PARIS Ier. 4 LES TUILERIES


Il y a une fausse évidence des Tuileries. Pour nous, c’est un jardin orienté est-ouest par l’allée qui le divise, second manchon d’une « voie triomphale » télescopique qui semble naturellement sortie du Louvre par prolongements successifs. Dans le mot Tuileries niche pourtant, en creux, un palais qui barra Paris d’un trait vertical, perpendiculaire à la Seine. Dans sa plus grande extension, celle qui fut la sienne de 1715 à 1883, le bâtiment s’étendait, du nord au sud, de l’actuelle rue de Rivoli jusqu’au quai. Un point d’exclamation au jambage à peine décalé de sa boule, l’île de la Cité ! C’était l’axe autour duquel Paris pouvait basculer.
Construit par Philibert Delorme pour Catherine de Médicis à partir de 1567, en dehors de l’enceinte, le palais des Tuileries fut vite le mur du fond à partir duquel s’étendait la ville vers l’est. On y entrait, évidemment, de ce côté-là. Un siècle plus tard, redessinant les jardins derrière le palais, et les dotant de leur fameuse allée centrale, Le Nôtre, en 1664, inventait la perspective est-ouest. Invention toute virtuelle dont on ne le créditera que longtemps après : en réalité, son allée était prise entre le palais et un égout où elle finissait en un cul-de-sac qui ne serait enjambé qu’une quarantaine d’années plus tard.
Les Tuileries dans les années 1790. Gallica
La première entrée solennelle au palais des Tuileries par le jardin, celle d’un ambassadeur turc, n’aura lieu qu’en 1721. Mais longtemps encore, entre côté jardin et côté cour, le cœur des souverains continue de balancer. En 1808, à l’apogée de son règne, c’est à la cour que Napoléon, avec l’arc de triomphe du Carrousel, donne une entrée grandiose. Finalement, c’est la IIIe République qui tranche. L’Empire avait effacé alentour les souvenirs de la République ; la République se résout, en 1883, à l’arasement du palais des Tuileries en tant que symbole de la monarchie. C’était sans doute une ruine au toit crevé depuis la Commune, mais le gros œuvre tenait bon. Cet obstacle levé, « la voie triomphale », comme la flèche recule sur la corde que tend l’archer, allait s’ancrer entre les bras du Louvre, au cœur même de Paris.

Un point de fuite
Le 13 mai 1588, vers 5 h du soir, Henri III, sous le choc des barricades de la veille, se décide à fuir. Il sort seul du Louvre, une badine à la main, l’air d’aller se promener, comme d’habitude, dans ce jardin des Tuileries dont il aime le damier florentin, la grotte décorée d’animaux de céramique par Bernard Palissy, le labyrinthe… Il contourne le palais délaissé depuis longtemps par sa superstitieuse mère, gagne les écuries et galope vers Saint-Cloud en maudissant Paris, jurant qu’il n’y reviendra qu’après l’avoir forcée, les armes à la main.
Mais c’est Henri IV qui y rentre à sa place le 22 mars 1594 et, ostensiblement, par le même chemin : cette porte Neuve qui ferme la muraille au bord de la Seine, un peu en amont du château des Tuileries. En six ans de guerres religieuses, de sièges, de combats, Paris a perdu la moitié de sa population ; tout est à reconstruire. Dans les jardins italiens des Tuileries, le roi économe fait planter vingt mille mûriers pour l’élevage des vers à soie. Et le roi bâtisseur augmente le palais des Tuileries du Pavillon de Flore, que vient rejoindre une grande galerie partie du Louvre, le long de la Seine.
Alentour ne sont que des couvents. Anne d’Autriche est aux Feuillants, à l’emplacement de l’actuelle rue de Castiglione, priant saint Joseph de lui donner un fils. Un an plus tard, c’est aux Jacobins, remplacés par les rue et marché Saint-Honoré d’aujourd’hui, que l’on va chercher Campanella, à deux reprises, pour examiner le nouveau-né. L’utopiste, qui s’est réfugié là après vingt-sept années de cachot et sept passages par la torture de l’Inquisition, est féru de kabbale et de magie : le futur Louis XIV tout nu devant lui, il lui tire l’horoscope. Prévoit-il que dix ans plus tard, le 6 janvier 1649, chassés de Paris par la Fronde, le jeune roi, avec sa mère la régente et son Mazarin de ministre, iront coucher sur la paille à Saint-Germain ?
La porte des Feuillants et, au fond, le dôme de l'Assomption vers 1780. Gallica
C’est encore aux Feuillants qu’après sa rupture avec La Fare, Mme de La Sablière, l’Iris des Discours et « Dédicaces » de La Fontaine, prend pension dans un logement situé au-dessus de l’entrée monumentale que Jules Hardouin-Mansart a bâtie pour leur couvent, le long de la rue Saint-Honoré. Elle y emmène le fabuliste qu’elle loge depuis sept ans. De tous ceux qui fréquentaient son salon, Molière, Retz, La Rochefoucauld sont morts, mais Mme de La Fayette, Mme de Sévigné, Boileau, Racine sont toujours fidèles.
Elle a installé La Fontaine dans une maison à lui, au n° 308 de la rue Saint-Honoré, quand, à l’église des Feuillants, Lully dirige le Te Deum qu’il a composé pour remercier le ciel d’avoir guéri le Roi-Soleil de sa fistule. Ce faisant, ce mémorable 8 janvier 1687, il se plante dans le pied la longue canne au lourd pommeau avec laquelle se bat la mesure. La gangrène s’y mettra, et Lully en meurt.
La Fontaine, qu’on a fini par admettre à l’Académie après l’avoir censuré, s’est fait une « chambre des philosophes » où, sous les bustes de Platon, de Socrate et d’Épicure, de jeunes et jolies demoiselles viennent toucher le clavecin parmi des abbés de cour, des poètes et des amis de la pensée libre. Mais à la première occasion – une maladie qui semble devoir être mortelle, en 1692 –, son confesseur sait lui arracher, devant une délégation d’Immortels, une abjuration publique de ses contes «infâmes».
Le siècle du Roi-Soleil s’achève avec l’inauguration, sur une place Louis-le-Grand (aujourd’hui Vendôme) tout juste tracée, d’une statue équestre de Louis XIV en costume d’empereur romain, par Girardon. La place s’insère entre les Capucines au nord, les Feuillants au sud, les Jacobins à l’est et les Capucins à l’ouest ; avant les filles de l’Assomption, dont l’église est aujourd’hui celle des Polonais de Paris, 263, rue Saint-Honoré, et celles de la Conception. La statue, qui regarde vers la rue Saint-Honoré, a le bras et l’index droits pointés légèrement de côté, ce qui permet à une épigramme d’affirmer qu’en désignant ainsi les Capucins, Sa Majesté prévient que l’exemple si salutaire de ces moines, qui n’ont d’autres ressources que la mendicité, s’appliquera dorénavant à tous, littéralement.
La place Vendôme sous Louis XV. Gallica

Les Mississippiens place Vendôme !
L’épigramme n’était pas sans clairvoyance : la place, conçue à l’instigation de Louvois comme celle des Conquêtes, qui devait être reliée à la place des Victoires et loger Académies, Bibliothèque, Hôtel des Ambassadeurs extraordinaires et Monnaie, a été repassée en catastrophe à la Ville sous forme de plans d’un côté et de piles de matériaux de l’autre. Paris mettra vingt ans à en revendre les lots et n’y parviendra qu’à l’aide des spéculations de Law, qui s’avèreront effectivement ruineuses pour beaucoup.
Le premier projet de Jules Hardouin-Mansart a été pensé pour un usage public : la place n’a d’issue que d’un seul côté, est entourée d’une galerie ; tout est fait pour que l’on en occupe l’espace, pas pour qu’on le traverse. Le plan retaillé, s’il reste peu ouvert au passage des voitures, ferme les arcades pour satisfaire aux besoins privés des particuliers.
Quand le palais des Tuileries accueille pour la première fois un hôte royal, en 1715, un tout petit roi de cinq ans, le jeune Louis XV – c’est en vain que le palais, agrandi par Le Vau, avait attendu le Roi-Soleil –, les « Mississippiens », comme l’on dit parce que la Compagnie d’Occident de Jean Law a d’abord été créée pour la mise en valeur de la Louisiane, sont partout. Law s’est porté acquéreur d’au moins huit des hôtels de la place, et ses largesses autorisent Mansart à terminer en 1719 l’église Saint-Roch que Lemercier avait commencée en 1653.
La maison de Mme de Tencin, enclavée dans le couvent des Filles de la Conception, à l’emplacement des actuelles rues Chevalier-de-Saint-Georges et Duphot, est ainsi le quartier général des agioteurs en même temps qu’un salon où l’on pense. L’hôtesse, qui vient de mettre au monde, pour l’abandonner aussitôt, le futur d’Alembert, accueille dans sa « ménagerie » du 382, rue Saint-Honoré, ses « bêtes » qui s’appellent, Réaumur, Montesquieu, Fontenelle, Mme du Deffand, Mme Geoffrin. Et voilà qu’une bête amoureuse, celle qui prenait la suite de Marc-René d’Argenson, lieutenant général de police, du Régent, de son Premier ministre, le cardinal Dubois, et du chevalier Destouches, père naturel de d’Alembert, voilà qu’au beau milieu de la ménagerie, La Fresnaye se donne le ridicule trop humain d’un suicide au pistolet. Le scandale envoie Mme de Tencin à la Bastille, où elle arrive par hasard en même temps que Voltaire, qui y séjourne déjà pour la deuxième fois.
La pensée est toujours libre au club de l’Entresol, qui tire son nom de celui du n° 7 de la place Vendôme où se réunissent tous les samedis, chez le président Hénault, de 5 h à 8 h du soir, une vingtaine d’esprits hardis intéressés par les questions politiques. Jusqu’à ce qu’un Grand Acte royal y mette l’éteignoir en 1731.
Les Lumières reprennent au 374, rue Saint-Honoré, en face des Capucins, chez Mme Geoffrin. Elle est de petite naissance – fille d’un valet de chambre de la Dauphine –, son orthographe est rudimentaire, mais le futur roi de Pologne Stanislas Poniatowski, Diderot, d’Alembert, Helvétius, Voltaire, d’Holbach, Montesquieu, Hume et Horace Walpole sont là le lundi et le mercredi, sous des tableaux qu’elle a commandés à Vernet, Vien et Carle Van Loo pour son hôtel, et d’autres achetés à Boucher, Greuze ou Hubert Robert pour enrichir sa très belle collection.
En se rendant chez elle pour souscrire à l’Encyclopédie qu’elle subventionne, ses invités ont croisé, entre les Jacobins et la place Vendôme, une foule en colère entourant le domicile de Nicolas Berrier, lieutenant général de police, « le vilain Beurrier » soupçonné de se faire graisser la patte pour peupler avec les enfants de Paris, enlevés de force à leurs parents, le Mississippi, toujours colonie de la couronne de France alors que Jean Law est failli et enterré.

Le sacre de Voltaire
Le couronnement de Voltaire à la 6e représentation d'Irène. Gallica
Quand Voltaire rentre à Paris après vingt-cinq ans d’exil, en 1778, le palais des Tuileries est toujours vide de toute présence royale depuis l’enfance de Louis XV, même si Marie-Antoinette, à l’avènement de son époux, a manifesté le désir de s’y installer. C’est la Comédie-Française qui est, depuis huit ans, dans le théâtre du château, « la salle des Machines », et sa situation, entre le parc et la cour du Carrousel, a déjà doté les acteurs de cet argot de métier, désormais consacré, qui oppose un « côté jardin » à un « côté cour ». « Le grand homme, écrit le Journal de Paris, nous présente aujourd’hui un spectacle qui ne s’est pas renouvelé depuis les beaux jours de la Grèce : Sophocle revenant au sein de sa patrie dans une extrême vieillesse pour y recevoir le prix de quatre-vingts ans de travaux ».
« Aujourd’hui », 16 mars 1778, près de mille deux cents spectateurs ont payé pour voir Irène, sa dernière tragédie, sans compter le Tout-Versailles, au premier rang duquel la reine Marie-Antoinette, et la foule dans les coulisses. Deux absents seulement : Louis XVI et le roi de la soirée, Voltaire, qui n’est pas encore remis de son voyage. Mais quinze jours plus tard, Voltaire est là, arrivant de l’Académie française où on l’a élu incontinent directeur pour le second semestre, installé dans la loge des gentilshommes de la chambre entre Mme Denis, sa nièce, et Mme de Villette, « Belle et bonne ». « De l’Académie au théâtre où il s’est rendu, le peuple l’a accompagné sans cesser de l’acclamer », écrit à sa sœur le Russe Fonvizine, qui lui raconte encore la fin de la représentation, l’enthousiasme indescriptible et les applaudissements de près d’un quart d’heure. « Et dès qu’à sa sortie du théâtre, Voltaire a commencé à s’installer dans son carrosse, le peuple s’est mis à crier “Des flambeaux ! Des flambeaux!”. Quand les flambeaux ont été là, on a ordonné au cocher d’aller au pas et le peuple, en une foule innombrable, l’a accompagné jusque chez lui en criant sans arrêt : “Vive Voltaire!” ».
Le jardin des Tuileries est, depuis que Charles Perrault a su en convaincre Colbert, ouvert au public moyennant paiement. Le jour de la Saint-Louis, l’entrée est même gratuite pour tout le monde. L’Américain Thomas Jefferson, successeur à Paris de Benjamin Franklin – c’est appuyé au bras de celui-ci que Voltaire a été reçu à la loge maçonnique des Neuf-Sœurs, trois semaines après la représentation d’Irène –, le futur président des États-Unis, donc, dispose d’un abonnement aux Tuileries ; il y est presque tous les jours. Quand il n’y assiste pas à une démonstration de montgolfière – deux cent mille personnes étaient là pour voir s’envoler les frères Charles et Robert –, il observe attentivement, depuis la terrasse du bord de l’eau, l’avancement des travaux à l’hôtel de Salm (aujourd’hui palais de la Légion d’honneur), sur la rive d’en face, derrière les bains Poitevin, ce bateau qui propose des baignoires d’eau chaude en cabines individuelles.
Les transformations de Paris lui plaisent : « Les anciens ponts sont débarrassés du rebut qui les encombre sous forme de maisons ; de magnifiques murs d’enceinte avec des pavillons de douane aux entrées sont en construction », et leur architecture néo-palladienne, comme celle de la Halle au blé et de l’hôtel de Salm, constitue ce dont il rêve pour les États-Unis.
Le jardin des Tuileries vers 1850. Gallica

Le périmètre de la Révolution
Paris, depuis longtemps, ne plaisait plus aux rois. Quand un souverain vient enfin habiter les Tuileries, la Révolution y entre avec lui. Le « boulanger, la boulangère et le petit mitron » y emménagent, contraints et forcés, le 6 octobre 1789. L’Assemblée nationale s’installe dans la salle du Manège, jouxtant le parc, le long de la terrasse des Feuillants. La société des Amis de la Constitution, ce club constitué par des députés bretons, qui compte maintenant un millier de membres, loue le couvent des Jacobins.
C’est dans ce périmètre que s’écrit la geste révolutionnaire : le roi s’échappe des Tuileries le 21 juin 1791, y est ramené quatre jours plus tard. Sa fuite promeut l’idée républicaine. Aux Jacobins, les partisans d’une monarchie constitutionnelle, La Fayette en tête, font alors sécession et s’en vont installer au couvent voisin leur Club des feuillants, à quatre louis d’or par tête. Dans l’église, dont il a fait son atelier pour la circonstance, Jacques Louis David est en train de peindre le Serment du Jeu de paume.
Au jour anniversaire dudit serment, le 20 juin 1792, la foule, menée par le brasseur Santerre, marche sur les Tuileries : le roi a remplacé des ministres brissotins par des ministres feuillants ; il lui faudra boire à la santé de la nation, coiffé d’un bonnet phrygien. Le 10 août, la patrie en danger, les émigrés de Coblence et leurs alliés austro-prussiens menaçant Paris d’« une vengeance exemplaire et à jamais mémorable », et le roi soupçonné de complicité, les sections, fédérés de Marseille en tête, donnent l’assaut aux Tuileries. La famille royale escalade en toute hâte les marches de la terrasse des Feuillants, gagne la salle du Manège, s’y place sous la protection de l’Assemblée législative. Elle passe là trois longues nuits, au terme desquelles le roi est suspendu.
La terrasse des Feuillants en 1812. Gallica
C’est dans cette salle du Manège que la République, la première, est proclamée le 21 septembre. C’en est fini du Club des feuillants ; Robespierre est l’âme des Jacobins ; la guillotine se dresse dans la cour du Carrousel.
Si la guillotine est placée là, c’est preuve que là est le mouvement de la ville. Elle ne passera de l’autre côté qu’exceptionnellement, pour l’exécution du roi, par exemple, et selon une mise en scène d’abord destinée aux Tuileries. « Je me rendis de bonne heure aux Tuileries, mais pas assez tôt », rapporte l’Allemand Gustav von Schlabrendorf. « Les deux terrasses du jardin étaient déjà pleines de gens. La communication avec la place Louis-XV était barrée et les deux moitiés du pont tournant tirées du côté du jardin. »
« Je visitai, après l’exécution, les cafés, cabarets, etc., du voisinage. Pas un qui ne fût comble. Mais nulle part on ne parlait de l’événement du jour. Les gens jouaient aux dominos et faisaient autre chose, comme s’il ne s’était rien passé. » En mai 1793 seulement, quand la Convention, quittant le Manège, s’installe au théâtre du palais, dans la salle des Machines, elle fait débarrasser de la guillotine la cour du Carrousel, sur laquelle donnent maintenant ses fenêtres.
Le 27 juillet 1794, 9 thermidor an II, Robespierre quitte son premier étage de la cour du 398, rue Saint-Honoré, devant l’ancien couvent de la Conception, comme il le fait chaque matin depuis trois ans, pour gagner la Convention. Il sera guillotiné le lendemain. Le Club des jacobins est fermé. Le 5 octobre 1795, 13 vendémiaire an IV, la Convention, menacée par les royalistes, appelle Bonaparte à la rescousse. En deux heures, la cour du Carrousel est dégagée et l’insurrection vient mourir aux marches de l’église Saint-Roch. Bonaparte est nommé général commandant l’armée de l’intérieur et se voit attribuer le bel hôtel de la Colonnade, entre boulevard et rue des Capucines.
La rue de Rivoli, qui interdit sous ses arcades l’enseigne, le marteau et le four, met à bas la salle du Manège où fut proclamée la République, et le château d’eau de Jacques Ange Gabriel et de Coustou, au débouché de l’actuelle rue de Mondovi, dont une fontaine monumentale masque les réservoirs comme rue de Grenelle celle de Bouchardon. Le bâtiment, comme celui de la place du Palais-Royal, loge au rez-de-chaussée le corps de garde et les pompiers et, au premier étage, la bibliothèque que Saint-Florentin s’était fait installer sous la terrasse dont il avait la jouissance. Le percement de la rue de Castiglione emporte les Feuillants, celui de la rue Napoléon le couvent des Capucines. L’Empereur s’est installé aux Tuileries, et la colonne Vendôme s’élève à la gloire des soldats d’Austerlitz. Les souverains d’après la Révolution ne vont plus cesser d’habiter les Tuileries.

Les échos de vendémiaire
Déjà, il faut débaptiser la rue Napoléon en rue de la Paix : celle des vainqueurs, le tsar et le duc de Wellington, que Talleyrand reçoit à l’hôtel Saint-Florentin. Dans ce palais, construit aux frais de la Ville par Chalgrin pour le ministre de la Maison du roi chargé du département de Paris, « comme une araignée dans sa toile », écrira Hugo après la mort du Diable boiteux, « il attira et captura un à un héros, penseurs, conquérants, princes, empereurs, Bonaparte, Sieyès, Mme de Staël, Chateaubriand, Benjamin Constant, Alexandre de Russie, Guillaume de Prusse, François d’Autriche, Louis XVIII, Louis-Philippe, toutes les mouches scintillantes et dorées qui bourdonnèrent à travers l’histoire de ces quarante dernières années ».
Requiem pour Molière à Saint-Roch en 1922. Gallica
Et voilà que le curé de Saint-Roch, cette église où Molière fit baptiser son enfant, où Sophie Arnould fit de même pour celui que lui avait donné le duc de Brancas, refuse d’accueillir la dépouille mortelle de la Raucourt, actrice dont la gloire se confond avec les débuts de l’Odéon, protégée de feu la reine Marie-Antoinette. Le peuple enfonce les portes et procède lui-même au service religieux.
Au départ des cent cinquante mille soldats alliés, à la fin du mois de novembre 1818, la presse de la Restauration, dans la fiction balzacienne, publie cet écho concernant un célèbre parfumeur du 397, rue Saint-Honoré : « Nous apprenons que la délivrance du territoire sera fêtée avec enthousiasme dans toute la France, mais, à Paris, les membres du corps municipal ont senti que le moment était venu de rendre à la capitale cette splendeur qui, par un sentiment de convenance, avait cessé pendant l’occupation étrangère. Chacun des maires et des adjoints se propose de donner un bal : l’hiver promet donc d’être très brillant ; ce mouvement national sera suivi. Parmi toutes les fêtes qui se préparent, il est beaucoup question du bal de monsieur Birotteau, nommé chevalier de la Légion d’honneur, et si connu par son dévouement à la cause royale. Monsieur Birotteau, blessé à l’affaire de Saint-Roch, au treize vendémiaire, et l’un des juges consulaires les plus estimés, a doublement mérité cette faveur ».
Pour l’occasion, César Birotteau a demandé à un architecte de réunir son logement, au-dessus de la boutique, à l’appartement mitoyen, et de lui ouvrir un accès sur la rue. « La porte de la maison avait été refaite dans un grand style, à deux vantaux, divisés en panneaux égaux et carrés, au milieu desquels se trouvait un ornement architectural de fonte coulée et peinte. Cette porte, devenue si commune à Paris, était alors dans toute sa nouveauté. » Devant cette porte, quelque deux cents voitures allaient déposer ses invités.
Le 3 juin 1825, la Compagnie du gaz portatif français installe deux réverbères au débouché de la rue de Castiglione sur la place et quatre candélabres aux quatre coins de la colonne Vendôme, au sommet de laquelle trône maintenant, remplaçant le petit Napoléon, une colossale fleur de lys. La Restauration, en matière d’éclairage public, innove : le gaz remplacera l’huile dans la rue au fur et à mesure de l’échéance des anciens contrats. Après ce premier essai sur une place publique, dix mille becs de gaz seront déjà en fonctionnement trois ans plus tard.
Napoléon reviendra au sommet de la colonne, et à son pied le rejoindra plus tard Chaumet, dont la maison a ciselé l’épée du Premier Consul, ornée du diamant Le Régent, la couronne de l’Empereur et la tiare du pape pour le sacre de l’un par l’autre, tout ce qui parait de pierres et d’or l’impératrice Marie-Louise et, quelques années plus tard, le glaive qui remplaça l’épée.
Le 23 février 1848, devant l’hôtel de la Colonnade où vécut Bonaparte célibataire, devenu le ministère des Affaires étrangères de Guizot, un détachement du 14e de ligne ouvre le feu sur des manifestants porteurs de drapeaux rouges. Tout s’enchaîne. Louis-Philippe s’enfuit des Tuileries en empruntant le chemin par où s’enfuient les rois. Son trône le suit à travers le jardin, cahotant sur les épaules de quatre ouvriers, que précédent deux garçons montés sur de superbes chevaux pris aux écuries royales, et que suit une foule hérissée de piques qui ont embroché pêle-mêle tout ce qui se présentait dans les cuisines, les caves et les salons du palais, chantant la Marseillaise.
Bientôt, au deuxième étage du 12, place Vendôme, Eugénie de Montijo attend sans le connaître encore le futur Napoléon III, en essayant des chapeaux chez la modiste de l’hôtel mitoyen. Au grand bal de la Saint-Sylvestre, aux Tuileries, l’empereur demande enfin sa main. Encore six ans avant que Charles Frédéric Worth n’installe sa maison de couture rue de la Paix, et les tableaux de Winterhalter pourront se mettre à tournoyer.
La colonne à terre après la Commune. Gallica
La colonne Vendôme tombe avec la Commune et se redresse avec Mac Mahon. Le palais des Tuileries ne sera pas relevé. Place Vendôme ont ouvert des palaces, le Bristol où, à la Belle Époque, l’on n’entrait pas sans une recommandation de chancellerie, et le Ritz, tellement littéraire : son maître d’hôtel, Olivier Dabescat, monocle à l’œil, a été l’informateur de Proust, tandis qu’à l’inverse, c’est Hemingway qui doit rafraîchir la mémoire de Georges, maintenant barman en chef, et chasseur dans les années 1920. Le Prix Nobel lui promet d’écrire un livre – ce sera Paris est une fête –, dans lequel il dira tout ce qu’il sait de Scott Fitzgerald afin que Georges puisse raconter aux clients, si curieux, tout ce que lui-même ne se rappelle pas avoir vu !

PARIS Ier. 3 LE LOUVRE


Le Louvre de Philippe Auguste, sur le quart sud-ouest de la surface actuelle de la cour Carrée, n’est qu’un ouvrage défensif de la muraille du XIIe siècle. Charles V, près de deux siècles plus tard, décale l’enceinte de Paris à l’ouest : dans le prolongement de l’actuel pont du Carrousel, elle montera plein nord et, par les rues aujourd’hui d’Aboukir et de Cléry, la porte Saint-Denis et les Grands Boulevards, rejoindra la Bastille. Décollée du Louvre, la nouvelle enceinte donne de l’espace au château qui peut devenir une demeure de plaisance. Au XVIIe siècle, Louis XIII repousse encore l’enceinte d’un cran à l’ouest, y englobant le château des Tuileries dont les terrasses remploient, côté Concorde, le mur du dernier bastion. L’idée naît alors de cette jonction des deux palais, celui du Louvre et celui des Tuileries, par une galerie le long de la Seine et une autre, symétriquement, au nord, projet qui sous le nom de « grand dessein » sera l’Arlésienne de Paris durant trois siècles.
La Saint-Berthélemy. Gallica
Le Louvre, devenu palais, n’a pas eu aussitôt cette dignité rassise que lui donneront ensuite une architecture majestueuse et une longue consanguinité avec les beaux-arts. Il a retenti d’arquebusades et de coups de pistolets ; il a été à feu et à sang. On a cru y voir Charles IX, le 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy, tirer d’une fenêtre de sa chambre, dans la petite galerie, sur les protestants jetés en Seine qui bougeaient encore. Si l’anecdote est peut-être controuvée, la cour du Louvre était remplie de cadavres, et la responsabilité du roi entière.
Assassinat de moindre échelle, le 24 avril 1617, celui de Concini, le favori de la reine mère, attiré dans une souricière sur le pont-levis du Louvre et abattu à coups de pistolet. Aussitôt fait, Louis XIII parut à la fenêtre et fut salué par ses gentilshommes du cri de « Vive le Roi ! » ; il envoya dire à sa mère qu’il prenait la direction du royaume et qu’elle n’avait plus à se mêler de rien.
Si, dans la salle des Cariatides, celles-ci pouvaient parler, si elles n’étaient pas l’obéissance et la soumission pétrifiées, elles qui étaient là les premières – elles ont été sculptées, dès 1548, par Jean Goujon sous la « conduite et superintendance » de « notre cher et bien-aimé Pierre Lescot » ainsi que s’exprimait François Ier –, elles raconteraient le poids douloureux de la tribune de pierre, des musiciens et de leurs instruments quand Catherine de Médicis et Henri II, son époux, donnaient ici leurs bals. Elles diraient la visite de Montaigne, apportant avec lui vingt tonneaux de bordeaux pour gagner toutes les sympathies à sa bonne ville, en cette année 1555 où les vins de Paris sont justement« un peu courts », ou « guinguets » comme l’on dit, ce qui sera peut-être l’étymologie de guinguettes.
Elles se lamenteraient des quatre chefs de la Ligue, parmi les plus coupables des Seize, pendus aux solives de la salle. Elles rappelleraient que, sous Henri IV, les huguenots utilisaient librement le lieu pour leur culte ; et qu’elles avaient pleuré ensuite, durant les onze jours d’exposition du cercueil du bon roi, entre des étais soutenant un plafond près de crouler sur son effigie de cire modelée, vêtue de satin rouge sous la couronne, et d’un manteau de velours violet semé de fleurs de lys et doublé d’hermine.
Elles se souviendraient d’avoir vu Molière, pour la première fois, le 24 octobre 1658, donnant ici le Nicomède de Corneille, et « on fut surtout fort satisfait de l’agrément et du jeu des femmes ». Suivi d’une piécette de son cru, Le Médecin amoureux, « et la manière dont il s’acquitta de ce personnage le mit dans une si grande estime que Sa Majesté donna ses ordres pour établir sa troupe à Paris. La salle du Petit-Bourbon lui fut accordée pour y représenter la comédie alternativement avec les comédiens italiens ».

Le Louvre et la Chambre bleue
Après un long périple provincial, Molière vient de rentrer à Paris, il s’est installé dans la maison dite « à l’Image Saint-Germain », quai de l’École, à l’ouest du Pont-Neuf. Il joue donc maintenant, selon le vœu du roi, en alternance avec la Comédie-Italienne, les mardis, jeudis et samedis à l’hôtel du Petit-Bourbon. Cet ancien hôtel d’un félon a été réduit à sa salle immense, qui va bientôt être emportée par le quadruplement du vieux Louvre.
Les cariatides reverront néanmoins Molière donner devant la cour L’Étourdi, Les Précieuses ridicules, George Dandin et encore, parce qu’on préfère leur salle au vrai théâtre voulu par Mazarin, cette « salle des Machines » des Tuileries dont l’acoustique s’avère décevante, L’École des femmes et Le Mariage forcé.
Le Petit-Bourbon en passe d’être démoli, la troupe de Molière s’est transportée dans le théâtre de l’ancien Palais-Cardinal, une salle de douze cents places que l’omniscient Richelieu avait inaugurée vingt ans plus tôt avec des pièces écrites de sa propre main. Au répertoire de Molière, Le Dépit amoureux et Le Cocu imaginaire. Cette dernière pièce propitiatoire, peut-être, son auteur s’apprêtant à épouser Armande Béjart, la fille de la maison où il s’est trouvé un nouveau logis, en haut de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, du côté ouest, là où elle s’élargit pour devenir la place du Palais-Royal.
Le comédien garde donc son domicile à deux pas de son lieu de travail ; le dramaturge trouve ses sujets non loin. Il y a eu le Louvre des soldats et de l’intrigue, et il y a eu en réaction, dès 1610, dans cette même rue Saint-Thomas qu’il habite, un peu plus bas, à l’emplacement de l’actuel pavillon Turgot, l’anti-Louvre : l’hôtel de la marquise de Rambouillet. Catherine de Vivonne en a tracé elle-même les plans et a créé un style : des pièces en enfilade, de grandes portes-fenêtres s’ouvrant du sol au plafond, des alcôves et leurs ruelles – l’espace entre lit et cloison – qui délimitent le lieu de la nouvelle sociabilité. La « Chambre bleue » de la marquise a vite été « la Cour de la Cour », c’est-à-dire le comble de la politesse. C’est aussi le réservoir de l’esprit précieux dans lequel Molière puise en voisin pour en railler les ridicules. Sans compter que le marquis de Montausier, qui soupira dix ans pour la fille de l’hôtesse et composa pour elle, avec le renfort de quantité d’autres beaux esprits, La Guirlande de Julie, bouquet de soixante-deux poèmes la célébrant sous les traits de trente fleurs, passe pour être le modèle de l’Alceste du Misanthrope.
Mme de Rambouillet s’éteint en 1665. Son anti-Louvre n’avait plus de raison d’être, le vrai était maintenant policé. Colbert désirait qu’y logeât le roi, renouant avec la décision de François Ier, un bon siècle plus tôt, « de dorénavant faire la plupart de [sa] demeure et séjour » à Paris et au Louvre ; le carré du vieux Louvre serait pour cela quadruplé. Le 17 octobre, le roi pose la première pierre de l’aile orientale, face à Saint-Germain-l’Auxerrois, dans laquelle il doit s’installer : le projet du Bernin a été repoussé parce que, beau et noble extérieurement, il offrait à l’intérieur un logement malcommode.
Finalement, compte tenu du coût des expropriations nécessaires à l’établissement d’un vide de sécurité devant les appartements royaux de ce côté-là, Colbert incline à les placer dans l’aile sud, qui regarde la Seine. En 1671, la colonnade de Claude Perrault est achevée quand le budget alloué à l’agrandissement du palais se voit subitement divisé par dix. François Ier avait financé son Louvre par une taxe sur le commerce parisien du poisson, Henri IV le sien en imposant celui du vin. Louis XIV n’a ni ces ressources ni le même intérêt pour Paris, il est déjà tourné vers Versailles.
Un plan de Perrault pour réunir Louvre et Tuileries. Gallica

Quelque chose comme un squat
Le Louvre délaissé, Charles Perrault, qui est à la fois premier commis des Bâtiments du roi – grâce à quoi il a proposé son frère pour la colonnade – et l’auteur des célèbres Contes, est bien placé pour obtenir que l’Académie française, dont il est membre, puisse occuper un bout du palais, ce qui lui sera accordé entre le pavillon de l’Horloge et le pavillon de Beauvais.
Henri IV logeait déjà au Louvre artistes et artisans : peintres, sculpteurs, orfèvres, horlogers et joailliers, sans compter des ateliers de tapisseries et ceux des monnaies et médailles, mais c’était dans la grande galerie, qui n’est qu’un couloir de liaison entre Louvre et Tuileries. Richelieu avait ajouté à ceux qui l’occupaient déjà, dans ses entresols et rez-de-chaussée, l’Imprimerie royale et, mieux encore, Théophraste Renaudot et sa Gazette de France, se constituant ainsi un grand service intégré de l’information et de la propagande.
Ce qui est nouveau, c’est la prise de possession du Louvre proprement dit, et toutes les académies spécialisées vont y suivre la première : celle de peinture au premier étage de la cour de la Reine (du Sphinx), celle d’architecture dans l’appartement de Marie-Thérèse, celle des sciences dans celui du roi, au rez-de-chaussée ; l’académie politique au-dessus de la chapelle. Et les particuliers ne sont pas en reste : Girardon installe son atelier dans une galerie donnant sur la cour de la reine mère, et Coustou met le sien dans la salle égyptienne du rez-de-chaussée de la colonnade.
Celle-ci n’a ni toiture ni fenêtres. Le palais censé devenir le plus magnifique monument de la Chrétienté présente au ciel des trous béants qu’entourent des façades aux orbites creuses. Heureusement, ça ne se voit guère : la colonnade passée sur le corps du Petit-Bourbon, on a tôt fait, des restes de l’hôtel, les écuries de la reine et le garde-meubles, qui masquent le chef-d’œuvre de Perrault. Toutes les interdictions imposées aux riverains en vue de l’installation du roi en son Louvre sont levées avant la fin du siècle et le Régent, au début du suivant, confirmera officiellement l’abandon des travaux de sorte de rétablir pour les propriétaires, en levant les incertitudes quant à d’éventuelles expropriations, la pleine valeur marchande de leurs biens.
Du Louvre, on vole les matériaux ; déjà, certaines parties tombent en ruine ; autour, les bâtiments se multiplient : un corps de remises pour la comtesse de Feuillants sur la place du Carrousel, une station de carrosses et de fiacres devant la façade orientale, rue des Poulies. Pire, quantité de constructions parasites, de cabanes, de baraques de planches adossées à ses murs viennent littéralement l’étouffer : des cabarets que les Suisses chargés de sa garde ont ouverts pour arrondir leur solde, une quarantaine d’échoppes que donne en location l’Académie française, alignées dans le jardin de l’Infante ! Et le long des galeries sont disposées les pierres d’approvisionnement des entrepreneurs de la Monnaie.
Les peintres Boucher et Coypel, les sculpteurs Slodtz et Lemoyne, entre beaucoup d’autres, sont venus rejoindre au Louvre Bouchardon et Coustou, et des graveurs, et des orfèvres, et l’ébéniste Boulle dans l’atelier duquel un incendie éclate en 1720, qui détruit une quantité non négligeable de tableaux et d’œuvres d’art. Les collections du Louvre sont celles d’un garde-meubles, ni inventoriées ni, encore moins, visibles. Tous les châteaux royaux, et un certain nombre de dignitaires y puisent à l’envi et pratiquement sans contrôle.
Autre plan de Perrault. Gallica

Le Palais-Royal pour le roi de Paris
Il y a un roi qui n’est pas là – l’état de son Louvre, devenu « l’asile des hiboux », le montre assez –, et il y a un Palais-Royal bien habité celui-là, où n’est point le roi, mais son frère, Monsieur, Philippe d’Orléans. Si le palais anciennement « cardinal » est devenu « royal », celui qui l’occupe doit l’être en quelque sorte : roi de Paris quand l’autre n’est que le roi de Versailles ? On n’en est pas là, mais là est bien le mouvement du XVIIIe siècle qui commence.
Le palais légué par Richelieu, échu à la branche cadette des Bourbons, a été embelli par Mansart. Monsieur y donne de fort belles fêtes et ouvre ses jardins au public. Son fils est bientôt le Régent. Trois mois à peine après les funérailles de Louis XIV, le Régent ouvre le bal dans l’Opéra de son palais, cette salle où Molière est mort le 17 février 1673 en jouant le Malade imaginaire, où l’Académie royale de musique dirigée par Lully lui a succédé.
Trois fois par semaine, de la Saint-Martin jusqu’à la fin du carnaval, le plancher du parterre s’élève jusqu’à rejoindre la scène. Le Régent et ses « roués », c’est-à-dire ses gibiers de potence, au sortir de leurs soupers à huis clos, sans cuisiniers ni laquais sauf pour interdire les portes, y viennent se mêler à la danse, quand ils tiennent encore debout. Une nuit que le Régent veut y paraître absolument incognito, l’abbé Dubois, qui a été son précepteur, affirme qu’il connaît le moyen le plus sûr : il lui donnera publiquement des coups de pieds au derrière. Ce qu’il fait avec tant d’entrain que sa victimes doit lui crier : « L’abbé, tu me déguises trop ».
Le Régent meurt, frappé d’apoplexie, en 1723. Louis XV règne officiellement ; il n’exercera la réalité du pouvoir que vingt ans plus tard. Ce temps approche lorsqu’au Café de la Régence, sur la place du Palais-Royal, tout à côté de la maison où Molière a rencontré Armande Béjart, Denis Diderot et Jean-Jacques Rousseau sont présentés l’un à l’autre.
« Le café est très en usage à Paris : il y a un grand nombre de maisons publiques où on le distribue », affirment les Lettres persanes de Montesquieu, censément écrites entre 1712 et 1720. « L’effet en fut incalculable, - n’étant pas affaibli, neutralisé, comme aujourd’hui, par l’abrutissement du tabac. On prisait, mais on fumait peu », assure Michelet qui attribue au café « l’explosion de la Régence et de l’esprit nouveau, l’hilarité subite, la risée du vieux monde, les saillies dont il est criblé, ce torrent d’étincelles »…
L’établissement, tenu par Rey, qui lui a donné ce nom dès le début de la Régence, est avec le café Marion, impasse de l’Opéra (aujourd’hui début de la rue de Valois), le lieu où se fait l’opinion. On y trouve le Journal de Paris, cantonné aux questions artistiques, qui est crié à 5 sols là comme dans les jardins publics, la Gazette, toujours publiée au Louvre, qui paraît maintenant le lundi et le vendredi, et des placards et libelles plus officieux. On y joue aux échecs. « Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, confesse Diderot par la voix du Neveu de Rameau, je me réfugie au Café de la Régence ; là, je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le Café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu. C’est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot... »
Bientôt Rousseau, Diderot et Condillac se réuniront une fois par semaine au Palais-Royal, à l’Hôtel du Panier-Fleuri.

Quand le Salon est celui du Louvre
L’esprit des Lumières, la curiosité encyclopédique s’exerce encore quand La Popelinière – le Fermier général, protecteur de Rameau, qui a été le modèle du Mondain de Voltaire – a des soupçons concernant la conduite de sa femme, et appelle à la rescousse Vaucanson, l’inventeur de ces automates fameux que sont le Joueur de flûte, le Canard digérant et le Tambourinaire, d’une pompe à eau et du métier à tisser automatique. Vaucanson inspecte, au 59, rue de Richelieu, la chambre de Madame, et n’est pas long à découvrir qu’une cheminée pivotante permet au voisin, en l’occurrence le maréchal duc de Richelieu, d’y entrer comme bon lui semble. Le jouet à la mode, ce Noël-là, sera une cheminée miniature dont le rideau, quand on le tire, fait se précipiter l’une vers l’autre deux figurines d’homme et de femme. Naturellement, le Fermier général n’a pas attendu la fin de l’année pour réagir, et les Tendres plaintes, de Rameau, évoquent peut-être « les lamentations de Mme de La Poplinière lorsque son mari la chassa de son hôtel ».
Sous l’offensive des Jésuites, le 8 mars 1759, le privilège est retiré à l’Encyclopédie – ce « magasin de toutes les choses utiles », comme disait ingénument Mme de Pompadour –, les volumes déjà parus sont interdits de vente, obligation est faite de rembourser les souscripteurs. La décision serait ruineuse si Malesherbes, le directeur de la librairie, n’autorisait, in extremis, ce remboursement sous la forme de volumes de planches et non de numéraire.
Grimm, qu’il a connu par Rousseau, propose opportunément à Diderot la critique d’art de sa Correspondance littéraire. Au Salon carré du Louvre et dans les deux salles suivantes (aujourd’hui Percier et Fontaine), ancienne bibliothèque du roi, l’Académie de peinture expose tous les deux ans, après un premier essai dès 1702, les toiles de ses membres ou de peintres agréés par elle. En cette année 1759, où Grimm et Diderot commencent à en faire le compte rendu pour toute l’Europe, cent vingt-quatre tableaux recouvrent entièrement les murs, du sol au plafond, les uns contre les autres ; les statues sont posées au milieu, sur des tables – un vrai capharnaüm.
Ce n’est rien à côté de l’aspect extérieur du bâtiment, dont se lamente Voltaire : « On passe devant le Louvre, et on gémit de voir cette façade, monument de la grandeur de Louis XIV, du zèle de Colbert et du génie de Perrault, cachée par des bâtiments de Goths et de Vandales ». Il faut absolument, affirme-t-il dans un court texte, Des Embellissements de Paris, « découvrir les monuments qu’on ne voit point ». Cette même année, la municipalité de Paris propose de terminer le Louvre à ses frais si le roi lui en accorde l’aile méridionale. En vain.
On finira tout de même par démolir le garde-meubles, les écuries de la reine et les postes royales et, en 1776, on commencera d’aménager la place devant la colonnade et de l’ensemencer en gazon. Le transfert des messageries rue Plâtrière (aujourd’hui J.-J.-Rousseau) entraîne une multiplication des hôtels de voyageurs dans la rue d’Orléans (aujourd’hui du Louvre), entre la rue Saint-Honoré et la rue des Deux-Écus (aujourd’hui Berger). Le quartier est le royaume de la mode. Rue Saint-Honoré, près de l’Oratoire, est le parfumeur Dulac, à l’enseigne « Au buste d’or », où Mme du Barry achète ses mouches. Un vénérable voyageur anglais s’est souvenu avec émotion de « cette extravagante et onéreuse boutique dont la marchande était aussi tentante que ce qu’elle vendait, et où un homme plus jeune que [lui] aurait couru le risque de perdre ce qui est plus précieux que l’argent… Il était presque impossible de lui refuser le prix qu’elle demandait, comme de partir sans avoir acquis quelque chose, autant pour vous rappeler le lieu où vous l’aviez acheté que pour l’objet lui-même ».
Bientôt, l’Américain Thomas Jefferson sera assidûment posté devant un échiquier, de l’autre côté du Palais-Royal, au-dessus du Café de Foy. Au coin du quai et de la place de l’École, le Café de Manoury, que fréquentent Restif de la Bretonne et Sébastien Mercier, né à côté, est aux dames ce que le café de la Régence est aux échecs. Le patron est l’auteur d’un essai sur le jeu « à la polonaise ».
 
La Palais-Royal en 1750, avant la construction des arcades. Gallica
Le Palais-Marchand du frère maçon
L’Opéra a brûlé, a été remplacé par un autre plus grand, juste en face, qui vient à son tour d’être la proie des flammes, et a manqué consumer la Guimard. Elle est révolue l’époque du banc de l’allée d’Argenson, du côté de l’actuelle rue des Bons-Enfants où se trouvait l’hôtel du marquis, ce banc près duquel Diderot retrouvait Sophie Volland, et qu’il évoque dans le Neveu de Rameau en en gommant pudiquement son amie : « Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C’est moi qu’on voit toujours seul, rêvant sur le banc d’Argenson ».
Devant le banc, un bois plus qu’un jardin, « la salle d’arbres » du Palais-Royal selon l’expression d’alors, et qu’on disait la plus belle du monde. L’annonce de sa destruction a suscité un tollé chez les Parisiens, mais le saccage a tout de même eu lieu : le duc de Chartres – il ne sera duc d’Orléans qu’à la mort de son père, en 1785 – a fait construire ses cent quatre-vingts arcades en soixante pavillons à louer, à l’origine d’un nouveau sobriquet pour l’endroit, devenu, dans le langage parisien, le Palais-Marchand. Mais, déjà, le nouveau jardin est la promenade à la mode.
« Mon cousin, lui demandera Louis XVI, maintenant que vous voilà boutiquier, ne vous verra-t-on plus que le dimanche ? »
Le divorce est total entre le roi dévot conduisant une réaction aristocratique qui, flattant les préjugés féodaux, n’autorise plus l’accès des charges à la cour, des grades dans l’armée, qu’à ceux qui peuvent justifier d’au moins quatre quartiers de noblesse, et le candidat au trône, Grand-Maître de la franc-maçonnerie, allié de la bourgeoisie d’affaires là comme, après les élections, au Club breton qui deviendra celui des Jacobins. Dès le mois de juin 1789, les agitateurs du futur Philippe-Égalité ont mené dans l’armée la propagande fructueuse qui allait aboutir à sa défection, si bien que Camille Desmoulins, au Palais-Royal, debout sur une table du Café de Foy, pouvait, le 13 juillet, appeler sans grands risques à l’émeute : comme il l’avait assuré à son père, « les gardes-françaises se feraient tuer plutôt que de faire feu sur un citoyen ».
12 juillet 1789, 7 heures du soir, Palais-Royal, gravure contemporaine de l'évènement. Gallica
L’endroit où les insurgés, à son appel, avaient arraché une feuille aux arbres pour s’en faire une verte cocarde qui serait, deux jours durant, un signe de ralliement, y gagnerait un nouveau nom, celui de « Palais-Égalité ». Égalité sans droits : ni le pain ni l’ouvrage n’ont été reconnus comme tels au quatrième état, qui a été l’instrument indispensable de l’insurrection. Le 18 août 1789, il se rassemble en différents points, par corps de métiers, pour crier sa misère effrayante : sur le gazon de la place du Louvre, trois mille ouvriers tailleurs se sont regroupés.
Au-dessus de leurs têtes, des arbres poussent sur la terrasse de la colonnade où le peintre Watelet, le successeur de Mirabaud à l’Académie française, s’est fait un jardin suspendu. Ses collègues ont, ailleurs, construit des cloisons, des entresols, des balcons, percé les toits pour y ménager des lucarnes ou, s’il en existait déjà, y ont fait passer leurs tuyaux de poêle, souvent, dans ce parcours, fixés directement au poutrage.
L’Assemblée constituante, dès le 26 mai 1791, décide que « le Louvre et les Tuileries réunis seront le palais national destiné à l’habitation du roi et à la réunion de tous les monuments des sciences et des arts ».
« À l’époque du 10 août 1792, il y avait sur la place du Carrousel, écrit Louis Blanc, une boutique qu’occupait Fauvelet, frère de Bourrienne. Pendant que le peuple assiégeait le château, un homme, du haut des fenêtres de cette boutique, jouissait du spectacle : c’était un officier renvoyé du service, fort pauvre, très embarrassé de sa personne, et qui avait dû former, pour vivre, le projet de louer et de sous-louer des maisons. Il se nommait Napoléon Bonaparte. Napoléon encore ignoré par la Révolution et la regardant faire, que de choses dans ce rapprochement ! »
Au lendemain du 10 août 1792, une commission du Muséum a pour mission de l’organiser. David en est nommé président l’année suivante ; une annuité de cent mille francs est allouée aux acquisitions.

Vers le Musée Napoléon
Bonaparte s’en charge pour moins cher, à condition de considérer la guerre comme des faux frais. On verra des collections arriver de Belgique après octobre 1794, d’Italie deux ans plus tard, puis d’Allemagne et d’Autriche... À cette époque, c’était les œuvres d’art qui faisaient la queue pour entrer au musée : les 27 et 28 juillet 1798, se présentaient, l’un derrière l’autre, les chevaux de Saint-Marc de Venise, l’Apollon du Belvédère, la Vénus du Capitole, le Laocoon, etc. « La Grèce les céda : Rome les a perdus, / Leur sort changea deux fois, ils ne changeront plus »…
Mais les artistes, bohèmes, imprudents squattaient toujours le Louvre. Sous le Consulat, ils avaient nom Fragonard, Carle Vernet, Hubert Robert, Lagrenée, Pajou et David, dont l’atelier occupait l’extrémité nord de la colonnade. Un jour, Napoléon passant avec Duroc rue des Orties, le long de la façade nord de la grande galerie, est tout surpris de voir encore leurs oripeaux aux fenêtres ! Il les croyait expulsés, il avait pris un arrêté en ce sens le 20 août 1801 ! Il s’indigne : « Ils finiront par brûler mes conquêtes! ». C’en est fini de la tolérance.
La tolérance, il y a des maisons pour ça, plein le Palais-Royal, devenu le palais des filles et le palais du jeu. On y a vu miser Joséphine de Beauharnais ; on y verra, après Waterloo, Blücher et les officiers alliés y perdre le tribut gagné sur le champ de bataille.
La rue des Orties n’est pas seule dans la cour du Carrousel, il y en a tout un réseau, et bordées, bien sûr, de bâtiments, dont la boutique de Fauvelet. Si, après 1815, de quinze cents tableaux conquis et exposés au Musée Napoléon, il n’en reste que deux cent soixante-dix, les constructions de la cour sont toujours là. « Ces prétendues maisons ont pour ceinture un marais du côté de la rue de Richelieu, écrit Balzac en 1846, un océan de pavés moutonnants du côté des Tuileries, de petits jardins, de baraques sinistres du côté des galeries et des steppes de pierre de taille et de démolitions du côté du vieux Louvre. »
« Lorsqu’on passe en cabriolet le long de ce demi-quartier mort, poursuit la Cousine Bette, et que le regard s’engage dans la ruelle du Doyenné, l’âme a froid, l’on se demande qui peut demeurer là ? » Une dizaine d’années plus tôt, demeuraient là, et Balzac le sait très bien, Gérard de Nerval et Théophile Gautier, Arsène Houssaye, leurs amours de passage, et Eugénie Fort et Jenny Colon, pour ne rien dire des peintres Nanteuil, Corot, Chassériau venus y peindre les décors des fêtes, Gavarni et Alphonse Karr, et tous les locataires distingués de l’impasse – il y en avait donc –, qui n’étaient « reçus qu’à condition d’amener des femmes du monde, protégées, si elles y tenaient, par des dominos et des loups ».
« Voici bientôt quarante ans que le Louvre crie par toutes les gueules de ces murs éventrés, de ces fenêtres béantes : Extirpez ces verrues de ma face ! On a sans doute reconnu l’utilité de ce coupe-gorge, et la nécessité de symboliser au cœur de Paris l’alliance intime de la misère et de la splendeur qui caractérise la reine des capitales », s’indigne encore Balzac.
Il reviendra au Second Empire de cautériser la cour du Carrousel – et d’emporter du même coup un souvenir du glorieux oncle. Déplorant, comme tant d’autres, la brutalité haussmannienne, Louis Blanc regrette, au lieu de tout ce que « la boutique de Fauvelet disait au passant », de ne plus trouver que le silence des pierres.
Il reviendra également à Napoléon III d’achever, le 14 août 1857, le « grand dessein », toujours pendant depuis Henri IV : la réunion du Louvre et des Tuileries par le nord. Au Théâtre du Palais-Royal, Offenbach remplaçait Labiche dont on avait donné ici quatre-vingt-deux pièces. La Vie parisienne y est créée le 31 octobre 1866 ; le tsar et ses deux fils viennent y applaudir l’année suivante, à l’occasion de l’Exposition universelle.
Le 4 septembre 1870, l’impératrice Eugénie, la dernière altesse a fuir l’ensemble palatial, le fait à contresens de tous ses prédécesseurs : des Tuileries, s’étant procuré la clé de la porte de communication, elle passe dans la grande galerie qu’elle remonte et, traversant successivement les salles égyptiennes puis assyriennes du Louvre, elle en sort par le guichet de Saint-Germain-l’Auxerrois. Ensuite, il n’y aura plus de Tuileries, et plus d’étranger aux beaux-arts, au Louvre, que le ministère des Finances dans l’aile nord, pendant plus de cent vingt ans et, au Pavillon de Flore, la préfecture de la Seine, le Conseil municipal, le ministère des Colonies et quelques autres jusqu’en 1964.
Au Louvre, le Salon de 1787. Gallica
Le musée, inauguré à la hâte avec guère plus de cinq cents tableaux, dans la seule grande galerie, le 10 août 1793, jour anniversaire de la chute de la royauté, ne sera maître de la totalité du Louvre qu’au bicentenaire de la Révolution. Il y aura gagné une pyramide. Sans doute parce que c’est du haut des pyramides que les siècles se contemplent.