MARCHE ET LES SIENS, PREMIÈRES VICTIMES DE L’HAUSSMANNISATION DE PARIS ?

 

balade du 27 avril 2024 pour l'association Histoire et Vies du 10e, HV10

 

Le 25 février 1848, 2ème jour de la Révolution, Marche s’introduit de force auprès du gouvernement provisoire, lui réclame le droit au travail et le drapeau rouge. Il réussit à imposer le premier, pas le second.

Ce même jour, Blanqui, libéré par la révolution après déjà neuf ans de détention, arrive à Paris ; ses partisans lui apprennent que Lamartine a réussi à repousser le drapeau rouge, il envisage alors une action de force et leur donne rendez-vous, en armes, pour le soir même. Mais au soir, ayant jugé cette action impossible, Blanqui leur annonce la création d’un club de débats, d’agitation et de propagande, sur le mode des clubs de révolution de 1789, “La Société républicaine centrale“.

Après être passée d’une adresse à l’autre durant quelques jours, “La Société républicaine centrale“ s’établit finalement, avant le 9 mars 1848, ici, au Conservatoire de Musique, propriété nationale, mise gratuitement à sa disposition.

Ignorez sa façade, la rue du Conservatoire n’ayant été percée qu’en 1853, comme la rue Sainte-Cécile, et cette façade remaniée encore au 20ème siècle. Ce qui nous importe, c’est l’intérieur, où nous allons entrer maintenant, la salle de concerts construite de 1806 à 1811 par l’architecte François-Jacques Delannoy, auquel on doit aussi la galerie Vivienne.

 

La Société républicaine centrale tenait là séance tous les jours même le dimanche, en semaine à huit heures du soir, le dimanche à deux heures de l'après-midi, avant de renoncer aux réunions dominicales à compter du début d'avril.

L’adhésion nécessitait de se présenter, accompagné de deux membres déjà confirmés, aux bureaux du Courrier français pour y signer une profession de foi. Une médaille de cuivre à pincer à son vêtement servirait ensuite de carte d’entrée, qui donnait aux seuls membres droit de parole et de vote.

On pouvait assister en auditeur libre, avec un billet d’entrée pour un soir, ou une carte rouge valable un mois, sur laquelle figuraient nom, profession et domicile. Il y était spécifié que la parole était interdite au porteur, et que le citoyen qui troublerait l’ordre “serait exclu de l’assemblée“.

Auditeurs comme sociétaires s’acquittaient d’une cotisation. Les membres payaient de 1 à 5 francs ; les auditeurs avaient parfois recours au commerce assez actif de billets de faveur et de places dans certaines loges qui se faisait aux alentours ; et faire la queue comme au théâtre entre le mur et une barrière… La salle d’origine comptait 1 000 places, (elle a été réduite de plus de moitié par une rénovation de 1986), mais des témoignages évoquent des séances allant de 500 jusqu’à 3 000 personnes !

Photo Gilles Azemard

Dans la salle, les membres du club occupaient le parquet, les simples spectateurs les galeries. « Mon club était partagé, dira Blanqui ; le parterre se composait d’hommes appartenant à l’opinion la plus avancée, les loges étaient composées d'hommes plus modérés. » Des bourgeois s’y risquaient en redingote et en chapeau mou, des femmes du monde parées de bijoux. Un membre a pu dire que « les tribunes étaient garnies de dames comme au théâtre ». L’une d’elles, au cours d’une collecte en faveur de la légion germanique n’offrit-elle pas sa mon­tre enrichie de diamants ?


[C’est cette collecte qui a pu faire émettre à Maurice Dommanget l’hypothèse, aussitôt rejetée, que Marx, présent à Paris du 5 mars au 6 avril, en avait boudé le club Blanqui au profit de la Société des droits de l’homme, fréquentée assidûment. En réalité, Marx n’a pas été un clubiste parisien : on sait depuis 1961 que le Marx émargeant à la SDH était un homonyme.]

Des amateurs anglais venus de Londres en excursion pour entendre Blanqui réclamer des têtes s’en retour­nèrent déçus, la réalité ne correspondant pas à leurs espérances. “Ces pauvres théâtres de Paris ont dû bien souffrir de la concur­rence que nous leur faisions, dira Blanqui plus tard. La plupart des clubs étaient bien plus comiques que le Palais-Royal. “

Les orateurs parlaient depuis la droite de la scène ; les membres du bureau étaient à gauche autour d’une table recouverte d'un tapis vert. Des séances privées, secrètes, s’ajoutaient quelquefois aux séances publiques.

On aura vu au club Blanqui, Baudelaire, Sainte-Beuve, Leconte de L’Isle ; les économistes Alphonse Toussenel et François Vidal, rédacteurs au Travail Affranchi et membres de la Commission du Luxembourg, etc. On n’y aura pas vu Berlioz, bibliothécaire adjoint du Conservateur depuis 1838. Le compositeur, dont on a donné ici pour la première fois la Symphonie fantastique en 1830, est à Londres depuis le début de novembre 1847 ; il ne rentrera à Paris que le 14 juillet 1848. Il aura raté la révolution, dont la propagation sur le continent l’inquiète, d’un point de vue très égoïste. Berlioz écrit dans la préface de ses Mémoires, à la date du 21 mars 1848 :

« La République passe en ce moment son rouleau de bronze sur toute l’Europe ; l’art musical, qui depuis si longtemps partout se traînait mourant, est bien mort à cette heure ; on va l’ensevelir, ou plutôt le jeter à la voirie. (…) L’Angleterre, depuis que je l’habite, a exercé à mon égard une noble et cordiale hospitalité. Mais voici, aux premières secousses du tremblement de trônes qui bouleverse le continent, des essaims d’artistes effarés accourant de tous les points de l’horizon chercher un asile chez elle, comme les oiseaux marins se réfugient à terre aux approches des grandes tempêtes de l’Océan. La métropole britannique pourra-t-elle suffire à la subsistance de tant d’exilés ? Voudra-t-elle prêter l’oreille à leurs chants attristés au milieu des clameurs orgueilleuses des peuples voisins qui se couronnent rois ? »

La présence de Marche aux séances du club Blanqui n’est pas attestée, mais il habitait à 10 mn. Le tout-Paris s’y précipitait et Marche, en voisin, n’y serait pas venu ? Alors que Blanqui était allé haranguer les ouvriers du chemin de fer du Nord dans leur atelier de la Chapelle où Marche était mécanicien-tourneur ?

 

On repart par la rue Bergère

 

On entrait au Conservatoire par la rue Bergère et la salle des colonnes, — Les bas-reliefs y sont du sculpteur François-Frédéric Lemot, créateur du domaine de Clisson où, à sa villa palladienne, répond un village imitant la Toscane —, amputée par la création de la poste par l’architecte François Le Cœur en 1919. Des « montagnards » — les hommes de Caussidière, auto-proclamé préfet de police après s’être emparé de la préfecture au premier jour de la révolution, tous anciens des sociétés secrètes — en armes et cravatés de rouge, en surveillaient l’accès, y régulaient les queues.

 

Buste de Jean de Rotrou (1609-1650), (moulage), de Jean-Jacques Caffieri (1725-1792). L'œuvre originale a été sculptée en 1783 d'après un portrait fait d'après nature qui fut prêté à Caffieri par un arrière petit-neveu de Jean de Rotrou. Corneille appelait « [s]on père » ce Rotrou qui a été aussi l’une des sources de Molière.

 


Cette porte est le sujet d’une anecdote que raconte Berlioz dans ses Mémoires, au chapitre IX, « Ma première entrevue avec Cherubini. — Il me chasse de la bibliothèque du Conservatoire. »

« À peine parvenu à la direction du Conservatoire [En 1822], en remplacement de Perne qui venait de mourir, Cherubini voulut signaler son avènement par des rigueurs inconnues dans l’organisation intérieure de l’école, où le puritanisme n’était pas précisément à l’ordre du jour. Il ordonna, pour rendre la rencontre des élèves des deux sexes impossible hors de la surveillance des professeurs, que les hommes entrassent par la porte du Faubourg-Poissonnière, et les femmes par celle de la rue Bergère ; ces différentes entrées étant placées aux deux extrémités opposées du bâtiment.

     En me rendant un matin à la bibliothèque, ignorant le décret moral qui venait d’être promulgué, j’entrai, suivant ma coutume, par la porte de la rue Bergère, la porte féminine, et j’allais arriver à la bibliothèque quand un domestique, m’arrêtant au milieu de la cour, voulut me faire sortir pour revenir ensuite au même point en rentrant par la porte masculine. Je trouvai si ridicule cette prétention que j’envoyai paître l’argus en livrée, et je poursuivis mon chemin. Le drôle voulait faire sa cour au nouveau maître en se montrant aussi rigide que lui. Il ne se tint donc pas pour battu, et courut rapporter le fait au directeur. J’étais depuis un quart d’heure absorbé par la lecture d’Alceste, ne songeant plus à cet incident, quand Cherubini, suivi de mon dénonciateur, entra dans la salle de lecture, la figure plus cadavéreuse, les cheveux plus hérissés, les yeux plus méchants et d’un pas plus saccadé que de coutume. Ils firent le tour de la table où étaient accoudés plusieurs lecteurs ; après les avoir tous examinés successivement, le domestique, s’arrêtant devant moi, s’écria : « Le voilà ! » Cherubini était dans une telle colère qu’il demeura un instant sans pouvoir articuler une parole : « Ah ! ah ! ah ! ah ! c’est vous, dit-il enfin, avec son accent italien que sa fureur rendait plus comique, c’est vous qui entrez par la porte, qué, qué, qué zé ne veux pas qu’on passe ! — Monsieur, je ne connaissais pas votre défense, une autre fois je m’y conformerai. — Une autre fois ! une autre fois ! Qué-qué-qué vénez-vous faire ici ? — Vous le voyez, monsieur, j’y viens étudier les partitions de Gluck. — Et qu’est-ce qué, qu’est-ce qué-qué-qué vous regardent les partitions dé Gluck ? et qui vous a permis dé venir à-à-à la bibliothèque ? — Monsieur ! (je commençais à perdre mon sang-froid), les partitions de Gluck sont ce que je connais de plus beau en musique dramatique et je n’ai besoin de la permission de personne pour venir les étudier ici. Depuis dix heures jusqu’à trois la bibliothèque du Conservatoire est ouverte au public, j’ai le droit d’en profiter. — Lé-lé-lé-lé droit ? — Oui, monsieur. — Zé vous défends d’y revenir, moi ! — J’y reviendrai, néanmoins. — Co-comme-comment-comment vous appelez-vous ? » crie-t-il, tremblant de fureur. Et moi pâlissant à mon tour : « Monsieur ! mon nom vous sera peut-être connu quelque jour, mais pour aujourd’hui... vous ne le saurez pas ! — Arrête, a-a-arrête-le, Hottin (le domestique s’appelait ainsi), qué-qué-qué zé lé fasse zeter en prison ! » Ils se mettent alors tous les deux, le maître et le valet, à la grande stupéfaction des assistants, à me poursuivre autour de la table, renversant tabourets et pupitres, sans pouvoir m’atteindre, et je finis par m’enfuir à la course en jetant, avec un éclat de rire, ces mots à mon persécuteur : « Vous n’aurez ni moi ni mon nom, et je reviendrai bientôt ici étudier encore les partitions de Gluck ! » »

 

Le Conservatoire de François-Jacques Delannoy avait été édifié dans le quadrilatère allant de la rue Bergère à la rue Richer et occupé par l’intendance des « Menus-Plaisirs du Roi », entrepôt des machines pour les opéras et ballets, et salle de répétition, construits en 1762 par François-Joseph Bélanger.

Le 1 rue Bergère, en face, maison à pan coupé, a été construit en 1782-85 par le même François-Joseph Bélanger pour Etienne Morel de Chefdeville, dramaturge et librettiste d’opéras, pour Gossec et Grétry en particulier, dont le monogramme “M“ orne les ferronneries des balcons du deuxième étage.

Sur le trottoir de gauche, faisant suite à l’ex-bureau de poste, commencent à s’aligner de tout autres ferronneries, celles du central téléphonique puis, tournée la rue du fbg Poissonnière, des bureaux de l’administration des PTT. L’ensemble est dû à François Le Cœur, de 1911 à 1914, les ferronneries que l’on a vues devant les fenêtres, comme la somptueuse horloge, étant de Georges Szabo (prononcer Sabo) : à l’intérieur du cercle des signes du zodiaque, la grande aiguille représente un faisceau de licteur, symbole de la République française « une et indivisible » comme les verges liées serrées, la petite aiguille un caducée ailé. À la base de la petite, le monogramme PTT ; sous le faisceau de licteur, RF entre deux coqs affrontés. (Georges Szabo est aussi l’auteur de l'horloge monumentale de la façade de l’ancien journal Le Temps, rue des Italiens.)

 


La seconde entrée du Conservatoire, aussi bien du temps de Berlioz, on l’a vu, que du temps du club Blanqui avec ses files d’attente, était là au n° 17, doté par Louis Philippe d’un porche orné des statues de l’opéra et de l’opéra-comique, de la comédie et de la tragédie.

Et Marche, et/ou Mme Marche, devaient entrer par celle-là, eux qui venaient de la rue d’Enghien, par la cour-passage des Petites-Écuries, à l’autre bout de laquelle ils habitaient, rue du Faubourg Saint-Denis.

 

On prend la rue de l’Échiquier en face

 

Au n° 40, la maison est de 1789 ; le n° 43 est l’hôtel du baron Louis, ministre des Finances sous la Restauration.

Au n° 30 (plaque) est né — ''Né révolté comme d'autres naissent avec les yeux bleus'', selon Philippe Soupault — le 10 août 1900, le futur dadaïste et surréaliste René Crevel. Son père, Eugène Paul Crevel, y était imprimeur de musique, spécialisé dans la chansonnette. Membre du Parti communiste et de l’Association des Écrivains et Artistes révolutionnaires (AEAR), René Crevel avait essayé de concilier surréalistes et communistes ; l’échec de sa tentative n’est sans doute pas étranger à son suicide, à la veille de l’ouverture du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, le 18 juin 1935 — mais à 14 ans, il avait assisté au suicide de son père. « Personne n’a été aussi souvent “crevé”, personne n’est autant “rené” à la vie que notre René Crevel », écrira Salvador Dali, jusqu’à ce qu’il ouvre le gaz ce 18 juin, avec ce mot : « Prière de m’incinérer. Dégoût.»

Voir mon Paris des avant-gardes. Aux rendez-vous des amis, des romantiques aux existentialistes, Parigramme, 2004, p. 224.

 

On passe la porte cochère du n° 27 vers le jardin Yilmaz Güney qu’on traverse pour emprunter ensuite l’impasse Bonne Nouvelle

 

Le jardin Yılmaz Güney (inauguré en 2017), n’est pas sans rapport avec notre balade, Marche étant mécanicien au chemin de fer du Nord, et le jardin un ancien hall de stockage de la Sernam, société de fret de la SNCF, désaffecté à la mi-1990, squatté jusqu’en 2006 par le Théâtre de Verre, etc.

 

Au débouché de l’impasse et au n° 20 du boulevard, l’ancien central téléphonique de Bonne Nouvelle a remplacé au milieu des années 1950, le Bazar Bonne-Nouvelle. Dans ce bazar, une autre salle de spectacles-concerts allait accueillir, à partir du 11 juin 1848, le Club du peuple, successeur du Club Blanqui après que ce dernier eut été fermé par décret à la suite de l’envahissement de l’Assemblée nationale au 15 mai – Marche y avait participé — et de la responsabilité attribuée à Blanqui dans cette affaire.

Le Bazar Bonne-Nouvelle superposait, sur cinq niveaux, un marché de comestibles au sous-sol, un bazar d'ustensiles de maisons au rez-de-chaussée, le grand Café de France au premier étage, des salles de spectacles (théâtre, cirque) et des salons de réunion au deuxième étage, ainsi qu'une galerie de peinture. Du 11 janvier au 15 mars 1846, par exemple, une exposition au profit de la caisse de secours de la société des artistes, y avait accroché dix tableaux de Jacques-Louis David, onze tableaux d’Ingres.

La Société républicaine centrale dissoute, les chefs blanquistes étaient passés à la clandestinité, avant d’être arrêtés, Blanqui le 26 mai, ses plus proches le 28. Pour maintenir la flamme, Alphonse Esquiros, poète et romancier à qui son Évangile du Peuple, paru en 1840, avait valu, en raison des théories sociales qu'il exprimait, une condamnation et un certain renom, — il était aussi l’auteur d'une Histoire des Montagnards —, grand admirateur de Lamennais devenu blanquiste avec la même ferveur, annonçait donc le 11 juin l’ouverture d’un Club du peuple, en même temps qu’il lançait un journal, L’Accusateur public, qui serait « le journal de tous les sociétaires du club, et tous les membres du bureau en ser[aie]nt rédacteurs ».

Le n° 4 du journal, qui paraît le 21 juin, annonce la composition du bureau, où l’on peut voir qu’y figure… Marche ! On va donc bientôt pouvoir lire une analyse politique de la situation faite par notre héros, déjà on a trouvé dans les précédents numéros les signatures de quatre ou cinq de ses membres, il suffit de patienter jusqu’au 26 juin, prochaine sortie de l’hebdomadaire. Sauf que le 23, éclate l’insurrection qu’on connaîtra comme les « journées de Juin » ...

 

On traverse le boulevard et, par la rue Notre-Dame de Bonne Nouvelle, on arrive à l’église éponyme

 

À lire les livres d’histoire, Marche a vécu une demi-heure, avant de s’en retourner d’où il sortait, dans l’obscurité et l’anonymat de sa condition. « Jeune ouvrier de 20 à 25 ans », selon Lamartine, arrivant tout droit d’une barricade, noir de poudre et le fusil en mains, on l’imaginait comme une espèce de Gavroche monté en graine, dépourvu de toute attache comme de toute charge de famille, ce qui expliquait sa hardiesse, son intrépidité et son audace. Et l’« on ignor[ait] presque tout de lui – à commencer par son prénom », à lire encore l’historien américain Mark Traugott en 2015.

Sa demi-heure d’existence, elle était racontée par d’autres, bien sûr, par Lamartine, par Louis Blanc, par le maire de Paris, Garnier-Pagès, ou par l’ambassadeur d’Angleterre, lord Normanby. Bref, il est temps de lui donner la parole, en commençant par le « oui » de consentement qu’il prononce ici.

Le 01/02/1845, dans cette église alors récente, (son achèvement est de 1830), et qui est celle de la paroisse de sa future épouse, Charles Marche se marie avec Louise Vincent.

On lui rend du coup son état-civil : il se prénomme Charles, il est mécanicien et, né le 16/01/1819, il vient d’avoir 26 ans. En février 1848, il en aura 29, loin d’être un gavroche !

Virginie Louise Vincent, fleuriste, est mineure. Hippolyte Marche, de 8 ans l’aîné de Charles, et mécanicien comme son cadet, est son témoin. Les deux mariés, Charles et Louise, savent signer l’un et l’autre, et le témoin, Hippolyte, aussi, mais pas Gracy, la belle-sœur de Charles.

 

On descend la rue de la Lune jusqu’à l’arrivée des rues d’Aboukir (alors rue Bourbon-Villeneuve), et, symétriquement, Sainte-Apolline sur la rue Saint-Denis

 

Charles, à son mariage, habite 31 rue du Grenier St-Lazare ; Louise Vincent est domiciliée au 47 rue Bourbon-Villeneuve, où elle loge seule : l’état-civil précise que, mineure, elle habite de droit chez son père, rue du Faubourg-Saint-Martin, mais de fait 47 rue Bourbon-Villeneuve. C’est a priori le signe d’une autonomie notable. Il faut dire que Louise travaille certainement dans une boutique familiale, pas loin, vers l’autre bout de la rue Sainte-Apolline, au n°9.

Il n’y a dans cette rue-là pratiquement que des fleuristes : sept, auxquels s’ajoutent six fabricants de fleurs artificielles, en à peine deux cents mètres. Mais il y a aussi un teinturier-dégraisseur, Jean Léon Thierry, au n° 31, lequel se trouve être le mari d’Armantine née Marche, sœur du défunt père de Charles.

C’est sans doute en venant visiter sa tante Armantine, à la teinturerie Thierry, que Charles habitant 31 rue du Grenier St-Lazare et remontant par la rue Saint-Martin, a rencontré Louise, sa future épouse en passant devant la boutique des Vincent.

 

C’est au domicile de Charles, 31 rue du Grenier Saint-Lazare, que le jeune couple s’installe au sortir de l’église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle ; c’est là que le premier enfant du couple, Charles junior, comme son père, nait le 24/11/1845.

 


On ne sait pas si Louise allaite son petit Charles ou si elle va être contrainte de le mettre en nourrice. Au 19ème siècle, le phénomène est massif, et il ne touche pas que la bourgeoisie : en 1848, à Paris, 1 ouvrier sur 3 est une ouvrière : la nécessité du travail des femmes pousse les couples ouvriers à mettre leurs enfants en nourrice. Les femmes d'artisans et de commerçants, pour leur part, aident leurs maris, elles tiennent la boutique, l'échoppe et doivent pareillement avoir recours aux nourrices.

En 1888, environ 30% des enfants nés à Paris sont mis en nourrice ; à Lyon, c’est le cas de quasiment la moitié des nouveau-nés. Il n’y a pas que des fleuristes rue Ste-Apolline, il y a aussi, au n° 18, le Bureau municipal des nourrices, établi là en 1804 et qui y restera jusqu’en 1868. Son but : réglementer le métier de nourrice, garantir la rémunération de cette dernière, mais aussi diminuer les risques mortels de malnutrition du nourrisson. La candidate nourrice s’y présente avec son bébé, dont la bonne santé est la meilleure preuve de la qualité du lait de sa mère. Ensuite, le docteur palpe ses seins, goûte son lait, flaire son haleine... C'est un peu comme un marché aux bestiaux.

La mi-19ème siècle est un moment charnière : à partir de ce moment, la grande et moyenne bourgeoisie va faire venir la nourrice « sur-lieu », c’est-à-dire à son domicile. La nourrice doit alors renvoyer son enfant à elle, qu'une « meneuse » raccompagnera jusqu'au village. Avec les risques de mortalité du voyage et de l’après-sevrage.

La petite bourgeoisie et le prolétariat doivent avoir recours à des nourrices « sur place » : dans ce cas, la nourrice repart avec son bébé, qu’elle devra sevrer de retour au village pour allaiter le nourrisson citadin qu’elle ramène. Plus ledit village est éloigné, et donc la possibilité pour les parents de voir leur enfant plus rare, moins la nourrice est chère.

 

On remonte jusque sous l’arc de triomphe

 

Dans Nadja d'André Breton (vers 1928, J-A Boiffard)





On est ici au cœur de l’étoile à trois branches, celle de la calandre des Mercedes ou celle des Républicains espagnols, comme vous voudrez, l’étoile à trois branches des circulations matérielles, humaines, politiques, internationales des années 1840 : les grands boulevards, de droite et de gauche, y confluant pour s’engouffrer dans la rue du Fbg St-Denis.

Le chemin de fer du Nord, dont l’embarcadère est inauguré à la mi-juin 1846, est le seul réseau international, relié à Bruxelles et à Cologne. « C’est la ligne la plus considérable de France, écrit le quotidien la Démocratie pacifique ; aussi le mouvement et l'activité qui règnent nuit et jour au grand débarcadère du clos Saint-Lazare et à la gare de La Chapelle, grande comme une petite ville », — le journal désigne ainsi la gare des marchandises, flanquée des ateliers d’entretien, de réparation des machines et de construction des wagons, de l’autre côté de la barrière d’octroi de La Chapelle —, « sont-ils un des plus curieux spectacles de Paris. »

Les Marche, l’année suivant leur mariage, s’établiront rue du Fbg St-Denis, tandis que Charles Marche entrera au chemin de fer du Nord, dont l’exploitation commence à l’été 1846, pour être mécanicien-tourneur dans cette gare de la Chapelle « grande comme une petite ville ».

 

Toute l’Europe passe par le Fbg St-Denis : c’est par l’embarcadère du Nord que s’enfuient quatre ou cinq des ministres de Louis-Philippe au 1er jour de la révolution ; c’est par là qu’en sens inverse arrive Karl Marx.

Dès le 25 février 1848, les mécaniciens du Chemin de fer du Nord ont annoncé à Bruxelles l’avènement de la république à Paris. Et le 5 mars, vers 6h30-7h du matin (il faut alors un peu plus de douze heures pour faire Bruxelles-Paris), Marx débarque du chemin de fer du Nord avec Jenny et leurs trois enfants, Jennychen, Laura et le petit Edgar, âgé d’1 an à peine. Et avec une quarantaine d’autres suspects expulsés la veille de Belgique. Et avec dans leurs bagages un millier d’exemplaires du Manifeste du parti communiste, fraîchement imprimé à Londres en allemand.

Sur les murs du faubourg Saint-Denis, ils découvrent cette affiche d’une “Société démocratique allemande“ :

« DES ARMES ! Les démocrates allemands de Paris se sont formés en légion pour aller proclamer ensemble la RÉPUBLIQUE ALLEMANDE. Il leur faut des armes, des munitions, de l’argent, des objets d’habillement. Prêtez-leur votre assistance ; vos dons seront reçus avec gratitude. Ils serviront à délivrer l’Allemagne et en même temps la Pologne. »

Marx va consacrer l’essentiel de son mois de séjour parisien à combattre d’arrache-pied ce projet, parce que vouloir « introduire de vive force, et en partant de l’étranger, la révolution » en Allemagne serait suicidaire. D’où la supposition faite par certains qu’il n’aurait pas fréquenté le Club Blanqui parce que ce dernier s’était rendu coupable d’une souscription en faveur de ladite “Société démocratique allemande“

 

Le 23 mars au soir, c’est une Légion belge qui, regroupée d’abord place de la Concorde et arrivant par les Grands Boulevards, remonte la rue du Faubourg-Saint-Denis vers l’embarcadère du Nord, tambours et drapeaux en tête, aux cris de « Vive la République belge ». Ils sont environ 1 500 combattants sans armes (mais les arsenaux de Valenciennes et de Lille leur en fourniront, leur a-t-on assuré), encadrés par quelques polytechniciens.

 

La légion allemande, que Marx n’a pu arrêter, partira finalement en deux fois, le 24 puis le 30 mars, mais à pied, pour rejoindre le grand-duché de Bade par l’Alsace ­— le chemin de fer de Strasbourg n’atteindra la ville que quatre ans plus tard. Marx et Engels (le second est venu rejoindre le premier entretemps), partiront, eux, le 6 avril, par le chemin de fer du Nord, pour rejoindre Cologne, « la partie la plus avancée de l’Allemagne ».

 

On peut lire aussi dans la presse que la compagnie du chemin de fer du Nord assure en ce moment aux Polonais, par suite d’arrangements pris avec les deux gouvernements de France et de Belgique, le voyage gratuit jusqu’à Aix-la-Chapelle.

 

L’on remonte la rue du Fbg-St-Denis

 

Les n° 6, 8, 10, 12, 14 sont fin 18ème siècle, avec garde-corps en fer forgé Louis XV pour les 2 travées de gauche du n° 8, Louis XVI pour les autres.

 

Le 12 est le passage du Prado, ouvert en 1785 sous le nom de « Passage du Bois de Boulogne ». Devenu « du Prado » en 1930, il se couvre en même temps d’une verrière Art Déco dont les ferronneries seront repeintes de couleurs vives façon Bollywood en 2012.

 

Les n° 13, 17, 19 sont Louis XV ; le n° 20 vers 1800, le n° 23 de 1820. Les n° 31, 33 sont Louis XVI ; les n° 39, 41 vers 1800.

 

Le Passage de l’Industrie, au n° 42, est de 1830 ; le n° 44 est l’une des plus anciennes maisons de la rue, antérieure à 1750.

 

Le passage Brady est de 1828 ; il comptait alors 113 boutiques et ateliers. Le percement du boulevard de Strasbourg, de la gare de l’Est aux grands boulevards, qui sera inauguré en décembre 1853, le tronçonnera en deux parties comme tous les autres passages croisés depuis la porte St-Denis, mais à Brady, il détruira ce faisant la rotonde centrale du passage.

Dans les années 1890, le passage Brady devient le repaire des peintres du mouvement Nabi, Pierre Bonnard, « le Nabi très japonard » René Piot, Henri-Gabriel Ibels, Maurice Denis, « le Nabi aux belles icones », Édouard Vuillard, Paul Sérusier, « le Nabi à la barbe rutilante », et du poète Cazalis, « le Nabi Ben Kallyre », c’est-à-dire « à la parole hésitante », celui-là même qui leur a proposé ce mot de « nabi » signifiant prophète en hébreu. Ils s’y réunissent tous les mois, très ponctuellement, pour le dîner de l'Os à Moelle, chez Cabouret, sans les femmes mais chacun apportant une icône, une image qui sera le point de départ des discussions. Voir Paris des avant-gardes, p.141-42.

 

On prend la rue d’Enghien, à gauche.

 

Le n° 16 est l’ancienne imprimerie du Petit Parisien, 1876, étendue aux n° 18 à 22 en 1885. La façade en brique est divisée par deux pilastres en pierre dont les chapiteaux sont décorés de têtes de lion et au-dessus desquels nous pouvons voir les deux P de Petit Parisien. Le quotidien collaborateur sera saisi à la Libération pour reparaître, sous une nouvelle direction, en Parisien libéré.

 

On tourne à dr. dans la cour des Petites-Écuries.

 

Les Petites-Écuries, royales comme les Menus-Plaisirs, abritaient les carrosses et logeaient les artisans en charge de leur entretien, dont Auber, peintre décorateur, dont la maison était situé à leur angle nord-ouest.

Au n° 7, c’est en 1909 que l’établissement est devenu la brasserie Floderer. L’intérieur comporte un décor remontant aux années 1910-1913, avec, peints sur bois, des nains cueillant du houblon, le pressant pour la bière, etc.

En face, au n° 6, une maison dont voici la publicité quand les Marche habitaient à vingt mètres : « Caron fils, cour des Petites-Écuries, 6, entrées Faub.-St-Denis, 67, Petites-Écuries, 17, et Enghien, 18. La maison de M. Caron fils, déjà connue de père en fils, depuis 62 années, pour fournir un grand choix de nourrices de tous pays, munies de bons certificats, reçues seulement après un sévère examen du médecin de l'établissement : encouragée par ses succès toujours croissants, vient d'augmenter son local et de l'approprier aux besoins des nourrices. L’établissement offre toujours un beau choix de nourrices sur lieu et de tous les environs de Paris. »

 

Les Marche se sont installés à l’ancien 62 rue du Fbg-St-Denis, (correspondant à peu près aux n° 54 ou 56 actuels), face à la cour-passage des Petites-Écuries, postérieurement à la naissance de Charles junior, sans doute en 1846, qui est certainement aussi l’année où Charles père entre comme tourneur aux ateliers de La Chapelle du chemin de fer du Nord. Félicité Louise, la première fille du couple naitra ici le 30/12/1847.

 

C’est cette adresse qui figure au bas de la lettre de réponse que Charles Marche envoie à différents journaux le 26 mai 1848, adresse et signature qui identifient son expéditeur sans aucun doute possible comme « notre » Charles Marche.

« Citoyen rédacteur, J’ai lu dans plusieurs journaux “que cet audacieux et intrépide ouvrier qui, par son langage énergique, était parvenu à arracher le décret relatif à l’organisation du travail, le citoyen Marche, était arrêté“. Quel motif pourrait donc avoir le gouvernement de la République de me faire incarcérer ? Ouvrier obscur, je me suis lancé avec autant d’ardeur que de loyauté dans la voie que suivent les hommes qui ont, depuis le 24 février, proclamé et gouverné la République. J’ai, au nom de tous les travailleurs mes frères, exposé à l’Hôtel de Ville les besoins et la nécessité d’organisation dans le travail, et le 25 février j’ai obtenu du gouvernement provisoire le décret relatif à cette organisation. Ce décret, rendu après mûre délibération, est fort loin d’être un décret arraché, les besoins de l’époque le disent assez hautement. Ce que j’ai réclamé dès le principe, j’en ai demandé plus tard l’exécution, et je saisirai toutes les occasions favorables pour le réclamer, parce que je suis logique, parce que je suis l’interprète du désir des travailleurs, parce que loin d’être un homme politique, je ne suis qu’un ouvrier désireux de voir réaliser enfin les améliorations si solennellement promises.

Quant à l’organisation de la grève du chemin de fer du Nord, les ouvriers ont assez de discernement et de probité pour agir d’après leur conscience et non d’après de sottes instigations. Je n’ai fait que proclamer, au nom de tous mes camarades, l’acte de justice qui avait été accordé la veille, pour ainsi dire, aux ouvriers du chemin de fer d’Orléans.

     Que mes amis se rassurent, je suis libre encore.

     Marche jeune, ouvrier mécanicien, rue du Faubourg-Saint-Denis, 62. »

 

Un mois plus tard, la terrible répression de l’insurrection de juin fait 3 à 5 000 morts chez les ouvriers parisiens. Marche compte-t-il parmi ses victimes ?

Une déposition du maître-mécanicien François Cavé, le 1er juillet 1848, devant la commission de l’Assemblée nationale enquêtant sur l’insurrection affirme que Charles Marche, à cette date, est vivant et libre.

[En haut de la rue du Faubourg-St-Denis, pratiquement en face de l’embarcadère du Nord, juste après l’actuelle rue Cail, se trouvent les ateliers de François Cavé sur près de deux hectares et demi, surmontés d’une cheminée de cinquante mètres de haut, une fabrique totalement intégrée « où s’opèrent tous les travaux depuis la fusion de la fonte et le travail de la forge jusqu’aux derniers ajustages ». Elle a été la première et longtemps la seule à Paris à fabriquer des locomotives à vapeur quand celles-ci venaient encore essentiellement d’Angleterre. Dès la fin de 1844, elle avait été adjudicataire d’un lot de douze machines avec tenders et pièces de rechanges, destinées au tronçon Paris – Clermont-de-l’Oise du chemin de fer du Nord. La fourniture des pièces de rechange, des roues en particulier, maintient des relations étroites avec l’atelier de réparations de la Chapelle. Sept à huit cents ouvriers travaillent chez Cavé, soit avec ceux du Nord, un ensemble de quelque deux mille ouvriers, plus grosse concentration industrielle de Paris devant Ch. Derosne et Cail.]

Puis à lire La République du 15 mars 1849, qui rend compte de la séance de l’avant-veille devant la Haute Cour de justice de Bourges formée pour juger Blanqui, Barbès, Félix-Vincent Raspail, l’ouvrier Albert et, par contumace, Louis Blanc et Caussidière, on voit le procureur général Baroche demander au témoin Ramonnet : « Marche, qui est mort depuis, ne vous avait-il pas proposé de vous prêter un pistolet pour aller à la manifestation ? »

La naissance d’un troisième enfant au 62, rue du Faubourg-Saint-Denis, le 28 octobre 1849, celle de leur deuxième garçon, Eugène, vient heureusement le démentir.

On peut aussi voir dans cette naissance, — la société française maîtrisant sa fécondité depuis en gros la Grande Révolution —un indice sur la situation matérielle de la famille qui avait de quoi inquiéter : au sortir de la grève de mai 1848, menée au chemin de fer du Nord par Charles Marche, la compagnie avait licencié son personnel parisien en bloc, ne le rembauchant ensuite qu’un par un de sorte de laisser dix-neuf indésirables sur le carreau. 

Au début de juillet 1848, le Nord avait fait encore pire : une réorganisation totale se traduisant par le licenciement de 1 100 ouvriers et de cinq ingénieurs, pour ne plus laisser aux ateliers de La Chapelle que 400 personnes, chiffre à ne plus dépasser désormais : 300 pour les ateliers des machines et 100 pour les ateliers des voitures. Une partie de l’outillage de La Chapelle était conséquemment transportée aux ateliers d’Amiens et de Lille (dont l’augmentation de personnel ne pourrait se faire que par un recrutement local et non par transfert), une autre vendue.

Que Charles Marche soit néanmoins encore au chemin de fer du Nord ou qu’il ait trouvé à s’employer ailleurs, ce troisième enfant donne à penser que la famille n’est pas dans une misère noire.

 

On remonte encore la rue du Fbg-St-Denis

 

Le n° 71, à l’angle sud-ouest de la rue des Petites-Écuries, est du17ème siècle, sans doute la plus ancienne maison du faubourg. Les n° 83 et 87 sont de la fin du 18ème siècle.

 

Les archives de catholicité nous montrent qu’en 1852, les Marche ont déménagé : c’est au n° 2, passage du Désir, que Louise Marche met au monde le 27 avril 1852 leur quatrième enfant et leur deuxième fille, Gracée Pauline. Gracée est une autre orthographe du prénom de sa tante Gracy, l’épouse d’Hippolyte, et de sa cousine Gracy Marie, bientôt 7 ans, fille de ses oncle et tante. Charles Marche a donc échappé aussi aux « crimes du 2 Décembre » 1851, ceux du coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte. On craindrait qu’il ne soit passé au travers des répressions gouvernementale ou patronale que grâce à un reniement de ses convictions, si la sollicitude que continue de lui manifester un quatuor de professeurs blanquistes ou réputés tels, n’interdisait absolument une telle hypothèse. On en trouvera les détails dans Du drapeau rouge à la tunique bleue.

 

Le Passage du Désir était le nouveau nom, depuis 1789, dû à la présence d’une maison de prostitution, de l’ancienne impasse du Puits. Son accès sous porche, du côté de la rue du faubourg Saint-Denis, traverse un remarquable immeuble de rapport de la seconde moitié du 18ème siècle, qui conserve de beaux appuis en fer forgé.

Le passage du Désir avait été coupé en deux, fin 1833, par la rue Neuve-de-la-Fidélité, élargissement à 10 mètres d’une impasse de la Fidélité qui, partant de la rue éponyme, venait buter sur le passage, laquelle impasse avait été prolongée à travers le passage du Désir jusqu’à la rue du Château d’eau. Après cette coupe, le numéro 2, passage du Désir était celui de la maison d’angle numérotée perpendiculairement 13, rue Neuve-de-la-Fidélité. C’est cette maison qu’habitent les Marche.

Lorsque Louise y accouche, le décret approuvant le principe de la création du boulevard de Strasbourg a été pris un mois et demi plus tôt ; il sera entériné par un second décret, du 8 novembre 1852. La rue Neuve-de-la-Fidélité faisait 10 mètres de largeur, le boulevard en fera 30. Le décret d’expropriation tombe le 21 janvier 1853, la petite Gracée n’a pas encore 9 mois.

Le jury de la chambre des expropriations du Tribunal civil de la Seine examine les contestations de propriétaires et de locataires expropriés mais, pour ce qu’on en voit, concernant les locataires, il s’agit de commerçants et d’artisans : un limonadier, l’exploitant d’un lavoir, etc. On gage que les simples occupants ne bénéficient d’aucune indemnité.

Dans le Constitutionnel du 26 mai 1853, on lit ceci : « Hier, dans l'après-midi, l'Empereur, après avoir parcouru en calèche découverte les rues de Rivoli et Rambuteau, a monté la rue du Faubourg Saint-Martin, et, arrivé à la rue de la Fidélité, il s'est arrêté en face de la rue Neuve-de-la-Fidélité, où se font les démolitions pour la rue de Strasbourg. Les ouvriers ont cessé pour quelques instants leurs travaux pour saluer Sa Majesté de leurs chaleureuses acclamations. L’Empereur leur a fait distribuer plusieurs pièces d'or. La voiture de Sa Majesté s'est ensuite engagée dans la rue Neuve-de-la-Fidélité, pour que l'Empereur pût visiter les travaux ; mais les matériaux et les tombereaux qui couvraient cette voie, l'ont forcé de retourner sur ses pas. L'Empereur a alors pris la rue de la Fidélité, la rue du faubourg Saint-Denis et les boulevards, se dirigeant vers la Madeleine. »

Une dizaine de jours plus tôt, la famille Marche s’est embarquée, à Londres, sur un voilier à trois mâts partant pour New-York. Son expropriation a sans doute pesé dans cette décision.

Napoléon III inaugurera le boulevard de Strasbourg à la fin de l’année 1853. Haussmann est alors préfet, mais il ne l’est que depuis mars. La première grande percée du Second empire, avec celle de la rue des Écoles, précède donc sa nomination, prouvant bien que le plan d’urbanisme dont on lui attribue la paternité est celui de l’empereur. Charles Marche, qui avait a priori échappé à la répression patronale et politique, a été rattrapé comme sa famille par le bouleversement urbanistique qu’on qualifiera d’haussmannisation et qui chasse les ouvriers parisiens du centre de la capitale. Les Marche, elle les a chassés bien loin, à New York puis dans le Missouri. Ils ne reviendront jamais.

 

On prend la rue de la Fidélité

 

22 rue de la Fidélité, façade en accordéon de la première moitié du 19ème siècle. Appuis de fenêtre en fonte. Remarquable exemple de porte Louis-Philippe à vantaux en bois et tympan ajourés de grilles en fonte.

L’église Saint-Laurent, suite au percement des boulevards de Magenta et de Strasbourg, a vu sa façade du 17ème siècle, se trouvant désormais hors alignement, détruite et l'église allongée d'une travée. Une nouvelle façade de style néogothique flamboyant, ornée de sculptures, lui est donnée entre 1863 et 1867, et une flèche en plomb sur son faîte. Le fronton en lave émaillée de Paul Balze est ajouté en 1870.

Ce n’est donc plus ce que les Marche ont connu au 1er janvier 1848, baptême de Félicité Louise Marche, dont Hippolyte est le parrain ; au baptême d’Eugène, le 29 octobre 1849 ; à celui de Gracée, dont la tante Gracy est la marraine, le 29 avril 1852.

 

Par le bd de Magenta, on va reprendre la rue du Fbg-St-Denis.

 

À l’emplacement de l’actuelle gare de l’Est, il n’y a au baptême de Louise que des travaux ; à celui d’Eugène, l’embarcadère de Strasbourg est là, mis en service avec le tronçon Paris-Meaux, le 5 juillet 1849. Au baptême de Gracée, il a été inauguré, en 1850, par le prince-président Louis-Napoléon Bonaparte.

On aperçoit dans la rue du Fbg St-Denis, à gauche, les nos 105 (sur le pignon duquel s’affiche le portrait de saint Vincent de Paul, 1987), 103, 101 et 99, immeubles de rapport construits par les pères de la Mission, les Lazaristes, au début du 18ème siècle.

 

On remonte la rue du Fbg St-Denis, à dr.

 

Au n° 132, naquit Victor Schoelcher.


Au n° 148, le passage Delanos, reconnaissable à la tête bovine qui orne son portail, est une ancienne vacherie — vers 1855, il en existe environ 150 à Paris — propriété de la famille normande Delanos, dont les étables entouraient les deux premières cours, de 1830.

 

L’embarcadère du Nord se situait en face de la rue des Magasins (auj. de St-Quentin). Le projet de cette ligne internationale était né en 1843, l’année de l’« enrichissez-vous » de Guizot. Dans ce type de partenariat public-privé, l’État acquérait les terrains, construisait ouvrages d’art et gares et y posait les rails, avant de concéder l’ensemble à une compagnie qui y ferait circuler ses trains, ici une société emmenée par Rothschild Frères qui, heureuse adjudicataire à l’automne 1845, avait pu passer à l’exploitation et à l’inauguration de l’embarcadère de Paris dès le 14 juin 1846. [Sa façade sera démontée en 1857 et remontée à l'identique sur la gare de Lille-Flandres, tandis que sera construite en 1861-64 la gare actuelle due à Hittorf.]

Et à l’inauguration de l’embranchement du chemin de fer du Nord vers le détroit de Douvres, qui ajoute le Royaume Uni aux dessertes belge et allemande, la Démocratie pacifique du 4 septembre 1848 écrira : « Hier matin, à huit heures, un convoi spécial partait de l’embarcadère du chemin de fer du Nord. Dans un superbe wagon on voyait le ministre des Travaux publics, MM. Rothschild, des ingénieurs, plusieurs notabilités, etc., etc. Les autres wagons étaient montés par différents citoyens, des Calaisiens et des Dunkerquois. Il s'agissait d'aller faire l'inauguration solennelle des deux importants embranchements du chemin de fer du Nord sur Dunkerque et Calais. A cette occasion, de grandes fêtes et réjouissances étaient préparées dans les deux villes. »

 

Avant la mi-mai 1853, le couple Marche et ses quatre enfants avait remonté sa rue du Faubourg-Saint-Denis jusqu’à l’embarcadère et, par le chemin de fer du Nord, longeant l’atelier de La Chapelle où Charles avait été plusieurs années derrière son tour, avait gagné le détroit du pas de Calais et, de là, Londres. La « dernière lettre » de Marche que reçoit Louis Meyer, l’un des professeurs du quatuor évoqué plus haut, y a été postée.

 

On descend la rue de Saint-Quentin, on prend la rue de Valenciennes à droite, puis à gauche, le bd de Magenta.

 

Au n° 106, ancien Sphinx Hôtel (du nom des têtes de sphinx visibles sur sa façade), dans lequel séjourna Léona Delcourt, plus connue sous le nom de « Nadja », lors de son arrivée à Paris. André Breton la rencontre le 4 octobre 1926. Peu après être passé devant l’église Saint-Vincent-de-Paul, il croise une jeune femme qui se rend, dit-elle, chez un coiffeur du boulevard Magenta ; il rebrousse chemin pour l’accompagner et ils vont s’attabler « à la terrasse d’un café voisin de la gare du Nord ». Elle a 24 ans.

Un autre jour, « Je m’ennuie. Nous passons boulevard Magenta devant le “Sphinx-Hôtel”. Elle me montre l’enseigne lumineuse portant ces mots qui l’ont décidée à descendre là, le soir de son arrivée à Paris. Elle y est demeurée plusieurs mois ».

Nadja, outre une photo du Sphinx-Hôtel par Jacques-André Boiffard, en montre une autre, du même, que légende la dernière phrase de cet aveu de la page 37 :

« Je ne vois guère, sur ce rapide parcours, ce qui pourrait, même à mon insu, constituer pour moi un pôle d’attraction, ni dans l’espace ni dans le temps. Non : pas même la très belle et très inutile Porte Saint-Denis. »

Voir Paris des avant-gardes p. 215-16.

 

Au pan coupé du marché St-Quentin (1866), on prend le passage de la Ferme St-Lazare, puis par la Cour de la Ferme St-Lazare, on entre dans le square Alban Satragne pour s’arrêter face au portail de la chapelle

Au passage, on aura vu la sous-station Magenta de la Compagnie Parisienne de Distribution d’Électricité (1924-26, en béton armé).

Pour l’anecdote, quand, après plusieurs années d’étude et de mise au point de la défense passive de Paris contre les attaques aériennes, une décision officielle fixe au samedi 9 juin 1934 les premiers essais de sirènes d’alarme aux fins de déterminer leur portée exacte, la première de ces sirènes est installée à Issy-les-Moulineaux, sur la terrasse de la centrale sud-ouest de la Compagnie Parisienne de Distribution d’Électricité, à une trentaine de mètres de hauteur, la seconde sur la terrasse de la sous-station « Magenta », de la même compagnie, rue de la Ferme-Saint-Lazare, tout contre l’ancienne geôle, soit à vingt mètres environ du sol.

 


Ce clos Saint-Lazare, suffisamment vaste pour qu’ait pu y être construit l’hospice Louis Philippe (futur hôpital Lariboisière), comme l’embarcadère du chemin de fer du Nord, garde le souvenir d’une léproserie, de la Congrégation de la Mission (connue comme celle des Lazaristes) fondée par Saint-Vincent-de-Paul, présent à Saint-Lazare de 1632 à 1660, d’un hôpital-prison pour femmes, (« l’ancienne geôle » citée plus haut dans un journal de 1934), etc.

En 1834, Louis-Pierre Baltard (père de Victor Baltard), spécialisé dans l’architecture carcérale, rénove les lieux par la construction de la chapelle et de l’infirmerie spéciale. Sur le grand rectangle de la parcelle, dont l’entrée est sur la rue du Fbg St-Denis, la chapelle est bien dégagée entre la deuxième et la dernière de trois cours en enfilade.

Sur cette photo de 1912, on peut voir que la chapelle, dans la configuration de LP Baltard, n'est flanquée que de bâtiments très bas. Gallica/Bnf

Cent ans plus tard, les deux premières sont détruites pour laisser la place au square Alban Satragne. Là où il n’y avait, de part et d’autre de la chapelle qu’un bâtiment bas, d’un seul niveau, l’architecte Gaston Lefol réhausse ces deux ailes latérales de deux étages, qu’il construit en briques avec chaînage de pierres dans un style pseudo Louis XIII, les couronnant de combles à la Mansart percés de lucarnes. Pour leur assortir la façade de la chapelle, il revêt celle-ci d’un parement de briques.

Le même Gaston Lefol construit en 1935 ou 38, et dans un style contemporain, cette fois, la crèche Paul-Strauss, qui sera terminée en 1955. En face, Jean-Baptiste Mathon, architecte de la reconstruction de Brest, bâtit en 1965 ce qui est désormais l’ex poste et centre de tri, et pour rester dans le décor des lieux recouvre lui aussi de briques son béton, faisant ainsi ressembler l’un de ses derniers travaux à l’École spéciale des Travaux Publics du boulevard Saint-Germain, qu’il avait réalisée en 1936.

 

 Par la rue Léon Schwartzenberg, on gagne le jardin St-Lazare de la médiathèque Françoise Sagan

 

 Dans les années 2010, l’agence Bigoni-Mortemard, pour redonner de l’air à la chapelle de L.P. Baltard, rogne chacune des ailes qui la jouxtent d’une travée, remplacée par une sorte de store vénitien, en même temps qu’elle en arase les combles. Côté jardin, le chevet est demeuré dans son état Baltard, non revêtu de briques.

 

Pour en revenir aux nourrices et pour finir sur celles-ci, l’œuvre des enfants trouvés, créée en 1638 sous l’impulsion de Saint-Vincent de Paul nécessitant évidemment des mères de substitution, on rappellera qu’à compter de la Restauration, les petits abandonnés portent à leur cou une médaille scellée à un collier qui ne sera coupé qu’à leurs 6 ans. Sur une face, l’effigie de saint Vincent de Paul, gravés sur l’autre, l’année d’admission et le numéro d’immatriculation de l’enfant.

Le service des Enfants assistés est créé en 1849 par la Seconde République en même temps que l’Assistance publique. Il permettra à chaque enfant d’être logé, nourri, vêtu et éduqué, soit à l’hospice, soit dans des centres nourriciers, soit dans des familles d’accueil qui s’engagent à leur don­ner une éducation morale et professionnelle. Le collier inamovible perdurera à leur cou durant tout le 19ème siècle. Simplement, à l’avers de la médaille, l’effigie de Saint-Vincent finira par céder la place à celle de Marianne.