Réalistes, de toutes façons. 2

(quatrième épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)

II. La bohême a de l’embonpoint

« Ils se sont tous grisés de bière chez Andler, (...) Au lieu d'êtres humains, ils font des animaux / Encore non classés par les naturalistes : / Excusez-les, Seigneur, ce sont des réalistes ! » Théodore de Banville, Réalisme, in Odes funambulesques.

Baudelaire est allé, peu de temps, choquer l’Indre et Châteauroux en s’y affichant avec Marie Daubrun et, à nouveau, au Divan Le Pelletier, « On voit le doux Asselineau / Près du farouche Baudelaire » comme le dit Banville en vers, et « la belle tête grise de Daumier auprès du front crépu de Privat d’Anglemont », comme l’écrit Monselet. Surtout, Courbet a maintenant son atelier 32, rue Hautefeuille,  presque porte à porte avec la brasserie Andler (tout cela a disparu dans l’extension de l’École de Médecine). En compagnie de Champfleury, Descamps, Corot, Daumier, il y joue au billard dans la fumée des pipes, sous l’éclairage au gaz et l’œil sévère de Gustave Planche – « nullité et cruauté de l’impuissance, style d’imbécile et de magistrat », résumera Baudelaire. Il y discute interminablement d’esthétique avec Paul Chenavard, esprit encyclopédique auquel Ledru-Rollin et le gouvernement provisoire ont commandé une décoration du Panthéon. L’homme a des projets grandioses : une histoire de l’humanité et de son évolution morale, depuis le déluge et la destruction des dinosaures qui s’ensuivit, jusqu’aux temps modernes, en passant par la guerre de Troie.
Si près du temple des grands hommes, la brasserie Andler est maintenant sans conteste "le temple du réalisme", avec la Soupe au fromage et tous les autres attributs du culte, dont la bière, qu’elle met à la mode, et donc le bock à quoi l’on reconnaîtra désormais l’artiste. Ici, l’atmosphère a pourtant le pittoresque des universités allemandes, si chères à ces romantiques qu’on pourfend.

O ma jeunesse, c’est vous qu’on enterre !

Asselineau retrouve Baudelaire entiché de Poe, dont il a donné une première traduction à l’été, et doit l’accompagner dans un hôtel du boulevard des Capucines « où on lui avait signalé l’arrivée d’un homme de lettres américain qui devait avoir connu Poe. » Le voilà obligé de boire le whisky et de lire le Punch chez un tavernier anglais de la rue de Rivoli, au comptoir duquel Baudelaire vérifie des anglicismes avec des grooms du faubourg Saint-Honoré, quand il ne cherche pas un marin susceptible de le tuyauter sur son argot de métier.
En 1849, Pierre Dupont salue l’élection du Prince-Président d’un Chant des paysans : « Napoléon est sur son siège, / Non point l’ancien, mais un nouveau / Qui laisse les blés sous la neige / Et les loups manger son troupeau. / Quand l’aigle noir fond sur tes plaines, / Terre d’Arcole et de Lodi / Il se tient coi... dedans ses veines, / Le sang du Corse est refroidi. »
Quand le fauteuil s’est mué en trône, Dupont s’en trouve condamné à sept années d’exil ; il s’abaisse à demander sa grâce et l’obtient. Baudelaire a déjà, à ce moment, écrit sa notice élogieuse, en préface à la vingtième livraison des Chants et Chansons de l’apostat. Mais dix ans plus tard, alors que Dupont s’est retiré de la vie politique et a sombré dans l’alcoolisme, Baudelaire maintiendra intact son jugement sur le poète.
Le 22 novembre 1849, c’est la première de La Vie de Bohème aux Variétés. Toute une génération est là pour se voir refléter par la scène, moins ceux qui sont morts de misère comme Karol, Cabot, Montaudon ou Mimi. Celle-ci est interprétée par une débutante, Melle Thuillier, maigre comme la phtisique grisette, et Théodore de Banville y voit bien autre chose qu’un rôle, une véritable résurrection qui le bouleverse, « une de ces transmigrations d’âmes qu’Edgar Poe raconte avec l’assurance d’une foi profonde. » Le rideau tombé sur la dernière réplique de Rodolphe qui, lâchant la main inanimée de Mimi s’apitoie sur lui-même – « O ma jeunesse ! c’est vous qu’on enterre ! » - Nadar sur précipite sur Murger pour le conjurer de couper cette abominable phrase, mais s’entend répondre : - « Pas du tout, c’est nature. »
Le triomphe de la pièce faisant suite à celui du feuilleton, l’éditeur Michel Lévy prend Murger sous contrat. Le bohème change totalement sa manière, devient mondain, reçoit le vendredi et écrit dans la Revue des deux Mondes. Monselet pourra expliquer que « bohêmes » est une étiquette choisie par les romantiques pour discréditer « les hommes plus jeunes qu'eux ».

La Laiterie du paradoxe.

Max Buchon a dû s'enfuir après le coup d’état avec ses papiers, au dos de l’un desquels Baudelaire avait écrit son « Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre », et s’exiler en Suisse. Son ami Courbet se déclare désormais « socialiste mais bien encore démocrate et républicain en un mot partisan de toute la Révolution et par dessus tout réaliste c'est à dire ami sincère de la vraie vérité ». Baudelaire l’a beaucoup vu : « Il resta longtemps chez Courbet, dira Vallès, dormant contre les toiles roulées. Les chefs d’œuvre étaient utiles au moins : ils servaient d’oreillers. » Puis il se loue un pied à terre personnel à Neuilly, 95, avenue de la République, tout en cohabitant le plus clair du temps à une autre adresse, souvent un hôtel, avec Jeanne Duval : rue des Marais, boulevard Bonne-Nouvelle, 46 rue Pigalle...
Le bal de la Grande Chartreuse s'appelle maintenant la Closerie des Lilas, nom trouvé et donné à M. Bullier par Privat d'Anglemont, nous dit Banville, et toutes les grisettes ont chez elles leur Almanach de la Closerie des Lilas agrémenté de vers de Privat, comme ce distique :
« Le boulevard où l’on coudoie
Bullier. Gallica
La jeune fille au long cou d’oie. »

 Quand il a composé une nouvelle pièce de vers, Baudelaire réunit ses auditeurs en petit cénacle dans une crémerie quelconque, raconte Jules Levallois, par exemple à la Laiterie du paradoxe, rue Saint-André-des-Arts, en face du débouché de la rue Pavée (auj. Séguier), gargote tenue par une femme : une salle étroite et un peu sombre, ici le portrait de Raspail, là celui de Washington, plus loin, un épisode de la révolution belge, et quelques autres gravures qui baillent hors de leurs cadres. Au milieu de ces grandes figures, Nadar, l’avale-tout – (« Nadar, c’est la plus étonnante expression de vitalité. Adrien me disait que son frère Félix avait tous les viscères en double », écrira Baudelaire dans Mon cœur mis à nu) -, Asselineau, les trois créoles de la Guadeloupe que sont Privat d’Anglemont, Loÿs L’herminier et Melvil-Bloncourt, fondateur de revues diplomatiques comme le Portefeuille ou la France parlementaire, enfin Poulet-Malassis, un ami de fraîche date qui a subi six mois de détention au fort d’Ivry après juin 48, quand il avait lui-aussi publié un journal, qui avait eu cinq numéros. “L’Aimable Faubourien, journal de la canaille : Vendu par la crapule et acheté par les honnêtes gens”, portait en exergue quelques vers de Barbier : « La grande populace et la sainte canaille / Se ruaient à l’immortalité », et d’Hégesippe Moreau : « Ce peuple qui sur l’or jonché devant ses pas, / Vainqueur, marchait pieds nus et ne se baissait pas ! ».
Avec Champfleury, Baudelaire a un projet de revue, le Hibou philosophe, mais c’est à la Revue de Paris, dont Gautier est l’un des directeurs, qu’il donne une longue étude sur Edgar Allan Poe, sa Vie et ses Ouvrages. Un autre des directeurs, et le principal animateur de la revue, est Maxime Du Camp, chez lequel Baudelaire se livre à quelques provocations, demandant du vin à peine la porte franchie, faisant remporter la carafe d’eau injurieuse qui arrive avec, enfin ingurgitant une bouteille de bordeaux et une autre de bourgogne sans faire davantage la conversation. Une seconde fois, il arrive les cheveux teints en vert et semble vivement dépité de ce que Du Camp feigne de n’en rien voir.

Les dîners de la Présidente.

La Revue de Paris tient ses réunions de rédaction, pourrait-on dire, durant les dîners du dimanche chez Apollonie Sabatier, installée par le banquier Mosselman 4 rue Frochot. Baudelaire est bientôt admis parmi les familiers de la demi-mondaine dont les fenêtres donnent sur l’avenue privée, où l’on entre, du côté de la place Bréda, par une grille en charpente éclairée d’un bec de gaz, un second étant sur la petite place ronde. C’est une « gaie villa d’ateliers riches, de l’art heureux, du succès, dont le trottoir montant n’est guère foulé que par des artistes décorés » écrira Goncourt. Eugène Isabey loge au n°5 et dans son atelier passent Bouguereau et Jongkind. Dumas est son voisin, au n°7, avant qu’un revers de fortune ne le contraigne à vendre ses meubles. Un marché de modèles, qu’on appelle l’Olympe, se tient à l’autre bout, sur la place Pigalle, où existe une ferme qui fournira en lait frais le quartier jusqu’à la guerre de 1914.
Baudelaire fréquente aussi au 21, rue de Sèvres, où Louise Colet reçoit les académiciens le jeudi, et tout le monde le dimanche, selon Champfleury qui le sait pour y avoir été reçu nuitamment. Le salon est un foyer d’opposition libérale à l’Empire, où l’on rencontre Victor Cousin, dont Louise Colet a un enfant, Musset, son amant, Vigny, le prochain, Delacroix, Gautier, et quelques autres

La liberté guidant le peuple est tirée des réserves du Louvre pour figurer avec trente-quatre autres tableaux dans la grande rétrospective Delacroix à l’occasion de l’Exposition universelle de 1855. Le 12 mai, le peintre invite à dîner "Gautier et les aimables hommes qui m’ont été agréables pour mon exposition ", amabilités prodiguées au Moniteur universel de Dalloz et Turgan où Gautier, après vingt ans à la Presse d’Émile de Girardin, vient de passer. Dans son atelier du 16, rue Chaptal, Ary Scheffer, bien retiré de la vie mondaine désormais, a pour élève Frédéric Auguste Bartholdi, le futur auteur de la statue de la liberté.
Expo de 1855, Palais des Beaux-Arts. Gallica
 L’Exposition universelle ouvre le 15 mai au nouveau Palais des Beaux-Arts, de l’avenue Montaigne, qui sera plus connu ensuite comme Palais de l’Industrie. Courbet y a été refusé ; l’empereur, deux ans plus tôt a cravaché ses Baigneuses. Courbet a monté, en face, son pavillon personnel, exclusif, à l’enseigne du réalisme. Si le grand public l'ignore, Delacroix s'y arrête longuement. Y figure en bonne place L'atelier du peintre, le sien, "Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique et morale".

L’atelier de Courbet : une allégorie réelle.

A la gauche de Courbet et de son modèle, des types, des symboles, dont Émile de Girardin, vêtu en croque-mort parce que « fossoyeur de la République » par l’entremise de ses journaux populaires, un ouvrier, etc. ; à sa droite Promayet, son violon sous le bras, Bruyas, mécène de Montpellier, Cuenot, Max Buchon, Proudhon, Champfleury, assis, jambes croisées, le couple Sabatier, collectionneurs montpelliérains et fouriéristes militants, enfin Baudelaire, une jambe pendant de la table où il s’appuie...
Baudelaire ne rend compte, dans le Pays et dans le Portefeuille de Melvil-Bloncourt, que des rétrospectives d’Ingres et de Delacroix. Proudhon est venu visiter le pavillon du réalisme avec son chapeau à larges bords en poils de lapin blanc ; il n’a pas posé pour l’Atelier du peintre, - Courbet avait chargé Champfleury de le lui demander -, et pas davantage Baudelaire qui semble ne pas même avoir vu le tableau ni avant ni après : "Moi-même, on m'a dit qu'on m'avait fait l'honneur..."
Courbet, pendant qu’il y travaillait encore, avait confié à Champfleury qu’il regrettait de ne pas avoir commencé la ronde des amis, sur la partie droite, par Baudelaire, mais qu’il était désormais trop tard pour tout recommencer. Champfleury, présent aussi à l’expo par un portrait individuel, ne s’y trouve guère avantagé : « J’ai été atterré par ma propre image qui m’a fait l’effet du général des Jésuites. Je ne sais où Courbet m’a vu avec cette physionomie, mais j’avoue que mentalement, j’ai pensé que le tableau pouvait être refusé et qu’ainsi je serais sauvé. Il y a, malgré tout, assez de ressemblance pour qu’on me reconnaisse et, sans fatuité, sans amour propre, je ne serais pas content qu’on me vît ainsi. Les caricatures qu’on peut faire sur moi m’amusent infiniment, mais ce diable de portrait est monstrueux... »

Un groupe de dix-huit poèmes de Baudelaire paraît le 1er juin dans la presse, pour la première fois sous le titre, les Fleurs du Mal, dont quelques-uns de ceux qu’il envoie à la Présidente depuis deux ans et demi, et d’autres inspirés par Marie Daubrun comme l’explicite A la Belle aux cheveux d’or. A la mi-août, Baudelaire écrit à George Sand pour lui recommander Marie Daubrun, qu’elle connaît déjà puisque le plus grand succès de l’actrice a été d’interpréter sa Claudie, aux côtés de l’acteur Bocage. Baudelaire est alors au 27, rue de Seine ; il court d’un hôtel à l’autre comme il le faisait déjà dans les années d’avant la Révolution : on l’a vu ces derniers temps au 46, rue Pigalle, à l’hôtel de Normandie du 13, rue Neuve-des-Bons-Enfants (auj. Radziwill), et à l’hôtel du Maroc, 57, rue de Seine. De chambre en chambre, il traîne avec lui un portrait de son père peint par le chevalier Regnault.

Le réalisme des Fleurs du Mal.

Parmi ces Fleurs du Mal, un Voyage à Cythère inspiré par celui de Gérard de Nerval onze ans plus tôt. Le 26 janvier, à l’aube, Gérard de Nerval a été trouvé pendu rue de la Vieille-Lanterne, à l’angle de la rue de la Tuerie (emplacement actuel du milieu du rideau du théâtre de la Ville) ; il faisait moins 18° à Paris. La veille, il était passé au Théâtre français et avait dîné dans le quartier des Halles.

Baudelaire n’a cessé de traduire Poe, les Histoires extraordinaires sont publiées au début de 1856. « Quant à Baudelaire, je n’ai pas encore lu ses traductions ni sa préface, il y avait en effet quelques analogies dans nos natures quant à la manière d’envisager de certaines choses, la métaphysique par exemple. Maintenant je ne sais pas ce qu’il en reste car il y a longtemps que je ne le vois plus », écrit Courbet en avril. Dans son atelier du 58, rue Notre-Dame de Lorette, au 2e étage, dont L’Illustration donne une gravure montrant sa vie de reclus, Delacroix, lui, lit la traduction de Poe, comme en atteste son journal.
A compter de juillet 1856, Baudelaire est dans un hôtel du 19, quai Voltaire, tout à côté du Moniteur universel, qui est au 13, auquel il remet chaque soir une masse énorme de matériel pour sa traduction des Aventures d’Arthur Gordon Pym qui vont y paraître en feuilleton. Ses démarches auprès de George Sand sont restées infructueuses et Marie Daubrun s’en va vivre avec Théodore de Banville. Le 30 décembre, Baudelaire signe un contrat pour les Fleurs du Mal avec l’éditeur Poulet-Malassis dont la boutique parisienne ouvre le 13 janvier suivant 4, rue de Buci.
Le général Aupick, son beau-père, qu’il appelait à tuer à quatre pas d’ici, meurt un mois avant leur mise en vente. Les poursuites judiciaires ne tardent pas. A deux jours de l’audience, Baudelaire écrit à la Présidente pour lui demander d’intervenir. Juste avant l’audience, Champfleury lui dit :
«  - Vous serez certainement accusé de réalisme.
Le poète poussa un cri de colère. Non pas qu’il craignît les horions et les ruades de l’opinion. Il les recherchait, au contraire ; mais il voulait recevoir, seul, les coups de bâton. telle était sa marotte.
A peine levé, le procureur impérial prononçait le mot de réalisme et tenait le poète pour un de ses plus ardents sectaires. Baudelaire grimaçait à son banc, irrité de la réalisation de mon pronostic. »

Une vraie toilette de guillotiné.

Disciple de Champfleury, de douze ans son cadet, Louis-Edmond Duranty a, en novembre de l’année précédente, lancé une revue de combat, le Réalisme, qui est déjà morte au moment où requiert le procureur Pinard. Et le maître a codifié enfin en personne, cette année, sous le même titre, les principes du mouvement : « Il y aura une école nouvelle qui ne sera ni classique ni romantique, et que nous ne verrons peut-être pas, car il faut le temps à tout ; mais, sans aucun doute, cette école nouvelle sortira du romantisme, comme la vérité sort plus immédiatement de l’agitation des vivants que du sommeil des morts. » Le procureur impérial a jugé que cette école, Baudelaire l’inaugurait.
Il vit très mal sa condamnation. Est-ce cela ? Est-ce le fait que, le 30 août, au bout de cinq ans et d’une dizaine de poèmes, la Présidente s’est donnée à lui et que, du coup, il n’a plus su qu’en faire ? Quand les Goncourt le voient en octobre, au café Riche, 16, boulevard des Italiens, à l’angle de la rue Le Peletier, il n’a pas bonne mine : « Baudelaire soupe à côté sans cravate, le col nu, la tête rasée, une vraie toilette de guillotiné. »
C’est l’année où Henri Fantin-Latour, de quinze ans le cadet de Baudelaire, qui étudie tout près de la brasserie Andler, au cours de Lecoq de Boisbaudran, à l’école de dessin du 5 rue de l’Ecole-de-Médecine , se lie avec Edouard Manet. Le 7 Octobre 1858, au Louvre, alors qu’il copie les Noces de Cana de Véronèse, Fantin-Latour fait la connaissance de Whistler, qu’il emmène au café Molière, dans la rue éponyme (auj. Rotrou), où ils retrouvent Alphonse Legros, avec lequel ils formeront la « Société de Trois ». Pendant l’hiver qui suit, chez le commandant Hippolyte Lejosne, parent éloigné du peintre Bazille et ami des créoles que fréquente Baudelaire, ce dernier rencontre Manet. Aussitôt, « une vive sympathie a rapproché le poète et le peintre », ainsi que l'écrira Zola.

La Présidente derrière le masque? Musée Lansyer, Loches
Le Salon de 1859 ouvre le 15 avril au Palais des Champs-Elysées (de l’Industrie) ; Baudelaire écrit le sien de Salon sur la seule base du catalogue, se vante-t-il à Nadar. Mais il a vu à la fin de l’année précédente, dans l’atelier d’Ernest Christophe, - (« Au haut du faubourg Saint-Antoine, passé une cour, jardinet d’une pension de petites-filles ; une porte poussée et un immense atelier, austère et nu par sa grandeur, un atelier de labeur et de sévérité. Murs énormes, vides, peints en rouge, contre lesquels les deux statues des Médicis et la tête du Moïse » comme le décriront les Goncourt) –, Baudelaire a vu là deux esquisses, statuettes dont il regrette l’absence à ce Salon, une Comédie humaine et une Danse macabre, la première devenue le Masque dans le poème qu’il lui a déjà consacré le 15 mars 1859, l’autre gardant son titre pour un second poème qui paraîtra dans la même Revue Contemporaine, le 30 novembre 1859. De sa première esquisse, où la figure démasquée était sans doute inspirée des traits de la Présidente, Christophe fera un grand marbre sous le nom donné par Baudelaire, et ce Masque, acheté par l’État en 1876, après le Jardin des Tuileries est maintenant au musée d’Orsay.

« je vous dois la plus grande jouissance... »

Les rejetés du Salon, Alphonse Legros, Henri Fantin-Latour, James McNeill Whistler, soit la « Société des Trois », et Théodule Ribot exposent leurs travaux dans l’atelier de Bonvin, Les Deux Sœurs pour le second, Au piano pour le troisième, que Courbet vient admirer. Manet s’est fait refuser par le Salon son Buveur d’absinthe. Fantin-Latour travaille bientôt d’après modèle vivant dans l’atelier de Bonvin sous la supervision de Courbet, et Manet également subit son influence. On retrouve naturellement presque tout le monde à la brasserie Andler, à la brasserie suisse de la rue de l’École-de-Médecine comme à l’autre pandémonium du bock-bier, la brasserie des Martyrs (au 9 de la rue éponyme), que son public habituel appelle tout simplement la Brasserie, où les rejoignent Jules Champfleury, Charles Baudelaire, Félix Bracquemond.
En février 1860, aux Italiens de la salle Ventadour, (rue Méhul, à l’emplacement de la Banque de France), est donné un concert d’extraits du Hollandais volant, de Tannhäuser, de Tristan et de Lohengrin ; Baudelaire est dans la salle. On pourrait croire le public préparé par Gautier qui, deux ans et demi plus tôt, dans les colonnes du Moniteur universel a donné un compte-rendu plein de sympathie du Tannhäuser représenté à Wiesbaden, expression musicale d’un romantisme au sens allemand du terme, c’est-à-dire «  impliquant seulement un retour au Moyen-Age » et, selon lui, «  bien plutôt un retour aux formes anciennes qu’une innovation révolutionnaire ». Pourtant le foyer a été au bord de la bataille rangée si l’on en croit Berlioz dans son feuilleton, le lendemain, du Journal des Débats. Baudelaire écrit à Wagner son admiration dès le 17, - « Je veux vous dire que je vous dois la plus grande jouissance musicale que j'aie jamais éprouvée » -, et une visite suit bientôt sa lettre au pavillon avec jardinet du 16, rue Newton, où le musicien et Minna sa femme tiennent salon le mercredi soir.
Face à la presse, Baudelaire poursuit ses enfantines provocations : présenté à Jules Vallès, il a cette curieuse entrée en matière : - Monsieur, quand j’avais la gale...

Après son recueil de Chansons populaires des provinces de France, illustrées par Courbet, dont la préface est dédiée « Au poète Charles Baudelaire », Champfleury publie les Grandes figures d’hier et d’aujourd’hui : Balzac, Nerval, Wagner, Courbet. Grandes figures et humbles chansons : le groupe s’est toujours intéressé à l’expression chantée de l’âme du peuple : Champfleury a fréquenté l’Harmonie universelle, société de fraternité active, fondée le 12 juin 1849 au 47, rue d’Enfer (auj. bd Saint-Michel, entre la place Ed. Rostand et la rue de l’Abbé-de-Épée), dont ont été membres le dessinateur Eugène Pottier, futur chansonnier et auteur de l’Internationale, le musicien saint-simonien Félicien David, la fouriériste Jeanne Deroin.

Le goût des chansons populaires.

Baudelaire publie à l’été 1861 la deuxième étude qu’il consacre à Pierre Dupont, et il s’est même essayé avec le Jet d’eau, à reproduire le mouvement de la chanson qu’il y cite. « Que de bonnes et longues soirées nous avons passées, se souviendra Théodore de Banville, à causer art, femmes, poésie, peinture et à entendre chanter des chansons populaires dont nous aimions les sauvages et caressantes mélodies et les vers pleins de subtiles et délicates assonances ! »
Parmi les « quelques-uns de [ses] contemporains » sur lesquels Baudelaire livre ses « réflexions » à la Revue fantaisiste, il y a encore, outre le poète du Chant des ouvriers, le chantre des insurgés de 1830, Auguste Barbier, et celui qui chanta le soulèvement républicain des 5 et 6 juin 1832 avant de mourir à 28 ans, Hégésippe Moreau.

En 1861, Baudelaire découvre chez un marchand du passage des Panoramas, un tableau de son père qu’il voudrait bien acheter, et il cherche à réunir la somme nécessaire. La ronde des hôtels a continué, entrecoupée de séjours au domicile de Jeanne, 22, rue Beautreillis. Depuis son retour de chez sa mère, à Honfleur, où Courbet lui a fait découvrir les marines de Boudin, Baudelaire est le plus souvent à l’hôtel de Dieppe, 22, rue d’Amsterdam. Il accompagne chaque jour Manet aux Tuileries, lui parlant tandis que celui-ci peint les enfants ou les nourrices qui les surveillent depuis leurs chaises. « Manet n’avait à ce moment, où il était inconnu, que le poète Baudelaire pour le fréquenter dans son atelier, le comprendre et l’approuver », écrira Théodore Duret dans son Histoire du peintre.
Après l’arrivée d’une troupe espagnole à paris, Manet entreprend une série qui s’en inspire, dont un Lola de Valence, et à la Taverne flamande Fiscalini Corazzo, 44, rue de Provence, Baudelaire dépose un quatrain aux pieds de la merveilleuse ballerine : "Entre tant de beautés que partout on peut voir, / Je comprends bien, amis, que le désir balance; / Mais on voit scintiller en Lola de Valence / Le charme inattendu d'un bijou rose et noir." Et il les verrait bien, ses vers, écrits « au pinceau, dans la pâte » du portrait.
Les voilà une bonne douzaine dans la Musique aux Tuileries, têtes d'épingles dans une foule, éléments indissociables d'un effet d'ensemble, portraits pas plus gros que des notes sur une partition : Baudelaire y est juste au-dessus de Mme Lejosne, en haut-de-forme, le visage noyé dans l’ombre de l’arbre, dans le groupe de gauche, de profil, avec Gautier.
Wagner est à l’hôtel meublé Voltaire, au 19, quai Voltaire, là où logea Baudelaire cinq ou six ans plus tôt. De sa fenêtre du 3e étage, il voit « le fourmillement humain qui anime les quais et les nombreux ponts », pendant qu’il achève les Maîtres chanteurs.

La réalité moderne en bonne place.

Poulet-Malassis a fait faillite, et c’en est fini de la librairie, arrivée 36 passage Mirès (auj. des Princes), dont les murs étaient ornés de médaillons, par Alexandre Lafond, élève d'Ingres, de Banville, Baudelaire, Champfleury, Gautier, Hugo, et Asselineau. L'éditeur Cadart rassemble rue de Richelieu la génération née autour de 1830, dans une tentative de promouvoir la lithographie de peintres, à l'exemple de la Société des Aquafortistes. Baudelaire écrit de ce groupe-là, dans la Revue anecdotique, dans le Boulevard : « MM. Manet et Legros unissent à un goût décidé pour la réalité moderne, - ce qui est déjà un bon symptôme, - cette imagination vive et ample... », ou bien qu’il a trouvé dans les bords de Tamise de M. Whistler,  la « poésie profonde et compliquée d'une vaste capitale », sans compter qu’il a demandé à Bracquemond d’illustrer l'étude qu’il a consacrée à Théophile Gautier.
En mars 1864, Baudelaire écrit à son ami le marquis de Chennevières, organisateur des Expositions officielles, pour lui demander de « leur trouver de bonnes places » au prochain Salon, qui s’ouvre à la mi-mars. « Leur », c’est Fantin-Latour qui présentera un Hommage à Eugène Delacroix et Tannhäuser au Venusberg, et Manet pour Épisode d’une course de taureaux et Christ ressuscitant, assisté par les anges. Dans l’Hommage à Delacroix, ainsi rendu sept mois après la mort du maître du Romantisme, c’est le groupe réuni par Cadart que l’on retrouve : Whistler, Legros, Champfleury, Baudelaire, Manet, Bracquemond.
Fantin-Latour, Tannhäuser au Venusberg. Los Angeles County Museum of Art

Baudelaire va maintenant chercher sinon fortune au moins un répit à Bruxelles, là où Poulet-Malassis s’est exilé aussi. Il y croise Proudhon qu’on en expulse. Il écrit à Manet, et son travail continue de s’inspirer de leur relation : La Corde, un poème en prose, évoque un suicide survenu dans l'atelier de la rue Lavoisier que le peintre partagea sept ans avec le comte Albert de Balleroy : la pendaison d'Alexandre, 15 ans, chargé du nettoyage des brosses et du raclage des palettes, le jeune modèle de l'Enfant aux cerises. Les deux peintres, à la suite de ce drame, avaient quitté l’atelier que Baudelaire avait fréquenté, comme Fantin-Latour, et Pissarro, Manet s’installant 38, rue de la Victoire tandis que le comte se retirait dans le calvados.
Au Salon, l’Olympia de Manet, qui suscite force mouvement de cannes et d’ombrelles, est replacée très haut, si bien que la foule ne peut plus ni l’outrager ni d’ailleurs la voir.
Champfleury n’est plus l’ami de Courbet : « surtout me choquent la fièvre des admirations banales et l’amour de la canaille qui en fait un frère de Pierre Dupont. Notre brouille, après des paroles au moins légères de sa part, vient de ce que je lui ai écrit un jour, lui faisant voir clairement où, avec de belles qualités, Dupont était tombé. »

Des obsèques un 31 août.

Champfleury reste l’ami de Baudelaire, auquel il demande par lettre un morceau de poésie pour son étude sur Daumier à paraître dans son Histoire de la caricature moderne, ce dont Baudelaire s’exécute par retour. Le livre paraît en novembre : « mon ami, le poète Baudelaire, a bien voulu m’envoyer de l’étranger un morceau de poésie ». Du principe de l’art et de sa destination sociale, de Proudhon, qui paraît à la mi-1865, condamne les auteurs romantiques auxquels il reproche de peindre leurs impressions personnelles et non pas celles de la collectivité mais il fait l’éloge de Courbet qui s’est intéressé à ses contemporains et a créé une peinture socialiste avec des toiles comme Les Casseurs de pierre.

Le 30 décembre 1865, la Vie de bohème est reprise à l’Odéon. La soirée commence par la lecture d’un poème de Banville, Jeunesse, en hommage à Murger, disparu, et qui s’était déjà retiré à Marlotte, en bordure de la forêt de Fontainebleau, dix ans plus tôt. Mimi a pris de l’embonpoint, la génération qui avait vingt-cinq ans lors de la première a dépassé les quarante et la magie ne passe plus.
Frappé par deux attaques de paralysie successives, Baudelaire est rapatrié dans la maison de santé du Dr Duval, 1, rue du Dôme, à Passy. Là, aphasique, il ne peut plus dire que « Non, cré non ». Il dit crénom avec rage quand on évoque devant lui le dernier Courbet, la Femme au Perroquet ; il dit crénom avec ravissement quand Mme Manet vient, au piano, lui jouer du Wagner. On prétend même qu'il aurait pu avoir pour dernier mot : Manet.
Baudelaire meurt un 31 août, il faut distribuer les faire-part un dimanche, tout se ligue pour des funérailles clairsemées. De ceux qui sont représentés sur l’Hommage à Delacroix, les suivent Champfleury et Fantin-Latour, Bracquemond et Manet ; auxquels se sont joints Asselineau, Banville, Verlaine. Whistler n’est plus à Paris. "On remarqua beaucoup l'absence à ces tristes obsèques, écrira Verlaine, de Théophile Gautier, que le Maître avait tant aimé ».

Réalistes, de toutes façons.

-->(troisième épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)

I. Le Salut Public au Pays Latin

« O terre aventureuse / Où vit la fête heureuse / Du beau rire argentin, / Pays Latin! (...) Ris dans la triste ville, / Cher et suprême asile / Des fécondes leçons, / Nid de chansons! / Toi seul, avril en fête, / Héraut, lutteur, poète, / En ce temps envieux / Tu n'es pas vieux! » Théodore de Banville vécut ainsi Au Pays Latin, l’une de ses Odes funambulesques.
Ils n’étaient pas vieux, ils avaient 20 ans et ils arrivaient de leur province, à l’orée des années 1840, au Quartier latin. Courbet atterrit d’abord au 4, rue Saint Germain des Prés (auj. Bonaparte, un peu au sud du carrefour qu’elle forme avec la rue Jacob), puis il prend un atelier au 89, rue de la Harpe, (à l’endroit où celle-ci rejoignait la rue Monsieur-le-Prince, tronçon emporté par le percement du boulevard Saint-Michel), que vont fréquenter ses compatriotes francs-comtois, Max Buchon, poète, romancier, traducteur, Armand Barthet, Charles Toubin, Francis Wey, le sculpteur Clésinger, le musicien Promayet, le peintre Jean Gigoux, et surtout le philosophe Proudhon.
Champfleury, venu de Laon, trouve à se loger au fond d’une impasse récemment ouverte, au 23, cité Neuve-Pigalle (auj. Germain Pilon), et il se lie très vite avec le fils d’un tailleur allemand, concierge du 5, rue des Trois-Frères, Henri Murger, qui a pris son indépendance de l’autre côté de la place Pigalle, 1, rue de la Tour d’Auvergne et qui, se destinant à la peinture, fréquente les artistes des deux rives quand le purpura ne le retient pas sur le lit n°10 de la salle Henri IV de l’hôpital Saint-Louis. Pierre Dupont, arrivé de Lyon, réussit assez vite à placer quelques poèmes dans la Gazette de France et dans la Quotidienne.
Charles Baudelaire est venu au monde, lui, au Quartier latin, dans une maison de la rue Hautefeuille (détruite plus tard par le percement du boulevard Saint-Germain), et son beau-père l’a mis en pension, après son bac, dans un établissement dit des Hautes-Études, chez Lévêque et Bailly, 11, place de l’Estrapade, où logent aussi les poètes normands Gustave le Vavasseur et Philippe de Chennevières, qui deviendront ses amis, comme aussi Ernest Prarond.
Louis Ménard, condisciple du collège Louis-le-Grand, dont Baudelaire a été renvoyé précédemment, loge dans deux petites chambres au 5e étage, 3, place de la Sorbonne, sur laquelle donne le balcon de l’une, et qui seront durant un lustre le rendez-vous du premier groupe amical.
Par Edouard Ourliac, de huit ans plus âgé, ex Arlequin des comédies du Doyenné, Baudelaire fait ses premières rencontres littéraires, qui ne vont guère au-delà de la présentation : Nerval, retour de Vienne, Balzac, dont Ourliac a préfacé le César Birotteau en 1838, et même Victor Hugo.

Buveurs d’eau et corsaires.

Théodore de Banville, né à Moulins, a grandi à Paris ; à 19 ans, il est déjà l’auteur des cinq mille vers des Cariatides, qu’il a pu écrire à loisir dans une vaste pièce que ses parents lui avaient réservée à cet usage. Les Banville, aristocrates mais républicains, recevront bientôt sans manières Murger, qui a pour toute éducation celle de l’école mutuelle, Pierre Dupont ou Privat d’Anglemont, « le plus grand des bohèmes de Paris ».
Tous prennent en exemple le jeune prodige : Buchon versifie en même temps qu’il recueille des chansons populaires ; Courbet exécute quatre lithographies pour le volume d'Essais poétiques que son ami fait paraître ; Baudelaire et le Vavasseur donnent anonymement au Corsaire une chanson qu’ils ont écrite ensemble ; Pierre Dupont publie bientôt son premier volume Les Deux Anges. Mais il sont tous assez bohèmes pour que le général Aupick, son beau-père, envoie Baudelaire se calmer sur la mer et la route des Indes, à l’été de 1841. Le jeune fashionable rentre dix-huit mois plus tard... pour s’éprendre d’une mulâtresse, Jeanne Duval, qu’il aperçoit, alors qu’il est avec Nadar, figurante sur la scène du tout récent théâtre de la porte Saint-Antoine, 25, boulevard Beaumarchais.
Pierre Dupont est primé par l’Académie française, ce qui lui vaut de pouvoir travailler au dictionnaire que publie la vénérable maison. Le voilà pour quelque temps pourvu de revenus stables, ce qui n’est pas le cas du « cénacle des buveurs d’eau » qu’il côtoie à  l’Hôtel Merciol, 5, rue des Canettes. Là, treize - en référence à l'Histoire des Treize que Balzac avait écrite en 1831 -, peintres, musiciens, sculpteurs, romanciers, poètes n’ont guère de quoi se payer à boire, et certains sont de vrais miséreux comme ce Karol qui loge « avenue de Saint-Cloud, dans le troisième arbre à gauche en sortant du Bois de Boulogne, sur la cinquième branche ». Parmi eux Murger, passé de la peinture à la poésie, et Alexandre Schanne qui met en musique – à défaut de les mettre à sa bouche – les oignons et le beurre de la Soupe au fromage, dont Max Buchon a écrit les paroles, et qui deviendra l’hymne, mieux la Marseillaise de l’école réaliste.
Richard Wagner n’est guère plus riche, que Murger, Champfleury et Courbet rencontrent dans un bouge de la rue Jacob, alors qu’avec sa femme ils vivent au 14, au fond d’une cour, qu’il a terminé Rienzi, et commencé le Vaisseau fantôme, toutes choses qui ne l’empêchent pas d’être au bord de la prison pour dettes.
Champfleury, le roux Nadar – « Personne n'a eu les cheveux plus rouges que Nadar », dira Banville -, fréquentent aussi l’hôtel Merciol comme, tout à côté, le cabaret-restaurant de Perrin, place Saint-Sulpice. Mais le territoire du groupe a pour phare Le Corsaire et ses bureaux de la rue Montmartre, auquel Nadar donne des contes, et dont l’humoriste Victor Mabille, est un des rédacteurs de la première heure.

De Mabille et Bullier à l’île Saint-Louis.

Chez Mabille, le coup de pied qui décoiffe. Gallica
Le territoire a pour balises le bal que Mabille vient de rénover, 49 à 53 avenue Montaigne, et le bal de La Grande-Chartreuse, « premier nom que porta le bal public fondé par M. Bullier, près de la sortie du jardin du Luxembourg qui regarde l'Observatoire. » A Mabille régnent la « reine Pomaré », - « très grande et svelte sans maigreur, avec la poitrine plate comme celle d'un homme, elle était exactement, selon la curieuse expression de Baudelaire, un ami avec des hanches » -, Céleste Mogador, Rigolboche, Chicard puis Brididi, qui lui succède « comme roi de la Danse excessive et vertigineuse », sans parler de « Désirée Rondeau, l’une des marquises de Mabille » à laquelle Privat d’Anglemont dédiera un... « Rondeau » dans le Corsaire fusionné avec le Satan.
Momus par Henri Lévis, 1849. Gallica
Tout aussi brillants dans la topographie réaliste, l'Estaminet de l'Europe, situé au coin du carrefour de l'Odéon et de la rue de l'École-de-Médecine -  « Le propriétaire y faisait, écrit Banville, crédit aux fils de famille jusqu'à leur mariage, de sorte que lorsqu'ils étaient mariés, ils avaient à payer beaucoup de chopes » -, le marchand de vin Duval, au coin de la rue Voltaire (auj. Casimir-Delavigne) et de la place de l’Odéon, où Baudelaire dînait déjà avec Prarond à son retour des mers du sud,  le café Momus, au pied du Journal des Débats, 17, rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois, où l’on pouvait croiser autour de ses quatre billards les gloires de la génération précédente, comme au Divan Le Peletier, en face de l’Opéra, où Banville se souviendra avoir vu Musset pour la première fois : « Le divan Le Peletier ne ressemblait à rien autre chose au monde; on y causait quelquefois très bien, mais il n'y a pas d'endroit où l'on ait causé plus et bu moins de breuvages. »

Murger et Champfleury partagent maintenant un logement rue de Vaugirard. Le fantasque Baudelaire s’est logé 10 (auj. 22), quai de Béthune, dans l’île Saint-Louis, au rez-de-chaussée d’un hôtel du XVIIe siècle, dans une pièce unique, très haute ; il a installé Jeanne Duval, la « Vénus noire », et sa blonde soubrette à deux pas, rue de la Femme-sans-Tête (auj. rue Le Regratier), puis il a disparu. Émile Deroy, qui faisait son portrait, n’arrive plus à le retrouver ni chez Banville, dans son petit appartement de la place de l’Odéon, au début de la rue Monsieur-le-Prince, ni rue de Seine chez l’étudiant en droit Louis Ulbach, qui sera dix ans plus tard directeur de la Revue de Paris aux côtés de Maxime Du Camp et si désireux pour l’heure de reconstituer un cénacle en souvenir de celui de 1830, ni chez Le Vavasseur, 31 rue de Beaune.
Chez Ulbach, on gardera le souvenir de la récitation d’une Manon la pierreuse, dont la « chemise fangeuse », dès le premier vers, pour ne rien dire du reste, avait estomaqué cette assemblée séraphique à laquelle Baudelaire avait recommandé, pour finir, d’aller versifier sur le motif, dans les bas fonds ! Banville se souviendra que déjà le poète « souffrait de la quantité de poncifs et de lieux communs que l’école romantique avait, comme l’école classique, accumulés ; il voulait que la douleur, que la beauté, que l’héroïsme modernes, qui ne ressemblent en rien à ceux des âges précédents, trouvassent une représentation qui leur fût propre et fussent exprimés par un art nouveau. »

La reine Pomaré chez Baudelaire.

A l’automne 1843, Baudelaire réapparaît à l’hôtel Pimodan, 17, quai d’Anjou, dans deux pièces et un cabinet, sous les combles, éclairés d’une seule fenêtre, dépolie jusqu’aux pénultièmes carreaux inclusivement, de sorte qu’il ne pût voir que le ciel et rien d’autre ! En dessous habitent, dans le plus bel et plus grand appartement, le peintre Boissard de Boisdenier, auteur d’un Épisode de la campagne de Russie, qui est un chef-d’œuvre de la peinture romantique, et encore le poète Roger de Beauvoir, auquel on doit ce croquis montrant l’actrice Alice Ozy, avec laquelle tous les beaux esprits du temps ont eu une liaison, au premier rang desquels Hugo et Gautier, vêtue en bacchante, tenant dans une main le thyrse et dans l’autre une coupe remplie, et légendé : « Ozy noçant les mains pleines ».
Hélas, trois fois hélas, occupe le rez-de-chaussée, le marchand d’antiquités Arondel, qui vend à Baudelaire de faux Bassan et le laissera ainsi endetté jusqu’à la fin de ses jours malgré la fortune héritée de son père.
L'hôtel Pimodan en 1900. Atget. Gallica

« Pomaré en grande toilette, cherchant des appartements, entre un jour, guidée par la portière, dans le joli logement que le poète occupait à l'hôtel Pimodan, quai d'Anjou, et qu'il devait alors quitter. Charmée par une installation d'artiste qui ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait vu, Pomaré admira longuement le papier à grands ramages rouges et noirs, la tête peinte par Delacroix, la grande table de noyer façonnée si artistement avec d'insensibles contours que, lorsqu'on s'asseyait pour lire, le corps trouvait partout à s'y insérer commodément, les livres magnifiquement ornés de reliures pleines, les larges fauteuils de chanoine ou de douairière, et dans l'armoire les flacons de vin du Rhin entourés de verres couleur d'émeraude. » A quoi Banville, qui raconte, aurait pu ajouter le portrait de Baudelaire par Émile Deroy, enfin terminé et, du même, une copie en réduction, faite pour son ami, des Femmes d’Alger de Delacroix.
« Bref, elle ne voulut pas s'en aller, adopta un petit divan turc sur lequel elle dormait la nuit, et le jour lisait les ouvrages classiques; et je crois qu'elle y serait encore, si l'architecte du propriétaire n'était venu un beau matin diriger des réparations devant lesquelles il n'y avait pas de bravoure possible, car elles commencèrent par la démolition d'un gros mur! »

Scènes de la vie de bohème.

Courbet a envoyé son Autoportrait au chien noir au Salon de 1844 ; il y est reçu et placé au Salon carré ; désormais, il s'avouera peintre. A celui de l’année suivante, dans les couloirs du Louvre, Baudelaire rencontre Asselineau : ils préparent chacun un compte-rendu, Émile Deroy les présente l’un à l’autre, ils découvrent qu’ils avaient déjà Nadar comme ami commun. Salon ou pas, Baudelaire est d’ailleurs au Louvre presque chaque jour ; son père qui était si vieux, – il avait 62 ans à sa naissance -, et qu’il a si peu connu, - il est mort comme Charles allait avoir 6 ans -, était un peintre amateur.
Murger, qui jusque-là pouvait répéter chaque année « Le printemps fait pousser les boutons partout, excepté à mon habit », commence grâce à Champfleury, « à goûter du petit nanan de Gutenberg », c’est à dire à se faire rémunérer par le désormais Corsaire-Satan, après quelques poèmes et nouvelles, un feuilleton de Scènes de la vie de Bohème, dont chaque épisode n’est qu’une transposition des évènements survenus la veille au cénacle des Buveurs d’eau :  Alexandre Schanne, le compositeur de la Soupe au fromage, y figure sous le nom de Chaunard, Musette est inspirée en partie par Mme Pierre Dupont, noyée entre Marseille et Alger avec l’argent volé à son mari, et quand Mimi, au bras de Murger (Rodolphe dans la Vie de Bohème), se voit saluée au Luxembourg par Victor Hugo et revient rue des Canettes rose encore de fierté, c’est dans le feuilleton du lendemain.

« Fronts hâlés par l'été vermeil, Salut, bohèmes en délire ! Fils du ciseau, fils de la lyre, Prunelles pleines de soleil ! Avec nous l'on chante et l'on aime, Nous sommes frères des oiseaux. Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux, Et vive la sainte Bohème ! » chantera, en vers seulement, bien longtemps encore, Théodore de Banville. Tandis que, sur le conseil de Charles Gounod, qui a vu dans son « J’ai deux grands bœufs dans mon étable » une chanson, Pierre Dupont s’est mis à composer des mélodies pour ses poèmes. Ernest Reyer les lui transcrit, - lui ne sait pas la musique -, et il les chante aussi en personne, par exemple à la salle de la Fraternité du faubourg Saint-Denis.
Le 1er Baudelaire, signé Privat d'Anglemont, dans l'Artiste du 1er déc. 1844. Gallica
Baudelaire donne trois poèmes à l'Artiste, la revue du 122, Champs-Elysées dirigée par Arsène Houssaye, dont il fait signer deux par Privat d’Anglemont, laissant le troisième anonyme. Sa première œuvre de librairie, c’est le Salon de 1845, qui paraît en avril ; il a 24 ans. Le 30 juin 1845, il tente de se suicider en se poignardant ; depuis six mois, on l’a pourvu d’un conseil judiciaire : entre autres raisons, il avait dépensé en moins de deux ans, le tiers des 300 000 francs hérités de son père. Il est recueilli par sa mère, chez laquelle il restera jusqu’à la fin de l’année.

Le club des haschischins.

Daumier est venu loger au dernier étage du 9, quai d’Anjou : d’un côté, l’hôtel Lambert, où l’on entend des valses de Chopin ; de l’autre l’hôtel Pimodan, où entrent celle qu’on appellera la Présidente et beaucoup de dames de petite vertu, au sortir de la Seine et de l’école de natation très à la mode des Bains de l’hôtel Lambert. Daumier aurait pu voir entrer aussi Théophile Gautier en burnous et fez, qu’il porte volontiers après deux mois de séjour en Algérie, mais c’est « singe sur l’épaule, un chien dans les jambes, tête échevelée, désinvolture à la Balzac, accoutrement de tréteaux », qu’un locataire le décrit. Le frêle romantique est devenu une espèce de colosse à force de boxe française, de canne, d’équitation et de canotage : « Je donnai même à l'ouverture du Château-Rouge, sur une tête de Turc toute neuve, le coup de poing de cinq cent trente-deux livres devenu historique; c'est l'acte de ma vie dont je suis le plus fier », pourra-t-il écrire plus tard.
Le 1er signé Baudelaire-Dufays dans l'Artiste du 25 mai 1845. Gallica
Baudelaire l’y rencontre à l’occasion d’une « fiesta », petit nom d’une séance de ce club des haschischins qu’a créé Boissard de Boisdenier, où passent une fois par mois à peu près, sans obligation d’assiduité, Balzac, qui s’est intéressé dès 1830 à l’opium et, dix ans plus tard, à tous les autres « excitants modernes », Delacroix, passionné de musique, à laquelle on l’avait d’abord destiné - « Boissard jouait, dans l’état d’ivresse du haschich, un morceau de violon, comme cela ne lui était jamais arrivé, du consentement des gens présents », écrira-t-il -, et le Dr Moreau, médecin aliéniste à Bicêtre, collaborateur des Annales médico-psychologiques, venu étudier la production de rêves sans sommeil.
Un peu plus tôt, dans le grand salon où Boissard possède un clavecin peint par Watteau, Baudelaire est arrivé, « avec une petite moustache et admirablement vêtu », se rappelle Gautier. Marix, qui a été modèle pour Paul Delaroche, Ary Scheffer et pour Boissard, dont elle est la maîtresse depuis huit ans, - elle en avait 15 -, est là ; de son corps parfait, le sculpteur Geoffroy-de-Chaume a pris un moulage. Celui d’Apollonie Sabatier se devine sous le peignoir de bain, et ça a été « un tournoi de paroles », on a parlé « art, littérature et amour ».
On est moins chevaleresque dans les deux pièces basses, tristes, carrelées, qu’occupe Asselineau chez son beau-frère, au fond d’une vieille courette de la rue du Four. Là, un matin, Baudelaire demande à la femme de son hôte, le plus simplement du monde, un lavement ! 

L’honneur de rester inédit.

Dans son Salon de 1846, qui paraît en librairie en mai, Baudelaire se livre à une exaltation de Delacroix, et à un éreintement d’Ary Scheffer, qualifié de « singe du sentiment », en expliquant que « chercher la poésie de parti pris dans la conception d'un tableau est le plus sûr moyen de ne pas la trouver. Elle doit venir à l'insu de l'artiste. Elle est le résultat de la peinture elle-même (...) La peinture n'est intéressante que par la couleur et par la forme; elle ne ressemble à la poésie qu'autant que celle-ci éveille dans le lecteur des idées de peinture. » On ne verra plus Ary Scheffer aux Salons.
Affiche pour la réédition des Chats en 1868. Gallica
Le 3 mars, le Corsaire-Satan a publié un Choix de Maximes consolantes sur l’Amour ; le 13 décembre, A une Malabaraise est dans l’Artiste ; c’est tout pour l’année. Baudelaire se montre dans l’un ou l’autre journal essentiellement pour causer : « - Vous savez bien que je n’écris pas, moi », répond-il au directeur du Corsaire-Satan dans une peinture de la salle de rédaction du 36, rue Neuve-Vivienne (auj.Vivienne), perchée au-dessus du Grand Café de l’Europe, que publie un confrère. On y voit Champfleury, costume de rapin : chapeau à bords droits, habit noir boutonné, cravate blanche, que l’on appelle Domine Sompson, nom d’un personnage de Walter Scott, jeune pasteur manqué, grave et ridicule ; Marc Fournier, « esprit sec, amer, froidement railleur, froidement enthousiaste », qui sera cinq ans plus tard directeur du théâtre de la Porte Saint-Martin ; deux « buveurs d’eau » : Murger et Louis-Charles Barbara, etc. Baudelaire n’est pas journaliste, « tient à honneur de rester inédit » comme poète, et quand ses Chats seront, l’année suivante, au Corsaire-Satan, c’est insérés dans un conte de Champfleury : le narrateur de celui-ci, Gérard, y a un ami qui adore les chats d’une façon particulière, se plait à « les caresser avec des grattements singuliers » et tente de les magnétiser en les regardant dans les yeux ; l’ami, un soir, récite à Gérard le sonnet, qui nous est ainsi donné à lire.
On se retrouve aux Funambules du boulevard du Temple, pour la première de Pierrot valet de la mort, une pantomime de Champfleury, et les noms qu’on lit dans le compte rendu de la soirée par Auguste Vitu pour l’Echo du 27 septembre 1846, en y incluant le signataire et l’auteur qu’on venait y applaudir, délimitent un groupe : « Il y avait épars dans les loges, aux galeries, dans l’orchestre, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Théodore de Banville, Henri Murger, Baudelaire-Dufays, Privat d’Anglemont, Pierre Dupont... » Épars ne concerne que les deux premiers, de la génération précédente, modèles que par respect l’on n’agrège pas.

Les chats puissants et doux.

L’adorateur des chats est « un ami qui partage mes idées en peinture, en théâtre et en musique. Il est si rare de rencontrer un esprit d’un tempérament parallèle au sien, qu’il ne faut jamais s’en défaire. » C’est Champfleury qui s’exprime ici mais les échanges entre eux seront nombreux, qui en attestent : l’un dédie à Pierre de Fayis, c’est-à-dire à Baudelaire, l’une des pièces de son Chien-Caillou, fantaisies d'hiver, une peinture de la bohême artistique, et l’autre, à savoir le dédicataire, en rend compte élogieusement dans le Corsaire-Satan du 18 janvier 1848.
Intéressé par cette histoire du pauvre graveur Rodolphe Bresdin, Hugo écrit à Champfleury de passer un soir, place Royale, afin qu’ils causent ensemble de ceux qui souffrent puisqu’ils ont l’un et l’autre la fibre sociale. Champfleury arrive comme les Hugo sont à table, on le fait attendre au salon en compagnie de l’angora du maître de maison, et quand la famille, le dîner fini, l’y rejoint, elle le trouve se roulant sur le tapis indien avec le chat. Si bien qu’on passe la soirée à se raconter des anecdotes sur ces charmants animaux en oubliant totalement les miséreux. Et peut-être Champfleury y a-t-il récité, à cette occasion, les Chats de son ami Baudelaire ?
Entre temps, Baudelaire, à la lecture d’une traduction du Chat Noir dans la Démocratie pacifique, a eu la révélation d’Edgar Poe. Les ouvriers de Paris ont eu faim, et l’audition publique du Pain, de Pierre Dupont, a été interdite. Le 18 août, Baudelaire a été à la première d’une féerie en 4 actes et 18 tableaux, la Belle aux cheveux d’or, à la Porte-Saint-Martin. Sous « son fantastique habit noir, dont la coupe imposée au tailleur contredisait insolemment la mode, long et boutonné, évasé par en haut comme un cornet et terminé par deux pans étroits et pointus, en queue de sifflet, comme eût dit Pétrus Borel », portait-il ce jour-là le pantalon étroit et sanglé par le sous-pied sur la botte irréprochablement vernie, ou au contraire tirebouchonnant ? Au-dessus des yeux brillants comme des gouttes de café, la chevelure très noire était-elle bouclée, raphaélesque, et tombant sur les épaules, ou coupée très ras, faisant des pointes régulières sur le front, le coiffant comme une espèce de casque sarrasin ? Ce jour-là, il était tombé amoureux de Marie Daubrun.

Une épouvantable férocité.

Le 22 février 1848, vers 3h de l’après-midi, Baudelaire, Toubin, Courbet, Alphonse Promayet suivent la foule qui descend les boulevards et la rue Royale. Place de la Concorde, une charge les amène à se réfugier sur le parapet du petit jardin qui borde alors la place. De là-haut, ils voient arriver du fond des Champs-Elysées des municipaux à pied devant lesquels fuient des manifestants ; l’un de ceux-ci, sans arme, comme il contourne un arbre, trébuche et tombe, « et là, sous nos yeux, un des municipaux lui enfonce sa baïonnette en pleine poitrine. Tous, nous poussons un cri d’horreur. Un ouvrier qui s’est réfugié sur la margelle du jardin a une violente attaque de nerfs, et nous sommes obligés, Promayet et moi, raconte Toubin, de le reconduire chez lui, rue Godot-de-Mauroy, pendant que Courbet et Baudelaire vont à la Presse dénoncer à Émile de Girardin cet acte d’épouvantable férocité. »
Le lendemain, le même groupe à peu près mais Champfleury est là et on ne voit pas Courbet, part du café de la Rotonde, au coin des rues de l’École de médecine et Hautefeuille, où la bohème tient souvent ses assises. Ils essayent de gagner les boulevards, sont arrêtés par des barricades et les tirs du 17e léger du duc d’Aumale ; quand ils parviennent enfin boulevard du Temple, la nouvelle de la démission de Guizot se répand déjà dans la foule. Le 24 au soir, Toubin voit Baudelaire, comme le voit Jules Buisson, sur une barricade du carrefour de Buci, en compagnie du comtois Armand Barthet, parmi un groupe qui vient de piller un armurier ; il porte un beau fusil à deux coups, luisant et vierge, et une superbe cartouchière de cuir jaune, tout aussi immaculée ; il gesticule au-dessus des pavés et appelle sans cesse à « aller fusiller le général Aupick ! »
Ce jour-là, Jeanron, ami intime de Daumier, est nommé directeur des Beaux-Arts ; il décide que le prochain Salon ouvrira le 5 mars, et que tous les ouvrages présentés seront reçus. « Refusé invariablement chaque année sinon entièrement, du moins dans ce [qu’il envoyait] d'important pour [sa] réputation, par un jury exclusif absurde et ignorant », (trois tableaux sur vingt-cinq lui ont été acceptés entre 1841 et 1847), Courbet envoie aussitôt « et les tableaux refusés l'année précédente [dont le portrait de Baudelaire, l’Homme à la pipe] et quelques autres que j'avais faits depuis. Les artistes purent alors m'apprécier sous mon vrai jour (...) Mon art était trop sérieux pour s'allier au commerce et ne pouvait être que difficilement accepté sans la sanction du gouvernement. » L’œuvre emblématique de la révolution précédente, La liberté guidant le peuple, de Delacroix, retourne au Louvre, où elle ira grossir les réserves.

Baudelaire et le salut public.

Baudelaire écoute Blanqui à la salle du Conservatoire de la rue Bergère et, le 27 février, il va, avec Pierre Dupont, adhérer à La Société républicaine centrale fondée par l’Emmuré, en s’inscrivant au Tivoli d’hiver, 45, rue Grenelle-Saint-Germain (auj. de Grenelle), où ils figurent parmi les 325 premiers affiliés. En moins de deux heures, au café de la Rotonde, c’est-à-dire chez Turlot, Baudelaire, Champfleury et Charles Toubin, décident aussi et, joignant l’acte à la pensée, rédigent aussitôt dans la salle de l’étage un journal, Le Salut public, qui titre fièrement : « Vive la République ! » Des crieurs partent avec 400 exemplaires, on ne les reverra jamais !
Pour le deuxième numéro, un ou deux jours plus tard, Courbet leur dessine une vignette qui montre, juché au sommet d’une barricade, un homme au vêtement composite, haut-de-forme bourgeois et blouse d’ouvrier, portant un fusil et un drapeau sur lequel on lit « voix de Dieu » et « voix du peuple ». C’est le portrait de Baudelaire, à en croire Jules Vallès : « Tantôt, en 48, il sortait en blouse bleue avec un tuyau de poêle tout battant neuf sur la tête et des gants beurre-frais aux mains ; tantôt il se mettait en habit noir et chaussait des sabots crottés de fumier, pour qu’on criât à la chienlit. » Après quoi ils fêtent la naissance et la mort du titre, à cinq, chez Lescophy, 4, rue de Beaune.
Le 1er mars 48, Théophile Gautier assiste à une assemblée d’artistes organisée par la fouriériste Démocratie pacifique, puis fait partie du bureau qu’elle se donne pour aller proposer une administration spéciale des beaux-arts, mais son nom disparaît des comptes rendus des réunions ultérieures, comme ceux de Baudelaire et Dupont de la société blanquiste. Viennent les réunions électorales d’avril, qu’ils suivent avec assiduité : Champfleury y est parfois assesseur, Baudelaire s’amuse à dérouter les orateurs par des questions incongrues sur le libre-échange, ou sur les traités de 1815... Quand un carbonaro qui se fait surnommer l’Apôtre, Jean Journet, donne une conférence phalanstérienne dans l’atelier du caricaturiste Charles Traviès, rue Monsieur-le-Prince, les deux compères montent l’escalier en catimini, enferment les auditeurs à clé, la jettent, en redescendant, dans les toilettes.

Les derniers éclats de juin.

Gautier, qui menait grand train depuis que ses ballets l’avaient enrichi, qui roulait phaéton, avait deux poneys et un domestique, s’est vu ruiné par la crise qui suit la révolution, et s’est retiré dans un petit logement de cinquième étage, 14 rue Rougemont, où il fermera désormais « ses vitres » à « l’ouragan » du monde pour ciseler les joyaux d’Émaux et Camées. C’est là que Baudelaire vient lui rendre visite, au prétexte de lui apporter « de la part de deux amis absents », la déjà ancienne plaquette de Vers de Le Vavasseur et Prarond, à laquelle il a sans doute collaboré anonymement pour sa seconde partie. C’est une rencontre sans lendemain, comme l’avait été déjà celle de Pimodan.
A compter du 10 avril, Baudelaire est secrétaire de rédaction de la Tribune nationale, titre placé d’abord sous le patronage de Lamennais, puis carrément conservateur. Mais durant la terrible répression de juin, alors que le faubourg Saint-Antoine est déjà tombé, Gustave le Vavasseur aperçoit Baudelaire et Pierre Dupont en allant au café de Foy, sous les arcades du Palais-Royal. Là, « il pérorait, déclamait, se vantait, se démenait pour courir au martyre : « On vient d’arrêter de Flotte disait-il. Est-ce parce que ses mains sentent la poudre ? Sentez les miennes ! » Puis des fusées socialistes, l’apothéose de la banqueroute sociale, etc. Dupont n’y pouvait rien. » Qu’est-ce qui le sauve alors ? Peut-être la cocarde du garde national, un « pays » normand que le Vavasseur et Philippe de Chennevières ont rencontré en chemin et qui les accompagne.