À
la porte Saint-Honoré, située alors devant l’actuelle Comédie-Française, le
chemin d’Argenteuil, très fréquenté, en ramène produits maraîchers et vin,
tandis qu’il y conduit, par les actuelles rues d’Argenteuil, des Capucines, de
Sèze, de l’Arcade, du Rocher et de Lévis, les pèlerins qui vont y honorer la
Sainte-Tunique.
Le
chemin laisse à sa droite deux buttes, l’une sur l’actuelle avenue de l’Opéra,
à l’intersection des rues Thérèse et des Pyramides, l’autre à l’angle sud-ouest
des rues Sainte-Anne et des Petits-Champs. La première, dite Saint-Roch, formée
par la haute voirie Saint-Honoré et les déblais de construction de l’enceinte d’Étienne Marcel et de Charles V, n’en est pas moins
suffisamment importante pour fournir un point d’appui à l’assaut que Jeanne d’Arc et les Armagnacs lancent
contre Paris, entre la porte Saint-Honoré et la porte Saint-Denis, le
4 septembre 1429.
Après
cette date, elle s’est encore augmentée, et la butte des Moulins aussi, des
nouveaux travaux de défense qu’à l’été de 1536 François Ier confie au cardinal Jean du Bellay pour parer à une éventuelle offensive de Charles Quint. À ce moment, l’état de
la vieille fortification est piteux, si l’on en croit Rabelais, protégé du cardinal, qui fait dire à Panurge :
« Voyez donc ces belles murailles. Oh ! qu’elles sont solides et bien
propres à garder les oisons en mue ! Par ma barbe, elles sont bien
minables pour une ville comme celle-ci, car une vache d’un seul pet en
abattrait plus de six brasses ».
Les
deux buttes, longtemps hérissées d’un gibet et de moulins, ont été aplanies,
pour la moindre en 1670, en même temps que le Roi-Soleil sonnait la fin du
Paris fortifié, et pour la plus importante, qui prit alors avec le quartier le
nom de la disparue, lors du percement de l’avenue de l’Opéra rabotant jusqu’à
la racine ses quelque trente mètres d’altitude. On accédait à l’église
Saint-Roch, sur son bord, en descendant sept marches ; il faut aujourd’hui
en monter douze !
Ce qui reste de la butte des Moulins en 1879. Gallica |
Le
traumatisme fut tel que Nerval
pouvait craindre de voir Montmartre, qu’Haussmann
grignotait alors sur ses deux flancs, subir le même sort que cette « butte
des Moulins qui, au siècle dernier, ne montrait guère un front moins
superbe ». Tandis que Zola,
écrivant Une page d’amour juste après l’arasement de la seconde, lui
offrait une réparation symbolique en la replaçant dans le panorama contemplé
par l’héroïne à cinq reprises, à des heures et en des saisons différentes,
depuis une fenêtre du Trocadéro : « Maintenant, Hélène, d’un coup
d’œil paresseusement promené, embrassait Paris entier. Des vallées s’y
creusaient, que l’on devinait au mouvement des toitures ; la butte des
Moulins montait avec un flot bouillonnant de vieilles ardoises, tandis que la
ligne des Grands Boulevards dévalait comme un ruisseau, où s’engloutissait une
bousculade de maisons dont on ne voyait même plus les tuiles ».
Sans
doute, ces buttes étaient artificielles, mais leur éradication, digne des
guerres puniques, atteignait Paris dans son épaisseur et non plus seulement en
surface. « Le sol de Paris était mouvementé, il n’y a pas encore si
longtemps », écrit Rémy de Gourmont
à la veille de la guerre de 1914, « mais quand on nous parle de la butte
des Moulins, il nous est bien difficile de nous la représenter entre le
Théâtre-Français et l’Opéra. Si les vrais amis de Paris savaient ce que
Haussmann lui a enlevé de pittoresque, comme sites, comme vieilles et nobles
architectures ! J’ai trouvé, l’autre jour, sur les quais, un mauvais album du
vieux Paris. Je n’ai pas osé l’acheter : cela me faisait trop de peine ».
S’il
ne reste rien du relief du quartier, sur la carte, en revanche, la rue
Traversière (aujourd’hui Molière), suit l’ancien chemin de ronde extérieur à
l’enceinte de Charles V, qui traversait de biais le Palais-Royal actuel
selon une direction sud-ouest/nord-est, et qui, démolie en 1633, permit à Richelieu de s’agrandir. Plus au nord,
les rues Feydeau et Ménars, et entre elles la porte Richelieu qui ne sera
abattue qu’en 1701, marquent l’emplacement de la nouvelle enceinte de Louis XIII, faite non plus d’une
muraille et de tours, mais de bastions reliés par des courtines.
L’auteur
du Cid et l’inventeur du régicide
Au
moment où Louis XIV décide de
faire des défenses de Paris une promenade, un Nouveau Cours, où Villedo, général des Bâtiments du roi, Louis Béchameil, l’inventeur de la
sauce, et quelques autres envoient les moulins de la butte du même nom
par-dessus l’ancienne muraille, rejoindre Montmartre et la montagne
Sainte-Geneviève, et comblent avec ses déblais les terrains marécageux de la
ferme des Mathurins, plus au nord, de sorte de lotir l’un et l’autre endroit, Molière meurt au 40, rue de Richelieu.
On l’y ramène du théâtre situé de l’autre côté du Palais-Royal où il était le
Malade imaginaire pour la quatrième soirée consécutive, vêtu de la robe
de chambre et du bonnet de nuit empruntés à un original habitant la même rue,
au n° 21, qui les portait nuit et jour.
La fontaine Molière, photo d'Atget. Gallica |
Onze
ans plus tard, c’est au tour de Corneille,
revenu au grand âge sur les lieux de ses anciens succès, de mourir au 6 de la
rue d’Argenteuil. Le Cid avait été donné trois fois au Louvre devant
Louis XIII et deux fois au Palais-Cardinal devant Richelieu, qui devait
imiter en tout, mais en mineur, son roi ; la première lecture de Polyeucte
avait eu lieu à l’hôtel de Rambouillet. Depuis longtemps, Corneille n’écrivait
plus et il ne s’occupa ici que de superviser une édition complète de son
théâtre. Il venait de récupérer la pension qu’on oubliait de lui verser depuis
sept ans ; il avait su que la reprise d’Andromède, une vieille
tragédie à machines écrite bien trente ans plus tôt, faisait un triomphe.
l'hôtel de Lully, 45 rue des Petits-Champs, photo d'Atget. Gallica |
Le
siècle suivant est, dans le quartier, celui des salons. Cela commence avec
celui que Mme de Lambert ouvre à
63 ans à l’hôtel de Nevers, né de la division par héritage du palais de Mazarin. Au-dessus de l’arcade dont on
voit encore le départ, qui enjambait la rue Colbert, le long de celle de
Richelieu, elle recevait le mardi savants, artistes et écrivains, et le
mercredi les gens du monde, savoir Fontenelle,
Montesquieu, Marivaux, Adrienne
Lecouvreur, l’incarnation de la Cornélie de Corneille et de la Bérénice de Racine, le président Hénault et le marquis d’Argenson.
Nommé
secrétaire aux Affaires étrangères, René-Louis
d’Argenson fait rentrer en grâce son condisciple de Louis-le-Grand : Voltaire. Le philosophe loue donc, à la
mi-1745, avec la marquise du Châtelet,
une maison rue Traversière, dont il occupe le premier étage. Mais la faveur ne
dure guère et il leur faut regagner la cour de Lorraine. Mme du Châtelet y
étant morte, Voltaire revient dans la maison de la rue Traversière où il laisse
intacts les appartements de la marquise : « Les lieux qu’elle a
habités nourrissent une douleur qui m’est chère et me parleront continuellement
d’elle ». Pendant qu’il y écrit Des Embellissements de Paris, il a
pour locataire le jeune acteur Le Kain
– celui que l’on verra ensuite, chez Mme
Geoffrin, entretenir le culte de l’absent – et lui construit, au 2e étage,
un théâtre de chambre de cinquante places inauguré avec Mahomet. Bientôt,
Voltaire est parti, pour Potsdam, cette fois, et la cour de Frédéric de Prusse.
Déjà,
la souscription de l’Encyclopédie est lancée, et ses rédacteurs sont reçus aux
16-18, rue Sainte-Anne, chez Helvétius,
Fermier général à 23 ans, qui considère, comme Voltaire, que le luxe est
d’intérêt public et le libertinage un moteur de l’économie : tandis que la
femme sage fait la charité à des mendiants inutiles, la femme frivole donne du
travail à des citoyens utiles.
C’est
chez le baron d’Holbach,
« maître d’hôtel de la philosophie des Lumières », selon
l’expression
de l’abbé Galiani, secrétaire de
l’ambassade de Naples, que l’idée du régicide aurait pris naissance. Deux fois
par semaine, le dimanche et le jeudi, d’Holbach régale en son hôtel de la rue
Royale (aujourd’hui rue des Moulins, n° 8) : « une grosse chère, mais
bonne, selon l’abbé Morelet ;
d’excellent vin, d’excellent café, beaucoup de disputes, jamais de
querelle ». Aux Rois, naturellement, il y a de la galette et, trois années
de suite, Diderot est couronné,
devant Sophie Volland, venue en
voisine – elle habite au coin de la rue Sainte-Anne et de la rue du
Clos-Gorgeau –, et sa sœur. Les deux premières fois, le philosophe se récrie,
ironiquement, la troisième – c’est en 1772 –, il met sa protestation en
forme : « La nature n’a fait ni serviteur ni maître / Je ne veux ni
donner ni recevoir de lois. / Et ses mains ourdiraient les entrailles du
prêtre, / Au défaut d’un cordon, pour étrangler les rois ».
l'ancien hôtel d'Holbach, photo d'Atget. Gallica |
Les
Éleuthéromanes ou abdication d’un roi de la fève ne sera publié
qu’en 1795 (le 30 fructidor an IV), après la décapitation de Louis XVI donc, mais le manuscrit
avait, dit-on, circulé sous le manteau…
Après
la faillite de Law, le Régent avait
fait transférer la Bibliothèque royale, installée par Colbert depuis 1666 au n° 6 de l’actuelle rue Vivienne, dans la
partie de l’hôtel de Nevers qu’occupait la banque. Puis le cabinet des
Médailles s’y était ajouté, remplaçant Mme de Lambert, à sa mort, dans le reste
de cet hôtel échu en héritage au neveu de Mazarin, Philippe Mancini, duc de Nevers. L’autre partie du palais du
cardinal était allée à son fils, duc de Mazarin ; elle abritait la
Compagnie française des Indes. La totalité serait réservée, à partir de 1826,
au commerce des idées et à la Bibliothèque nationale, mais quand Thomas Blaikie, simple jardinier et non
grand philosophe, la fréquente en 1775, la Bibliothèque du roi fonctionne déjà
très bien : « Il y a des gens pour vous donner n’importe quel livre,
et il y a des tables, des plumes et de l’encre, de sorte qu’en résumé Paris est
l’endroit le plus commode au monde pour les jeunes étudiants, car tous ces
endroits sont publics ».
La
pérennité du plaisir
Louis XV,
qui a dans le quartier de la Butte-des-Moulins ses livres et ses médailles, y
trouve aussi ses plaisirs. C’est au 50, rue de Richelieu qu’est signé le
contrat de mariage de Jeanne Poisson,
sans doute fille du protecteur de sa mère, le Fermier général Le Normant de Tournehem, avec son
cousin Le Normant d’Étiolles. C’est
en demandant pour son mari la charge de directeur des Bâtiments du roi qu’elle
obtiendra pour elle-même le marquisat de Pompadour.
La Pompadour est morte
depuis quatre ans quand, au 34, rue Sainte-Anne, dans la maison de jeu de Jean du Barry, Jeanne Bécu épouse le complaisant comte Guillaume du Barry, frère de son amant, afin de posséder un titre
permettant une présentation officielle à la cour. La Gourdan, à l’orée d’une très grande carrière d’entremetteuse, a
eu en face, au 37, son premier établissement, et le comte du Barry pratiquement
pour premier client.
Au
15, rue des Petits-Champs, Sophie
Arnould, au faîte de la gloire après avoir chanté Rameau, Lully, Rousseau
et Gluck, ne décolère pas depuis l’achèvement de l’hôtel de la Guimard
à la chaussée d’Antin. Les travaux du sien ont a peine commencé. Elle n’a pour
se venger que la possibilité de tirer depuis les fenêtres de l’arrière de sa
maison, qui donnent sur « la salle d’arbres » du Palais-Royal, le
plus somptueux feu d’artifice qu’on ait vu à l’occasion de la naissance du duc de Valois, qui sera un jour le roi Louis-Philippe.
Rose Bertin, la modiste et
la ruine de Marie-Antoinette, est au
26, rue de Richelieu des débuts de la Révolution à la chute de la monarchie.
Elle y revient en l’an IV, en même temps que Bonaparte prend le commandement de l’armée. Le général épouse Joséphine de Beauharnais le 9 mars
1796, après qu’on l’a attendu jusqu’à 10 h du soir dans ce qui était alors
la mairie du 2e arrondissement, au 1-3, rue d’Antin.
Le
24 décembre 1800, c’est alors que le couple se rend à l’Opéra, sis depuis 1795
à l’emplacement de l’actuel square Louvois, que la machine infernale de Cadoudal explose à son passage, rue
Saint-Nicaise, dans la cour du Carroussel. En 1820, le duc de Berry, au sortir de la salle, est assassiné, en face, sous
l’arcade de l’hôtel de Nevers. L’Opéra sera démoli pour faire place à un
monument expiatoire dont les Trois Glorieuses arrêteront la construction. Déjà,
une nouvelle salle s’est ouverte sur l’emplacement de l’hôtel de Lyonne, la
salle Ventadour, d’abord Opéra-Comique, puis Théâtre de la Renaissance, enfin
Théâtre Italien. On y verra la première de Ruy Blas, on y entendra Donizetti, Verdi très copieusement, le Fidelio de Beethoven, et Wagner
devant Berlioz et Baudelaire.
Un
théâtre est le fleuron du passage Choiseul qui se construit, autour de 1825,
entre Palais-Royal et Grands Boulevards, l’ancien et le nouveau centre de la
vie parisienne. « Quand la pluie, en hiver, s’épanche en cataracte, / Le
passage Choiseul sert d’abri, dans l’entracte : / C’est notre vestibule,
ou notre corridor, / Ouvert toute la nuit, brillant de gaz et d’or, / Tiède et
vitré », écrira, trente ans plus tard, le poète et librettiste d’Offenbach, Joseph Méry.
C’est
donc assez naturellement que les frères
Börnstein et le compositeur Meyerbeer
installent à l’angle des 32 (aujourd’hui 14), rue des Moulins et 49, rue
Neuve-des-Petits-Champs (aujourd’hui des Petits-Champs), au début de 1844, leur
Vorwärts,
bi-hebdomadaire, comme l’indique le sous-titre, de « nouvelles de Paris
concernant les arts, les sciences, le théâtre, la musique et la vie
sociale ». Au début de juillet, son nouveau directeur le réduit à
« revue allemande de Paris », et y donne une large place à une
opposition radicale menée par Karl Marx.
Plusieurs fois par semaine, dans un appartement du premier étage saturé de
fumée, les réunions de rédaction regroupent, outre ce dernier, Engels, Heinrich Heine, Bakounine
et une dizaine d’autres dans des discussions passionnées qui s’éloignent de
plus en plus des questions artistiques. Bakounine loge sur place, dans une
chambre meublée d’un lit de camp, d’une malle et d’un gobelet en étain, où les
débats se prolongent.
Un
procès a établi, en 1844, que le théâtre d’enfants du sieur Comte, au 65,
passage Choiseul, était « un lieu de débauche et de perdition pour les
enfants des deux sexes où se nouent de dégoûtantes intrigues qui vont se
consommer au-dehors ». Jacques Offenbach a repris le lieu, à la fin de
1855, pour en faire le siège des Bouffes-Parisiens dont la salle des
Champs-Élysées n’est que le quartier d’été.
Finalement,
il n’y aura plus de théâtre salle Ventadour et, à l’achèvement de l’avenue
menant au nouvel Opéra, celui de Garnier,
cause d’un exode poignant de centaines de familles dont la gravure nous a
laissé le souvenir, le quartier de la butte des Moulins n’aura plus de pérennes
que les maisons du genre de celle de la Gourdan. Apparu dès 1860,
l’établissement de rendez-vous du 6, rue des Moulins, n’aura pas désempli à la
fin du siècle quand Toulouse-Lautrec
en décorera les murs, tandis que le Chabanais du 12 de la rue éponyme, déjà nom
commun dans ces mêmes années 1860, et d’une réputation ayant de loin dépassé
nos frontières, sera toujours actif après la Seconde Guerre mondiale !