II. La bohême a de l’embonpoint
« Ils se sont tous grisés de bière chez Andler, (...)
Au lieu d'êtres humains, ils font des animaux / Encore non classés par les
naturalistes : / Excusez-les, Seigneur, ce sont des réalistes ! » Théodore de Banville, Réalisme,
in Odes funambulesques.
Baudelaire est
allé, peu de temps, choquer l’Indre et Châteauroux en s’y affichant avec Marie Daubrun et, à nouveau, au Divan Le Pelletier, « On voit le doux
Asselineau / Près du farouche
Baudelaire » comme le dit Banville en vers, et « la belle tête grise
de Daumier auprès du front crépu de Privat d’Anglemont », comme
l’écrit Monselet. Surtout, Courbet a maintenant son atelier
32, rue Hautefeuille, presque porte à
porte avec la brasserie Andler (tout cela a disparu dans l’extension de l’École
de Médecine). En compagnie de Champfleury, Descamps, Corot, Daumier, il y joue au billard
dans la fumée des pipes, sous l’éclairage au gaz et l’œil sévère de Gustave
Planche – « nullité et cruauté de l’impuissance, style d’imbécile et de
magistrat », résumera Baudelaire. Il y discute interminablement
d’esthétique avec Paul Chenavard,
esprit encyclopédique auquel Ledru-Rollin
et le gouvernement provisoire ont commandé une décoration du Panthéon. L’homme
a des projets grandioses : une histoire de l’humanité et de son évolution
morale, depuis le déluge et la destruction des dinosaures qui s’ensuivit,
jusqu’aux temps modernes, en passant par la guerre de Troie.
Si près du temple des grands hommes, la brasserie Andler
est maintenant sans conteste "le temple du réalisme", avec la
Soupe au fromage et tous les autres attributs du culte, dont la bière,
qu’elle met à la mode, et donc le bock à quoi l’on reconnaîtra désormais
l’artiste. Ici, l’atmosphère a pourtant le pittoresque des universités
allemandes, si chères à ces romantiques qu’on pourfend.
O ma jeunesse, c’est vous qu’on enterre !
Asselineau retrouve
Baudelaire entiché de Poe, dont il a donné une première traduction à l’été, et
doit l’accompagner dans un hôtel du boulevard des Capucines « où on lui
avait signalé l’arrivée d’un homme de lettres américain qui devait avoir connu
Poe. » Le voilà obligé de boire le whisky et de lire le Punch chez
un tavernier anglais de la rue de Rivoli, au comptoir duquel Baudelaire vérifie
des anglicismes avec des grooms du faubourg Saint-Honoré, quand il ne cherche
pas un marin susceptible de le tuyauter sur son argot de métier.
En 1849, Pierre Dupont salue l’élection du
Prince-Président d’un Chant des
paysans : « Napoléon est sur son siège, / Non point l’ancien,
mais un nouveau / Qui laisse les blés sous la neige / Et les loups manger son
troupeau. / Quand l’aigle noir fond sur tes plaines, / Terre d’Arcole et de
Lodi / Il se tient coi... dedans ses veines, / Le sang du Corse est refroidi. »
Quand le fauteuil
s’est mué en trône, Dupont s’en trouve condamné à sept années d’exil ; il
s’abaisse à demander sa grâce et l’obtient. Baudelaire a déjà, à ce moment,
écrit sa notice élogieuse, en préface à la vingtième livraison des Chants et Chansons de l’apostat. Mais dix ans plus
tard, alors que Dupont s’est retiré de la vie politique et a sombré dans
l’alcoolisme, Baudelaire maintiendra intact son jugement sur le poète.
Le 22 novembre 1849, c’est la première de La Vie de Bohème aux Variétés.
Toute une génération est là pour se voir refléter par la scène, moins ceux qui
sont morts de misère comme Karol, Cabot, Montaudon ou Mimi. Celle-ci est interprétée par une débutante, Melle Thuillier, maigre comme la
phtisique grisette, et Théodore de Banville y voit bien autre chose qu’un rôle,
une véritable résurrection qui le bouleverse, « une de ces transmigrations
d’âmes qu’Edgar Poe raconte avec l’assurance d’une foi profonde. » Le
rideau tombé sur la dernière réplique de Rodolphe qui, lâchant la main inanimée
de Mimi s’apitoie sur lui-même – « O ma jeunesse ! c’est vous qu’on
enterre ! » - Nadar sur
précipite sur Murger pour le
conjurer de couper cette abominable phrase, mais s’entend répondre : -
« Pas du tout, c’est nature. »
Le triomphe de la pièce faisant suite à celui du
feuilleton, l’éditeur Michel Lévy
prend Murger sous contrat. Le bohème change totalement sa manière, devient
mondain, reçoit le vendredi et écrit dans la Revue des deux Mondes. Monselet
pourra expliquer que « bohêmes » est une étiquette choisie par
les romantiques pour discréditer « les hommes plus jeunes qu'eux ».
La Laiterie du paradoxe.
Max Buchon a dû s'enfuir après le coup d’état avec ses papiers, au dos de l’un
desquels Baudelaire avait écrit son « Je n’ai pas pour maîtresse
une lionne illustre », et s’exiler
en Suisse. Son ami Courbet se déclare désormais « socialiste mais
bien encore démocrate et républicain en un mot partisan de toute la Révolution
et par dessus tout réaliste c'est à dire ami sincère de la vraie vérité ».
Baudelaire l’a beaucoup vu : « Il resta longtemps chez Courbet, dira Vallès, dormant contre les toiles
roulées. Les chefs d’œuvre étaient utiles au moins : ils servaient
d’oreillers. » Puis il se loue un
pied à terre personnel à Neuilly, 95, avenue de la République, tout en
cohabitant le plus clair du temps à une autre adresse, souvent un hôtel, avec
Jeanne Duval : rue des Marais, boulevard Bonne-Nouvelle, 46 rue Pigalle...
Le bal de la Grande Chartreuse s'appelle maintenant la
Closerie des Lilas, nom trouvé et donné à M. Bullier par Privat d'Anglemont, nous dit Banville, et toutes les
grisettes ont chez elles leur Almanach
de la Closerie des Lilas agrémenté de vers de Privat, comme ce
distique :
« Le boulevard où l’on coudoie
![]() |
Bullier. Gallica |
La jeune fille au long cou d’oie. »
Quand il a composé
une nouvelle pièce de vers, Baudelaire réunit ses auditeurs en petit cénacle
dans une crémerie quelconque, raconte Jules
Levallois, par exemple à la Laiterie du paradoxe, rue Saint-André-des-Arts,
en face du débouché de la rue Pavée (auj. Séguier), gargote tenue par une
femme : une salle étroite et un peu sombre, ici le portrait de Raspail, là
celui de Washington, plus loin, un épisode de la révolution belge, et quelques
autres gravures qui baillent hors de leurs cadres. Au milieu de ces grandes
figures, Nadar, l’avale-tout – (« Nadar, c’est la plus étonnante
expression de vitalité. Adrien me disait que son frère Félix avait tous les
viscères en double », écrira Baudelaire dans Mon cœur mis à nu) -,
Asselineau, les trois créoles de la Guadeloupe que sont Privat d’Anglemont, Loÿs L’herminier et Melvil-Bloncourt, fondateur de revues
diplomatiques comme le Portefeuille ou la France parlementaire,
enfin Poulet-Malassis, un ami de
fraîche date qui a subi six mois de détention au fort d’Ivry après juin 48,
quand il avait lui-aussi publié un journal, qui avait eu cinq numéros.
“L’Aimable Faubourien, journal de la canaille : Vendu par la crapule et acheté
par les honnêtes gens”, portait en exergue quelques vers de Barbier : « La grande
populace et la sainte canaille / Se ruaient à l’immortalité », et d’Hégesippe Moreau : « Ce
peuple qui sur l’or jonché devant ses pas, / Vainqueur, marchait pieds nus et
ne se baissait pas ! ».
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgNxfoxM5b-6Uzw5SUAePS9b_c4mq6E4XJGCOYbO7PIF3Ntq_jCfHYS9nAooxt252EjdYEk5cVkYBn-eMHkCGgjS46j5NGRKBtms1T_oGXXsEwkg6QkwdkStdTACSJX0FlFyHf91161mHQ/s320/AimFaub.jpg)
Les dîners de la Présidente.
La Revue de Paris tient ses réunions de rédaction,
pourrait-on dire, durant les dîners du dimanche chez Apollonie Sabatier, installée par le banquier Mosselman 4 rue Frochot. Baudelaire est bientôt admis parmi les
familiers de la demi-mondaine dont les fenêtres donnent sur l’avenue privée, où
l’on entre, du côté de la place Bréda, par une grille en charpente éclairée d’un
bec de gaz, un second étant sur la petite place ronde. C’est une « gaie
villa d’ateliers riches, de l’art heureux, du succès, dont le trottoir montant
n’est guère foulé que par des artistes décorés » écrira Goncourt. Eugène Isabey loge au n°5 et dans son atelier passent Bouguereau et Jongkind. Dumas est son
voisin, au n°7, avant qu’un revers de fortune ne le contraigne à vendre ses
meubles. Un marché de modèles, qu’on appelle l’Olympe, se tient à l’autre bout,
sur la place Pigalle, où existe une ferme qui fournira en lait frais le
quartier jusqu’à la guerre de 1914.
Baudelaire fréquente aussi au 21, rue de Sèvres, où Louise Colet reçoit les académiciens le
jeudi, et tout le monde le dimanche, selon Champfleury qui le sait pour y avoir
été reçu nuitamment. Le salon est un foyer d’opposition libérale à l’Empire, où
l’on rencontre Victor Cousin, dont
Louise Colet a un enfant, Musset,
son amant, Vigny, le prochain, Delacroix, Gautier, et quelques autres
La liberté guidant le peuple est tirée des réserves du Louvre pour
figurer avec trente-quatre autres tableaux dans la grande rétrospective
Delacroix à l’occasion de l’Exposition universelle de 1855. Le 12 mai, le peintre invite
à dîner "Gautier et les aimables hommes qui m’ont été agréables pour mon
exposition ", amabilités prodiguées au Moniteur universel de Dalloz
et Turgan où Gautier, après vingt
ans à la Presse d’Émile
de Girardin, vient de passer. Dans son atelier du 16, rue Chaptal, Ary Scheffer, bien retiré de la vie
mondaine désormais, a pour élève Frédéric
Auguste Bartholdi, le futur auteur de la statue de la liberté.
![]() |
Expo de 1855, Palais des Beaux-Arts. Gallica |
L’Exposition
universelle ouvre le 15 mai au nouveau Palais des Beaux-Arts, de l’avenue
Montaigne, qui sera plus connu ensuite comme Palais de l’Industrie. Courbet y a
été refusé ; l’empereur, deux ans plus tôt a cravaché ses Baigneuses. Courbet a
monté, en face, son pavillon personnel, exclusif, à l’enseigne du réalisme. Si
le grand public l'ignore, Delacroix s'y arrête longuement. Y figure en bonne
place L'atelier du peintre, le
sien, "Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie
artistique et morale".
L’atelier de Courbet : une allégorie réelle.
A la gauche de Courbet et de son modèle, des types, des
symboles, dont Émile de Girardin, vêtu en croque-mort parce que « fossoyeur
de la République » par l’entremise de ses journaux populaires, un ouvrier,
etc. ; à sa droite Promayet,
son violon sous le bras, Bruyas,
mécène de Montpellier, Cuenot, Max
Buchon, Proudhon, Champfleury,
assis, jambes croisées, le couple Sabatier,
collectionneurs montpelliérains et fouriéristes militants, enfin Baudelaire,
une jambe pendant de la table où il s’appuie...
Baudelaire ne rend compte, dans le Pays et dans le Portefeuille
de Melvil-Bloncourt, que des rétrospectives d’Ingres et de Delacroix. Proudhon
est venu visiter le pavillon du réalisme avec son chapeau à larges bords en
poils de lapin blanc ; il n’a pas posé pour l’Atelier du peintre, -
Courbet avait chargé Champfleury de le lui demander -, et pas davantage
Baudelaire qui semble ne pas même avoir vu le tableau ni avant ni après :
"Moi-même, on m'a dit qu'on m'avait fait l'honneur..."
Courbet, pendant qu’il y travaillait encore, avait confié à
Champfleury qu’il regrettait de ne pas avoir commencé la ronde des amis, sur la
partie droite, par Baudelaire, mais qu’il était désormais trop tard pour tout
recommencer. Champfleury, présent aussi à l’expo par un portrait individuel, ne
s’y trouve guère avantagé : « J’ai
été atterré par ma propre image qui m’a fait l’effet du général des Jésuites.
Je ne sais où Courbet m’a vu avec cette physionomie, mais j’avoue que
mentalement, j’ai pensé que le tableau pouvait être refusé et qu’ainsi je
serais sauvé. Il y a, malgré tout, assez de ressemblance pour qu’on me
reconnaisse et, sans fatuité, sans amour propre, je ne serais pas content qu’on
me vît ainsi. Les caricatures qu’on peut faire sur moi m’amusent infiniment,
mais ce diable de portrait est monstrueux... »
Un groupe de
dix-huit poèmes de Baudelaire paraît le 1er juin dans la presse,
pour la première fois sous le titre, les
Fleurs du Mal, dont quelques-uns de ceux qu’il envoie à la Présidente
depuis deux ans et demi, et d’autres inspirés par Marie Daubrun comme
l’explicite A la Belle aux cheveux
d’or. A la mi-août, Baudelaire écrit à George Sand pour lui recommander Marie Daubrun, qu’elle connaît
déjà puisque le plus grand succès de l’actrice a été d’interpréter sa Claudie, aux côtés de l’acteur Bocage. Baudelaire est alors au 27, rue
de Seine ; il court d’un hôtel à l’autre comme il le faisait déjà dans les
années d’avant la Révolution : on l’a vu ces derniers temps au 46, rue
Pigalle, à l’hôtel de Normandie du 13, rue Neuve-des-Bons-Enfants (auj.
Radziwill), et à l’hôtel du Maroc, 57, rue de Seine. De chambre en chambre, il
traîne avec lui un portrait de son père peint par le chevalier Regnault.
Le réalisme des
Fleurs du Mal.
Parmi ces Fleurs
du Mal, un Voyage à Cythère
inspiré par celui de Gérard de Nerval
onze ans plus tôt. Le 26 janvier, à l’aube, Gérard de Nerval a été trouvé pendu
rue de la Vieille-Lanterne, à l’angle de la rue de la Tuerie (emplacement
actuel du milieu du rideau du théâtre de la Ville) ; il faisait moins 18°
à Paris. La veille, il était passé au Théâtre français et avait dîné dans le
quartier des Halles.
Baudelaire n’a
cessé de traduire Poe, les Histoires
extraordinaires sont publiées au début de 1856. « Quant à
Baudelaire, je n’ai pas encore lu ses traductions ni sa préface, il y avait en
effet quelques analogies dans nos natures quant à la manière d’envisager de
certaines choses, la métaphysique par exemple. Maintenant je ne sais pas ce
qu’il en reste car il y a longtemps que je ne le vois plus », écrit
Courbet en avril. Dans son atelier du 58, rue Notre-Dame de Lorette, au
2e étage, dont L’Illustration
donne une gravure montrant sa vie de reclus, Delacroix, lui, lit la traduction de Poe, comme en atteste son
journal.
A compter de
juillet 1856, Baudelaire est dans un hôtel du 19, quai Voltaire, tout à côté du
Moniteur universel, qui est au 13, auquel il remet chaque soir une masse
énorme de matériel pour sa traduction des Aventures
d’Arthur Gordon Pym qui vont y paraître en feuilleton. Ses démarches
auprès de George Sand sont restées infructueuses et Marie Daubrun s’en va vivre
avec Théodore de Banville. Le 30 décembre, Baudelaire signe un contrat pour les
Fleurs du Mal avec l’éditeur Poulet-Malassis dont la boutique parisienne
ouvre le 13 janvier suivant 4, rue de Buci.
Le général Aupick,
son beau-père, qu’il appelait à tuer à quatre pas d’ici, meurt un mois avant
leur mise en vente. Les poursuites judiciaires ne tardent pas. A deux jours de
l’audience, Baudelaire écrit à la Présidente pour lui demander d’intervenir.
Juste avant l’audience, Champfleury lui dit :
« - Vous
serez certainement accusé de réalisme.
Le poète poussa un
cri de colère. Non pas qu’il craignît les horions et les ruades de l’opinion.
Il les recherchait, au contraire ; mais il voulait recevoir, seul,
les coups de bâton. telle était sa marotte.
A peine levé, le
procureur impérial prononçait le mot de réalisme et tenait le poète pour
un de ses plus ardents sectaires. Baudelaire grimaçait à son banc, irrité de la
réalisation de mon pronostic. »
Une vraie toilette
de guillotiné.
Disciple de
Champfleury, de douze ans son cadet, Louis-Edmond
Duranty a, en novembre de l’année précédente, lancé une revue de combat, le Réalisme, qui est déjà morte
au moment où requiert le procureur Pinard. Et le maître a codifié enfin en
personne, cette année, sous le même titre, les principes du mouvement :
« Il y aura une école nouvelle qui ne sera ni classique ni romantique, et
que nous ne verrons peut-être pas, car il faut le temps à tout ; mais,
sans aucun doute, cette école nouvelle sortira du romantisme, comme la vérité
sort plus immédiatement de l’agitation des vivants que du sommeil des
morts. » Le procureur impérial a jugé que cette école, Baudelaire
l’inaugurait.
Il vit très mal sa
condamnation. Est-ce cela ? Est-ce le fait que, le 30 août, au bout de
cinq ans et d’une dizaine de poèmes, la Présidente s’est donnée à lui et que,
du coup, il n’a plus su qu’en faire ? Quand les Goncourt le voient en
octobre, au café Riche, 16, boulevard des Italiens, à l’angle de la rue Le
Peletier, il n’a pas bonne mine : « Baudelaire soupe à côté sans
cravate, le col nu, la tête rasée, une vraie toilette de guillotiné. »
C’est l’année où Henri
Fantin-Latour, de quinze ans le cadet de Baudelaire, qui étudie tout près
de la brasserie Andler, au cours de Lecoq de Boisbaudran, à l’école de dessin
du 5 rue de l’Ecole-de-Médecine , se lie avec Edouard Manet. Le 7 Octobre 1858, au Louvre, alors qu’il copie les Noces de Cana de Véronèse,
Fantin-Latour fait la connaissance de Whistler,
qu’il emmène au café Molière, dans la rue éponyme (auj. Rotrou), où ils
retrouvent Alphonse Legros, avec
lequel ils formeront la « Société de Trois ». Pendant l’hiver qui suit, chez le commandant Hippolyte Lejosne,
parent éloigné du peintre Bazille et
ami des créoles que fréquente Baudelaire, ce dernier rencontre Manet. Aussitôt,
« une vive sympathie a rapproché le poète et le peintre », ainsi que
l'écrira Zola.
![]() |
La Présidente derrière le masque? Musée Lansyer, Loches |
Le Salon de 1859 ouvre le 15 avril au Palais des
Champs-Elysées (de l’Industrie) ; Baudelaire écrit le sien de Salon sur la
seule base du catalogue, se vante-t-il à Nadar. Mais il a vu à la fin de
l’année précédente, dans l’atelier d’Ernest
Christophe, - (« Au haut du faubourg Saint-Antoine, passé une cour,
jardinet d’une pension de petites-filles ; une porte poussée et un immense
atelier, austère et nu par sa grandeur, un atelier de labeur et de sévérité.
Murs énormes, vides, peints en rouge, contre lesquels les deux statues des
Médicis et la tête du Moïse » comme le décriront les Goncourt) –,
Baudelaire a vu là deux esquisses, statuettes dont il regrette l’absence à ce
Salon, une Comédie humaine et
une Danse macabre, la
première devenue le Masque dans le poème qu’il lui a déjà consacré le 15
mars 1859, l’autre gardant son titre pour un second poème qui paraîtra dans la
même Revue Contemporaine, le 30 novembre 1859. De sa première esquisse,
où la figure démasquée était sans doute inspirée des traits de la Présidente, Christophe
fera un grand marbre sous le nom donné par Baudelaire, et ce Masque,
acheté par l’État en 1876, après le Jardin des Tuileries est maintenant au
musée d’Orsay.
« je vous dois la
plus grande jouissance... »
Les rejetés du Salon, Alphonse Legros, Henri Fantin-Latour,
James McNeill Whistler, soit la « Société des Trois », et Théodule Ribot exposent leurs travaux
dans l’atelier de Bonvin, Les Deux Sœurs pour le second, Au piano pour le troisième, que
Courbet vient admirer. Manet s’est fait refuser par le Salon son Buveur d’absinthe. Fantin-Latour
travaille bientôt d’après modèle vivant dans l’atelier de Bonvin sous la
supervision de Courbet, et Manet également subit son influence. On retrouve
naturellement presque tout le monde à la brasserie Andler, à la brasserie
suisse de la rue de l’École-de-Médecine comme à l’autre pandémonium du
bock-bier, la brasserie des Martyrs (au
9 de la rue éponyme), que son public habituel appelle tout simplement la Brasserie,
où les rejoignent Jules Champfleury, Charles Baudelaire, Félix Bracquemond.
En février 1860, aux Italiens de la salle Ventadour, (rue
Méhul, à l’emplacement de la Banque de France), est donné un concert d’extraits
du Hollandais volant, de Tannhäuser, de Tristan et de Lohengrin ; Baudelaire est dans la salle. On
pourrait croire le public préparé par Gautier qui, deux ans et demi plus tôt,
dans les colonnes du Moniteur universel a donné un compte-rendu plein de
sympathie du Tannhäuser représenté à Wiesbaden, expression musicale d’un
romantisme au sens allemand du terme, c’est-à-dire « impliquant
seulement un retour au Moyen-Age » et, selon lui, « bien plutôt
un retour aux formes anciennes qu’une innovation révolutionnaire ». Pourtant le foyer a été au bord de la
bataille rangée si l’on en croit Berlioz dans son feuilleton, le lendemain, du Journal
des Débats. Baudelaire écrit à Wagner son admiration dès le 17, - « Je
veux vous dire que je vous dois la plus
grande jouissance musicale que j'aie jamais éprouvée » -, et une visite suit bientôt sa lettre au
pavillon avec jardinet du 16, rue Newton, où le musicien et Minna sa femme
tiennent salon le mercredi soir.
Face à la presse,
Baudelaire poursuit ses enfantines provocations : présenté à Jules Vallès,
il a cette curieuse entrée en matière : - Monsieur, quand j’avais la
gale...
Après son recueil de Chansons populaires des provinces
de France, illustrées par Courbet, dont
la préface est dédiée « Au poète Charles Baudelaire »,
Champfleury publie les Grandes
figures d’hier et d’aujourd’hui : Balzac, Nerval, Wagner, Courbet.
Grandes figures et humbles chansons : le groupe s’est toujours intéressé à
l’expression chantée de l’âme du peuple : Champfleury a fréquenté
l’Harmonie universelle, société de fraternité active, fondée le 12 juin 1849 au
47, rue d’Enfer (auj. bd Saint-Michel, entre la place Ed. Rostand et la rue de
l’Abbé-de-Épée), dont ont été membres le dessinateur Eugène Pottier, futur chansonnier et auteur de l’Internationale, le musicien saint-simonien Félicien David, la fouriériste Jeanne Deroin.
Le goût des
chansons populaires.
Baudelaire publie à l’été 1861 la deuxième étude qu’il
consacre à Pierre Dupont, et il s’est même essayé avec le Jet d’eau, à reproduire le mouvement de la chanson qu’il
y cite. « Que de bonnes et longues
soirées nous avons passées, se souviendra Théodore de Banville, à causer art,
femmes, poésie, peinture et à entendre chanter des chansons populaires dont
nous aimions les sauvages et caressantes mélodies et les vers pleins de
subtiles et délicates assonances ! »
Parmi les
« quelques-uns de [ses] contemporains » sur lesquels Baudelaire livre
ses « réflexions » à la Revue fantaisiste, il y a encore,
outre le poète du Chant des ouvriers,
le chantre des insurgés de 1830, Auguste Barbier, et celui qui chanta le
soulèvement républicain des 5 et 6 juin 1832 avant de mourir à 28 ans,
Hégésippe Moreau.
En 1861, Baudelaire
découvre chez un marchand du passage des Panoramas, un tableau de son père
qu’il voudrait bien acheter, et il cherche à réunir la somme nécessaire. La
ronde des hôtels a continué, entrecoupée de séjours au domicile de Jeanne, 22,
rue Beautreillis. Depuis son retour de chez sa mère, à Honfleur, où Courbet lui
a fait découvrir les marines de Boudin, Baudelaire est le plus souvent à l’hôtel
de Dieppe, 22, rue d’Amsterdam. Il accompagne chaque jour Manet aux
Tuileries, lui parlant tandis que celui-ci peint les enfants ou les nourrices
qui les surveillent depuis leurs chaises. « Manet n’avait à ce moment, où
il était inconnu, que le poète Baudelaire pour le fréquenter dans son atelier,
le comprendre et l’approuver », écrira Théodore Duret dans son Histoire
du peintre.
Après l’arrivée
d’une troupe espagnole à paris, Manet entreprend une série qui s’en inspire,
dont un Lola de Valence, et à la Taverne flamande Fiscalini
Corazzo, 44, rue de Provence, Baudelaire dépose un quatrain aux pieds de la
merveilleuse ballerine : "Entre tant de beautés que partout on peut voir,
/ Je comprends bien, amis, que le désir balance; / Mais on voit scintiller en
Lola de Valence / Le charme inattendu d'un bijou rose et noir." Et il les
verrait bien, ses vers, écrits « au pinceau, dans la pâte » du
portrait.
Les voilà une bonne douzaine dans la Musique aux Tuileries, têtes d'épingles dans une foule,
éléments indissociables d'un effet d'ensemble, portraits pas plus gros que des
notes sur une partition : Baudelaire y est juste au-dessus de Mme Lejosne,
en haut-de-forme, le visage noyé dans l’ombre de l’arbre, dans le groupe de
gauche, de profil, avec Gautier.
Wagner est à l’hôtel meublé Voltaire, au 19, quai Voltaire,
là où logea Baudelaire cinq ou six ans plus tôt. De sa fenêtre du 3e
étage, il voit « le fourmillement
humain qui anime les quais et les nombreux ponts », pendant qu’il achève les Maîtres chanteurs.
La réalité moderne en bonne place.
Poulet-Malassis a
fait faillite, et c’en est fini de la librairie, arrivée 36 passage
Mirès (auj. des Princes), dont les murs étaient ornés de médaillons, par
Alexandre Lafond, élève d'Ingres, de Banville, Baudelaire, Champfleury,
Gautier, Hugo, et Asselineau. L'éditeur Cadart rassemble rue de Richelieu la
génération née autour de 1830, dans une tentative de promouvoir la lithographie
de peintres, à l'exemple de la Société des Aquafortistes. Baudelaire écrit de
ce groupe-là, dans la Revue anecdotique, dans le Boulevard :
« MM. Manet et Legros unissent à un goût décidé pour la réalité moderne, -
ce qui est déjà un bon symptôme, - cette imagination vive et ample... »,
ou bien qu’il a trouvé dans les bords de Tamise de M. Whistler, la « poésie profonde et compliquée d'une
vaste capitale », sans compter qu’il a demandé à Bracquemond d’illustrer
l'étude qu’il a consacrée à Théophile Gautier.
En mars 1864, Baudelaire écrit à son ami le marquis de
Chennevières, organisateur des Expositions officielles, pour lui demander de
« leur trouver de bonnes places » au prochain Salon, qui s’ouvre à la
mi-mars. « Leur », c’est Fantin-Latour qui présentera un Hommage à Eugène Delacroix et Tannhäuser au Venusberg, et
Manet pour Épisode d’une course de
taureaux et Christ
ressuscitant, assisté par les anges. Dans l’Hommage à Delacroix,
ainsi rendu sept mois après la mort du maître du Romantisme, c’est le groupe
réuni par Cadart que l’on retrouve : Whistler, Legros, Champfleury, Baudelaire,
Manet, Bracquemond.
![]() |
Fantin-Latour, Tannhäuser au Venusberg. Los Angeles County Museum of Art |
Baudelaire va maintenant chercher sinon fortune au moins un
répit à Bruxelles, là où Poulet-Malassis s’est exilé aussi. Il y croise
Proudhon qu’on en expulse. Il écrit à Manet, et son travail continue de
s’inspirer de leur relation : La
Corde, un poème en prose, évoque un suicide survenu dans l'atelier de
la rue Lavoisier que le peintre partagea sept ans avec le comte Albert de
Balleroy : la pendaison d'Alexandre, 15 ans, chargé du nettoyage des
brosses et du raclage des palettes, le jeune modèle de l'Enfant aux cerises. Les deux peintres, à la suite de ce
drame, avaient quitté l’atelier que Baudelaire avait fréquenté, comme
Fantin-Latour, et Pissarro, Manet
s’installant 38, rue de la Victoire tandis que le comte se retirait dans le
calvados.
Au Salon, l’Olympia
de Manet, qui suscite force mouvement de cannes et d’ombrelles, est replacée
très haut, si bien que la foule ne peut plus ni l’outrager ni d’ailleurs la
voir.
Champfleury n’est plus l’ami de Courbet : « surtout me choquent la fièvre des
admirations banales et l’amour de la canaille qui en fait un frère de Pierre
Dupont. Notre brouille, après des paroles au moins légères de sa part, vient de
ce que je lui ai écrit un jour, lui faisant voir clairement où, avec de belles
qualités, Dupont était tombé. »
Des obsèques un 31
août.
Champfleury reste
l’ami de Baudelaire, auquel il demande par lettre un morceau de poésie pour son
étude sur Daumier à paraître dans son Histoire
de la caricature moderne, ce dont Baudelaire s’exécute par retour. Le
livre paraît en novembre : « mon ami, le poète Baudelaire, a bien
voulu m’envoyer de l’étranger un morceau de poésie ». Du principe de l’art et de sa destination sociale, de Proudhon, qui paraît à la mi-1865, condamne les auteurs romantiques
auxquels il reproche de peindre leurs impressions personnelles et non pas
celles de la collectivité mais il fait l’éloge de Courbet qui s’est intéressé à
ses contemporains et a créé une peinture socialiste avec des toiles comme Les Casseurs de pierre.
Le 30 décembre
1865, la Vie de bohème est reprise à l’Odéon. La soirée commence par la
lecture d’un poème de Banville, Jeunesse,
en hommage à Murger, disparu, et qui s’était déjà retiré à Marlotte, en bordure
de la forêt de Fontainebleau, dix ans plus tôt. Mimi a pris de l’embonpoint, la
génération qui avait vingt-cinq ans lors de la première a dépassé les quarante
et la magie ne passe plus.
Frappé par deux attaques de paralysie successives,
Baudelaire est rapatrié dans la maison de santé du Dr Duval, 1, rue du Dôme, à
Passy. Là, aphasique, il ne peut plus dire que « Non, cré non ». Il
dit crénom avec rage quand on évoque devant lui le dernier Courbet, la Femme au Perroquet ; il dit crénom avec ravissement
quand Mme Manet vient, au piano, lui jouer du Wagner. On prétend même qu'il
aurait pu avoir pour dernier mot : Manet.
Baudelaire meurt un 31 août, il faut distribuer les
faire-part un dimanche, tout se ligue pour des funérailles clairsemées. De ceux
qui sont représentés sur l’Hommage à Delacroix, les suivent Champfleury
et Fantin-Latour, Bracquemond et Manet ; auxquels se sont joints
Asselineau, Banville, Verlaine.
Whistler n’est plus à Paris. "On remarqua beaucoup l'absence à ces tristes
obsèques, écrira Verlaine, de Théophile Gautier, que le Maître avait tant
aimé ».