MARCHE vs L’AMÉRIQUE III. Les quarante-huitards français dans le Missouri

 

Les quarante-huitards français (et allemands) dans le Missouri

 

Si à Saint Louis le français s’est maintenu dans un petit tiers de la population pour des raisons historiques, la population étrangère de loin la plus importante est celle des Allemands. Les Alsaciens, nombreux dans et hors les communautés icariennes dont ils sont parfois issus, ressortissent d’une double sociabilité, jusque dans le drame. Ainsi, le malheureux Frédéric, l’un des plus jeunes frères Bauer, qui se suicide le 8 décembre 1856, à 22 ans, au troisième anniversaire jour pour jour de l’accident qui lui a valu une amputation des deux pieds — à peine arrivé à Nauvoo, sa barge de corvée de bois, heurtée par les glaces que commençait à charrier le Mississippi, s’était échouée sur un îlot ; il avait dû y passer la nuit par moins 18° — demande-t-il : « que [ses] dernières pensées soient insérées dans la Revue de l'Ouest et traduites en allemand dans l'Anzeiger des Westens ».

 

Cette Revue de l'Ouest publie à l’occasion des articles de Joseph Déjacque, et appelle à une souscription destinée à lui permettre, après ses Lazaréennes, fables et chansons : poésies sociales, qui viennent de paraître à la Nouvelle Orléans, d’y faire éditer son Humanisphère.

Le patron de l’Anzeiger, français depuis août 1848, possède hôtel, brasseries et, avec son Théâtre des Variétés, la plus grande maison d’opéra de Saint Louis. Il est aussi président de la Société des Hommes Libres, bien visible en ville par ses deux gros bâtiments où s’étagent salles de réunion et d’enseignement.

 

Bordereau d'enrôlement pour le 2ème grand départ. JJ Witzig ajoute "Jeune" à sa signature parce que son frère aîné signe sur la même feuille, en bas de page


 

L’Alsacien Jean-Jacques Witzig, a été le découvreur de la ville moitié abandonnée de Nauvoo puis, quatre ans plus tard, l’explorateur des rives de la Rivière rouge quand la communauté icarienne espéra se resserrer sur elle-même, au désert, loin des influences dissolvantes qu’elle subissait à Nauvoo dont elle partageait les rues avec d’autres. Il fut aussi, à la gérance de Nauvoo, le directeur général de l'Industrie et de l'Agriculture. Jean-Jacques Witzig a quitté l’Icarie et repris, depuis 1855, son métier de mécanicien ferroviaire : il est maintenant contremaître à la fonderie du Berlinois William Palm, à l’angle sud-ouest de Lombard et de la Troisième, d’où sont sorties les dix premières locomotives du Chemin de fer de l’Ohio et du Mississippi et où se fabriquent pour l’heure celles du Missouri Pacifique dont le tronçon Saint Louis – Jefferson City sera achevé dans l’année.

Witzig a fait venir presque aussitôt à Saint Louis son ami étampois Augustin Soufflot — ces deux-là sont quasi jumeaux, le premier est né le 6 février 1822, le second le 4 avril — l’un des « chefs des socialistes » de la ville, à en croire la sous-préfecture, et l’une des victimes de la répression que cite Victor Schœlcher dans son Histoire des crimes du 2 décembre.  

A la mi-mai 1855, Augustin Soufflot s’est ainsi embarqué au Havre, dans l’entrepont du Globe, avec Victorine, sa femme, 34 ans, et leur fille Aurélie 7 ans. Trente-cinq autres Français sont à bord ; ils touchent la Nouvelle Orléans le 15 octobre. A son arrivée à Saint-Louis, une place de modeleur attend Augustin Soufflot à la fonderie Palm.

 

Quand paraît à la mi-1857, l’Annuaire professionnel de Saint Louis que lance Robert V. Kennedy, Charles Marche, mécanicien, y est domicilié au n° 226 de la Troisième rue Sud, voisin de palier, en quelque sorte, de Jean-Jacques Witzig qui est au n° 228 ! Ce ne peut être un hasard : Witzig et Marche ont été tous deux délégués des cheminots au Luxembourg, l’un pour le chemin de fer d’Orléans, l’autre pour celui du Nord. Mais si l’on sait que Witzig est resté en correspondance avec les socialistes d’Étampes, par quels intermédiaires les échanges sont-ils passés avec Marche, à priori illettré ? Cette sociabilité non écrite, forcément indirecte, entre Saint-Louis et New York, nous échappe.

 On s’attendrait, d’autant plus qu’il sont l’un et l’autre mécaniciens ferroviaires, à ce que Witzig fasse entrer Marche chez Palm comme il a fait pour Soufflot qui, lui, ne l’était pas, mais lorsque paraît l’annuaire qui les fait voisiner, Marche vient d’acquérir du domaine public américain, le 10 juin 1857, cent-vingt acres, soit environ 48,5 hectares de terres de colonisation, au beau milieu du Missouri, dans le comté d’Osage, canton de Crawford, à cent-cinquante kilomètres à l’ouest de Saint-Louis, et une trentaine de kilomètres à l’Est de Jefferson City. Le comté d’Osage, au recensement de l’année précédente, comptait 6 493 habitants, chiffre stable par rapport à l’édition antérieure, dont 271 esclaves. Changement radical de vie pour Marche, donc, à 38 ans : grand saut de la loco à la charrue, du Paris révolutionnaire et du cosmopolitisme progressiste de New York à un État frontière de l’ouest où, dans les pages de l’annuaire déjà cité, un « mécanicien » voisine très normalement avec un « marchand d’esclaves » — un monsieur Lynch, ça ne s’invente pas ! — ou un autre s'occupant de « ventes de biens fonciers, d'esclaves, de bétail, de matériels, pièces d’occasions, etc. » Le Missouri a été, en 1821, le seul État accepté dans l’Union malgré sa pratique de l’esclavage, qui y frappe dix pour cent de la population ; cet esclavage dont la Révolution de 1848 a réitéré l’abolition en France.

 

Le prix d’achat de cette terre, nous ne le connaissons pas, ces données étant absentes des archives du Missouri, mais il pouvait aller de 1,25 $ l’acre (4 046,86 m2) pour les nouvelles mises sur le marché, à 12,5 cents l’acre pour les parcelles en vente sans avoir trouvé preneur depuis trente ans, soit une somme comprise entre 15 et 150 dollars pour ces 120 acres. Et nous savons que l’acquéreur les paye cash, l’achat à tempérament ayant été supprimé au 1er juillet 1820.

Marche, on l’a dit, ne s’est inscrit ni dans un des grands mouvements collectifs de colonisation agricole partis d’Europe, icariens ou néo-fouriéristes, ni dans la croisade du Kansas appelée depuis la Nouvelle Angleterre. Il participe pourtant, en s’installant comme fermier au Missouri à la mi-1857, d’un certain boom : un journal local qui, à la fin d’août, tire un bilan de l’activité récente dans les États et territoires de la frontière, écrit qu’en « Iowa, il ne reste plus une acre disponible ; que dans le Wisconsin et le Minnesota, les terres ont été retirées du marché dans l’attente des attributions qui en seront faites au chemin de fer ; et qu’au Kansas comme au Nebraska, on n’en est pas encore à la vente, seulement au squat de préemption. Durant les quatre derniers mois, les cessions de terres se sont essentiellement limitées au Missouri, et d’ici quelques mois, il ne restera plus dans l'État aucune terre disponible de quelque valeur. »

Le même jour que Marche en tout cas, on a vu se présenter au Bureau foncier public du 61, rue Walnut, quarante-huit personnes, dont neuf portant des noms supposément français, parmi lesquelles Pascal Decroix, pour 80 acres, Antoine Combe pour 120, Charles F. Boillot pour 200, etc.

 

Pascal Decroix avait été arrêté le 9 juin 1853 dans l’affaire dite du complot de l’Hippodrome, « attentat contre la vie de l’empereur et contre la sûreté du gouvernement ». Au terme des audiences, il avait demandé, si on le condamnait, à être banni avec sa femme, Marguerite Bobillot, qu’il avait épousé, le 11 mai 1839, à Paris, âgée de 42 ans ; ils n’avaient pas eu d’enfant.

La cour avait accédé à sa demande avec une peine de huit ans de bannissement, comme pour deux autres de ses co-inculpés. Le verdict rendu, le 16 novembre 1853, les condamnés comme d’ailleurs les acquittés étaient tous renvoyés, avec dix-neuf nouveaux prévenus, devant le tribunal de police correctionnelle pour « délit de société secrète », sous l’accusation d’avoir fondé ou été membre d’une société résultant de la fusion du Cordon sanitaire, de la Société des Écoles et de la Société des Deux-Cents. A quoi s’ajoutait, pour Decroix, Commes et Ruault, la « détention d’armes de guerre ». Tous avaient été déclarés coupables en janvier 1854, mais sans que des peines supplémentaires ne soient prononcés pour ceux qui étaient déjà condamnés dans l’affaire de l’Hippodrome.

Le couple Decroix avait dû arriver peu après aux États-Unis, dans la mesure où la demande de naturalisation du mari, pour laquelle une résidence d’un an dans le Missouri était nécessaire, avait été déposée à Saint Louis le 27 mars 1855.

 

La demande de naturalisation de Decroix, signée du demandeur

Alors que le mécanicien ferroviaire Jean-Jacques Witzig continue d’exercer et d’approfondir son métier — on le trouve souscripteur, en 1858, d’un ouvrage consacré à L’alimentation des chaudières à charbon des locomotives des chemins de fer européens ­ devant paraître à New York — le recensement agricole de 1860 enregistre que Marche exploite dix acres de ses terres seulement et en laisse soixante-dix en jachère, (il a donc déjà revendu quarante des cent-vingt acres achetées trois ans plus tôt) ; qu’il possède un âne ou une mule, une vache laitière, six bœufs de trait et un bovin à viande ; qu’il élève quinze porcs et qu’il a récolté dans la saison qui s’achève au 1er juin, dix-huit boisseaux (soit 460 kg) de blé, et deux-cent-cinquante boisseaux (soit 6,35 tonnes) de maïs. L’administration chiffre la valeur de sa ferme à 500 $, plus 50 $ pour le matériel et 230 $ pour le bétail.

Un recensement spécifique montre qu’il n’est pas propriétaire d’esclaves. On en dénombre vingt-deux dans son canton de Crawford, qui possèdent quatre-vingts esclaves au total.

Et l’esclavagisme ne se borne évidemment pas à l’emploi d’une main d’œuvre agricole servile. Deux ou trois mois avant le recensement, la Revue de l’Ouest, publiait l’article suivant : « Samedi soir, une centaine de bandits et de polissons arrachèrent Sherman (époux d’une femme noire)  de sa demeure, le mirent à cheval sur une perche, portée par quelques-uns d’entre eux, et s’acheminèrent, fifre et tambour en tête, vers l’East St. Louis [le quartier Est de la ville, sur la rive gauche du Mississippi, de son vrai nom Illinoistown, le fleuve faisant frontière entre les deux États du Missouri et de l’Illinois] ; là on fit de copieuses libations en attendant le passage du bac, on fit remonter Sherman sur sa perche, on le transporta dans le bateau et on l’amena à Saint-Louis, où la bande se donna le plaisir de parader quelque temps sur la levée, avec sa victime. Enfin ces honnêtes défenseurs de la moralité publique consentirent à lâcher Sherman, en lui défendant de reparaître à Illinoistown, sous peine d’être jeté, les mains liées derrière le dos, dans un canot troué, et abandonné aux vagues du Mississipi. Voilà les infamies que la plupart des journaux de Saint-Louis racontent comme une chose toute simple et toute naturelle, ou plutôt comme un juste châtiment infligé à ce qu’ils appellent le péché d’amalgamation. »

 

Jean-Jacques Witzig, citoyen américain, a très certainement voté Abraham Lincoln aux élections du 7 novembre 1860, mais l’élection du champion du travail libre et de la libre colonisation ne va pas suffire à écarter à elle seule à écarter la menace de la guerre civile : le 20 décembre, la Caroline du Sud fait sécession. Et dans le périple d’une douzaine de jours qu’il entreprend avant son investiture, le nouveau président semble hésitant : le 12 février, par exemple, il déclare aux délégués des sociétés ouvrières allemandes qui l’accueillent à Cincinnati, qu’il « considère de [son] devoir d'attendre jusqu'au dernier moment que les difficultés actuelles de la nation se soient précisées avant de [s]'exprimer de façon définitive sur la voie [qu’il va] suivre. »

Sans attendre et dès la fin de janvier 1861, les unionistes, réunis au Washington Hall de Saint-Louis, décident que la protection de l’arsenal et des institutions fédérales présentes dans la ville nécessite une milice armée et, pour diriger celle-ci comme pour se coordonner avec les forces fédérales, désignent un Comité de sauvegarde de six membres. Ce sont naturellement des personnalités, Américains natifs, avocats ou riches hommes d’affaires, anciens maires de Saint-Louis pour deux d’entre eux, avec à leur tête Francis Preston, dit Frank, Blair, propriétaire du Missouri Democrat, ancien représentant au Congrès ; son frère dirige le service postal des États-Unis et est un proche de Lincoln. Un seul profil tranche dans cet aréopage de prééminents : Jean-Jacques Witzig, ni notable ni natif, maître mécanicien à l’Iron Mountain Railroad, Français naturalisé.

On a pu lire qu’il avait été choisi pour assurer la liaison, vitale, du Comité de sauvegarde avec « l’élément allemand ». Cela n’explique pourtant rien. Saint-Louis ne manquait pas d’Alsaciens du même âge, anciens icariens de plus ou moins fraîche date, comme lui germanophones et comme lui américains depuis bientôt dix ans ; ne serait-ce que Vogel, chargé du secrétariat et de l’imprimerie, et donc des publications nombreuses de la colonie, en particulier Der Communist, organe de la communauté de biens d’Icarie.

La ville manque encore moins de notables allemands, au premier rang desquels Heinrich Börnstein. Celui-ci est l’éditeur de l’Anzeiger des Westens, plus fort tirage de la presse du Missouri toutes langues confondues, le directeur de l’Opernhaus, l’une des meilleures scènes des États-Unis, et encore le président de la Société des Hommes libres et de ses œuvres éducatives et sociales. Son journal venait d’écrire, le 17 décembre 1860, « Les Allemands des États de l'Ouest, - auxquels le Missouri appartient - doivent être fermes sur la liberté et le droit et s'opposer dans toute la mesure de leurs forces à ce que cet État entre dans la confédération du Sud. »

 

La Confédération sécessionniste se crée le 4 février. Le Missouri reste officiellement neutre, mais la forte minorité irlandaise de Saint-Louis, par exemple, soutient très majoritairement les confédérés, auxquels est favorable également le gouverneur Jackson.

Börnstein est devenu la bête noire des nativistes xénophobes du Know Nothing qui, ayant exhumé une loi interdisant les représentations théâtrales durant le jour du Seigneur, lui envoient, le dimanche 14 avril, le nouveau chef de la police et quarante agents boucler l’Opernhaus. C’est signer l’arrêt de mort de sa salle : les Allemands habitant pour l’essentiel l’extrême nord et sud de la ville, il ne leur est pas possible de la fréquenter en semaine.

Les Wide Awakes, (les Vigilants), — autant dire les “wokistes“, comme on le voit le terme ne date pas d’hier — qui formaient le service d’ordre des réunions et défilés républicains étaient déjà ici comme dans de nombreuses autres villes des quarante-huitards, ou plutôt des achtundvierziger, majoritairement allemands ; ils vont maintenant s’armer. Le 22 avril, après le bombardement de Fort Sumter le 12 et la reddition de sa garnison unioniste le lendemain, première bataille de la Guerre civile et première victoire confédérée, quatre puis cinq régiments de volontaires se créent à l’arsenal de Saint-Louis, minuscule garnison de l’armée fédérale ; Frank Blair prend la tête du premier, tous les autres sont commandés par des Allemands : l’Heinrich Börnstein déjà nommé, Franz Sigel, ex ministre de la guerre du gouvernement provisoire révolutionnaire badois de 1848-49, le briquetier Nicolas Schüttner, de longtemps président du Chasseur noir, club de tir des faubourgs allemands du sud de la ville, Charles E. Salomon.

 

En mai 1861, Witzig signataire pour le Comité de sauvegarde d'une demande d'émission de bonds de la défense pour l'État du Missouri à l'American Banknote Co

Fin avril, le Comité de sauvegarde auquel participe Witzig est reconnu par le Secrétaire d’État à la guerre, Simon Cameron, et Lincoln invite le général Harney à collaborer avec lui. Le 2nd Régiment du corps de réserve de l’armée fédérale se constitue à Saint-Louis le 7 mai sous le commandement du colonel Kallmann, et Jean-Jacques Witzig en est l’un des neuf capitaines. Le régiment compte 785 hommes, à 92% “allemands“ — la littérature américaine n'y distingue pas les Alsaciens.

Le bruit court bientôt que des canons et des mortiers ont été débarqués du steamer JC Swan et transportés au camp du peu sûr gouverneur Claiborne Fox Jackson, en vue d'une attaque contre l'arsenal de la ville que prendraient en tenaille des groupes venant du Nord et d’autres remontant le long de la voie ferrée de l’Iron Mountain Railroad. Le commandant de la garnison de l’arsenal en l’absence du général Harney, Nathaniel Lyon, en est informé par Witzig pour le Comité de sauvegarde. Désirant s’en assurer par lui-même, il demande à Witzig de lui servir de guide lors d’une reconnaissance qu’il fera déguisé en douairière, robe de bombazine et voilette couvrante, rencogné au fond d’une calèche, si l’on en croit La vallée du Mississippi dans la Guerre civile, publié en 1900 par John Fiske, qui disait en tenir le récit de la vieille madame Blair elle-même.

Convaincu que la menace est réelle, Lyon marche sur Camp Jackson le 10 mai, en force la reddition et en ramène à Saint-Louis 669 prisonniers. Des injures accueillent les hommes de Börnstein qui les escortent : « maudit Allemand », « saleté de mercenaire hessois » (les Hessois ont été durant la révolution américaine des auxiliaires de l’armée britannique) ; des jets de pierre accompagnent les invectives. Un coup de feu part, et le régiment riposte. S’ensuivent quelques jours d’émeute, les locaux du Missouri Democrat comme de l’Anzeiger des Westens sont attaqués ; des soldats de Börnstein, rentrés en permission et en civil, sont retrouvés et molestés jusque dans leur quartier. Deux d’entre eux manqueront ensuite à l’appel, sans doute battus à mort puis jetés dans le fleuve.

Mais, comme l’écrit Adam Goodheart dans 1861: The Civil War Awakening, « Concrètement, la petite troupe de révolutionnaires allemands a réussi à Saint-Louis ce qu’elle avait échoué à faire à Vienne et Heidelberg : renverser le gouvernement réactionnaire de l’État. »

 

C’en est fini, pour les unionistes, d’être sur la défensive. « Dès que la nouvelle de la prise de Camp Jackson parvint dans la ville, écrira le général Ulysses S. Grant dans ses Mémoires personnels d’U. S. Grant, la situation fut transformée. Les hommes de l’Union étaient maintenant crânes, pugnaces et même, pourrait-on dire, intolérants. Ils affichaient leurs convictions avec aplomb et ne supportaient plus que difficilement tout ce qui pouvait passer pour un manque de respect envers l'Union. »

Sans l’action de Blair et Lyon, ajoute-t-il, « Je n'ai pas le moindre doute que Saint-Louis serait tombé aux mains des rebelles, et avec lui l'arsenal et toutes ses armes et munitions. »

 

Le général Harney, de retour, passe pourtant un accord avec l’ancien gouverneur et commandant de la garde d’État du Missouri, Sterling Price, aux sentiments sudistes bien connus (il rejoindra d’ailleurs la Confédération l’année suivante) : il s’engage à ne pas intervenir contre ses milices pour peu qu’elles ne visent pas directement le gouvernement fédéral. Le Comité de sauvegarde, dont John J. Witzig, signe aussitôt, le 22 mai 1861, une lettre qui apporte à Washington la connaissance de ces petits arrangements. Parallèlement, C. L. Bernays s’en va remettre au gouvernement fédéral un rapport forcément bien informé de Börnstein — puisque ce sont les hommes de son régiment qui ont répondu au feu — sur les évènements ayant suivi Camp Jackson. L’Anzeiger du 23 mai écrit : « Mais de quoi les Allemands sont-ils coupables ? De ce que le Sud a déclaré la guerre aux États-Unis ? Que Claiborne Fox Jackson ait essayé d'enchaîner au Sud cet État et cette ville, et ses soixante mille Allemands ? Non. Ils sont coupables d’avoir déjoué la trahison sournoise de Claiborne Fox Jackson. »

 

Dans son comté rural, à cent-cinquante kilomètres du Saint-Louis où Witzig est devenu un protagoniste politique influent, Charles Marche s’engage le 14 juin 1861 dans la compagnie D d’un bataillon de gardes territoriaux unionistes en formation. Le capitaine de celle-ci, Josias McKnight, est son voisin direct du district de Crawford : un natif du Tennessee, de quatre ans plus jeune mais déjà père de sept enfants, un fermier prospère dont la propriété vaut six fois celle de Marche. Leur mission : surveiller la ligne de chemin de fer du Pacifique et le télégraphe qui la borde ; patrouiller le long du Mississippi et empêcher les sécessionnistes de le traverser pour rejoindre les confédérés ; enfin, monter la garde à Jefferson City pendant la session de la Convention.

Charles Marche est bientôt rejoint à la compagnie D, (77 hommes), par ses voisins français : Antoine Combe, le 21 juin, et Pascal Decroix, le 29.

 

Le 25 juillet, quelques jours après la nouvelle de la défaite unioniste de Bull Run (Manassas), le commandant-en-chef pour l’Ouest nouvellement nommé, John C. Fremont, installe son Quartier Général à Saint-Louis. A ses côtés, un certain nombre d’Européens ayant connu l’expérience du feu dans les insurrections de 1848-49, comme Joseph Weydemeyer, ancien officier artilleur et topographe, que Marche avait pu croiser à New York dans la salle de la Montagne du 80 Leonard Street lors de réunions unitaires.

La majorité des comtés du Missouri est alors en état de quasi-insurrection et sa frontière sud a été franchie par les confédérés en plusieurs points. La chute de Saint-Louis après celle de Manassas donnerait aux sudistes un avantage pratiquement irréversible. Weydemeyer s’attelle à la poursuite des travaux de défense de la ville que Lyon avait entrepris, par la construction de dix forts.

Nathaniel Lyon et Franz Sigel, devenu son adjoint, ont poursuivi les confédérés jusque dans le sud-ouest du Missouri. Ayant dû se retrancher à Springfield, carrefour commercial de deux mille habitants, ils y réclament des renforts, mais Fremont juge plus opportun de renforcer son flanc oriental et en particulier le confluent stratégique des fleuves Mississippi et Ohio, 220 km au sud-est de Saint-Louis. C’est forcément là, à Cairo, que les confédérés attaqueront, juge-t-il, et il y envoie ce qu’il peut réunir de troupes, dont six compagnies du 2nd Régiment du corps de réserve de l’armée fédérale, où Witzig est capitaine. Lyon se voit demander de se replier mais, tout au contraire, prend l’initiative d’aller attaquer Sterling Price dix miles au sud de la ville, à Wilson’s Creek. Il y est tué le 10 août. Springfield, troisième ville de l’État du Missouri, tombe dans la foulée.

 

Le colonel Börnstein a été nommé par Lincoln consul américain à Brême. Il n’en reviendra qu’en 1864 pour participer à la campagne de réélection du Président, « à l’invitation de son ami Frank Blair », preuve qu’entre Blair et Börnstein, il n’y avait nul besoin du truchement de Witzig. C’est donc par son seul activisme, pour ses qualités propres d’agitateur et d’organisateur que le mécanicien ferroviaire d’Étampes avait été porté au Comité de sauvegarde de Saint-Louis dès sa création.

 

Les engagements des débuts de la guerre étaient de trois mois et Witzig est démobilisé le 16 août, mais le conflit ne va pas s’achever pour autant : mille deux cents batailles et accrochages vont avoir lieu au Missouri, sans aucune pause ; vingt-sept mille personnes, soit plus de 2 % de la population, y trouveront la mort. Le 30 août, Fremont décrète la loi martiale et l’émancipation des esclaves de tout propriétaire partisan des confédérés. Le président Lincoln annule cette décision douze jours plus tard et, de plus en plus sensible aux arguments des conservateurs, démet Fremont de son commandement le 2 novembre. Weydemeyer est promu lieutenant-colonel des compagnies F et S du 2e Régiment de volontaires d’artillerie, qui va combattre dans le sud de l’État.

 

Witzig, rendu à la vie civile, n’en reste pas moins impliqué dans les affaires militaires. Au hasard de discussions avec des soldats, à Iron Mountain, terminus de la ligne de chemin de fer où il travaille, il pense avoir découvert une escroquerie aux fournitures portant sur leurs chaussures et leurs couvertures. Il s’en ouvre à Oliver D. Filley, l’ancien maire, son collègue du Comité de sauvegarde. Les deux hommes sont appelés à témoigner les 17 et 18 octobre 1861 devant le comité que la Chambre des Représentants a nommé pour enquêter sur les contrats passés par le gouvernement. A la suite de quoi, on propose à Witzig de prendre en charge lui-même les problèmes qu’il a dénoncés en devenant quartier-maître fourrier du 2nd régiment d’artillerie du Missouri en train de se former.

Marche, démobilisé de la garde territoriale comme Combe et Decroix le 5 octobre, n’attend pas un mois pour aller se réengager, dans l’armée régulière cette fois, et pour trois ans. On est pourtant en plein dans la période de récolte du maïs, sa principale production, et il laisse à la ferme sa femme et leurs enfants dont les aînés Charles jr et Louise n’ont encore que 16 et 14 ans. Y est-il poussé par la nécessité économique ? Certes, le Congrès vient de voter l’octroi d’une prime de 100 $, plutôt mal nommée « prime d’engagement » puisqu’elle ne sera versée en fait qu’au terme de celui-ci. Sinon, la solde du Deuxième classe est de 13 $ le mois, payée là où se trouve le soldat à ce moment-là, ce qui rend plutôt compliqué d’en envoyer une partie chez soi. Si on cherche un taux d’équivalence dans les comptes publiés régulièrement par les Icariens qui, en 1858, estimaient le dollar à 5 francs 25, ça porte la solde mensuelle — qui n’est versée au mieux que tous les deux mois et qui le sera au pire avec quatre mois de retard, mais Marche ne peut pas le savoir d’avance — à 68,25 francs. Mécanicien aux chemins de fer du nord à 4 francs par jour en 1848, il gagnait presque moitié plus.

Toujours est-il que le 1er novembre 1861, à Pacific, comté de Saint-Louis, Marche est incorporé au 26e Régiment de volontaires d’infanterie, dans la compagnie F montée par un ancien dentiste, Benjamin Devor Dean, qui en devient le capitaine. A bientôt 43 ans, Marche s’y enrôle à un poste non combattant, dans le transport du matériel, comme « roulier auxiliaire ». La moyenne d’âge est de 26 ans pour les 972 hommes du régiment. Ils n’y sont que vingt-cinq Français pour soixante-six Irlandais, trente-cinq Prussiens et cent-vingt-deux autres Allemands. Et l’on a enfin, grâce à l’armée américaine, une description de Marche plus précise que celle de Lamartine, Garnier-Pagès ou Louis Blanc : « 1,72 m, teint clair, yeux noisette, cheveux châtains » ; « mécanicien dans le civil » — on notera qu’il ne se définit pas comme fermier.

Le 26ème régiment reste engagé d’abord dans l’État du Missouri où les escarmouches de guérilla sont incessantes, avant d’être dirigé le long du Mississippi pour forcer les fortifications qui barrent le fleuve et empêchent sa descente. Pendant que le 26ème force à New Madrid la boucle presque fermée qu’y forme le Mississippi, Sigel, qui partage maintenant avec Samuel Ryan Curtis le commandement d’une armée au nord-ouest de l’Arkansas, prend sa revanche sur la défaite de Wilson’s Creek. Cette victoire, à Pea Ridge, le 7 mars 1862, mène sa popularité déjà très forte du côté de l’adoration. « I fights mit Sigel » — « Je combats avec Sigel », mais baragouiné avec un mot d’allemand pour deux d’anglais — devient le cri de guerre des Allemands qui montent au front, qu’importe le nom véritable de qui les commande. Les Américains natifs eux-mêmes utilisent désormais cette expression, et toute invitation à trinquer se fait en référence à Sigel et en anglais mâtiné d’allemand : « You fights mit Sigel ? den you trinks mit me. »

 

La guerre de Sécession a aussi pour effet de transposer l’abolitionnisme du domaine des grands principes à l’utilitarisme concret du terrain militaire. Les esclaves, qu’ils soient employés aux travaux de défense (constructions de barricades, de tranchées, etc.), dans l’agriculture vivrière qui a largement remplacé celle du coton pour assurer la subsistance des troupes comme de la population, ou qu’ils rendent possible un enrôlement massif, jusqu’au moindre des petits fermiers blancs chez lesquels les gros propriétaires envoient de leurs « nègres » pour les remplacer, participent à l’effort de guerre du Sud. Du coup, émanciper c’est affaiblir l’ennemi. La règle est donc simple : derrière la ligne bleue des tuniques de l’Union, tout esclave, qu’il s’y soit réfugié ou qu’il s’y trouve englobé par l’avancée nordiste, est considéré comme prisonnier de guerre, ou encore « contrebande de guerre ». Il est de ce fait émancipé par « confiscation », et définitivement. La Seconde loi de confiscation promulguée par le Congrès fédéral en juillet 1862 officialise cette pratique — Fremont avait donc eu raison un an trop tôt mais surtout le tort de l’avoir étendue au Missouri alors qu’elle ne concerne dans la loi fédérale que les États du Sud. Une Proclamation du président des États-Unis la renforcera encore le 24 septembre.

Curtis, qui après Pea Ridge a mené « l’armée du sud-ouest », qu’il commande avec Sigel, vers le nord-est de l’Arkansas où il a enlevé la ville d’Helena, sur le Mississippi, en aval de Memphis, a commencé lui aussi, sans attendre la loi, à procéder à cette émancipation à une échelle de masse – certains historiens parlent de trois mille libérations — et à distribuer sur son parcours les certificats d’affranchissement. Puis il a été nommé, en septembre, commandant de la région militaire du Missouri, où les possesseurs d’esclaves loyaux envers le gouvernement fédéral, sont censés voir leur propriété servile protégée par la loi.

En novembre, des soldats du 4e Régiment de volontaires d’infanterie, qui gardent l’extrémité sud d’un pont sur le Missouri, dans la petite ville d’Hermann — on est ici dans le comté de Gasconade, voisin immédiat de celui d’Osage où Marche a sa ferme — voient arriver depuis Loutre Island, sur la rive d’en face, un petit groupe d’esclaves. Ils ont quitté trois fermiers qu’ils disent sympathisants de la Confédération, dont l’un, propriétaire de vingt-six esclaves, a même fait quelques jours de détention pour avoir cherché à éviter l’enrôlement dans la milice unioniste. Les évadés ont choisi ce point de passage parce qu’ils savent que le 4e Régiment compte de nombreux Allemands, comme le comté de Gasconade.

Le capitaine de la troupe leur déclare que, bien sûr, ils sont libres dès cet instant mais que dans la mesure où il manque de rations militaires et n’a pas de travail à leur donner, il leur faudra se débrouiller pour en trouver ailleurs dans le comté.

Le 19 novembre, les trois propriétaires d’esclaves — un second en possédait neuf, le troisième on ne sait pas — viennent réclamer leur bien à un juge de paix, qui les déboute. Après six jours de patientes recherches, ils dénichent un autre magistrat qui leur donne gain de cause et fait mettre en prison quatre de leurs esclaves retrouvés. Pendant que le Missouri Democrat de Blair titre sur « L’Évasion de Loutre Island » et l’arrestation des fugitifs, le Westlische Post (Le Courrier de l’Ouest) — journal d’un quarante-huitard allemand, condamné à dix ans dans son pays d’origine et ancien éditeur de l’Anzeiger de Börnstein avant que les deux hommes ne se brouillent — se fait l’écho des « Allemands libres de Hermann » qui n’entendent pas que leur comté se transforme en « terrain de chasse à l’esclave. »

La population allemande de Gasconade, rassemblée autour de la prison, fait d’ailleurs savoir au même journal que les captifs seront libérés le lendemain « par la voie légale ou, à défaut, par l’assaut donné à la prison. »

Sollicité par un activiste du comté, qui lui rapporte que l’on ne peut laisser de telles affaires aux décisions contradictoires de juges locaux, le général Curtis décide qu’elles seront désormais confiées à la prévôté militaire et nomme un prévôt qui, quelques minutes avant 9 heures du soir et l’expiration de l’ultimatum fixé par la population en colère, fait remettre en liberté les quatre esclaves affranchis.

Curtis publie ensuite, le 24 décembre 1862, ses Instructions générales n° 35 à tous les prévôts de la Région militaire du Missouri, leur enjoignant de « protéger la liberté et les personnes de tous les “prisonniers de guerre” ou esclaves émancipés contre ceux qui voudraient s’en prendre à eux d’une manière quelconque », de placer en détention les anciens propriétaires abusifs comme contrevenant à la loi militaire, enfin de fournir des « certificats d’émancipation », si l’on peut appeler comme cela des certificats de confiscation de contrebande de guerre, attestant de la qualité de « prises de guerre » desdites personnes, et leur protection à ce titre par tout représentant de l’autorité légale.

Surtout, il enjoint aux prévôts d’accepter comme valides des témoignages d’esclaves. Le nom et l’adresse du ou des témoins garants de la qualité de « prise de guerre » au titre de la proclamation présidentielle du 24 septembre 1861, figureront sur le certificat ou lui seront annexés.

 

Le 26ème Régiment où sert Marche, a combattu à Iuka, non loin du fleuve Tennessee (près de quinze cents morts et blessés, dont Dean, le capitaine de la compagnie F, touché à trois reprises), puis à Corinth, à la frontière des États du Mississippi et du Tennessee, sans que Marche ne quitte le roulage ni ne monte en ligne. « Nous n’avons jamais essayé de le faire servir dans le rang parce qu’il s’était engagé comme roulier et rien d’autre », dira son nouveau capitaine, William L. Wheeler, remplaçant Dean.

Depuis le 17 janvier 1863, le 26ème régiment cantonne à Memphis, Tennessee, où Marche, détaché de sa compagnie, se trouve affecté comme cuistot à l’hôpital de la 3ème brigade, 7ème division, 17ème corps d’armée. Le 1er mars, il demande une permission d’une journée et on ne l’y revoit plus.

 

Witzig n’a tenu dans son grade de quartier-maître fourrier qu’un petit mois et demi avant d’en démissionner. On le retrouve pétitionnaire dans « un groupe de citoyens de Saint Louis » (en gros le Comité de sauvegarde moins Blair, mais plus quelques autres), qui le 1er mai 1863,  dénonce auprès du président Lincoln les agissements des « révolutionnaires » du Missouri et de Curtis qu’ils estiment en être le chef :

La pétition du 1er mai 1863


 « Les “révolutionnaires“, comme ils se nomment eux-mêmes fièrement, dont la théorie et la pratique rejettent tout principe de droit et d'ordre social, et dont le but avoué est l'abolition immédiate de l'esclavage, quels que soient les droits constitutionnels de nos citoyens, sont assistés dans leurs opérations par le commandant du département militaire du Missouri ».

Le général Samuel R. Curtis, assurent-ils, par ses Instructions générales du 24 décembre 1862, « autorise ses officiers à juger du “statut“ du nègre non en vertu des dispositions légales en vigueur mais par ce qu'il appelle les témoignages disponibles, et donc à recevoir des affirmations comme une preuve recevable de leur droit à la liberté ».

Le texte poursuit ainsi : « Les esclaves sont incités non seulement à quitter leurs maîtres, mais à emmener avec eux chevaux, mules et autres biens à leur gré. Cette politique est également préjudiciable à l'esclave et au maître, elle trouve des encouragements continus de la part de ce parti, de notre commandement général et de la presse qui parle en leur nom. (…) “Nous sommes la Révolution“ n'y est pas seulement leur principe affiché, mais l’esprit et la base mêmes de leur action. Et à moins qu’on n’y mette promptement un coup d’arrêt, l'histoire des Révolutions précédentes se reproduira bientôt parmi nous » sous sa forme « sanglante ».

Les conservateurs du Missouri, qui ont déjà eu la peau de Fremont, obtiennent bientôt celle de Curtis que Lincoln, trois semaines après avoir reçu la pétition, écarte le 24 mai au bénéfice de John M. Schofield.

 

Signature autographe de JJ Witzig aux côtés de celles d'autres membres du Comité de sauvegarde : John How, O.D. Filley, S. T. Glover, Jas. O. Broadhead, etc.

Dans la même veine et trois semaines plus tard, le nouveau gouverneur du Missouri, Hamilton R. Gamble, nommé à titre provisoire après révocation de Clairborne F. Jackson, réunit au Capitole de Jefferson City une Convention de l’État censée adopter une loi sur l’émancipation. Cette Ordonnance sur l’Émancipation, prise le 1er juillet, repousse finalement l’abolition de l’esclavage au 4 juillet 1870. Jusqu’à cette date, les esclaves demeureront sous le contrôle, et soumis à l’autorité, de leurs anciens maîtres en tant que domestiques. Au-delà du 4 juillet 1870, les ex-esclaves âgés de plus de 40 ans y continueront de servir pour le restant de leurs jours ; ceux âgés alors de moins de 12 ans jusqu’à leurs 23 ans ; tous les autres jusqu’au 4 juillet 1876.

 

A l’automne, les « Unionistes radicaux du Missouri », véritable étiquette qu’ils se donnent, réagissent à l’action des « conservateurs » : ils tiennent des réunions dans tous les comtés, dont cinquante-sept enverront finalement à Jefferson City soixante-dix délégués représentant ainsi plus des trois-quarts de la population. C’est à les en croire, un rassemblement de masse comme cet État n’en a jamais connu. Le délégué choisi par le comté d’Osage est John G. McKnight, frère du voisin qui a été le capitaine de Marche dans la garde territoriale. Marche a-t-il participé à sa désignation et aux débats du comté ? Avait-il, après sa désertion, retrouvé sa ferme et sa famille ?

« Les Radicaux, affirme leur pétition adoptée le 30 septembre, considèrent que l’institution de l’esclavage est la cause unique et la raison même de la rébellion, et convaincus au plus profond d’eux-mêmes que cette institution est totalement incompatible avec la sauvegarde du pays, ils ont dûment décidé de s’en faire l’adversaire.

Ils réclament sa suppression immédiate de l’État du Missouri non seulement pour leur propre bien mais comme contribution au bien de l’Union, comme étape de son éradication complète et définitive du sol américain. Ils s’opposent à son abolition graduelle. »

Faisant référence à la proclamation du président Lincoln du 1er janvier 1863, émancipant tout esclave vivant dans une zone rebelle, et déclarant cette émancipation irréversible, ils continuent ainsi : « Si vous, M. le président, avez pensé que votre devoir envers le pays pouvait vous conduire à libérer sur l’heure les esclaves des territoires rebelles, nous ne voyons aucune raison au monde pour que le peuple du Missouri ne puisse, mû par le même sens du devoir, extirper aussi immédiatement de son sein l’institution traîtresse et parricide. Les Radicaux du Missouri souhaitent et demandent dans ce but l’élection d’une nouvelle convention. »

Leur pétition affirme que les radicaux sont en danger de mort dans l’État ; elle rappelle que le nouveau chef de la région militaire, le général Schofield, fidèle exécutant de la politique esclavagiste des conservateurs, a aussitôt édicté un commandement qui restreint la liberté d’expression et la liberté de la presse ; elle demande son remplacement par le général Benjamin F. Butler.

Les soixante-dix signataires se mettent en route pour Washington, où ils confèrent plusieurs heures avec le président à la remise de leur texte. Le secrétaire du comité, Chas D. Drake, attend ensuite dans la capitale, jusqu’au 10 octobre, une réponse qui ne vient pas. Rentré avant lui dans son comté d’Osage, J. G. McKnight fait ce compte-rendu optimiste à ses délégants : « Les gars, nous avons vu le Père Abraham et il a prêté l’oreille à notre plainte. » Tous les présents crient victoire, se congratulent. Marche avec eux ?

La décision présidentielle parvient finalement à Saint-Louis le 19 octobre. Elle peut se résumer par l’expression alors en vogue : « labourer autour de la souche ». Autant dire contourner l’obstacle, ne pas s’attaquer à la racine des choses, laisser en l’état.

 

Arrivé au terme de son engagement dans le Second régiment de volontaires d’artillerie le 21 septembre 1863, Weydemeyer, qui s’exprimait déjà dans les deux journaux germano-américains progressistes de Saint-Louis, la Westlische Post et la Neue Zeit (Les Temps nouveaux), — ce dernier lancé en 1862 par George Hillgärtner quand l’Anzeiger des Westens de Börenstein s’était mis au service de la campagne de Blair contre les Républicains progressistes du Missouri — peut entrer au comité éditorial de la Neue Zeit, organe « de l’émancipation générale, du bien-être et de l’éducation du peuple. »

 

C’est à Saint-Louis en tout cas, et non dans son comté d’Osage, que Marche est arrêté le 22 janvier 1864 alors qu’il se rendait, dira-t-il, à la prévôté militaire pour y avoir des nouvelles de son régiment. Dans la capitale économique de l’État, Jean-Jacques Witzig est devenu l’un des neufs inspecteurs généraux du service fédéral de la navigation à vapeur, en l’occurrence celui du quatrième district du Mississippi, basé à Saint-Louis. C’est une fonction fédérale, exigeant nomination par le président de la République, dotée d’un salaire de 1 500 dollars auxquels s’ajoutent les frais de déplacement, avec cette prérogative, à compter du 10 mai 1864, de pouvoir exempter de service militaire les capitaines, pilotes, mécanos, matelots et employés des steamers.  

La prévôté rapatrie Marche au 26ème, alors occupé à la garde de la voie ferrée de Géorgie et d’Atlanta. Il lui en coûte 30 $ de frais de transport avant de se voir déféré devant la cour martiale de Huntsville, Alabama, le 30 mars. Marche choisit de se défendre seul, et il plaide non coupable : « J’attendais, à l’hôpital, qu’on m’accorde la permission que j’avais demandée ; ma compagnie a fait mouvement pendant ce temps-là, je n’ai pas réussi à la rejoindre. (…) J’ai été blessé en 1839 dans l’armée française et, à cause de cette blessure, exempté ensuite de la conscription. Si je ne me suis engagé que comme roulier, c’est du fait de cette blessure. »

C’est le seul verbatim de Charles Marche que nous possédions, encore que sa parole soit peut-être ici filtrée et résumée par le greffe d’une justice pressée. Elle semble correspondre du coup au laconisme que relevait Hippolyte Carnot à propos de Marche, qu’il avait rencontré les 25 février et 15 mai 1848. Cette parole n’est malheureusement ici que factuelle, sans rien ni de politique ni d’intime.

La cour martiale déclare Marche coupable, le condamne à rembourser toute solde et indemnité éventuellement perçues durant la quasi-année de son absence, et à une peine de trois mois de travaux forcés dans une prison militaire, qui sera celle de Nashville, Tennessee.

 

Marche est en prison quand les Radicaux du Missouri, avant-garde des Républicains radicaux de l’Union, déçus par la voie qu’emprunte l’administration Lincoln, décident de réunir à Cleveland le 30 mai 1864, soit avant que la Convention nationale républicaine ne se tienne à Baltimore, une Convention nationale populaire. Ils y désignent John C. Fremont comme leur candidat aux présidentielles à venir.

Weydemeyer, qui s’était mis au service de Fremont dès la nomination de celui-ci au commandement en chef de l’Ouest, trois ans plus tôt, fait maintenant tous ses efforts pour que la désunion dans les présidentielles reste sans conséquence au niveau de l’État du Missouri et que partisans de Fremont comme de Lincoln y votent pour la liste radicale, c’est-à-dire pour Fletcher, le candidat au poste de gouverneur qu’elle présente. La Neue Zeit éditorialise sans relâche sur ce thème et, début juillet, le Missouri Democrat l’y rejoint.

Sur ces entrefaites, Price envahit le Missouri, menaçant Saint-Louis. Le 3 septembre 1864, Weydemeyer se réengage au 41ème Régiment de volontaires d’infanterie, chargé de la défense de la ville ; il y a rang de colonel. Le 22 septembre, Fremont retire sa candidature pour préserver l’unité du Parti républicain.

L’avancée de Price sur Saint-Louis est stoppée le lendemain à Pilot Knob, dans les montagnes métallifères, terminus du chemin de fer de l’Iron Mountain, où avait travaillé Witzig. Le général confédéré perd dans ces « Thermopyles de l’Iron County » dix pour cent des douze mille cavaliers qu’il a lancés dans son raid.

 

C’est le moment où le français Auguste Laugel, jeune polytechnicien et ingénieur des Mines (il est né en 1830), après Boston, Detroit et Chicago, arrive à Saint-Louis par le haut Mississippi (Les États-Unis pendant la guerre (1861-1865), Paris, 1866.) « La ville, au premier abord, me parut triste et sale. Les maisons de brique qui avoisinent le fleuve sont toutes délabrées. Saint-Louis a déjà, dans quelques parties, l'air d'une vieille ville, bien qu'elle soit entièrement moderne. » De cette sénescence précoce, il rend responsable l’esclavage qui « en a écarté l'esprit d'entreprise, l'émigration, le génie industriel. » « Avec les avantages naturels que possède Saint-Louis, maîtresse du plus grand fleuve de l'Amérique du Nord, cette ville aurait fait des progrès bien plus rapides, si elle n'eût été soumise aux énervantes influences de l'esclavage. » Ainsi, malgré les riches gisements dont elle dispose, à Iron Mountain, à Pilot Knob, d’un minerai de qualité égale à ceux de Suède ou de Norvège, « peut-on comparer les forges et les usines à fer du Missouri à celles de la Pennsylvanie ? »

Malheureusement, « la population française de Saint-Louis a été de tout temps et reste encore aujourd'hui attachée à l'esclavage, aux anciennes traditions coloniales » qui font du « Saint Louis des Français » une ville « endormie, paresseuse ». « C'est, je dois le dire, pour un Français un spectacle douloureux que celui de cette population aimable, riche, estimable, mais, par sa propre faute, presque absolument privée d'influence. Tandis que tout marche autour d'elle, elle reste et veut rester stationnaire. Elle ne descend point dans l'arène politique et n'a pas encore fourni à la république un seul homme d’État. »

L’action civique de Marche, de Witzig, on le voit, se distingue donc en tout point des mœurs majoritaires de la communauté française. Tandis que Laugel oppose à cette dernière un « Saint-Louis des Allemands » tout autre, reconnaissant ceux-ci comme « les défenseurs les plus exaltés de l’Union, les ennemis les plus résolus de l’esclavage », « aussi américains, je dirais presque plus Américains que les Yankees. » Ce qui corrobore ce que l’on a montré jusqu’ici.

 

Le 17 décembre 1864, dans les trois principaux quotidiens de Saint-Louis, une centaine d’ouvriers imprimeurs se mettent en grève contre leurs employeurs, qui veulent leur imposer une diminution de 1,05 $ de leur salaire journalier. Les grévistes expliquent leur mouvement dans un quatre pages intitulé Daily Saint-Louis Press, qu’ils transforment en un quotidien paraissant six jours sur sept et diffusé à vingt mille exemplaires dès la deuxième semaine. Weydemeyer y publie de larges extraits de l’Adresse inaugurale de l’Association internationale des Travailleurs, que Marx lui a envoyée à la fin de novembre, accompagnés d’une introduction regrettant que le manque d’espace en empêche la publication intégrale. Ce sont ainsi les lecteurs du Daily Saint-Louis Press qui les premiers en Amérique sauront que « La conquête du pouvoir politique est devenue le premier devoir de la classe ouvrière. »

 

Pendant que le Missouri subissait le raid de Price, Marche, sorti de prison, et le 26ème régiment participaient à la campagne d’Atlanta de l’été et de l’automne puis, à compter du 15 novembre, à la « Marche vers la mer » du général Sherman. Soixante mille soldats avalaient quatre cent soixante kilomètres de route avant d’assiéger Savannah entre le 10 et le 20 décembre 1864. C’est là que Marche, la veille, à Millers Station précisément et sans que sa désertion ne lui porte préjudice, est « honorablement démobilisé ». Son régiment aura vu 12 % de ses hommes tués ou mortellement blessés au combat et, en y ajoutant les morts de maladie ou accidentelles, aura eu 30 % de pertes.

Les prisonniers de la Guerre civile rentrent peu à peu. Le 27 avril 1865, près de deux mille unionistes libérés remontent le Mississippi sur le Sultana, un vapeur flanqué de roues à aubes latérales quand, à deux heures du matin, ses chaudières explosent. Le bateau est alors à sept miles au nord de Memphis. Plus de la moitié des passagers périssent dans l’incendie qui se déclare, ou se noient dans l’eau glacée du fleuve. C’est la pire catastrophe navale de l’histoire des États-Unis.

 

L'enquête sur les causes de l’accident entre dans les attributions de l’inspecteur général Witzig, qui en attribue l’origine à une réparation défectueuse des chaudières, et la responsabilité légale au chef mécanicien du bord qui, en ne s’opposant pas au départ du navire, l’a endossée. Witzig consigne cela dans son rapport puis en témoigne devant une cour martiale le 17 janvier 1866 et les jours suivants. La licence du chef mécanicien, Nathan Wintringer, lui est retirée.

Le mis en cause envoie alors une lettre au Missouri Democrat, dont on s’étonne qu’elle soit publiée tant elle est injurieuse, mais le journal qu’on a connu comme celui de Frank Blair, collègue de Witzig au Comité de Sauvegarde, est maintenant sur la ligne de Radicaux qui lui sont hostiles — Blair vient d’ailleurs de quitter le Parti républicain pour le Parti démocrate. Wintringer dépeint dans sa lettre un Witzig ivre de bière la moitié du temps, dont l’ivrognerie l’aurait même fait passer par-dessus bord lors d’un voyage vers Memphis et manqué de peu de le noyer. Il demande que l’accident soit réexaminé par les deux inspecteurs ordinaires du bureau de Saint-Louis et assure qu’il se soumettra à leur verdict, quel qu’il soit.

Les inspecteurs locaux exonèrent bientôt Wintringer de toute faute, du fait qu’il n’était pas de quart au moment du drame, tandis qu’ils chargent le mécanicien en second, disparu dans le naufrage. Sa licence est rendue à Wintringer.

L’hostilité entre Witzig et ses subordonnés est-elle née là ? Existait-elle antérieurement et en a-t-elle seulement été aggravée ? Toujours est-il que dans son rapport au secrétariat fédéral des Finances pour l’année comptable se terminant au 30 septembre 1866, Witzig explique que son compte rendu ne peut être que lacunaire, les chiffres du bureau de Saint-Louis ne lui ayant pas été fournis. Il signale également qu’en infraction à la règle édictée en juillet par le bureau des inspecteurs superviseurs de Boston, les deux inspecteurs de Saint-Louis ont accordé des certificats de conformité à des vapeurs non équipés de la valve de sécurité verrouillable désormais requise.

Au final, c’est lui qui, au 18 janvier 1867, sera démis de ses fonctions pour « malfeasance in office », faute grave, ce que l’on ne sait que par la mention qui en est faite sur le décret de nomination de son successeur, sans connaitre pour autant les faits précis qui lui ont valu son licenciement.

 

L’annuaire de Saint-Louis pour 1868 réinscrit dans ses pages « Marche, Charles, Engineer [mécanicien], à l’arrière du n° 21 de la Troisième rue Sud ». Cette adresse, provisoire — elle va changer dès l’édition suivante pour demeurer stable ensuite — comme la réapparition dans le répertoire citadin, semblent indiquer que la famille Marche est de retour en ville pendant la période où se réactualise l’annuaire, soit vers la fin de 1867. Une parenthèse paysanne de dix ans, déjà interrompue par la guerre et le service aux armées, se clôt définitivement. Peut-être Marche vient-il saisir la chance d’une croissance industrielle qui, durant la « Reconstruction », aura été de plus de 75% entre 1865 et 1873, et voit Saint-Louis rivalisant avec Chicago pour le titre de capitale du chemin de fer. 

Obtention par Marche de la nationalité américaine. Malheureusement, ces certificats ne sont pas signés par le récipiendaire.

 

C’est finalement en ville et non à travers la colonisation agricole que Marche s’enracine aux États-Unis : le 25 août 1868, il obtient la nationalité américaine à titre militaire, le certificat mentionnant son « enrôlement dans l'armée » et sa « démobilisation honorable ». Il dépose en même temps une demande de naturalisation pour son fils aîné, Charles Victor Eugène. Son voisin Antoine Combe, rentré lui aussi à Saint-Louis où il tient maintenant pension de famille au 39 Walnut Street, en fait autant le 9 décembre. Pour la génération des pères, cette décision marque sans doute l’abandon de toute idée de retour en France, mais aussi, depuis le lointain exil, un dernier rejet de l’usurpateur du 2-Décembre : l’acte de naturalisation stipule que le bénéficiaire « refuse à jamais la moindre allégeance ou fidélité à quelque autre pouvoir, prince, état ou souverain que ce soit et, dans le cas présent, à l’empereur de France dont il est aujourd’hui le sujet. »

L’annuaire de l’année suivante montre que l’ancien mécano de la Chapelle, parti de sa ferme à cause des ravages de la guerre, par inaptitude agricole ou pour profiter du boom économique, et l’ancien mécano d’Étampes, licencié de son poste administratif important, ont tous deux repris le chemin de l’atelier. Charles Marche est finisher (finisseur) chez Collins & Holliday, fabricants de machines à vapeur et de chaudières fixes et mobiles, scies et moulins à vapeur, laminoirs et grenailleuses, etc. Jean-Jacques Witzig est patternmaker (concepteur) chez Jacob Felber, fabricant de machines à bois. Mais ils ne sont plus voisins : Witzig est toujours dans la Troisième rue Sud, mais maintenant au numéro 813 ; les Marche sont au 621 de la Cinquième rue Nord : Charles Jr, le fils aîné, y fabrique des fleurs artificielles à domicile, Eugène, le cadet, est chapelier chez Joseph Schiller and Co.

Le foyer compte un cinquième enfant, Marie, dont le recensement de juin 1870, qui lui donne « 4 ans », montre qu’elle est née juste au sortir de la Guerre civile, au second semestre de 1865 ou au premier de 1866. La mère et sa fille aînée font elles aussi des fleurs artificielles.

John J. Witzig, dernier de ses engagements civiques, contribuera comme assistant marshal à ce recensement-là, qui le montre, à 48 ans, pourvu d’un patrimoine mobilier de 500 $, toujours mécanicien, habitant du 4ème quartier avec sa femme, Eugénie (41 ans), et leurs enfants Léon (15 ans), Adèle (9 ans) et Julie (8 ans).

 

C’est au retour des Marche à Saint-Louis que des Français et francophones, anciens Icariens et quarante-huitards créaient, le 20 octobre 1868, l’Union républicaine de langue française (URLF). C’est à l’appel de Saint-Louis que New York répondait cinq mois plus tard par une puis deux sections, sans compter celle de Newark, avant de lancer un Bulletin pour « rallier en un faisceau », à l’échelle des États-Unis, tous les partisans de la République universelle et sociale sans exclusive.

La section de Saint-Louis se réunit maintenant tous les premiers dimanches de chaque mois à 15 heures, dans la salle des Druides, au coin sud-ouest de Park avenue et de la Septième rue. Elle y prépare depuis trois mois le vingt-deuxième anniversaire du 24 février 1848, que célèbreront avec elle l’association dite Camp Fremont, ou encore Poste français de la Grande Armée de la République, qui regroupe d’anciens combattants unionistes de la Guerre Civile, et le Club français. Huit cents personnes sont présentes ce jour-là. Se peut-il que Marche, que Witzig, n’y soient pas ?

 

— De l’autre côté de l’Atlantique, contrepoint saisissant aux tribulations américaines de Marche, on peut lire dans le « bulletin des travailleurs », la rubrique spécialisée de la Marseillaise d’Henri Rochefort, ce 23 février 1870, une demande d’emploi émanant de François Ramonnet, l’ami mécanicien-tourneur de chez Cavé que Marche était passé chercher à son domicile, le dimanche 16 avril 1848, pour la manifestation du Champ-de-Mars et la pétition à l’Hôtel de Ville. On constate au bas de l’annonce que Ramonnet, depuis leur compérage de 1848, durant ces vingt-deux ans donc, n’a jamais bougé, lui, du 19 rue de Jessaint, à La Chapelle, toujours son adresse. —

 

Presque autant de monde qu’en février pour l’anniversaire de la Deuxième, se retrouve en septembre en l’honneur de la nouvelle et Troisième République qui vient d’être proclamée. Et quelques-uns, partant rejoindre la « défense nationale » face aux Prussiens, transitent par Saint-Louis. Charles Sardou, par exemple, l’un des pionniers de Topeka, qui laisse sa ferme que le tout récent recensement estime à 22 000 $ pour déposer dès le 26 septembre, à New York, sa demande de passeport pour la France. Son témoin dans cette démarche est Pierre Alphonse Gerdy, bottier et marchand de cuir qui s’est occupé dès la déclaration de guerre et donc avant le retour de la République, d’organiser la solidarité avec le pays natal.

 

Dans les trois ans qui suivent le crash financier de 1873, la moitié des sociétés de chemin de fer font faillite. Les patrons des compagnies licencient le tiers de leurs ouvriers et baissent les salaires de ceux qui restent, tout en augmentant leur charge de travail et en ne les employant plus que de manière intermittente. A la mi-juillet 1877, les cheminots répondent à cette attaque sans précédent par une grève qui se répand dans le pays comme une traînée de poudre. Le samedi 21 juillet, elle touche East St. Louis, c'est-à-dire Illinoistown, partie industrielle de l’agglomération mais commune à part entière, séparée de Saint-Louis par le Mississippi. East St. Louis rassemble sur son territoire le nœud ferroviaire, qui répartit en particulier le charbon des mines de l’Illinois, de nombreux parcs à bestiaux et les conserveries de viande qui vont avec, etc. Les cheminots qui entrent en grève décident de bloquer le trafic marchandises et de lui interdire l’unique pont sur le Mississippi qui, trois ans plus tôt, a permis le raccordement du chemin de fer transcontinental. Ils font rapidement débrayer toutes les entreprises de la ville, et c’est au comité de grève que le maire d’East St. Louis, John Bowman, quarante-huitard allemand, remet le soin de l’ordre public et de la sécurité des biens industriels occupés.

Otto Weydemeyer, le fils de Joseph (mort en 1866 du choléra), a créé l’année précédente avec des membres de feue la Ière Internationale et quelques autres petits groupes, le Workingmen’s Party of the US (WPUS), qui compte à Saint-Louis un millier de membres, à soixante pour cent allemands. Le dimanche 22, les grévistes d’East St. Louis, réunis en meeting à la gare de triage, voient arriver de l’autre côté du Mississippi quelque cinq cents membres du WPUS, la moitié du parti !, qui débarquent du ferry en chantant la Marseillaise. Monté sur le wagon plateforme qui sert de tribune, l’un des arrivants délivre aux grévistes ce message qui semble une reprise de l’Adresse inaugurale de l’AIT que Weydemeyer père publiait douze ans et demi plus tôt : « Messieurs, vu que vous avez le nombre, tout ce que vous avez à faire est de vous unir autour de cette seule idée que c’est le travailleur qui doit diriger le pays. Ce que fait l’homme lui appartient, et ce pays a été fait par les travailleurs. »

Les grévistes votent pour la restauration de leurs salaires au niveau de 1873.

 

Le lendemain soir, le WPUS réunit au marché Lucas de la Douzième rue, en plein cœur de Saint-Louis, quatre à cinq mille personnes. Une délégation de cinq membres, dont un afro-américain du nom de Wilson, y est désignée pour rencontrer le maire Henry Overstoltz, tout aussi allemand que son collègue de l’autre rive mais issu, lui, d’une famille patricienne de Cologne, et déjà établi à Saint-Louis antérieurement à 1848. Le porte-parole élu de cette délégation sera le dirigeant de la section anglaise du parti, un Danois du nom de Peter Lofgreen, diplômé de l’université de Copenhague, avocat. Né juste avant 1848, il est de la même génération qu’Otto Weydemeyer, né en 1849, ou que celui qui s’adresse en ce moment à la foule en allemand, Albert Currlin, secrétaire de la section germanique du WP, la plus nombreuse, qui est né, lui, en 1853 et arrivé aux États-Unis assez récemment.

On aurait aimé, à l’heure où une grève du chemin de fer embrase les États-Unis, pouvoir y situer l’ancien cheminot d’Étampes et l’ancien cheminot de la Chapelle. A défaut, leurs enfants, qui sont de cette génération des « héritiers intellectuels et politiques de Sigel et Weydemeyer », comme l’écrit Walter Johnson. On sait seulement que Jean-Jacques Witzig est décédé. On l’a trouvé une dernière fois dans l’annuaire de 1871, mécanicien, sans indication d’appartenance à une entreprise ; en 1875, il y était remplacé par sa veuve, Eugénie, couturière. Leur fils Léon, employé quatre ans plus tôt, étant alors encaisseur.

Charles Marche (depuis longtemps Marsh), toujours mécanicien, sans indication d’employeur, est enregistré par le même annuaire au 1008 de la Dixième rue Nord ; Eugène, le cadet, toujours chapelier, vit au domicile paternel, tandis que l’aîné, Charles Junior, semble s’être associé avec Edwin A. Anthony dans la société « E. A. Anthony & Co, confiseurs, vente en gros de noix, fruits, conserves et feux d’artifice » ; il en est détaché, à ce moment-là, dans l’État de New York.

 

Le 24 juillet, la grève est déjà quasi générale à Saint-Louis, les tonneliers, les garçons de journaux, les ouvriers du gaz, ont été les premiers à s’y joindre, avec les dockers et soutiers des vapeurs du Mississippi, quasi-tous africains-américains. À Lucas Market, le soir, le meeting compte déjà dix mille personnes quand mille cinq cents mouleurs et mécaniciens le rejoignent, fifre et tambour en tête, marchant à quatre de rang, barre de fer ou de bois à l’épaule pour certains. Un Comité de grève d’une cinquantaine de membres, où domine le WPUS, y fait adopter une résolution qui, le lendemain, sera distribuée par toute la ville en anglais et en allemand :

« Comme la condition d’un nombre immense de personnes réduites au chômage forcé, et les grandes souffrances pour faire face aux nécessités de la vie que provoque le monopole aux mains des capitalistes, l’assemblée appelle de façon pressante les classes ouvrières à une action rapide et, pour éviter l’effusion de sang ou la violence, à la grève générale de toutes les branches de l’industrie pour obtenir la journée de huit heures de travail : elle demande au législateur de promulguer immédiatement une loi des huit heures, assortie de sanctions sévères pour sa violation, ainsi que l’interdiction du travail des enfants de moins de 14 ans. La grève ne cessera qu’à la satisfaction de ces revendications. »

 

Quand un représentant des ouvriers des quais, un Africain-Américain, a demandé à la foule, la veille, « Serez-vous à nos côtés sans vous soucier de la couleur de peau ? », le meeting a répondu : « Nous le serons ! » Et le 25, effectivement, c’est Blancs et Noirs mêlés qui vont imposer aux capitaines des steamers une augmentation des salaires de 50%. Mais quand, dans l’après-midi, ce sont des Africains-Américains qui se retrouvent un moment en tête du cortège qui sillonne durant trois heures les rues de la ville, Currlin et d’autres membres de son parti s’inquiètent de l’éventuel effet de cette présence aux yeux des travailleurs blancs. Et alors que le Comité de grève représente maintenant la réalité du pouvoir à Saint-Louis — les grévistes, qui laissent circuler les trains de voyageurs, encaissent eux-mêmes le prix du billet ; c’est au Comité de grève que Belcher, le patron de la raffinerie sucrière du même nom, vient demander la permission de rouvrir pour 48 heures, de sorte que quelques tonnes de sucre en attente ne soient pas gâchées — il décide de suspendre toute manifestation de rue, défilés comme meetings, pour cacher, Currlin l’avouera plus tard, ces Noirs trop visibles.

Les quelque deux mille personnes qui se réunissent spontanément à Lucas Market le 26 au soir sont de ce fait livrées à elles-mêmes, et quand un Africain-Américain inconnu y tient une harangue passionnée, un membre du WPUS, l’Irlandais Henry Allen va dénoncer ce « discours incendiaire » à la police et en obtient la permission de procéder lui-même à l’arrestation de « l’agitateur »… qui aura fui avant son retour.

Les grévistes ne font donc plus quotidiennement l’épreuve de leur nombre ni de leur force. Le vendredi 27, à trois heures, cinquante policiers montés chargent sans relâche la petite foule en attente de consignes autour de Schuler’s Hall, le QG du Comité. Derrière les chevaux, deux lignes de police à pied, baïonnettes au canon, six cents membres d’une milice citoyenne armée par la municipalité et le patronat, des éléments de la Garde Nationale. Deux pièces d’artillerie sont disposées pour croiser leurs feux sur la façade, au coin de la Cinquième et de Biddle Street. L’assaut du bâtiment de trois étages est lancé, une vingtaine de personnes s’échappent par les toits, soixante-treize sont arrêtées : quarante-six Allemands, quatorze natifs, cinq Irlandais, un Français. C’en est fini de ce que la presse locale appelait la Commune de Saint-Louis, en référence à celle de Paris. On a eu là « la dernière image, que l’on saisit dans l’éclair du flash et qui s’éteint avec lui, de ce qu’était la promesse démocratique de l’ère de l'abolition », écrit encore Walter Johnson dans The Broken Heart of America: St. Louis and the Violent History of the United States.

 

Peut-être à la demande de Blanqui récemment libéré et qu’il héberge depuis le mois de juin 1879, le Dr Lacambre tente de rassembler des informations sur les vieux camarades dispersés. Le 19 août, lui parvient une lettre de Louis Meyer, qui fut pion en même temps que lui à la pension Chataing et comme lui membre de la Société des Saisons dès la fin des années 1830, quarante ans plus tôt. Une lettre que Maurice Dommanget résume ainsi : « Pour échapper à la répression, il [Marche] émigra en Amérique. Là-bas, non perdu de vue par les blanquistes, il était encore en 1879 à la tête d’un établissement agricole. »[1]

Ces renseignements sont sans doute arrivés jusqu’au 43 rue de Rivoli, cabinet du docteur, par les communards blanquistes, assez nombreux, réfugiés aux États-Unis postérieurement à la Semaine sanglante, après on ne sait combien et quels intermédiaires. Ils sont tout à fait erronés : à la date, Marche a quitté sa ferme depuis une douzaine d’années. S’il a toujours été « non perdu de vue par les blanquistes », c’était tout de même d’assez loin. Parmi ceux qui sûrement avaient été les mieux renseignés, sans être pour autant blanquistes, Caussidière est mort depuis dix ans et Jean-Jacques Witzig depuis cinq. Marche, lui, a toujours été empêché par son illettrisme d’entretenir une correspondance.

Dans ces conditions, que l’on ait encore de ses nouvelles — fussent-elles anciennes — alors qu’il avait mis un océan entre la France et lui un quart de siècle plus tôt, à quoi il avait rajouté quinze cents kilomètres de terre ferme jusqu’à un district encore innommé dans un Border-State du Midwest, manifeste que « cet intrépide et audacieux ouvrier qui, dans la journée du 25 février [1848, était] parvenu, par son énergique langage, à arracher, séance tenante, le fameux décret relatif à l'organisation du travail », comme on avait pu le lire dans la presse trois mois plus tard, n’était pas, en dépit de l’historien de Harvard, Donald Cope Mc Kay, « après cette unique apparition, retourné dans l’oubli ».

 

Au recensement de 1880, Charles Michel Marche, mécanicien, habite toujours la 13ème rue à Saint-Louis. Sa femme est décédée durant la décennie écoulée, il vit maintenant avec une veuve Irlandaise de 52 ans. Seule la petite Marie, 14 ans, écolière, vit encore au foyer.

En octobre 1889, Charles Marsh, comme est orthographié son nom depuis longtemps, quitte Saint Louis pour le Foyer national des combattants volontaires invalides de Leavenworth, sur la rive gauche du fleuve Missouri qui fait ici frontière avec le Kansas. Il y meurt de vieillesse le 23 mars 1893. Il est enterré au cimetière militaire de la ville.

 

 



[1] Maurice Dommanget, La Révolution de 1848 et le drapeau rouge (éd. Spartacus, mars 1948)