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LE PARIS DU PHILOSOPHE (I. 1728-1732)


 (cinquième épisode de Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencée ici avec la livraison de novembre 2013)

Quand Voltaire rentre à Paris, en octobre 1728, un jeune provincial de 15 ans y arrive en même temps que lui pour terminer ses études. Denis Diderot est tonsuré depuis deux ans déjà, son frère est prêtre, sa famille pieuse et conformiste. Il est voué à la religion et, s’il s’inscrit au collège d’Harcourt de la rue de la Harpe (l’actuel lycée Saint-Louis du boulevard Saint-Michel), qui échappe à la prépondérance des jésuites, c’est en attendant la Sorbonne et la théologie.
Quand le fils du maître coutelier de Langres mourra au 39, rue de Richelieu, en 1784, ce sera en confessant au curé qu’il ne croit « ni au Père, ni au Saint-Esprit, ni à personne de la famille ». Cette évolution de Diderot, affirme Gérard Milhaud, s’est faite à Paris, par Paris, au travers de cinquante années de vie dans une ville qu’il n’aura quittée que pour de brèves absences.
De même le déisme de Voltaire est-il un fruit de Paris, mais avec d’autant moins besoin de conversion, dans son cas, qu’il y baigne depuis l’enfance. Pour autant, un séjour londonien de plus de deux années n’a pas été sans influence. Là-bas, Voltaire a revu lord Bolingbroke, déjà connu à Paris : « Cet homme, qui a été toute sa vie plongé dans les plaisirs et dans les affaires, a trouvé pourtant le moyen de tout apprendre et de tout retenir. Il sait l’histoire des anciens Égyptiens comme celle d’Angleterre. Il possède Virgile comme Milton ; il aime la poésie anglaise, la française, et l’italienne; mais il les aime différemment, parce qu’il discerne parfaitement leurs différents génies ».
Bolingbroke, c’était encore Paris sur Tamise : « J’ai trouvé dans cet illustre Anglais toute l’érudition de son pays, et toute la politesse du nôtre, avait écrit Voltaire après sa première rencontre. Je n’ai jamais entendu parler notre langue avec plus d’énergie et de justesse ». À Londres, Voltaire va travailler son anglais sous la direction d’un maître quaker, et découvrir les lettres britanniques dans le texte. Il a vu jouer Hamlet et, au-delà de cette seule représentation, il a été, en homme de théâtre, fasciné par Shakespeare et son génie « énorme », si peu policé au regard de notre classicisme. Il a lu Swift et a tenté, lettre après lettre, de convaincre Thiriot de se faire un début de nom en traduisant en français les Voyages de Gulliver. Il s’est familiarisé avec les idées de Newton – qu’on enterrait solennellement à Westminster le 8 avril 1827 –, sa philosophie naturelle et sa théorie de l’attraction universelle, « cette vérité démontrée, supplantant la chimère des tourbillons de Descartes » ; il a sans doute, à cette occasion, croisé Maupertuis venu se faire introniser membre de la Royal Society.
La Bourse de Londres du dehors, mi-18e s. Gallica
Voltaire a vu aussi, à la bourse de Londres, et ce deviendra un leitmotiv de son œuvre, « le Juif, le Mahométan et le Chrétien » faire des affaires ensemble, lui qui vient d’un pays où l’un des premiers actes de la majorité de Louis XV, le 14 mai 1724, a été de relancer sous une autre forme les dragonnades, causes d’un nouvel exil des protestants vers le nord et notamment Tournai.
Il y a compris que le commerce, en multipliant les échanges, renforçait la liberté, enrichissait le citoyen et, en ce qui le concerne, pas seulement philosophiquement : il a investi dans ce « commerce de Cadix » dont on retrouvera l’évocation dans son Dictionnaire philosophique : « On veut savoir ce que devient l’or et l’argent qui affluent continuellement du Mexique et du Pérou en Espagne ? Il entre dans les poches des Français, des Anglais, des Hollandais, qui font le commerce de Cadix sous des noms espagnols, et qui envoient en Amérique les productions de leurs manufactures. Une grande partie de cet argent s’en va aux Indes orientales payer des épiceries, du coton, du salpêtre, du sucre candi, du thé, des toiles, des diamants, et des magots ».
La Bourse de Londres du dedans, mi 18e s. Gallica
La description est très concrète – on sent que « les poches », ce sont les siennes –, bien plus que la définition qu’en donnera ultérieurement Adam Smith, dans Richesse des nations : « Les capitaux étrangers pénètrent de plus en plus journellement, comme des intrus, pour ainsi dire, dans le commerce de Cadix et de Lisbonne. C’est pour chasser ces capitaux étrangers d’un commerce à l’entretien duquel leur propre capital devient de jour en jour moins en état de suffire, que les Espagnols et les Portugais tâchent, à tout moment, de resserrer de plus en plus les liens si durs de leur absurde monopole ».
La différence de tonalité tient aussi, sans doute, à ce que ce sont les Français qui dominent alors le lucratif commerce avec l’empire espagnol ; pour les en expulser, l’Angleterre fera la guerre à l’Espagne une dizaine d’années plus tard.
Voltaire s’est également enrichi, si l’on en croit Sébastien Longchamp, en publiant par souscription – bien que Thiriot ait gardé pour lui une partie de cette dernière –, sa Henriade, qu’il a dédiée à la reine d'Angleterre, en mars 1728. Mais surtout, littérairement, il a entrepris une autre épopée, en prose celle-ci et pour la première fois, et consacrée à un héros contemporain : Charles XII, roi de Suède. L’idée est née de ses rencontres avec le baron Fabrice, familier du souverain, comme celle de la Henriade était née des récits de Caumartin.
Quand il rentre à Paris, Voltaire a encore dans ses bagages, commencées directement en anglais, ces Lettres anglaises, qui deviendront des Lettres philosophiques, et traitent du pays de son exil : ses religions, quaker, anglicane et presbytérienne ; sa monarchie tempérée de parlementarisme ; ses sciences – Bacon, « père de la philosophie expérimentale », Locke et son empirisme rationaliste, Newton, bien sûr – ; ses arts et ses lettres.

« On les jette à la voirie quand elles sont mortes »


En l’absence de Voltaire, Adrienne Lecouvreur s’est éprise du fantasque Hermann-Maurice de Saxe. Ce fils adultérin du roi de Pologne a été porté à la tête du duché balte de Courlande, aujourd’hui letton, mais alors objet de litige entre la Pologne et la Russie. Il va se voir obligé de reconquérir son fief les armes à la main, et Mlle Lecouvreur, pour financer son expédition, n’hésite pas à vendre tous ses bijoux. Le fringant militaire a d’autres maîtresses et d’autres lubies : il a obtenu un privilège exclusif, et l’appréciation favorable de deux membres de l’Académie des sciences, pour une liaison rapide Paris-Rouen qu’effectuerait une galère sans rame et sans voile, munie seulement de deux roues à larges aubes auxquelles une manivelle donnerait le mouvement.
Voltaire écrira, quand Maurice de Saxe sera devenu maréchal : « Il est étrange qu’il ait fait la guerre avec une intelligence si supérieure, étant très chimérique sur tout le reste. Je l’ai vu partir, pour aller conquérir la Courlande, avec deux cents fusils et deux laquais ; revenir en poste pour coucher avec Mlle Lecouvreur, et construire sur la Seine une galère qui devait remonter de Rouen à Paris en douze heures. Sa machine lui coûta dix mille écus, et les ouvriers se moquaient de lui. Mlle Lecouvreur disait : Qu’allait-il faire dans cette galère ? ».
Voltaire, avec le concours d’un autre membre de l'Académie des sciences, La Condamine, se livre à des activités beaucoup plus rentables comme de spéculer sur la loterie du contrôleur général des Finances Pelletier-Desforts. Et voilà qu’Adrienne Lecouvreur est à l’agonie, peut-être empoisonnée par une rivale dans le cœur si hospitalier de Maurice de Saxe : la duchesse de Bouillon.
Portrait du 19e s. Gallica
« À Paris, on les respecte quand elles sont belles, et on les jette à la voirie quand elles sont mortes », dira Candide des comédiennes, près de trente ans après ce 15 mars 1730 de sinistre mémoire. Quand Voltaire eut fermé les yeux d’Adrienne, l’abbé Languet de Gergy, curé de Saint-Sulpice, lui refusa la sépulture ecclésiastique ; on dut placer le corps dans un fiacre et, clandestinement, aller l’ensevelir au débouché de la rue de Bourgogne (auj. Aristide-Briand), au-dessus de ce port de la Grenouillère où s’arrêtaient les trains de bois destinés à l’approvisionnement de Paris, dans un chantier qu’on savait, hélas, souvent battu par les grandes eaux de la Seine.
On pourrait croire entendre, dans l’Ode sur la mort de Mlle Lecouvreur, que composera Voltaire ensuite, l’épitaphe d’une sépulture choisie, comme ferait Chateaubriand au bout de l’île du Grand Bé :
« Non, ces bords désormais ne seront plus profanes ;
Ils contiennent ta cendre ; et ce triste tombeau,
Honoré par nos chants, consacré par tes mânes,
Est pour nous un temple nouveau ! »
Mais la mise en terre d’Adrienne Lecouvreur n’a rien eu de romantique ; pour Voltaire, l’horreur en restera vive jusqu’à lui faire toujours craindre, à l’heure de sa propre mort et tout glorieux qu’il soit, le caniveau pour sa dépouille.
Huit ans après la mort de Voltaire, le comte d’Argental fera apposer une plaque rappelant le souvenir d’Adrienne, rue de Grenelle, à l’emplacement du numéro alors 115, puisque, depuis 1728, on a commencé d’en mettre aux maisons de Paris.

La magnificence pour toute vertu


Adrienne Lecouvreur n’est plus là pour incarner Tullie dans Brutus, la nouvelle pièce de Voltaire, pleine de sentiments républicains comme pouvait le laisser supposer le héros choisi. C’est Mlle Dangeville qui fait ses débuts à la Comédie-Française en interprétant la fille de Tarquin, et qui assure le succès de la pièce, dédiée à Bolingbroke. La Gaussin lui emboîte le pas dans la prestigieuse maison, en étant la Junie de Britannicus dès le 28 avril 1731.
Diderot est encore étudiant, il porte les cheveux longs – « Où est le temps que j’avais de grands cheveux blonds qui flottaient au vent ? », regrettera-t-il en 1758 ; la théologie l’attire de moins en moins. « Je balançais entre la Sorbonne et la Comédie. J’allais, en hiver, par la saison la plus rigoureuse, réciter à haute voix les rôles de Molière et de Corneille dans les allées du Luxembourg. Quel était mon projet ? D’être applaudi ? Peut-être. De vivre familièrement avec les femmes de théâtre, que je trouvais infiniment aimables et que je savais très faciles ? Assurément. Je ne sais ce que j’aurais fait pour plaire à la Gaussin, qui débutait alors et qui était la beauté personnifiée ; à la Dangeville, qui avait tant d’attraits sur la scène », avouera-t-il dans le Paradoxe sur le comédien.
Jean-Jacques Rousseau n’a pas un an et demi de plus que Diderot : il a tout juste 19 ans quand il entre dans Paris par l’avenue aujourd’hui des Gobelins, alors rue Mouffetard. Ce fils d’une lignée d’horlogers, du côté maternel comme du côté paternel, arrivant de Soleure, la plus belle ville baroque de la Confédération helvétique, c’est naturellement pour entrer au service d’un colonel des Suisses, et porter l’uniforme, qu’il a gagné la capitale.
Le Val-de-Grâce vu du faubourg Saint-Marceau; dessin de Paul Grégoire, 18e siècle. Gallica
« Combien l’abord de Paris démentit l’idée que j’en avais ! [...] En entrant par le faubourg Saint-Marceau je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l’air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisane et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d’abord à tel point que tout ce que j’ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n’a pu détruire cette première impression, et qu’il m’en est resté toujours un secret dégoût pour l’habitation de cette capitale. »
Rousseau est dès le lendemain de son arrivée à l’Opéra, qui ne suffit pas à le retenir à Paris, ses nouveaux maîtres ne lui plaisant pas. Thiriot, éternel coucou, vient de se trouver un nid à deux pas, chez Mme de Fontaine-Martel, dans la partie de la rue des Bons-Enfants absorbée depuis par la Banque de France. La vieille dame – elle a alors 70 ans – le loge et lui octroie une pension de près de 1 500 livres. Voltaire moque son ami dès qu’il l’apprend : « Vous voilà placé, et vous ne m’en dites mot ! Apprenez, M. de Fontaine Martel, qu’il ne faut pas oublier ses amis dans sa fortune ».
Que Thiriot, du coup, s’entremette, ou sans avoir besoin de son aide, Voltaire est bientôt dans la place lui aussi : « Mme de Fontaine-Martel, la déesse de l’hospitalité, me donne à coucher dans son appartement bas, qui regarde sur le Palais-Royal », écrit-il au Rouennais Jean-Baptiste Nicolas de Formont à la fin de 1731. L’hôtel d’Argenson voisin, le troisième côté gauche de la rue des Bons-Enfants en partant de la rue Saint-Honoré, donne pareillement sur le grand bassin placé dans une demi-lune ornée de treillages et de statues en stuc. [En l’absence des galeries et de leurs rues de desserte – Montpensier, Beaujolais et Valois –, l’arrière des numéros impairs des rues des Bons-Enfants et des Petits-Champs, comme des numéros pairs de la rue de Richelieu, a vue directe sur les marronniers plantés par Richelieu, les ormes en boule et le quinconce de tilleuls ajoutés par le fils du Régent.
« Je crois, précise Voltaire à Cideville quelques mois plus tard, qu’elle ne m’a dans sa maison que parce que j’ai trente-six ans [en réalité, il en a alors 38] et une trop mauvaise santé pour être amoureux ; elle ne veut point que les gens qu’elle aime aient des maîtresses. Le meilleur titre qu’on puisse avoir pour entrer chez elle est d’être impuissant : elle a toujours peur qu’on ne l’égorge, pour donner son argent à une fille d’opéra. » Pour ne pas s’en être rendu compte, et avoir gâté Mlle Sallé, Thiriot en a déjà perdu sa place.
L’Histoire de Charles XII est parue, et Mathieu Marais l’a lue, qui en fait le compte-rendu à Bouhier, président à mortier du parlement de Dijon, membre de l’Académie française : « L’historien n’est pas ami des rois, c’est un anti-monarque, et il ne paraît pas respecter beaucoup les puissances de la terre, ni tout ce qui peut dominer. Si le poème dont on vous a parlé est vrai, les puissances célestes ne l’embarrassent guère, et voilà sans doute un homme aussi singulier et aussi unique que son héros, à qui il donne ce nom d’unique, et qui n’est pourtant point son héros. Au reste, je n’ai rien trouvé contre la France, sinon que dans un petit discours qui est à la fin, où il méprise l’histoire en général, il donne au feu Roi la magnificence pour toute vertu et tout talent ; ce qui est bien fou et bien hardi à ce petit homme qui juge les rois et les dieux et qui distribue ses grâces comme il lui plaît. Je prévois une mauvaise fin à tout cela ».
Dix jours plus tard, l’Académie compte un fauteuil vacant, que laisse le décès de La Motte-Houdart : « Nous en voilà délivrés, écrit Marais au président Bouhier, ex-collègue du défunt ; on lui désigne pour successeur M. de Moncrif, qui a fait les Chats. J’aimerais bien mieux notre Voltaire, poète, historien, orateur, critique et tout ce qu’il lui plaît d’être. Je pense de son Histoire tout comme vous ; il a vraiment l’air mâle et original et traite cavalièrement les souverains. Ce qu’il dit de la reine de Suède ne regarde que son amour pour les belles-lettres et les sciences, qu’il appelle Philosophie, et ce nom en cet endroit n’est point pris au criminel à ce qu’il me semble… ».

S’il était né chrétien, que serait-il de plus ?


Toujours à l’exploitation de son fonds anglais, mais revenant aux vers, Voltaire compose les cinq actes d’Ériphyle, une nouvelle tragédie qui a surtout pour objet de faire apparaître un fantôme sur la scène française. Il a vu celui d’Hamlet, à Londres, faire une forte impression ;  il espère en obtenir une semblable avec le spectre d’Amphiaraüs, son personnage. Seulement, la scène est, à la Comédie-Française, encombrée de petits marquis, assis à toucher les acteurs, ce qui n’est guère propice à l’illusion fantastique. « Enfin les rôles sont entre les mains des comédiens, écrit Voltaire à Cideville le 3 février, et, en attendant que je sois jugé par le parterre, j’ai fait jouer la pièce chez Mme de Fontaine-Martel, qui m’a (comme vous savez peut-être) prêté un logement pour cet hiver. Ériphyle a été exécutée par des acteurs qui jouent incomparablement mieux que la troupe du faubourg Saint-Germain. »
La pièce est finalement sur le théâtre, en face de chez Procope, le vendredi 7 mars 1732, et elle réussit passablement.
Dans la même salle, le 13 août, la Gaussin est Zaïre dans cinq nouveaux actes versifiés en vingt-deux jours ! Les spectateurs pleurent à chaudes larmes, le public ovationne l’auteur. L’action se passe à Jérusalem, au temps de Saint Louis : Zaïre, esclave d’origine chrétienne, élevée en captivité, est de ce fait devenue musulmane. Dès la scène 1 de l’acte I, la pièce fait de la religion un hasard du milieu :
« Je le vois trop, les soins qu’on prend de notre enfance 
Forment nos sentiments, nos mœurs, notre croyance. 
J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux, 
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux. 
L’instruction fait tout. »
Zaïre aime le sultan Orosmane, qu’elle s’apprête à épouser. Voilà que Nérestan, chevalier chrétien venu racheter des esclaves, dont elle-même, lui apprend à son grand étonnement que, née chrétienne, elle ne peut épouser ce musulman. 
« Généreux, bienfaisant, juste, plein de vertus ; 
S'il était né chrétien, que serait-il de plus ? »,
s’étonne-t-elle à la première scène du quatrième acte.
Costumes de scène de Zaïre et Orosmane. 18e siècle. Gallica
Quand les représentations de Zaïre sont interrompues par une indisposition de Mlle Gaussin, Voltaire fait jouer sa pièce en société chez Mme de Fontaine-Martel. Mlle de Lambert y est Zaïre, Henri de Lambert, marquis de Thibouville, tient le rôle d’Orosmane, et M. d’Herbigny, son frère, celui de Nérestan – ces Lambert ne sont pas les enfants de la célèbre salonnière, dédicataires de ses Avis d’une mère à son fils et Avis d’une mère à sa fille, mais les héritiers de l’hôtel Lambert de l’île Saint-Louis. Mlle de Grandchamp interprète Fatime tandis que Voltaire se délecte à jouer le vieux chrétien fanatique, Lusignan.
Voltaire ne supporte pas d’être absent un instant du devant de la scène. On comprend qu’Alexis Piron, qui ambitionne de rivaliser avec lui, ait du mal à en trouver l’opportunité, sauf à la foire où, souvent associé à Lesage, il a donné déjà vingt et une pièces, qui se bornent le plus souvent à en parodier d’autres. Piron est assidu chez Mme Doublet, la veuve d’un intendant du commerce qui l’a laissée dans l’aisance, et qui tient dans son enclave du couvent des Filles-Saint-Thomas, à l’emplacement de l’actuel palais Brongniart, ce que l’on qualifie plus souvent de « paroisse » que de salon.
Vingt-neuf « paroissiens », la plupart bien introduits soit au parlement de Paris soit à la cour, s’y réunissent donc une fois par semaine. Ils sont passés d’abord devant deux grands registres disposés dans l’entrée, l’un contenant des nouvelles réputées fiables, l’autre ce qui passe pour des ragots. Chaque invité, après les avoir parcourus, leur ajoute ses commentaires ou ses précisions. Un secrétaire collationnera le tout et en fera des copies destinées aux correspondants de Mme Doublet. On peut se plaire à imaginer que ce premier foyer des nouvelles à la main se situait précisément à l’endroit où s’élève aujourd’hui le bâtiment de l’AFP.

De Voltaire à Gréco, si tu t'imagines...


Un parcours sur les pas de Voltaire et des ambassadeurs extraordinaires. 


            La Comédie-Française, invitée à quitter le Théâtre Guénégaud (voir plus bas), trop proche du collège des Quatre-Nations qui s’apprête à recevoir ses premiers élèves, acquiert le jeu de paume de l’Étoile, en face de chez Procope, et en fait un théâtre de mille cinq cents places – dont aucune sur la scène –, qu’elle inaugure en 1689 avec une reprise du Médecin malgré lui de Molière. Elle y restera jusqu'en 1770 quand, le théâtre menaçant ruine, elle l'abandonnera pour la salle des Machines des Tuileries.
            Sainte-Beuve écrivait à propos de Mlle Champmeslé, qui a 47 ans à l'installation ici de la Comédie française, « qu’elle avait la voix des plus sonores et, lorsqu’elle déclamait, si l’on avait ouvert la loge du fond de la salle, sa voix aurait été entendue dans le café Procope ».
L’hiver terrible de 1709 a tué vingt mille Parisiens. Les financiers demandent en ces circonstances aux Comédiens français de ne pas donner le Turcaret de Lesage qui les raille, et ils obtiennent facilement gain de cause. Jusqu’à ce que le roi, bien aise de détourner le mécontentement général sur d’autres que lui, impose que la pièce soit jouée. Un Turcaret – le personnage est vite devenu le nom commun des gens de finance –, c’est quelqu’un qui, dans la pièce, pour un souper de quatre personnes, commande vingt-quatre bouteilles de ce champagne qui a, pour la première fois, les honneurs de la scène, et cent bouteilles de vin de Suresnes pour abreuver ses musiciens !

            Symboliquement, si ce n’est en chair et en os, Voltaire ne va guère quitter le café de Procope : « Né à Paris [et baptisé à Saint-André-des-Arts], ses ouvrages semblent tous avoir été faits pour la capitale », affirmera Mercier qui, lui, a été l’élève du collège des Quatre-Nations. « Il l’avait principalement en vue lorsqu’il écrivait ; en composant, il regardait l’Académie française, où étaient ses prôneurs, le parterre de la Comédie, le café de Procope, et un cercle de jeunes mousquetaires ; il n’a guère eu d’autres points de vue. »
En 1726, après la cuisante bastonnade de l’hôtel de Sully, c’est chez Procope (et la querelle avait peut-être pris naissance dans la loge d'Adrienne Lecouvreur, en face), que Voltaire rumine sa vengeance : c’est « par un garçon de Procope qu’il avait accommodé de façon à s’en servir comme d’un second », qu’il fait porter son cartel au chevalier de Rohan. Celui-ci accepte le duel pour le lendemain et, dans la nuit, le fait enfermer à la Bastille.
En 1737, de Cirey, Voltaire écrit au chanoine de Saint-Merry, son correspondant: « Procope doit m’envoyer un paquet de friandises, marrons glacés, cachou, pastilles, à votre adresse. Je vous supplie de le faire payer. »
Nicolas René Berryer, le nouveau lieutenant général de police qu’a fait nommer en 1747 Madame de Pompadour, a créé pour l'espionnage de la correspondance des particuliers un « cabinet noir ». Les « mouches » sont déjà partout mais on a appris à s’en accommoder. Paul Lacroix raconte qu’un jour, Marmontel, qui n’était encore qu’apprenti philosophe, avait donné rendez-vous à Boindin au café Procope « pour y parler ensemble de matières philosophiques. Ils convinrent entre eux d’une espèce d’argot, destiné à dérouter les soupçons des gens de police, qu’on était sûr de rencontrer dans ce café : d’après ce système de langage déguisé, l’âme devait s’appeler Margot ; la religion, Javotte ; la liberté, Jeannette ; et Dieu, M. de l’Être. Un homme de mauvaise mine vint s’asseoir à côté d’eux, pour les écouter. « Oserai-je vous demander, leur dit-il après avoir écouté sans rien comprendre à leur discussion, quel est ce M. de l’Être, dont vous paraissez si mécontent ? — Monsieur, répondit brusquement Boindin, c’est un espion de police ; le connaissez-vous ? »
C'est à un autre type d'espionnage que se livre Voltaire. Vers la fin d’août 1748, si l’on en croit Longchamp, Voltaire arrive chez Procope déguisé en curé, avec soutane et bréviaire, le visage caché entre perruque en désordre, lunettes et tricorne, pour épier ce qui s’y dit de Sémiramis, sa nouvelle pièce. Il trouve dans ces bavardages matière à quelques corrections, les fait distribuer aux acteurs, et s’en retourne à Lunéville.

Le 2 mai 1760, c’est la première des Philosophes, de Charles Palissot, à la Comédie-Française, devant une salle comble comme n’en ont jamais connue ni Racine, ni Molière, ni Voltaire. Le personnage de Crispin, à quatre pattes sur scène pour brouter une laitue, moque Rousseau et son retour à l’état de nature. On y reconnaît aussi Diderot, Helvétius ; sous le rôle de Cidalise, Mme Geoffrin, et dans « la mère fouettard », Mme d’Épinay.
Deux ans plus tard, pour le deuxième essai de Palissot, la cinquantaine de siffleurs de la claque du chevalier de la Morlière, qui traîne au Procope, traverse la rue et descend la pièce à bout portant.

« Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin, écrira Voltaire. La lumière s’est tellement répandue de proche en proche qu’on éclatera à la première occasion ; et alors, ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux : ils verront de belles choses. » Et Michelet de renchérir : « Les prophètes assemblés dans l’antre du Procope virent le futur rayon de 89 ».
            Le 27 avril 1784, Beaumarchais attend anxieusement chez Procope l’accueil réservé à son Mariage de Figaro, qui se donne à l’Odéon : la Comédie-Française a cessé d’être en vis-à-vis du café.

On remonte jusqu'à la rue de Buci que l'on prend à gauche :
Un cabaret à l’ancienne coexiste encore ici avec le café moderne type Procope : au 4, rue de Buci, chez le traiteur Landelle, qui prêtait sa salle trois ans plus tôt à la première loge maçonnique de Paris, celle de Saint-Thomas-au-Louis-d’Argent, se donnent, le 1er et le 16 de chaque mois, à partir de 1733, les dîners du Caveau. Cette société bachique autant que chantante regroupe, autour de Piron, le jeune Crébillon fils, le peintre Boucher, qui n’est pas beaucoup plus âgé, et Jean-Philippe Rameau, déjà quinquagénaire, mais encore débutant pour ce qui est de l’opéra. Helvétius se joindra parfois à eux. Chacun y doit, à son tour, fournir une chanson ou une épigramme, et si l’on reste « sec », ou si elle est jugée faible, on est condamné au verre d’eau.
En 1855, Poulet-Malassis, le futur éditeur des Fleurs du mal, va ouvrir sa boutique, là où s’était maintenu le Caveau jusqu’à la Révolution.
A l'automne de 1871, Théodore de Banville proposera à Rimbaud une chambre de bonne au-dessus de chez lui, 10, rue de Buci ; Arthur s'y déshabille devant la fenêtre ouverte, jette dehors ses vêtements en loques et s’épouille, nu comme un ver, dans la croisée. On ne le supportera pas plus de huit jours.
            Du Caveau, Piron fournissait en voisin l’Opéra-Comique qui, délogé du préau de la foire Saint-Germain pour cause de construction du Nouveau Marché, avait fait bâtir un théâtre dans l’ancien jeu de paume de la Diligence, au n° 12 de la rue de Buci. À ses Crédit est mort et L’Enrôlement d’Arlequin succèdera, rue de Buci, la première pièce de Favart, le 22 mars 1734.
Au carrefour Buci/Seine, le Bar du Marché

Carrefour rue de Buci / rue de Seine :
En août 1749, le journal de Barbier indiquait : « Le roi a déterminé la place où il permet à la ville de Paris de lui faire ériger une statue », savoir le quadrilatère compris entre la rue de Seine et la rue des Grands-Augustins, à l'Est ; les quais au Nord et les rues de Buci et Saint-André-des-Arts au Sud. « Ce n’est pas à dire, cependant, qu’on prendra absolument tout ce terrain (…) mais c’est-à-dire que la place est désignée dans cet espace de terrain, pour lequel il sera dressé différents plans, dont l’on choisira celui qui paraîtra le plus beau. »
            Le prince de Conti, reçu Grand Prieur de France et ayant de ce fait pris possession de l'hôtel du prieuré du Temple, le roi lui a fait vendre son hôtel de la rive gauche à la Ville – pour une somme comprise entre 1,6 et 1,8 million de livres, assure Barbier, moitié pour lui, moitié pour sa sœur –, afin qu’on y pût « bâtir un hôtel de ville magnifique ». « Il faut donc d’abord faire le plan d’un hôtel de ville, et ensuite le plan de la place derrière ou à côté, sur la même ligne. » On semblait répondre ainsi au vœu de Voltaire qui, dix ans plus tôt, se plaignait à Caylus : « Il n’y a pas une seule place publique dans le vaste faubourg Saint Germain : cela fait saigner le cœur ».

Par la rue de Seine, on arrive à la rue Jacques Callot, percée en enlevant l'ancien jeu de paume de la Bouteille, lieu de naissance de l'Opéra et de la Comédie française :
            Comme sur la rive droite, les fossés ajoutés par Charles V au rempart de Philippe Auguste (l'actuelle rue Mazarine est l'ancienne rue des Fossés de Nesle) sont le règne de la paume. L’abbé Pierre Perrin ayant obtenu de la reine un « Privilège pour l’établissement des Académies d’opéra pour y représenter et chanter en public des opéras et représentations en musique et vers français, pareilles et semblables à celles d’Italie », il fait doter la « ruelle allongée » du jeu de paume de la Bouteille d’un parterre et de trois étages de loges verticales. La première salle d’opéra est ainsi inaugurée le 3 mars 1671 par la création de Pomone, pastorale dont l’abbé a écrit le livret et Robert Cambert la musique. La faillite est pourtant au bout de cent quarante-six représentations triomphales, et le privilège tombe dans l’escarcelle de Lully.
            Quand Lully l’aura évincée du Palais-Royal, la troupe orpheline de Molière s’installera dans l’ancien jeu de paume devenu Théâtre Guénégaud. Elle y sera rejointe par celle du Marais, après quoi le roi ordonnera la fusion des deux avec celle de l’Hôtel de Bourgogne et donnera ainsi, et ici, naissance à la Comédie-Française en 1680.

En face, la rue Guénégaud rappelle l'hôtel éponyme. On remonte la rue Mazarine, traverse le palais de l'Institut et, par le quai, revient à l'autre bout de la rue Guénégaud.
Celle de Dumas, à la Gaité, en 1882. Gallica

Celle d'Abel Gance au cinéma

            Au départ de l’enceinte, au bord de la Seine, s’élevait la fameuse tour de Nesle que ressuscitera le 19ème siècle, Dumas puis Zévaco, en attendant que le cinéma prenne la relève dans les années 1950. En 1832, Bocage était Buridan pour cinq cents représentations successives ; en 1955, c’est Pierre Brasseur qu’Abel Gance choisira pour interprète. « Où est » – et, surtout, qui est ? – « la reine qui ordonna que Buridan fût jeté en un sac en Seine ? » Le mystère que nous a légué Villon reste entier.
Henri de Guénégaud avait racheté l’hôtel de Nesle attenant, devenu de Nevers. Le secrétaire d’État, puis garde des Sceaux, Henri de Guénégaud alias Anaxandre ou Alcandre, et sa femme Élisabeth, Amalthée en préciosité, recevaient en leur hôtel Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, et Arnaud d’Andilly. C’est dans leur salon que Boileau lu ses premières satires et corrigea, peut-être, la première tragédie de Racine, qui ne sera pas mieux reçue pour autant : cette Thébaïde, d’une épouvantable noirceur. Racine en tira vite la leçon, et son Alexandre, qu’entendirent ensuite ici les hôtes, exact contre-pied de la précédente, optera pour le genre optimiste et galant. Le succès sera d’autant plus au rendez-vous que l’auteur avait donné deux fois l’exclusivité de sa pièce : et à Molière et, clandestinement, à l’Hôtel de Bourgogne !
 L’année d’Alexandre vit tomber la tour de Nesle, qui fit place au collège des Quatre-Nations que Mazarin destinait à soixante jeunes gens d’Alsace, de la Flandre, de l’Artois et du Hainaut. C’est ici, à Sainte-Beuve, devenu bibliothécaire à la Mazarine et logeant dans les dépendances de cet Institut que Napoléon avait installé dans le collège des Quatre-Nations, que Baudelaire fera porter, en 1843, ses premiers vers.
           
            Le salon d’Amalthée avait été entraîné dans la chute de Fouquet : les Guénégaud avaient eu à peine le temps de demander à Jules Hardouin-Mansart une extension de l’hôtel construit par ce François Mansart dont leur nouvel architecte s’inspire au point d’avoir accolé son nom au sien qu’il ne leur restait déjà plus qu’à se retirer sur leurs terres de Fresnes.
            Leur hôtel, passé aux Conti, devait dans le projet de 1749, on l'a vu, être remplacé par le nouvel Hôtel de Ville de Paris et une grande place dotée d'une statue équestre du roi Louis XV. Il ne sera finalement démoli qu’en 1768, pour être remplacé par l’hôtel de la Monnaie et loger ainsi le ministre François de L’Averdy.
            C'est que la place aujourd'hui Vendôme, conçue à l’instigation de Louvois comme celle des Conquêtes, qui devait être reliée à la place des Victoires et loger Académies, Bibliothèque, Hôtel des Ambassadeurs extraordinaires et Monnaie, avait été refilée en catastrophe à la Ville sous forme de plans d’un côté et de piles de matériaux de l’autre. Paris mettra vingt ans à en revendre les lots et n’y parviendra qu’à l’aide des spéculations de Law. Exit donc la Monnaie de la place des Conquêtes, exeunt d'ici l'hôtel de ville, la place et la statue.
            Le chimiste Sage (1740-1824) occupa en 1778 la chaire de minéralogie docimastique (examen et analyse des minerais) de l'Ecole publique installée à la Monnaie de Paris, qui avait pour but la formation d'ingénieurs propres à diriger les travaux des mines. Il sera à l'origine, en 1783, de la création de l'Ecole des Mines. Il avait en outre rassemblé depuis 1760 d'importantes collections qu'il céda alors au roi, moyennant une rente viagère de 5000 livres; ces collections demeurèrent à l'Hôtel des Monnaies jusqu'en 1824.
            C'est M. de Puymorin, directeur de la Monnaie, son frère et quelques autres royalistes et chrétiens qui avaient, en mai 1814, exhumé nuitamment les restes de Voltaire et de Rousseau de sorte que l'église Sainte-Geneviève (le Panthéon) ne fût point souillée par ces restes impies. Ils étaient allés les dissoudre dans la chaux vive à la barrière de la Gare, vis-à-vis Bercy, au milieu des cabarets et des guinguettes, sur un terrain appartenant à la gare d’eau désaffectée.

Sur le quai Conti, on est sur le trajet des ambassadeurs.
            Voltaire a été de 1733 à 1749, l’ami-amant d'Émilie, marquise du Châtelet, fille de ce baron de Breteuil qui avait été pendant plus de quinze ans, jusqu’à la mort de Louis XIV, l’introducteur des ambassadeurs à la cour.
            Le protocole faisait faire aux ambassadeurs étrangers antichambre dans le faubourg Saint-Antoine. Ceux des puissances catholiques attendaient, dans une salle du couvent de Picpus dite, pour cela, « des Ambassadeurs », de recevoir les compliments des princes et princesses du sang pour pénétrer en ville ; ceux des autres nations séjournaient à hôtel des Quatre-Pavillons des Rambouillet, protestants, rue de Charenton, où, au jour de leur présentation, venaient les prendre les carrosses de la cour.
            Le parcours officiel des ambassadeurs, après avoir franchi la porte Saint-Antoine et traversé la place Royale, gagnait la Seine par la rue de la Monnaie puis faisait le tour du bassin du Louvre, longeant le fleuve vers l’aval jusqu’au pont Royal, et remontant les quais de l’autre rive jusqu’à la hauteur du Pont-Neuf.
            La folie Rambouillet était surnommée la Maison du Diable, du nom de Rémond le Diable, fermier général dont le fils était l’introducteur, quand l’ambassadeur turc y arriva avec sa suite de 80 personnes le 8 mars 1721. Le vendredi 21 mars, il était reçu par le petit roi de 11 ans aux Tuileries. « On approuva fort, écrit Saint-Simon, le chemin qu’on fit prendre à cet ambassadeur, (…) et de l’avoir fait retourner par le quai des Tuileries et par celui des Théatins [aujourd'hui Voltaire], qui sont les endroits ou Paris paraît le mieux. Que serait-ce si on dépouillait le Pont-Neuf de ces misérables échoppes, et tous les autres ponts de maisons, et les quais de celles qui sont du côté de la rivière ? »
Saïd Méhémet Pacha, son successeur, fera son entrée solennelle à Paris, le 7 janvier 1742, empruntant le parcours protocolaire menant du faubourg Saint-Antoine à l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires de la rue de Tournon, par un froid qui a étréci le cortège sur la seule partie de la chaussée où fumier et sable ont été répandus sur la neige gelée. Ensuite ses cavalcades et ses défilés se déploieront au jardin du Luxembourg.

On est arrivé devant le Pont-Neuf :
            Les principaux cafés de Paris sont au 18ème siècle, en haut du Pont-Neuf, vers l’aval, sur le quai de l’École, celui de Gradot où se réunissent les esprits forts, les savants et les bons joueurs d’échecs, et à l’autre extrémité du Pont-Neuf, côté amont, c’est-à-dire au bout du quai des Augustins, celui de Duverger, où se rassemblent les nouvellistes et les gazetiers politiques.
            La Motte demeurait « rue Guénégaud, près du quai Conti, très froid, comme on sait, et exposé au nord », écrit Sainte-Beuve, qui poursuit en citant Duclos : « devenu aveugle et perclus des jambes, il était réduit à se faire porter en chaise– (il avait à lui sa chaise, c’était alors le luxe des demi-fortunes, explique Sainte-Beuve) -, au café de Gradot, pour se distraire de ses maux dans la conversation de plusieurs savants ou gens de lettres qui s’y rendaient à certaines heures : Maupertuis, Saurin, Nicole, tous trois de l’Académie des sciences, Melon, auteur du premier Traité sur le Commerce, et beaucoup d’autres qui cultivaient ou aimaient les Lettres ».
            Émilie du Châtelet n’y venait que pour Maupertuis. « J’ai été hier et aujourd’hui vous chercher chez Gradot, lui écrit-elle un samedi du début de 1734, et je n’ai pas entendu parler de vous. » C’est, dans ces mois-là, un leitmotiv : « Je vous ai promis de vous avertir de mon retour, ce ne serait point être revenue que de ne vous point voir. Venez souper avec moi demain ; je vous irai prendre au sortir de l’opéra, chez Gradot, si vous voulez m’y attendre ».
            Voltaire est en mission diplomatique pour Berlin et pour Bayreuth. L’armée de l’Angleterre, du Hanovre et de l’Autriche, commandée par Georges II, a défait le 23 juin 1743 celle du maréchal de Noailles à Dettingen, sur le Main. La route du royaume de France s’est ouverte par l’Alsace devant les coalisés. Les rapports de police pistent le philosophe : « On dit que Voltaire déclame hautement contre les Français, les ministres, l’Académie, et surtout contre l’évêque de Mirepoix et l’on blâme le gouvernement de ne l’avoir pas mis à la Bastille pour les derniers discours qu’il tint publiquement chez Gradot avant son départ ».

On descend, par les rues de Nevers et de Nesle qui nous rappellent la tour de Buridan, jusqu'à la rue Dauphine. On est à nouveau dans les pas des ambassadeurs qui, par cette rue Dauphine et celle de la Comédie, entre Procope et Théâtre-Français, descendaient ensuite la rue de Condé, de sorte de passer devant le palais du Luxembourg, avant de prendre la rue de Tournon.
            Au 33, rue Dauphine, coin de la rue Christine, Juliette Gréco a déniché, dans une imprimerie, un bar ouvert à peu près toute la nuit. Devenus des familiers du lieu, Roger Vadim, Roger Pierre, Jean-Marc Thibault en ont débarrassé la cave et c’est devenu un club, le Tabou. Les chemises à carreaux, les jeans, les baskets arrivés dans les bagages des Américains sont désormais la tenue de be-bop des « rats de cave ». Albert Camus, qui adore danser, est au Tabou tous les soirs, avec Jean Genet, les trois frères Vian, Raymond Queneau.

Cour du Commerce St-André :
            « Imberbe alors, sur les vieux bancs de chêne, où l’enfant boit, dix ans, l’âpre lait des études », Baudelaire lit avec passion ce Volupté que Sainte-Beuve a écrit à l’Hôtel meublé de Rouen, au n° 4 de l’actuel passage du Commerce, dans les deux chambres du quatrième étage où il recevait Adèle, Mme Victor Hugo.

Place Henri Mondor (de l'Odéon) :
            Marat et les quelques personnes attachées à la confection et au pliage du journal s’activent autour de l’Ami du Peuple, au premier étage de l’ex-30, rue des Cordeliers, qui correspond au pan coupé du bâtiment de l’École de médecine donnant sur l’actuelle place Henri-Mondor. Danton habite à deux pas, près de l’endroit où, sur la place, est érigée sa statue. Billaud-Varenne, son secrétaire, loge 45, rue Saint-André-des-Arts, à l’angle de la rue Gît-le-Cœur. Hébert est au 5, rue de Tournon.
            Le 13 juillet 1793, Marat est assassiné, dans l’appartement à la fenêtre duquel, ouvertes les deux croisées en verre de Bohème, il se penchait quand Danton, au passage, le hélait. « S’il faut un successeur à Marat, s’il faut une seconde victime à l’aristocratie, elle est toute prête, c’est moi », assure le Hébert du Père Duchesne, un temps président du Club des cordeliers. Moins de neuf mois plus tard, Danton est arrêté ; son ancien secrétaire, « le tigre à perruque jaune », requiert contre lui. Au questionnaire d’identité, Danton répond : « Ma demeure ?, bientôt dans le néant, ensuite dans le Panthéon de l’Histoire ! M’importe peu ! Ancien domicile : rue et section Marat ».

            Le dimanche 10 mars 1839, le chapiteau de la future colonne de Juillet sort de la fonderie du Roule tiré par 12 chevaux aidés de 100 à 200 hommes pour gagner la place de la Bastille par les grands boulevards. A la hauteur de la rue de Ménilmontant [aujourd'hui Oberkampf], un cheval s'abat, l'attelage est épuisé, la foule prend les choses en mains, le cortège arrive à destination sur les 10 heures du soir. De la Bastille, une partie de cette foule, environ 300 personnes, essentiellement des ouvriers, brandissant 3 drapeaux rouges, remonte en sens inverse jusqu'à la Porte St-Denis, descend la rue du même nom puis la rue Mauconseil jusqu'au marché des innocents, criant « Vive la liberté ! Vive la République ! A bas les ministres ! ». On chante la Marseillaise et le Chant du Départ. Les gardes municipaux du poste de la Lingerie ont pris les armes et les dispersent. Le cortège se reforme et par le pont au Change arrive place du Palais de Justice. Le poste de la ligne prend les armes, une brigade de sergents de ville s'attaque aux drapeaux, en arrête les porteurs et tous ceux qui les défendent. Ceux qui en ont échappé vont vers l'École de Médecine, entrent au Café Dupuytren, juste en face, appellent les étudiants à la rescousse : "Nous sommes tous des frères, Vive la République ! Les écoles avec nous!"

            Dans les années 1780, au 12 de l’actuelle rue de l’École-de-Médecine, se sont achevés les magnifiques bâtiments de l’Académie de chirurgie, voulus par Louis XV, continués par Louis XVI, qui, après le Roi-Soleil, ont favorisé les efficaces barbiers-chirurgiens dont l'amphithéâtre était d'abord installé plus bas, au n°5.

            Par la rue Dupuytren et la rue Monsieur le Prince on arrive à l'arrière du couvent des Cordeliers où le bataillon des Marseillais, qui fit connaître La Marseillaise aux Parisiens, avait cantonné.
            En face, dans le triangle de la rue Monsieur le Prince, la rue de Vaugirard et la rue de Condé, s'élevait l'hôtel d'Henri de Bourbon, prince de Condé. Celui-ci ayant choisi de résider désormais au Palais-Bourbon, la parcelle fait partie d’un plan d’urbanisme que Charles de Wailly complètera, en 1789, par un projet d’embellissement de la Ville de Paris.

On prend la rue Casimir Delavigne, qui s'appela Voltaire :
            Les nouvelles rues consécutives au lotissement de l’hôtel de Condé s’appellent, à l’exception de la rue centrale, Molière (auj. Rotrou), Regnard, Crébillon, Voltaire (auj. Casimir Delavigne), Racine et Corneille. Pour la première fois, leurs noms sont des dédicaces et non plus l’indication des hôtels aristocratiques, congrégations ou enseignes desservis ; et les rues pas seulement des moyens de viabiliser la propriété foncière, mais un espace public dont jouir. Ces premières rues à flâner de Paris sont placées, de surcroît, sous le patronage des lettres et de la philosophie, Voltaire, à peine mort, se retrouvant en puissance tutélaire bien avant que la Révolution n’en fasse son héros.

On arrive place de l’Odéon :
Le séjour de Condé, très étendu, offrait de multiples possibilités, Louis XVI décide, en 1779, d'y faire construire un théâtre pour ses Comédiens français qui n’occupent la salle des Machines des Tuileries qu’à titre provisoire. Charles de Wailly, pressenti avec Marie-Joseph Peyre, s’en ouvre à Voltaire ; le philosophe a aménagé un théâtre à peu près partout où il s’est trouvé : à Cirey, chez la marquise du Châtelet, dès 1735, comme dans sa maison de la rue Traversière, pour Le Kain, quinze ans plus tard.
 Le roi a décidé également que le théâtre serait placé au plus près possible du palais du Luxembourg, qu’il a donné à Monsieur, son frère, le comte de Provence, et à Madame, l’épouse de celui-ci, afin qu’il « soit un nouvel agrément pour leur habitation, en même temps que pour nos sujets qui, avant d’entrer, ou en sortant du spectacle de la Comédie-Française, auront à proximité une promenade dans les jardins du Luxembourg ». 
            La salle de deux mille places, la plus grande de Paris, financée par le lotissement de l’hôtel de Condé (et celui de la pointe occidentale des jardins du Luxembourg, dans laquelle est ouverte la croisée des rues Madame et de Fleurus), est inaugurée le 9 avril 1782. La Reine, Monsieur, Madame, y assistent à un divertissement qui moque les modes du jour, dont le goût pour une presse incarnée alors dans le Journal de Paris.
            Le 27 avril 1784, c’est un succès fou, au sens propre, pour Le Mariage de Figaro ou La Folle journée. La Comédie-Française, seul théâtre de Paris dégagé comme un monument, est littéralement cernée. « Dès dix heures du matin, soit huit heures avant la représentation, quatre ou cinq mille personnes se pressaient aux abords du théâtre et tentaient déjà d’en forcer les grilles, écrit Frédéric Grendel. Jusqu’à la Seine des files ininterrompues de carrosses stationnent et créent dans les rues avoisinantes un encombrement et une paralysie dont les conducteurs d’aujourd’hui ne peuvent avoir idée. À midi, les grilles cédèrent enfin sous la pression de la foule et la garde imposante dut reculer. Trois candidats au parterre moururent étouffés, impossible de les dégager. Debout, perdus dans l’indescriptible cohue, les trois morts semblaient attendre comme les autres le début du spectacle. (...) La salle fit un sort à la plupart des répliques, applaudissant sans cesse, au point que le spectacle dura plus de cinq heures. » Et cette première représentation fut suivie de soixante-sept autres d’affilée, ce qui ne s’était jamais vu.
Le 1er projet de Charles de Wailly, 1786. Gallica

Les files ininterrompues de carrosses stationnaient rue du Théâtre-Français (auj. de l’Odéon), le long de trottoirs, cette trouvaille anglaise qui faisait ici son apparition à Paris, et devant les maisons à plusieurs locataires jalonnant la patte d’oie conçue par Charles de Wailly. Une place en demi-cercle redouble le théâtre d’un second, symbolique, d’autant mieux que la façade du monument, reliée par des arcades à deux annexes latérales, semble la fermer d’un mur de scène à l’antique.

Camille Desmoulins habitait place de l’Odéon, à l’angle de l’actuelle rue Crébillon. Le couvent des cordeliers fermé par la Révolution, il y loge son Club des cordeliers, populaire, composé d’habitants et non d’élus, qui acquittent un droit d’entrée minime. Marat, retour d’un exil londonien dû à ses attaques contre Necker et La Fayette, s’y est inscrit. C'est en grande partie sous son influence qu’est portée au Champ-de-Mars, le 17 juillet 1791, la pétition exigeant qu’on destitue le roi.

Par la rue Regnard, on rejoint la rue de Condé :
Beaumarchais, associé avec le financier Pâris-Duverney dans une série d’affaires dont l’exploitation de la forêt de Chinon, s’était installé avec sa famille au n° 26. Le 3 janvier 1773, son Barbier de Séville avait été reçu à la Comédie-Française ; le 11 février, Beaumarchais avait une altercation avec le duc de Chaulnes, qui l’accusait de lui ravir sa maîtresse, l’actrice Mlle Ménard, et il devait quitter son domicile pour la prison de Fort-l’Évêque. Pendant qu’il s’y morfondait, l’héritier et neveu de Pâris-Duverney faisait casser les dispositions du testateur : Beaumarchais était ruiné. Il ne sortira de prison, le 8 mai, que pour se voir chassé aussi de sa maison. Le Barbier de Séville attendra encore deux ans avant d’accéder à la scène.

Avec le cortège des Ambassadeurs, on passe devant le Luxembourg pour remonter la rue de Tournon :
La Galigaï, sœur de lait de Marie de Médicis, s’était, avec Concini son mari, installée rue de Tournon ; c’est peut-être pour ça que la reine avait fait bâtir le Luxembourg. Le 24 avril 1617, Concini, le favori de la reine mère, devenu Premier ministre, était attiré dans une souricière sur le pont-levis du Louvre et abattu à coups de pistolet. Aussitôt fait, Louis XIII avait paru à la fenêtre et avait été salué par ses gentilshommes du cri de « Vive le Roi ! » ; il envoya dire à sa mère qu’il prenait la direction du royaume et qu’elle n’avait plus à se mêler de rien. Le jeune Louis XIII récompensera Luynes, qui l’avait aidé dans l’assassinat de Concini, en lui donnant l’hôtel de leur victime.
Vers 1630, quand Rubens, fuyant la peste, revient d’Anvers installer au Luxembourg les panneaux qu’il y a réalisés, les ambassadeurs extraordinaires se voient désormais attribuer pour résidence l’ancien hôtel des Concini, 10 rue de Tournon.
Entre Ambassadeurs et Brancas, le n°8

A côté, au 18ème siècle, s'élève l'hôtel du duc Louis de Brancas, comte de Lauraguais (1733-1824), un homme qui illustre la curiosité encyclopédique de son époque. Taquinant les muses, il est de surcroît, outre l’accoucheur et le disséqueur qu’on découvrira dans la lettre de sa maîtresse, un fanatique « inoculateur » comme l’on dit dans les débuts de la vaccination. Sophie Arnould, la maîtresse en question, et « l’esprit de Paris » selon les Goncourt, profite d’une absence du duc si bien doué pour rompre avec lui : « Monsieur mon cher ami, Vous avez fait une fort belle tragédie, qui est si belle que je n’y comprends rien, non plus qu’à votre procédé. Vous êtes parti pour Genève afin de recevoir une couronne de lauriers du Parnasse de la main de M. de Voltaire, mais vous m’avez laissée seule et abandonnée à moi-même. J’use de ma liberté, de cette liberté si précieuse aux philosophes, pour me passer de vous. Ne le trouvez pas mauvais, je suis lasse de vivre avec un fou qui a disséqué son cocher et qui a voulu être mon accoucheur, dans l’intention sans doute de me disséquer aussi moi-même. Permettez donc que je me mette à l’abri de votre bistouri encyclopédique. J’ai l’honneur d’être votre Sophie Arnould. »

Depuis longtemps, Lekain et Mlle Clairon défendaient les théories dramatiques de Voltaire, soutenaient sa réforme du costume vers plus d’exactitude, réclamaient avec lui la suppression des bancs qui encombraient la scène ; le 23 avril 1759, le jeune comte de Lauraguais la met en actes en déboursant 30 000 livres pour indemniser la Comédie-Française de son manque à gagner. « Comment apporter le corps de César sanglant sur la scène [à l’acte III de La Mort de César] ; comment faire descendre une reine éperdue dans le tombeau de son époux, et l’en faire sortir mourante de la main de son fils [à l’acte V de Sémiramis] au milieu d’une foule qui cache, et le tombeau, et le fils, et la mère, et qui énerve la terreur du spectacle par le contraste du ridicule ? », se plaignait Voltaire. Désormais, c’est possible et, deux ans plus tard, Lebeau de Schosne, rappelant ce qu’était la situation passée, peut écrire : « … Les coups de théâtre étaient toujours manqués. Nos chefs-d’œuvre tombaient ou perdaient une partie de leur éclat et des éloges mérités aux travaux de leurs auteurs. Sémiramis en a été une preuve bien convaincante. Cette pièce n’eut qu’un faible succès dans sa naissance, exactement par les raisons que je viens de dire ; et elle est aujourd’hui une des plus solides colonnes du palais de Melpomène ».