, par notre pont Marie ou par le pont de la Tournelle aux « jolis dîners » que le baron Pichon, son nouveau propriétaire, donne à hôtel de Lauzun : « Il s’est ruiné, écrit Gabriel-Louis Pringué, en réparant ce merveilleux petit palais, témoin des amours de la Grande Mademoiselle et de Lauzun. Il n’avait jamais pu arriver à terminer le grand escalier d’honneur, et il avait imaginé un escalier de fortune qui faisait l’effet d’une passerelle couverte de précieux tapis, tendue de tapisseries de haute lice. Sur chaque marche se tenait un valet en habit à la française avec perruque à marteau et catogan de soie noire. La société en était particulièrement choisie et je me rappelle toujours la marquise de Talhouet-Roy qui avait l’air d’un tableau de Nattier et s’habillait comme tel, entrant avec ses deux filles si belles, la marquise de Nicolay et la vicomtesse de Rohan qui me furent de bien chères amies ».
Déjà, c’est le temps du charleston, et Louis Aragon habite chez Nancy Cunard, l’appartement du 1, rue Le Regrattier, sa petite salle à manger donnant sur la rue étroite, où l’on déjeune aux chandelles en plein midi et, dans la chambre à coucher, « le quai, la Seine, le cri égorgé des remorqueurs, le soleil qui descend du Panthéon comme un chien jaune », qu’il décrira dans Blanche ou l’Oubli ; « C’était notre musique à nous ». Vers l’aval, « la rive se termine par un bouquet d’arbres, et un tournant solitaire et triste où viennent s’accouder les amoureux et les désespérés », écrivait-il dans Aurélien ; il le savait pour avoir été l’un et l’autre.
Le Petit-Matelot a prospéré, dans l’une des maisons construites par Le Vau, de 1790, date de sa création, à 1932, quand l’élargissement de la rue des Deux-Ponts fait disparaître les maisons anciennes sur tout un côté et frappe l’autre d’alignement. Malgré quoi, l’île Saint-Louis reste, avec le Marais et le faubourg Saint-Germain, un ensemble relativement épargné.
Marie Curie, née Sklodowska, qui vécut vingt-deux ans à l’hôtel Viole du 36, quai de Béthune, jusqu’à sa mort, en 1934, n’a pas connu le pillage, pendant l’Occupation, de la majeure partie des richesses de cette Bibliothèque polonaise où Rosa Luxembourg, dans les années 1890, travaillait tous les jours à sa thèse. Après la deuxième guerre mondiale, l’hôtel de Lauzun est remis en état : « Il constitue maintenant, écrit alors le préfet de la Seine, la demeure d’apparat du Conseil municipal qui, dans un cadre évocateur et riche de souvenirs historiques, y organise ses réceptions les plus importantes ».
L'hôtel de Lauzun à l'été 2014.
Et il y conduit ses hôtes de marque à bord de la vedette de prestige dont la préfecture de police s’est dotée. Le samedi 15 mai 1948, pour la première fois, le préfet de police et Pierre de Gaulle, président du Conseil municipal depuis huit mois et frère du Général, accueillent à l’embarcadère d’Iéna la princesse Élisabeth d’Angleterre et le duc d’Édimbourg et, en dépit du temps orageux qui menace, leur font remonter la Seine jusqu’à l’île Saint-Louis au milieu d’une foule énorme et enthousiaste, massée sur les deux rives – par prudence, la police a fait évacuer les ponts.
Le 25 mai 1950, le président de la République et Mme Vincent Auriol accompagnent sur la Seine la reine Juliana et le prince des Pays-Bas. Cette fois, la Préfecture a fait le vide sur le parcours fluvial. À l’escale de l’Hôtel de Ville, il y a néanmoins beaucoup de monde pour saluer les souverains. Du coup, bousculant l’itinéraire prévu, le préfet fait faire à la vedette le tour des îles, et passer la reine sous des ponts ouverts au public comptant sur l’effet de surprise pour déjouer un geste de malveillance toujours possible.