PARIS Ier/IIème. 6 PLACE DES VICTOIRES


Un citoyen qui en valait 700 000
« Le commerce et le trafic sont les deux composantes de la rue. Or, dans les passages, la seconde a presque disparu ; le trafic y est rudimentaire. Le passage n’est que la rue lascive du commerce, propre seulement à éveiller les désirs. » Le passage, c’est le lèche-vitrines et le pied de grue, pas la circulation puisque ici y a tout à voir, et ce que Walter Benjamin en écrit – le passage des Panoramas, au nord du quartier, est leur ancêtre à tous, une vingtaine d’année avant la grande vogue des rues couvertes – est vrai aussi de la place des Victoires, au sud du quartier, place résidentielle et de station pour, des premières loges de la fenêtre ou du parterre qu’est le pavé, admirer la statue du roi.
Après les traités de Nimègue, qui constituent l’apogée du règne du Roi-Soleil, voilà qu’un particulier prend l’initiative de changer à lui seul la face de Paris, de remodeler l’espace de la ville autour de la personne du roi devenue la mesure et la fin de toute chose ! Voltaire, soixante-dix ans plus tard, le donne en exemple à ses contemporains à lui, pour leur faire honte : « Un seul citoyen [le maréchal de La Feuillade], qui n’était pas fort riche, mais qui avait une grande âme, fit à ses dépens la place des Victoires, et érigea par reconnaissance une statue à son roi. Il fit plus que sept cent mille citoyens n’ont encore fait dans ce siècle ».
Mme de Sévigné, témoin des prémices de l’exploit, écrivait à son cousin, le 20 juillet 1679 : « M. de La Feuillade, courtisan passant tous les courtisans passés, a fait venir un bloc de marbre qui tenait toute la rue Saint-Honoré, et comme les soldats qui le conduisaient ne voulaient point faire de place au carrosse de Monsieur le Prince [le Grand Condé], qui était dedans, il y eut un combat entre les soldats et les valets de pied ; le peuple s’en mêla, le marbre se rangea, et le Prince passa (…) cette statue lui coûtera plus de trente mille écus ».
Bussy-Rabutin, moins naïf que ne le sera Voltaire concernant les grandes âmes, répondit à sa cousine : « La Feuillade ne perdra pas l’avance qu’il fait de sa statue de marbre : le roi, qui aime d’être aimé, la lui rendra avec usure ».
source: Gallica
Porté à ce degré, ce n’est d’ailleurs plus de l’amour, mais de la dévotion : La Feuillade dédie un temple à son roi comme d’autres ont fait bâtir des églises. Sur le modèle liturgique, le roi absent – c’est concurremment aux traités de Nimègue que Louis XIV a opté pour Versailles – est présent par son image, et l’espace organisé autour de l’iconostase pour la célébration d’un culte optique tenant tout entier dans la fascination. Non seulement la place sera proportionnée à la statue, mais aucune promenade abritée sous des arcades n’y est prévue – parce qu’elle serait synonyme de vision intermittente, masquée par des piliers –, et les rues sont désaxées de sorte qu’en arrivant par n’importe laquelle l’on voie toujours la statue se détacher sur un fond de façades qui la fasse ressortir.
La place des Victoires est donc tout le contraire d’un rond-point – ce qu’en fera malheureusement la percée de la rue Étienne-Marcel. La place royale, place à programme aux façades ordonnancées pour servir de cadre à la statue monumentale d’un monarque, s’invente ici : dans le plan dessiné par Jules Hardouin-Mansart, c’est une « salle » de plein air, en fer à cheval comme un théâtre à l’italienne.

Tous les trafics, moins celui de la rue
Louis XIV n’assiste pas, pour cause de fistule*, à l’inauguration de sa statue, le 18 mars 1686. Finalement pédestre et en bronze doré, haute de 4 m, elle est posée sur un piédestal qui l’est de 7, où sont enchaînés, aux quatre angles, des esclaves figurant l’Empire, l’Espagne, la Hollande, et le Brandebourg. Ce triomphe arrogant permet la disparition des murailles et que Paris soit en passe d’être ceint de boulevards en lieu et place de défenses. La statue et la future place – à l’inauguration, la construction des façades n’a pas commencé – sont illuminées nuit et jour par quatre puissants fanaux. Cela, comme la lampe rouge brûlant dans les églises à proximité du tabernacle, a plus à voir avec l’adoration qu’avec l’éclairage, mais il se trouve qu’en quittant Paris, le Roi-Soleil a laissé à sa place, outre les statues qu’on lui élève, un lieutenant général de police pour diffracter sa lumière.
La rue des Colonnes, photo d'Atget. Gallica
Le premier occupant de cette fonction nouvelle, La Reynie, a distribué aux Parisiens six mille cinq cents lanternes, à charge pour eux de les poser, de place en place, sur le rebord d’une fenêtre de premier étage. Un éclairage des rues organisé était né, qu’apprécia aussitôt Mme de Sévigné : « Nous soupâmes encore hier avec Mme Scarron [future Mme de Maintenon] et l’abbé Têtu chez Mme de Coulanges, écrivait-elle le 4 décembre 1673. Nous trouvâmes plaisant de l’aller ramener à minuit au fin fond du faubourg Saint-Germain, fort au-delà de Mme de la Fayette, quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne… Nous revînmes gaiement à la faveur des lanternes, et dans la sûreté des voleurs ». La place des Victoires éclairée a giorno symbolise finalement, pour Paris, la sortie de la longue nuit des terreurs urbaines.
Durant les quatre années suivantes sont dressées les façades uniformes derrière lesquelles les Samuel Bernard, Antoine Crozat et autres « partisans », comme on les appelle alors, pourront bâtir à leur guise. La plupart des financiers qui, au milieu du siècle, habitaient encore le quartier du Marais, émigrent à la fin de celui-ci dans le quartier du Mail : quarante pour cent d’entre eux ont maintenant leurs beaux hôtels place des Victoires, rue des Fossés-Montmartre (aujourd’hui d’Aboukir, entre la place et la rue Montmartre) et du Mail. Ces deux rues s’étaient ouvertes à l’emplacement de l’enceinte de Charles V, et d’un jeu de mail la longeant, quand avaient été construites les fortifications de Louis XIII.
Quand les partisans s’y installent, la compagnie des carrosses à cinq sols de Blaise Pascal vient de péricliter, dont l’une des lignes, du Luxembourg, menait à l’ancienne porte Montmartre, au croisement des rues Montmartre et d’Aboukir. Mais les financiers n’ont pas besoin de transports publics. Et, d’ailleurs, guère besoin de se déplacer : la Bourse, au XVIIIe siècle, après sa création consécutive à la banqueroute de Law, logera, comme celui-ci l’avait fait, au palais Mazarin puis, pendant la Révolution, au Louvre, au Palais-Royal, enfin dans l’église des Petits-Pères. Et c’est encore dans ce quartier, décidemment voué à l’argent, qu’avait été installé, rue Montmartre, l’hôtel de la Loterie, après que Giacomo Casanova, fraîchement évadé des Plombs, en eut, en janvier 1757, avec son compère Calsabigi, suggéré l’idée.
Le seul trafic, au sens hippomobile du terme, du quartier vient de l’installation des Messageries royales au 28 de la rue Notre-Dame-des-Victoires, en 1785. La rue des Colonnes est d’abord un passage, celui du théâtre Feydeau, et quand elle est privée de sa couverture, sous le Directoire, elle garde néanmoins, avec ses arcades, tout ce qu’il faut pour continuer d’être l’abri de l’attente et de l’entracte.
La Bourse de Paris par Gustave Doré. Gallica
La Bourse espère toujours un bâtiment en propre, que Nicolas Ledoux imagine ainsi en 1804 : « Il faut que, dégagé de tout embarras, il soit placé au centre de la ville. Il faut une vaste pièce pour assembler le grand nombre ; des cabinets particuliers pour discuter les intérêts privés, asseoir les résolutions, diriger les expéditions ; il faut des portiques couverts qui mettent la discussion à l’abri des caprices de l’air, des portiques ouverts où les ombres humides du Verseau, combinées avec les rayons bienfaisants du midi, puissent corriger les influences homicides de la saison caniculaire ».
Un décret du 16 mars 1808 décide finalement de la construction d’un édifice réunissant Bourse et Tribunal de commerce, à l’emplacement du couvent des Filles-Saint-Thomas, au bout de la rue Vivienne. Mais, sous la Restauration, ce n’est encore qu’une construction provisoire en planches et en pans de bois, formant une salle ronde où l’on entre par la rue Feydeau. La spéculation va meilleur train autour, comme l’explique le banquier Claparon à César Birotteau : « Eh ! cher monsieur, si nous ne nous étions pas engagés dans les Champs-Élysées, autour de la Bourse qui va s’achever, dans le quartier Saint-Lazare et à Tivoli, nous ne serions pas, comme dit le gros Nucingen, dans les iffires ».

La babillarde et les oiseaux après un éclat de tonnerre
En 1827, le temple antique qu’avait imaginé Brongniart, et que la mort l’a empêché de voir, est tout de même terminé, et Balzac, derrière le côté vibrionnant d’une petite société énervée de sa richesse toute neuve, n’est pas indifférent aux réminiscences qui hantaient l’architecte : « La place de la Bourse est babillarde, active, prostituée ; elle n’est belle que par un clair de lune, à deux heures du matin : le jour, c’est un abrégé de Paris ; pendant la nuit, c’est comme une rêverie de la Grèce ».
Quand commencent les Trois Glorieuses, Berlioz est en train de plancher à l’Institut pour le prix de Rome. Le 29, enfin, il peut rejoindre la rue, « le pistolet au poing ». Comme il traverse la cour du Palais-Royal, un groupe de dix à douze jeunes gens y chante un hymne guerrier de sa composition ; il se joint à eux, incognito. La foule est si empressée que, pour ne pas étouffer, ils reculent pas à pas vers la galerie Colbert. Là, une mercière leur ouvre son premier étage, sous la rotonde vitrée. De la tribune de sa fenêtre, ils entonnent une Marseillaise qui tombe dans un silence recueilli. Berlioz se rappelle alors qu’il a adapté ce chant pour grand orchestre et double chœur ou plutôt pour un effectif, a-t-il écrit sur la partition, composé de « tout ce qui a une voix, un cœur et du sang dans les veines ». Il appelle la foule à reprendre avec eux.
« Il faut se figurer que la galerie qui aboutissait à la rue Vivienne était pleine, que celle qui donne dans la rue Neuve-des-Petits-Champs était pleine, que la rotonde du milieu était pleine, que ces quatre ou cinq mille voix étaient entassées dans un lieu sonore fermé à droite et à gauche par les cloisons en planches des boutiques, en haut par des vitraux, et en bas par des dalles retentissantes, il faut penser, en outre, que la plupart des chanteurs, hommes, femmes et enfants palpitaient encore de l’émotion du combat de la veille, et l’on imaginera peut-être quel fut l’effet de ce foudroyant refrain... Pour moi, sans métaphore, je tombai à terre, et notre petite troupe, épouvantée de l’explosion, fut frappée d’un mutisme absolu, comme les oiseaux après un éclat de tonnerre. »
La galerie Colbert, photo d'Atget. Gallica
Au début du Second Empire, la propriétaire de la galerie Vivienne léguera celle-ci à l’Institut pour, de son produit, doter les futurs Prix De Rome. Dans la rue de la Banque, entre Bourse et Banque de France, Victor Baltard, Grand Prix de Rome 1833, construisait en style Louis XIII la caserne des Petits-Pères, et en néo-classique l’hôtel du Timbre, sans compter la mairie du 2e arrondissement.
Cent ans plus tard, en décembre 1958, la revue de l’Internationale situationniste distingue dans le quartier de l’argent un bastion dressé devant le Paris populaire représenté par les Halles : « le ministère des Finances [alors rue de Rivoli], la Bourse et la Bourse du commerce constituent les trois pointes d’un triangle dont la Banque de France occupe le centre. Les institutions concentrées dans cet espace restreint en font, pratiquement et symboliquement, un périmètre défensif des beaux quartiers du capitalisme ».
La Bourse déménagée depuis l’été 1998, il ne reste plus dans quantité d’officines du quartier que la menue monnaie du capitalisme, autour de 15 000 m2 de rêve grec en quête d’avenir.

PARIS Ier/IIème. 5 PYRAMIDES


À la porte Saint-Honoré, située alors devant l’actuelle Comédie-Française, le chemin d’Argenteuil, très fréquenté, en ramène produits maraîchers et vin, tandis qu’il y conduit, par les actuelles rues d’Argenteuil, des Capucines, de Sèze, de l’Arcade, du Rocher et de Lévis, les pèlerins qui vont y honorer la Sainte-Tunique.
Le chemin laisse à sa droite deux buttes, l’une sur l’actuelle avenue de l’Opéra, à l’intersection des rues Thérèse et des Pyramides, l’autre à l’angle sud-ouest des rues Sainte-Anne et des Petits-Champs. La première, dite Saint-Roch, formée par la haute voirie Saint-Honoré et les déblais de construction de l’enceinte d’Étienne Marcel et de Charles V, n’en est pas moins suffisamment importante pour fournir un point d’appui à l’assaut que Jeanne d’Arc et les Armagnacs lancent contre Paris, entre la porte Saint-Honoré et la porte Saint-Denis, le 4 septembre 1429.
Après cette date, elle s’est encore augmentée, et la butte des Moulins aussi, des nouveaux travaux de défense qu’à l’été de 1536 François Ier confie au cardinal Jean du Bellay pour parer à une éventuelle offensive de Charles Quint. À ce moment, l’état de la vieille fortification est piteux, si l’on en croit Rabelais, protégé du cardinal, qui fait dire à Panurge : « Voyez donc ces belles murailles. Oh ! qu’elles sont solides et bien propres à garder les oisons en mue ! Par ma barbe, elles sont bien minables pour une ville comme celle-ci, car une vache d’un seul pet en abattrait plus de six brasses ».
Les deux buttes, longtemps hérissées d’un gibet et de moulins, ont été aplanies, pour la moindre en 1670, en même temps que le Roi-Soleil sonnait la fin du Paris fortifié, et pour la plus importante, qui prit alors avec le quartier le nom de la disparue, lors du percement de l’avenue de l’Opéra rabotant jusqu’à la racine ses quelque trente mètres d’altitude. On accédait à l’église Saint-Roch, sur son bord, en descendant sept marches ; il faut aujourd’hui en monter douze !
Ce qui reste de la butte des Moulins en 1879. Gallica
Le traumatisme fut tel que Nerval pouvait craindre de voir Montmartre, qu’Haussmann grignotait alors sur ses deux flancs, subir le même sort que cette « butte des Moulins qui, au siècle dernier, ne montrait guère un front moins superbe ». Tandis que Zola, écrivant Une page d’amour juste après l’arasement de la seconde, lui offrait une réparation symbolique en la replaçant dans le panorama contemplé par l’héroïne à cinq reprises, à des heures et en des saisons différentes, depuis une fenêtre du Trocadéro : « Maintenant, Hélène, d’un coup d’œil paresseusement promené, embrassait Paris entier. Des vallées s’y creusaient, que l’on devinait au mouvement des toitures ; la butte des Moulins montait avec un flot bouillonnant de vieilles ardoises, tandis que la ligne des Grands Boulevards dévalait comme un ruisseau, où s’engloutissait une bousculade de maisons dont on ne voyait même plus les tuiles ».
Sans doute, ces buttes étaient artificielles, mais leur éradication, digne des guerres puniques, atteignait Paris dans son épaisseur et non plus seulement en surface. « Le sol de Paris était mouvementé, il n’y a pas encore si longtemps », écrit Rémy de Gourmont à la veille de la guerre de 1914, « mais quand on nous parle de la butte des Moulins, il nous est bien difficile de nous la représenter entre le Théâtre-Français et l’Opéra. Si les vrais amis de Paris savaient ce que Haussmann lui a enlevé de pittoresque, comme sites, comme vieilles et nobles architectures ! J’ai trouvé, l’autre jour, sur les quais, un mauvais album du vieux Paris. Je n’ai pas osé l’acheter : cela me faisait trop de peine ».
S’il ne reste rien du relief du quartier, sur la carte, en revanche, la rue Traversière (aujourd’hui Molière), suit l’ancien chemin de ronde extérieur à l’enceinte de Charles V, qui traversait de biais le Palais-Royal actuel selon une direction sud-ouest/nord-est, et qui, démolie en 1633, permit à Richelieu de s’agrandir. Plus au nord, les rues Feydeau et Ménars, et entre elles la porte Richelieu qui ne sera abattue qu’en 1701, marquent l’emplacement de la nouvelle enceinte de Louis XIII, faite non plus d’une muraille et de tours, mais de bastions reliés par des courtines.

L’auteur du Cid et l’inventeur du régicide

Au moment où Louis XIV décide de faire des défenses de Paris une promenade, un Nouveau Cours, où Villedo, général des Bâtiments du roi, Louis Béchameil, l’inventeur de la sauce, et quelques autres envoient les moulins de la butte du même nom par-dessus l’ancienne muraille, rejoindre Montmartre et la montagne Sainte-Geneviève, et comblent avec ses déblais les terrains marécageux de la ferme des Mathurins, plus au nord, de sorte de lotir l’un et l’autre endroit, Molière meurt au 40, rue de Richelieu. On l’y ramène du théâtre situé de l’autre côté du Palais-Royal où il était le Malade imaginaire pour la quatrième soirée consécutive, vêtu de la robe de chambre et du bonnet de nuit empruntés à un original habitant la même rue, au n° 21, qui les portait nuit et jour.
La fontaine Molière, photo d'Atget. Gallica
Onze ans plus tard, c’est au tour de Corneille, revenu au grand âge sur les lieux de ses anciens succès, de mourir au 6 de la rue d’Argenteuil. Le Cid avait été donné trois fois au Louvre devant Louis XIII et deux fois au Palais-Cardinal devant Richelieu, qui devait imiter en tout, mais en mineur, son roi ; la première lecture de Polyeucte avait eu lieu à l’hôtel de Rambouillet. Depuis longtemps, Corneille n’écrivait plus et il ne s’occupa ici que de superviser une édition complète de son théâtre. Il venait de récupérer la pension qu’on oubliait de lui verser depuis sept ans ; il avait su que la reprise d’Andromède, une vieille tragédie à machines écrite bien trente ans plus tôt, faisait un triomphe.
l'hôtel de Lully, 45 rue des Petits-Champs, photo d'Atget. Gallica
Lully quittait alors tout juste l’hôtel qu’il avait fait bâtir au coin des rues Sainte-Anne et des Petits-Champs (n° 45) avec, pour une bonne part, de l’argent emprunté à Molière.
Le siècle suivant est, dans le quartier, celui des salons. Cela commence avec celui que Mme de Lambert ouvre à 63 ans à l’hôtel de Nevers, né de la division par héritage du palais de Mazarin. Au-dessus de l’arcade dont on voit encore le départ, qui enjambait la rue Colbert, le long de celle de Richelieu, elle recevait le mardi savants, artistes et écrivains, et le mercredi les gens du monde, savoir Fontenelle, Montesquieu, Marivaux, Adrienne Lecouvreur, l’incarnation de la Cornélie de Corneille et de la Bérénice de Racine, le président Hénault et le marquis d’Argenson.
Nommé secrétaire aux Affaires étrangères, René-Louis d’Argenson fait rentrer en grâce son condisciple de Louis-le-Grand : Voltaire. Le philosophe loue donc, à la mi-1745, avec la marquise du Châtelet, une maison rue Traversière, dont il occupe le premier étage. Mais la faveur ne dure guère et il leur faut regagner la cour de Lorraine. Mme du Châtelet y étant morte, Voltaire revient dans la maison de la rue Traversière où il laisse intacts les appartements de la marquise : « Les lieux qu’elle a habités nourrissent une douleur qui m’est chère et me parleront continuellement d’elle ». Pendant qu’il y écrit Des Embellissements de Paris, il a pour locataire le jeune acteur Le Kain – celui que l’on verra ensuite, chez Mme Geoffrin, entretenir le culte de l’absent – et lui construit, au 2e étage, un théâtre de chambre de cinquante places inauguré avec Mahomet. Bientôt, Voltaire est parti, pour Potsdam, cette fois, et la cour de Frédéric de Prusse.
Déjà, la souscription de l’Encyclopédie est lancée, et ses rédacteurs sont reçus aux 16-18, rue Sainte-Anne, chez Helvétius, Fermier général à 23 ans, qui considère, comme Voltaire, que le luxe est d’intérêt public et le libertinage un moteur de l’économie : tandis que la femme sage fait la charité à des mendiants inutiles, la femme frivole donne du travail à des citoyens utiles.
C’est chez le baron d’Holbach, « maître d’hôtel de la philosophie des Lumières », selon
l'ancien hôtel d'Holbach, photo d'Atget. Gallica
l’expression de l’abbé Galiani, secrétaire de l’ambassade de Naples, que l’idée du régicide aurait pris naissance. Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, d’Holbach régale en son hôtel de la rue Royale (aujourd’hui rue des Moulins, n° 8) : « une grosse chère, mais bonne, selon l’abbé Morelet ; d’excellent vin, d’excellent café, beaucoup de disputes, jamais de querelle ». Aux Rois, naturellement, il y a de la galette et, trois années de suite, Diderot est couronné, devant Sophie Volland, venue en voisine – elle habite au coin de la rue Sainte-Anne et de la rue du Clos-Gorgeau –, et sa sœur. Les deux premières fois, le philosophe se récrie, ironiquement, la troisième – c’est en 1772 –, il met sa protestation en forme : « La nature n’a fait ni serviteur ni maître / Je ne veux ni donner ni recevoir de lois. / Et ses mains ourdiraient les entrailles du prêtre, / Au défaut d’un cordon, pour étrangler les rois ».
Les Éleuthéromanes ou abdication d’un roi de la fève ne sera publié qu’en 1795 (le 30 fructidor an IV), après la décapitation de Louis XVI donc, mais le manuscrit avait, dit-on, circulé sous le manteau…
Après la faillite de Law, le Régent avait fait transférer la Bibliothèque royale, installée par Colbert depuis 1666 au n° 6 de l’actuelle rue Vivienne, dans la partie de l’hôtel de Nevers qu’occupait la banque. Puis le cabinet des Médailles s’y était ajouté, remplaçant Mme de Lambert, à sa mort, dans le reste de cet hôtel échu en héritage au neveu de Mazarin, Philippe Mancini, duc de Nevers. L’autre partie du palais du cardinal était allée à son fils, duc de Mazarin ; elle abritait la Compagnie française des Indes. La totalité serait réservée, à partir de 1826, au commerce des idées et à la Bibliothèque nationale, mais quand Thomas Blaikie, simple jardinier et non grand philosophe, la fréquente en 1775, la Bibliothèque du roi fonctionne déjà très bien : « Il y a des gens pour vous donner n’importe quel livre, et il y a des tables, des plumes et de l’encre, de sorte qu’en résumé Paris est l’endroit le plus commode au monde pour les jeunes étudiants, car tous ces endroits sont publics ».

La pérennité du plaisir

Louis XV, qui a dans le quartier de la Butte-des-Moulins ses livres et ses médailles, y trouve aussi ses plaisirs. C’est au 50, rue de Richelieu qu’est signé le contrat de mariage de Jeanne Poisson, sans doute fille du protecteur de sa mère, le Fermier général Le Normant de Tournehem, avec son cousin Le Normant d’Étiolles. C’est en demandant pour son mari la charge de directeur des Bâtiments du roi qu’elle obtiendra pour elle-même le marquisat de Pompadour.
La Pompadour est morte depuis quatre ans quand, au 34, rue Sainte-Anne, dans la maison de jeu de Jean du Barry, Jeanne Bécu épouse le complaisant comte Guillaume du Barry, frère de son amant, afin de posséder un titre permettant une présentation officielle à la cour. La Gourdan, à l’orée d’une très grande carrière d’entremetteuse, a eu en face, au 37, son premier établissement, et le comte du Barry pratiquement pour premier client.
Au 15, rue des Petits-Champs, Sophie Arnould, au faîte de la gloire après avoir chanté Rameau, Lully, Rousseau et Gluck, ne décolère pas depuis l’achèvement de l’hôtel de la Guimard à la chaussée d’Antin. Les travaux du sien ont a peine commencé. Elle n’a pour se venger que la possibilité de tirer depuis les fenêtres de l’arrière de sa maison, qui donnent sur « la salle d’arbres » du Palais-Royal, le plus somptueux feu d’artifice qu’on ait vu à l’occasion de la naissance du duc de Valois, qui sera un jour le roi Louis-Philippe.
Rose Bertin, la modiste et la ruine de Marie-Antoinette, est au 26, rue de Richelieu des débuts de la Révolution à la chute de la monarchie. Elle y revient en l’an IV, en même temps que Bonaparte prend le commandement de l’armée. Le général épouse Joséphine de Beauharnais le 9 mars 1796, après qu’on l’a attendu jusqu’à 10 h du soir dans ce qui était alors la mairie du 2e arrondissement, au 1-3, rue d’Antin.
Le 24 décembre 1800, c’est alors que le couple se rend à l’Opéra, sis depuis 1795 à l’emplacement de l’actuel square Louvois, que la machine infernale de Cadoudal explose à son passage, rue Saint-Nicaise, dans la cour du Carroussel. En 1820, le duc de Berry, au sortir de la salle, est assassiné, en face, sous l’arcade de l’hôtel de Nevers. L’Opéra sera démoli pour faire place à un monument expiatoire dont les Trois Glorieuses arrêteront la construction. Déjà, une nouvelle salle s’est ouverte sur l’emplacement de l’hôtel de Lyonne, la salle Ventadour, d’abord Opéra-Comique, puis Théâtre de la Renaissance, enfin Théâtre Italien. On y verra la première de Ruy Blas, on y entendra Donizetti, Verdi très copieusement, le Fidelio de Beethoven, et Wagner devant Berlioz et Baudelaire.
Un théâtre est le fleuron du passage Choiseul qui se construit, autour de 1825, entre Palais-Royal et Grands Boulevards, l’ancien et le nouveau centre de la vie parisienne. « Quand la pluie, en hiver, s’épanche en cataracte, / Le passage Choiseul sert d’abri, dans l’entracte : / C’est notre vestibule, ou notre corridor, / Ouvert toute la nuit, brillant de gaz et d’or, / Tiède et vitré », écrira, trente ans plus tard, le poète et librettiste d’Offenbach, Joseph Méry.
C’est donc assez naturellement que les frères Börnstein et le compositeur Meyerbeer installent à l’angle des 32 (aujourd’hui 14), rue des Moulins et 49, rue Neuve-des-Petits-Champs (aujourd’hui des Petits-Champs), au début de 1844, leur Vorwärts, bi-hebdomadaire, comme l’indique le sous-titre, de « nouvelles de Paris concernant les arts, les sciences, le théâtre, la musique et la vie sociale ». Au début de juillet, son nouveau directeur le réduit à « revue allemande de Paris », et y donne une large place à une opposition radicale menée par Karl Marx. Plusieurs fois par semaine, dans un appartement du premier étage saturé de fumée, les réunions de rédaction regroupent, outre ce dernier, Engels, Heinrich Heine, Bakounine et une dizaine d’autres dans des discussions passionnées qui s’éloignent de plus en plus des questions artistiques. Bakounine loge sur place, dans une chambre meublée d’un lit de camp, d’une malle et d’un gobelet en étain, où les débats se prolongent.
Un procès a établi, en 1844, que le théâtre d’enfants du sieur Comte, au 65, passage Choiseul, était « un lieu de débauche et de perdition pour les enfants des deux sexes où se nouent de dégoûtantes intrigues qui vont se consommer au-dehors ». Jacques Offenbach a repris le lieu, à la fin de 1855, pour en faire le siège des Bouffes-Parisiens dont la salle des Champs-Élysées n’est que le quartier d’été.
Finalement, il n’y aura plus de théâtre salle Ventadour et, à l’achèvement de l’avenue menant au nouvel Opéra, celui de Garnier, cause d’un exode poignant de centaines de familles dont la gravure nous a laissé le souvenir, le quartier de la butte des Moulins n’aura plus de pérennes que les maisons du genre de celle de la Gourdan. Apparu dès 1860, l’établissement de rendez-vous du 6, rue des Moulins, n’aura pas désempli à la fin du siècle quand Toulouse-Lautrec en décorera les murs, tandis que le Chabanais du 12 de la rue éponyme, déjà nom commun dans ces mêmes années 1860, et d’une réputation ayant de loin dépassé nos frontières, sera toujours actif après la Seconde Guerre mondiale !

PARIS Ier. 4 LES TUILERIES


Il y a une fausse évidence des Tuileries. Pour nous, c’est un jardin orienté est-ouest par l’allée qui le divise, second manchon d’une « voie triomphale » télescopique qui semble naturellement sortie du Louvre par prolongements successifs. Dans le mot Tuileries niche pourtant, en creux, un palais qui barra Paris d’un trait vertical, perpendiculaire à la Seine. Dans sa plus grande extension, celle qui fut la sienne de 1715 à 1883, le bâtiment s’étendait, du nord au sud, de l’actuelle rue de Rivoli jusqu’au quai. Un point d’exclamation au jambage à peine décalé de sa boule, l’île de la Cité ! C’était l’axe autour duquel Paris pouvait basculer.
Construit par Philibert Delorme pour Catherine de Médicis à partir de 1567, en dehors de l’enceinte, le palais des Tuileries fut vite le mur du fond à partir duquel s’étendait la ville vers l’est. On y entrait, évidemment, de ce côté-là. Un siècle plus tard, redessinant les jardins derrière le palais, et les dotant de leur fameuse allée centrale, Le Nôtre, en 1664, inventait la perspective est-ouest. Invention toute virtuelle dont on ne le créditera que longtemps après : en réalité, son allée était prise entre le palais et un égout où elle finissait en un cul-de-sac qui ne serait enjambé qu’une quarantaine d’années plus tard.
Les Tuileries dans les années 1790. Gallica
La première entrée solennelle au palais des Tuileries par le jardin, celle d’un ambassadeur turc, n’aura lieu qu’en 1721. Mais longtemps encore, entre côté jardin et côté cour, le cœur des souverains continue de balancer. En 1808, à l’apogée de son règne, c’est à la cour que Napoléon, avec l’arc de triomphe du Carrousel, donne une entrée grandiose. Finalement, c’est la IIIe République qui tranche. L’Empire avait effacé alentour les souvenirs de la République ; la République se résout, en 1883, à l’arasement du palais des Tuileries en tant que symbole de la monarchie. C’était sans doute une ruine au toit crevé depuis la Commune, mais le gros œuvre tenait bon. Cet obstacle levé, « la voie triomphale », comme la flèche recule sur la corde que tend l’archer, allait s’ancrer entre les bras du Louvre, au cœur même de Paris.

Un point de fuite
Le 13 mai 1588, vers 5 h du soir, Henri III, sous le choc des barricades de la veille, se décide à fuir. Il sort seul du Louvre, une badine à la main, l’air d’aller se promener, comme d’habitude, dans ce jardin des Tuileries dont il aime le damier florentin, la grotte décorée d’animaux de céramique par Bernard Palissy, le labyrinthe… Il contourne le palais délaissé depuis longtemps par sa superstitieuse mère, gagne les écuries et galope vers Saint-Cloud en maudissant Paris, jurant qu’il n’y reviendra qu’après l’avoir forcée, les armes à la main.
Mais c’est Henri IV qui y rentre à sa place le 22 mars 1594 et, ostensiblement, par le même chemin : cette porte Neuve qui ferme la muraille au bord de la Seine, un peu en amont du château des Tuileries. En six ans de guerres religieuses, de sièges, de combats, Paris a perdu la moitié de sa population ; tout est à reconstruire. Dans les jardins italiens des Tuileries, le roi économe fait planter vingt mille mûriers pour l’élevage des vers à soie. Et le roi bâtisseur augmente le palais des Tuileries du Pavillon de Flore, que vient rejoindre une grande galerie partie du Louvre, le long de la Seine.
Alentour ne sont que des couvents. Anne d’Autriche est aux Feuillants, à l’emplacement de l’actuelle rue de Castiglione, priant saint Joseph de lui donner un fils. Un an plus tard, c’est aux Jacobins, remplacés par les rue et marché Saint-Honoré d’aujourd’hui, que l’on va chercher Campanella, à deux reprises, pour examiner le nouveau-né. L’utopiste, qui s’est réfugié là après vingt-sept années de cachot et sept passages par la torture de l’Inquisition, est féru de kabbale et de magie : le futur Louis XIV tout nu devant lui, il lui tire l’horoscope. Prévoit-il que dix ans plus tard, le 6 janvier 1649, chassés de Paris par la Fronde, le jeune roi, avec sa mère la régente et son Mazarin de ministre, iront coucher sur la paille à Saint-Germain ?
La porte des Feuillants et, au fond, le dôme de l'Assomption vers 1780. Gallica
C’est encore aux Feuillants qu’après sa rupture avec La Fare, Mme de La Sablière, l’Iris des Discours et « Dédicaces » de La Fontaine, prend pension dans un logement situé au-dessus de l’entrée monumentale que Jules Hardouin-Mansart a bâtie pour leur couvent, le long de la rue Saint-Honoré. Elle y emmène le fabuliste qu’elle loge depuis sept ans. De tous ceux qui fréquentaient son salon, Molière, Retz, La Rochefoucauld sont morts, mais Mme de La Fayette, Mme de Sévigné, Boileau, Racine sont toujours fidèles.
Elle a installé La Fontaine dans une maison à lui, au n° 308 de la rue Saint-Honoré, quand, à l’église des Feuillants, Lully dirige le Te Deum qu’il a composé pour remercier le ciel d’avoir guéri le Roi-Soleil de sa fistule. Ce faisant, ce mémorable 8 janvier 1687, il se plante dans le pied la longue canne au lourd pommeau avec laquelle se bat la mesure. La gangrène s’y mettra, et Lully en meurt.
La Fontaine, qu’on a fini par admettre à l’Académie après l’avoir censuré, s’est fait une « chambre des philosophes » où, sous les bustes de Platon, de Socrate et d’Épicure, de jeunes et jolies demoiselles viennent toucher le clavecin parmi des abbés de cour, des poètes et des amis de la pensée libre. Mais à la première occasion – une maladie qui semble devoir être mortelle, en 1692 –, son confesseur sait lui arracher, devant une délégation d’Immortels, une abjuration publique de ses contes «infâmes».
Le siècle du Roi-Soleil s’achève avec l’inauguration, sur une place Louis-le-Grand (aujourd’hui Vendôme) tout juste tracée, d’une statue équestre de Louis XIV en costume d’empereur romain, par Girardon. La place s’insère entre les Capucines au nord, les Feuillants au sud, les Jacobins à l’est et les Capucins à l’ouest ; avant les filles de l’Assomption, dont l’église est aujourd’hui celle des Polonais de Paris, 263, rue Saint-Honoré, et celles de la Conception. La statue, qui regarde vers la rue Saint-Honoré, a le bras et l’index droits pointés légèrement de côté, ce qui permet à une épigramme d’affirmer qu’en désignant ainsi les Capucins, Sa Majesté prévient que l’exemple si salutaire de ces moines, qui n’ont d’autres ressources que la mendicité, s’appliquera dorénavant à tous, littéralement.
La place Vendôme sous Louis XV. Gallica

Les Mississippiens place Vendôme !
L’épigramme n’était pas sans clairvoyance : la place, conçue à l’instigation de Louvois comme celle des Conquêtes, qui devait être reliée à la place des Victoires et loger Académies, Bibliothèque, Hôtel des Ambassadeurs extraordinaires et Monnaie, a été repassée en catastrophe à la Ville sous forme de plans d’un côté et de piles de matériaux de l’autre. Paris mettra vingt ans à en revendre les lots et n’y parviendra qu’à l’aide des spéculations de Law, qui s’avèreront effectivement ruineuses pour beaucoup.
Le premier projet de Jules Hardouin-Mansart a été pensé pour un usage public : la place n’a d’issue que d’un seul côté, est entourée d’une galerie ; tout est fait pour que l’on en occupe l’espace, pas pour qu’on le traverse. Le plan retaillé, s’il reste peu ouvert au passage des voitures, ferme les arcades pour satisfaire aux besoins privés des particuliers.
Quand le palais des Tuileries accueille pour la première fois un hôte royal, en 1715, un tout petit roi de cinq ans, le jeune Louis XV – c’est en vain que le palais, agrandi par Le Vau, avait attendu le Roi-Soleil –, les « Mississippiens », comme l’on dit parce que la Compagnie d’Occident de Jean Law a d’abord été créée pour la mise en valeur de la Louisiane, sont partout. Law s’est porté acquéreur d’au moins huit des hôtels de la place, et ses largesses autorisent Mansart à terminer en 1719 l’église Saint-Roch que Lemercier avait commencée en 1653.
La maison de Mme de Tencin, enclavée dans le couvent des Filles de la Conception, à l’emplacement des actuelles rues Chevalier-de-Saint-Georges et Duphot, est ainsi le quartier général des agioteurs en même temps qu’un salon où l’on pense. L’hôtesse, qui vient de mettre au monde, pour l’abandonner aussitôt, le futur d’Alembert, accueille dans sa « ménagerie » du 382, rue Saint-Honoré, ses « bêtes » qui s’appellent, Réaumur, Montesquieu, Fontenelle, Mme du Deffand, Mme Geoffrin. Et voilà qu’une bête amoureuse, celle qui prenait la suite de Marc-René d’Argenson, lieutenant général de police, du Régent, de son Premier ministre, le cardinal Dubois, et du chevalier Destouches, père naturel de d’Alembert, voilà qu’au beau milieu de la ménagerie, La Fresnaye se donne le ridicule trop humain d’un suicide au pistolet. Le scandale envoie Mme de Tencin à la Bastille, où elle arrive par hasard en même temps que Voltaire, qui y séjourne déjà pour la deuxième fois.
La pensée est toujours libre au club de l’Entresol, qui tire son nom de celui du n° 7 de la place Vendôme où se réunissent tous les samedis, chez le président Hénault, de 5 h à 8 h du soir, une vingtaine d’esprits hardis intéressés par les questions politiques. Jusqu’à ce qu’un Grand Acte royal y mette l’éteignoir en 1731.
Les Lumières reprennent au 374, rue Saint-Honoré, en face des Capucins, chez Mme Geoffrin. Elle est de petite naissance – fille d’un valet de chambre de la Dauphine –, son orthographe est rudimentaire, mais le futur roi de Pologne Stanislas Poniatowski, Diderot, d’Alembert, Helvétius, Voltaire, d’Holbach, Montesquieu, Hume et Horace Walpole sont là le lundi et le mercredi, sous des tableaux qu’elle a commandés à Vernet, Vien et Carle Van Loo pour son hôtel, et d’autres achetés à Boucher, Greuze ou Hubert Robert pour enrichir sa très belle collection.
En se rendant chez elle pour souscrire à l’Encyclopédie qu’elle subventionne, ses invités ont croisé, entre les Jacobins et la place Vendôme, une foule en colère entourant le domicile de Nicolas Berrier, lieutenant général de police, « le vilain Beurrier » soupçonné de se faire graisser la patte pour peupler avec les enfants de Paris, enlevés de force à leurs parents, le Mississippi, toujours colonie de la couronne de France alors que Jean Law est failli et enterré.

Le sacre de Voltaire
Le couronnement de Voltaire à la 6e représentation d'Irène. Gallica
Quand Voltaire rentre à Paris après vingt-cinq ans d’exil, en 1778, le palais des Tuileries est toujours vide de toute présence royale depuis l’enfance de Louis XV, même si Marie-Antoinette, à l’avènement de son époux, a manifesté le désir de s’y installer. C’est la Comédie-Française qui est, depuis huit ans, dans le théâtre du château, « la salle des Machines », et sa situation, entre le parc et la cour du Carrousel, a déjà doté les acteurs de cet argot de métier, désormais consacré, qui oppose un « côté jardin » à un « côté cour ». « Le grand homme, écrit le Journal de Paris, nous présente aujourd’hui un spectacle qui ne s’est pas renouvelé depuis les beaux jours de la Grèce : Sophocle revenant au sein de sa patrie dans une extrême vieillesse pour y recevoir le prix de quatre-vingts ans de travaux ».
« Aujourd’hui », 16 mars 1778, près de mille deux cents spectateurs ont payé pour voir Irène, sa dernière tragédie, sans compter le Tout-Versailles, au premier rang duquel la reine Marie-Antoinette, et la foule dans les coulisses. Deux absents seulement : Louis XVI et le roi de la soirée, Voltaire, qui n’est pas encore remis de son voyage. Mais quinze jours plus tard, Voltaire est là, arrivant de l’Académie française où on l’a élu incontinent directeur pour le second semestre, installé dans la loge des gentilshommes de la chambre entre Mme Denis, sa nièce, et Mme de Villette, « Belle et bonne ». « De l’Académie au théâtre où il s’est rendu, le peuple l’a accompagné sans cesser de l’acclamer », écrit à sa sœur le Russe Fonvizine, qui lui raconte encore la fin de la représentation, l’enthousiasme indescriptible et les applaudissements de près d’un quart d’heure. « Et dès qu’à sa sortie du théâtre, Voltaire a commencé à s’installer dans son carrosse, le peuple s’est mis à crier “Des flambeaux ! Des flambeaux!”. Quand les flambeaux ont été là, on a ordonné au cocher d’aller au pas et le peuple, en une foule innombrable, l’a accompagné jusque chez lui en criant sans arrêt : “Vive Voltaire!” ».
Le jardin des Tuileries est, depuis que Charles Perrault a su en convaincre Colbert, ouvert au public moyennant paiement. Le jour de la Saint-Louis, l’entrée est même gratuite pour tout le monde. L’Américain Thomas Jefferson, successeur à Paris de Benjamin Franklin – c’est appuyé au bras de celui-ci que Voltaire a été reçu à la loge maçonnique des Neuf-Sœurs, trois semaines après la représentation d’Irène –, le futur président des États-Unis, donc, dispose d’un abonnement aux Tuileries ; il y est presque tous les jours. Quand il n’y assiste pas à une démonstration de montgolfière – deux cent mille personnes étaient là pour voir s’envoler les frères Charles et Robert –, il observe attentivement, depuis la terrasse du bord de l’eau, l’avancement des travaux à l’hôtel de Salm (aujourd’hui palais de la Légion d’honneur), sur la rive d’en face, derrière les bains Poitevin, ce bateau qui propose des baignoires d’eau chaude en cabines individuelles.
Les transformations de Paris lui plaisent : « Les anciens ponts sont débarrassés du rebut qui les encombre sous forme de maisons ; de magnifiques murs d’enceinte avec des pavillons de douane aux entrées sont en construction », et leur architecture néo-palladienne, comme celle de la Halle au blé et de l’hôtel de Salm, constitue ce dont il rêve pour les États-Unis.
Le jardin des Tuileries vers 1850. Gallica

Le périmètre de la Révolution
Paris, depuis longtemps, ne plaisait plus aux rois. Quand un souverain vient enfin habiter les Tuileries, la Révolution y entre avec lui. Le « boulanger, la boulangère et le petit mitron » y emménagent, contraints et forcés, le 6 octobre 1789. L’Assemblée nationale s’installe dans la salle du Manège, jouxtant le parc, le long de la terrasse des Feuillants. La société des Amis de la Constitution, ce club constitué par des députés bretons, qui compte maintenant un millier de membres, loue le couvent des Jacobins.
C’est dans ce périmètre que s’écrit la geste révolutionnaire : le roi s’échappe des Tuileries le 21 juin 1791, y est ramené quatre jours plus tard. Sa fuite promeut l’idée républicaine. Aux Jacobins, les partisans d’une monarchie constitutionnelle, La Fayette en tête, font alors sécession et s’en vont installer au couvent voisin leur Club des feuillants, à quatre louis d’or par tête. Dans l’église, dont il a fait son atelier pour la circonstance, Jacques Louis David est en train de peindre le Serment du Jeu de paume.
Au jour anniversaire dudit serment, le 20 juin 1792, la foule, menée par le brasseur Santerre, marche sur les Tuileries : le roi a remplacé des ministres brissotins par des ministres feuillants ; il lui faudra boire à la santé de la nation, coiffé d’un bonnet phrygien. Le 10 août, la patrie en danger, les émigrés de Coblence et leurs alliés austro-prussiens menaçant Paris d’« une vengeance exemplaire et à jamais mémorable », et le roi soupçonné de complicité, les sections, fédérés de Marseille en tête, donnent l’assaut aux Tuileries. La famille royale escalade en toute hâte les marches de la terrasse des Feuillants, gagne la salle du Manège, s’y place sous la protection de l’Assemblée législative. Elle passe là trois longues nuits, au terme desquelles le roi est suspendu.
La terrasse des Feuillants en 1812. Gallica
C’est dans cette salle du Manège que la République, la première, est proclamée le 21 septembre. C’en est fini du Club des feuillants ; Robespierre est l’âme des Jacobins ; la guillotine se dresse dans la cour du Carrousel.
Si la guillotine est placée là, c’est preuve que là est le mouvement de la ville. Elle ne passera de l’autre côté qu’exceptionnellement, pour l’exécution du roi, par exemple, et selon une mise en scène d’abord destinée aux Tuileries. « Je me rendis de bonne heure aux Tuileries, mais pas assez tôt », rapporte l’Allemand Gustav von Schlabrendorf. « Les deux terrasses du jardin étaient déjà pleines de gens. La communication avec la place Louis-XV était barrée et les deux moitiés du pont tournant tirées du côté du jardin. »
« Je visitai, après l’exécution, les cafés, cabarets, etc., du voisinage. Pas un qui ne fût comble. Mais nulle part on ne parlait de l’événement du jour. Les gens jouaient aux dominos et faisaient autre chose, comme s’il ne s’était rien passé. » En mai 1793 seulement, quand la Convention, quittant le Manège, s’installe au théâtre du palais, dans la salle des Machines, elle fait débarrasser de la guillotine la cour du Carrousel, sur laquelle donnent maintenant ses fenêtres.
Le 27 juillet 1794, 9 thermidor an II, Robespierre quitte son premier étage de la cour du 398, rue Saint-Honoré, devant l’ancien couvent de la Conception, comme il le fait chaque matin depuis trois ans, pour gagner la Convention. Il sera guillotiné le lendemain. Le Club des jacobins est fermé. Le 5 octobre 1795, 13 vendémiaire an IV, la Convention, menacée par les royalistes, appelle Bonaparte à la rescousse. En deux heures, la cour du Carrousel est dégagée et l’insurrection vient mourir aux marches de l’église Saint-Roch. Bonaparte est nommé général commandant l’armée de l’intérieur et se voit attribuer le bel hôtel de la Colonnade, entre boulevard et rue des Capucines.
La rue de Rivoli, qui interdit sous ses arcades l’enseigne, le marteau et le four, met à bas la salle du Manège où fut proclamée la République, et le château d’eau de Jacques Ange Gabriel et de Coustou, au débouché de l’actuelle rue de Mondovi, dont une fontaine monumentale masque les réservoirs comme rue de Grenelle celle de Bouchardon. Le bâtiment, comme celui de la place du Palais-Royal, loge au rez-de-chaussée le corps de garde et les pompiers et, au premier étage, la bibliothèque que Saint-Florentin s’était fait installer sous la terrasse dont il avait la jouissance. Le percement de la rue de Castiglione emporte les Feuillants, celui de la rue Napoléon le couvent des Capucines. L’Empereur s’est installé aux Tuileries, et la colonne Vendôme s’élève à la gloire des soldats d’Austerlitz. Les souverains d’après la Révolution ne vont plus cesser d’habiter les Tuileries.

Les échos de vendémiaire
Déjà, il faut débaptiser la rue Napoléon en rue de la Paix : celle des vainqueurs, le tsar et le duc de Wellington, que Talleyrand reçoit à l’hôtel Saint-Florentin. Dans ce palais, construit aux frais de la Ville par Chalgrin pour le ministre de la Maison du roi chargé du département de Paris, « comme une araignée dans sa toile », écrira Hugo après la mort du Diable boiteux, « il attira et captura un à un héros, penseurs, conquérants, princes, empereurs, Bonaparte, Sieyès, Mme de Staël, Chateaubriand, Benjamin Constant, Alexandre de Russie, Guillaume de Prusse, François d’Autriche, Louis XVIII, Louis-Philippe, toutes les mouches scintillantes et dorées qui bourdonnèrent à travers l’histoire de ces quarante dernières années ».
Requiem pour Molière à Saint-Roch en 1922. Gallica
Et voilà que le curé de Saint-Roch, cette église où Molière fit baptiser son enfant, où Sophie Arnould fit de même pour celui que lui avait donné le duc de Brancas, refuse d’accueillir la dépouille mortelle de la Raucourt, actrice dont la gloire se confond avec les débuts de l’Odéon, protégée de feu la reine Marie-Antoinette. Le peuple enfonce les portes et procède lui-même au service religieux.
Au départ des cent cinquante mille soldats alliés, à la fin du mois de novembre 1818, la presse de la Restauration, dans la fiction balzacienne, publie cet écho concernant un célèbre parfumeur du 397, rue Saint-Honoré : « Nous apprenons que la délivrance du territoire sera fêtée avec enthousiasme dans toute la France, mais, à Paris, les membres du corps municipal ont senti que le moment était venu de rendre à la capitale cette splendeur qui, par un sentiment de convenance, avait cessé pendant l’occupation étrangère. Chacun des maires et des adjoints se propose de donner un bal : l’hiver promet donc d’être très brillant ; ce mouvement national sera suivi. Parmi toutes les fêtes qui se préparent, il est beaucoup question du bal de monsieur Birotteau, nommé chevalier de la Légion d’honneur, et si connu par son dévouement à la cause royale. Monsieur Birotteau, blessé à l’affaire de Saint-Roch, au treize vendémiaire, et l’un des juges consulaires les plus estimés, a doublement mérité cette faveur ».
Pour l’occasion, César Birotteau a demandé à un architecte de réunir son logement, au-dessus de la boutique, à l’appartement mitoyen, et de lui ouvrir un accès sur la rue. « La porte de la maison avait été refaite dans un grand style, à deux vantaux, divisés en panneaux égaux et carrés, au milieu desquels se trouvait un ornement architectural de fonte coulée et peinte. Cette porte, devenue si commune à Paris, était alors dans toute sa nouveauté. » Devant cette porte, quelque deux cents voitures allaient déposer ses invités.
Le 3 juin 1825, la Compagnie du gaz portatif français installe deux réverbères au débouché de la rue de Castiglione sur la place et quatre candélabres aux quatre coins de la colonne Vendôme, au sommet de laquelle trône maintenant, remplaçant le petit Napoléon, une colossale fleur de lys. La Restauration, en matière d’éclairage public, innove : le gaz remplacera l’huile dans la rue au fur et à mesure de l’échéance des anciens contrats. Après ce premier essai sur une place publique, dix mille becs de gaz seront déjà en fonctionnement trois ans plus tard.
Napoléon reviendra au sommet de la colonne, et à son pied le rejoindra plus tard Chaumet, dont la maison a ciselé l’épée du Premier Consul, ornée du diamant Le Régent, la couronne de l’Empereur et la tiare du pape pour le sacre de l’un par l’autre, tout ce qui parait de pierres et d’or l’impératrice Marie-Louise et, quelques années plus tard, le glaive qui remplaça l’épée.
Le 23 février 1848, devant l’hôtel de la Colonnade où vécut Bonaparte célibataire, devenu le ministère des Affaires étrangères de Guizot, un détachement du 14e de ligne ouvre le feu sur des manifestants porteurs de drapeaux rouges. Tout s’enchaîne. Louis-Philippe s’enfuit des Tuileries en empruntant le chemin par où s’enfuient les rois. Son trône le suit à travers le jardin, cahotant sur les épaules de quatre ouvriers, que précédent deux garçons montés sur de superbes chevaux pris aux écuries royales, et que suit une foule hérissée de piques qui ont embroché pêle-mêle tout ce qui se présentait dans les cuisines, les caves et les salons du palais, chantant la Marseillaise.
Bientôt, au deuxième étage du 12, place Vendôme, Eugénie de Montijo attend sans le connaître encore le futur Napoléon III, en essayant des chapeaux chez la modiste de l’hôtel mitoyen. Au grand bal de la Saint-Sylvestre, aux Tuileries, l’empereur demande enfin sa main. Encore six ans avant que Charles Frédéric Worth n’installe sa maison de couture rue de la Paix, et les tableaux de Winterhalter pourront se mettre à tournoyer.
La colonne à terre après la Commune. Gallica
La colonne Vendôme tombe avec la Commune et se redresse avec Mac Mahon. Le palais des Tuileries ne sera pas relevé. Place Vendôme ont ouvert des palaces, le Bristol où, à la Belle Époque, l’on n’entrait pas sans une recommandation de chancellerie, et le Ritz, tellement littéraire : son maître d’hôtel, Olivier Dabescat, monocle à l’œil, a été l’informateur de Proust, tandis qu’à l’inverse, c’est Hemingway qui doit rafraîchir la mémoire de Georges, maintenant barman en chef, et chasseur dans les années 1920. Le Prix Nobel lui promet d’écrire un livre – ce sera Paris est une fête –, dans lequel il dira tout ce qu’il sait de Scott Fitzgerald afin que Georges puisse raconter aux clients, si curieux, tout ce que lui-même ne se rappelle pas avoir vu !

PARIS Ier. 3 LE LOUVRE


Le Louvre de Philippe Auguste, sur le quart sud-ouest de la surface actuelle de la cour Carrée, n’est qu’un ouvrage défensif de la muraille du XIIe siècle. Charles V, près de deux siècles plus tard, décale l’enceinte de Paris à l’ouest : dans le prolongement de l’actuel pont du Carrousel, elle montera plein nord et, par les rues aujourd’hui d’Aboukir et de Cléry, la porte Saint-Denis et les Grands Boulevards, rejoindra la Bastille. Décollée du Louvre, la nouvelle enceinte donne de l’espace au château qui peut devenir une demeure de plaisance. Au XVIIe siècle, Louis XIII repousse encore l’enceinte d’un cran à l’ouest, y englobant le château des Tuileries dont les terrasses remploient, côté Concorde, le mur du dernier bastion. L’idée naît alors de cette jonction des deux palais, celui du Louvre et celui des Tuileries, par une galerie le long de la Seine et une autre, symétriquement, au nord, projet qui sous le nom de « grand dessein » sera l’Arlésienne de Paris durant trois siècles.
La Saint-Berthélemy. Gallica
Le Louvre, devenu palais, n’a pas eu aussitôt cette dignité rassise que lui donneront ensuite une architecture majestueuse et une longue consanguinité avec les beaux-arts. Il a retenti d’arquebusades et de coups de pistolets ; il a été à feu et à sang. On a cru y voir Charles IX, le 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy, tirer d’une fenêtre de sa chambre, dans la petite galerie, sur les protestants jetés en Seine qui bougeaient encore. Si l’anecdote est peut-être controuvée, la cour du Louvre était remplie de cadavres, et la responsabilité du roi entière.
Assassinat de moindre échelle, le 24 avril 1617, celui de Concini, le favori de la reine mère, attiré dans une souricière sur le pont-levis du Louvre et abattu à coups de pistolet. Aussitôt fait, Louis XIII parut à la fenêtre et fut salué par ses gentilshommes du cri de « Vive le Roi ! » ; il envoya dire à sa mère qu’il prenait la direction du royaume et qu’elle n’avait plus à se mêler de rien.
Si, dans la salle des Cariatides, celles-ci pouvaient parler, si elles n’étaient pas l’obéissance et la soumission pétrifiées, elles qui étaient là les premières – elles ont été sculptées, dès 1548, par Jean Goujon sous la « conduite et superintendance » de « notre cher et bien-aimé Pierre Lescot » ainsi que s’exprimait François Ier –, elles raconteraient le poids douloureux de la tribune de pierre, des musiciens et de leurs instruments quand Catherine de Médicis et Henri II, son époux, donnaient ici leurs bals. Elles diraient la visite de Montaigne, apportant avec lui vingt tonneaux de bordeaux pour gagner toutes les sympathies à sa bonne ville, en cette année 1555 où les vins de Paris sont justement« un peu courts », ou « guinguets » comme l’on dit, ce qui sera peut-être l’étymologie de guinguettes.
Elles se lamenteraient des quatre chefs de la Ligue, parmi les plus coupables des Seize, pendus aux solives de la salle. Elles rappelleraient que, sous Henri IV, les huguenots utilisaient librement le lieu pour leur culte ; et qu’elles avaient pleuré ensuite, durant les onze jours d’exposition du cercueil du bon roi, entre des étais soutenant un plafond près de crouler sur son effigie de cire modelée, vêtue de satin rouge sous la couronne, et d’un manteau de velours violet semé de fleurs de lys et doublé d’hermine.
Elles se souviendraient d’avoir vu Molière, pour la première fois, le 24 octobre 1658, donnant ici le Nicomède de Corneille, et « on fut surtout fort satisfait de l’agrément et du jeu des femmes ». Suivi d’une piécette de son cru, Le Médecin amoureux, « et la manière dont il s’acquitta de ce personnage le mit dans une si grande estime que Sa Majesté donna ses ordres pour établir sa troupe à Paris. La salle du Petit-Bourbon lui fut accordée pour y représenter la comédie alternativement avec les comédiens italiens ».

Le Louvre et la Chambre bleue
Après un long périple provincial, Molière vient de rentrer à Paris, il s’est installé dans la maison dite « à l’Image Saint-Germain », quai de l’École, à l’ouest du Pont-Neuf. Il joue donc maintenant, selon le vœu du roi, en alternance avec la Comédie-Italienne, les mardis, jeudis et samedis à l’hôtel du Petit-Bourbon. Cet ancien hôtel d’un félon a été réduit à sa salle immense, qui va bientôt être emportée par le quadruplement du vieux Louvre.
Les cariatides reverront néanmoins Molière donner devant la cour L’Étourdi, Les Précieuses ridicules, George Dandin et encore, parce qu’on préfère leur salle au vrai théâtre voulu par Mazarin, cette « salle des Machines » des Tuileries dont l’acoustique s’avère décevante, L’École des femmes et Le Mariage forcé.
Le Petit-Bourbon en passe d’être démoli, la troupe de Molière s’est transportée dans le théâtre de l’ancien Palais-Cardinal, une salle de douze cents places que l’omniscient Richelieu avait inaugurée vingt ans plus tôt avec des pièces écrites de sa propre main. Au répertoire de Molière, Le Dépit amoureux et Le Cocu imaginaire. Cette dernière pièce propitiatoire, peut-être, son auteur s’apprêtant à épouser Armande Béjart, la fille de la maison où il s’est trouvé un nouveau logis, en haut de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, du côté ouest, là où elle s’élargit pour devenir la place du Palais-Royal.
Le comédien garde donc son domicile à deux pas de son lieu de travail ; le dramaturge trouve ses sujets non loin. Il y a eu le Louvre des soldats et de l’intrigue, et il y a eu en réaction, dès 1610, dans cette même rue Saint-Thomas qu’il habite, un peu plus bas, à l’emplacement de l’actuel pavillon Turgot, l’anti-Louvre : l’hôtel de la marquise de Rambouillet. Catherine de Vivonne en a tracé elle-même les plans et a créé un style : des pièces en enfilade, de grandes portes-fenêtres s’ouvrant du sol au plafond, des alcôves et leurs ruelles – l’espace entre lit et cloison – qui délimitent le lieu de la nouvelle sociabilité. La « Chambre bleue » de la marquise a vite été « la Cour de la Cour », c’est-à-dire le comble de la politesse. C’est aussi le réservoir de l’esprit précieux dans lequel Molière puise en voisin pour en railler les ridicules. Sans compter que le marquis de Montausier, qui soupira dix ans pour la fille de l’hôtesse et composa pour elle, avec le renfort de quantité d’autres beaux esprits, La Guirlande de Julie, bouquet de soixante-deux poèmes la célébrant sous les traits de trente fleurs, passe pour être le modèle de l’Alceste du Misanthrope.
Mme de Rambouillet s’éteint en 1665. Son anti-Louvre n’avait plus de raison d’être, le vrai était maintenant policé. Colbert désirait qu’y logeât le roi, renouant avec la décision de François Ier, un bon siècle plus tôt, « de dorénavant faire la plupart de [sa] demeure et séjour » à Paris et au Louvre ; le carré du vieux Louvre serait pour cela quadruplé. Le 17 octobre, le roi pose la première pierre de l’aile orientale, face à Saint-Germain-l’Auxerrois, dans laquelle il doit s’installer : le projet du Bernin a été repoussé parce que, beau et noble extérieurement, il offrait à l’intérieur un logement malcommode.
Finalement, compte tenu du coût des expropriations nécessaires à l’établissement d’un vide de sécurité devant les appartements royaux de ce côté-là, Colbert incline à les placer dans l’aile sud, qui regarde la Seine. En 1671, la colonnade de Claude Perrault est achevée quand le budget alloué à l’agrandissement du palais se voit subitement divisé par dix. François Ier avait financé son Louvre par une taxe sur le commerce parisien du poisson, Henri IV le sien en imposant celui du vin. Louis XIV n’a ni ces ressources ni le même intérêt pour Paris, il est déjà tourné vers Versailles.
Un plan de Perrault pour réunir Louvre et Tuileries. Gallica

Quelque chose comme un squat
Le Louvre délaissé, Charles Perrault, qui est à la fois premier commis des Bâtiments du roi – grâce à quoi il a proposé son frère pour la colonnade – et l’auteur des célèbres Contes, est bien placé pour obtenir que l’Académie française, dont il est membre, puisse occuper un bout du palais, ce qui lui sera accordé entre le pavillon de l’Horloge et le pavillon de Beauvais.
Henri IV logeait déjà au Louvre artistes et artisans : peintres, sculpteurs, orfèvres, horlogers et joailliers, sans compter des ateliers de tapisseries et ceux des monnaies et médailles, mais c’était dans la grande galerie, qui n’est qu’un couloir de liaison entre Louvre et Tuileries. Richelieu avait ajouté à ceux qui l’occupaient déjà, dans ses entresols et rez-de-chaussée, l’Imprimerie royale et, mieux encore, Théophraste Renaudot et sa Gazette de France, se constituant ainsi un grand service intégré de l’information et de la propagande.
Ce qui est nouveau, c’est la prise de possession du Louvre proprement dit, et toutes les académies spécialisées vont y suivre la première : celle de peinture au premier étage de la cour de la Reine (du Sphinx), celle d’architecture dans l’appartement de Marie-Thérèse, celle des sciences dans celui du roi, au rez-de-chaussée ; l’académie politique au-dessus de la chapelle. Et les particuliers ne sont pas en reste : Girardon installe son atelier dans une galerie donnant sur la cour de la reine mère, et Coustou met le sien dans la salle égyptienne du rez-de-chaussée de la colonnade.
Celle-ci n’a ni toiture ni fenêtres. Le palais censé devenir le plus magnifique monument de la Chrétienté présente au ciel des trous béants qu’entourent des façades aux orbites creuses. Heureusement, ça ne se voit guère : la colonnade passée sur le corps du Petit-Bourbon, on a tôt fait, des restes de l’hôtel, les écuries de la reine et le garde-meubles, qui masquent le chef-d’œuvre de Perrault. Toutes les interdictions imposées aux riverains en vue de l’installation du roi en son Louvre sont levées avant la fin du siècle et le Régent, au début du suivant, confirmera officiellement l’abandon des travaux de sorte de rétablir pour les propriétaires, en levant les incertitudes quant à d’éventuelles expropriations, la pleine valeur marchande de leurs biens.
Du Louvre, on vole les matériaux ; déjà, certaines parties tombent en ruine ; autour, les bâtiments se multiplient : un corps de remises pour la comtesse de Feuillants sur la place du Carrousel, une station de carrosses et de fiacres devant la façade orientale, rue des Poulies. Pire, quantité de constructions parasites, de cabanes, de baraques de planches adossées à ses murs viennent littéralement l’étouffer : des cabarets que les Suisses chargés de sa garde ont ouverts pour arrondir leur solde, une quarantaine d’échoppes que donne en location l’Académie française, alignées dans le jardin de l’Infante ! Et le long des galeries sont disposées les pierres d’approvisionnement des entrepreneurs de la Monnaie.
Les peintres Boucher et Coypel, les sculpteurs Slodtz et Lemoyne, entre beaucoup d’autres, sont venus rejoindre au Louvre Bouchardon et Coustou, et des graveurs, et des orfèvres, et l’ébéniste Boulle dans l’atelier duquel un incendie éclate en 1720, qui détruit une quantité non négligeable de tableaux et d’œuvres d’art. Les collections du Louvre sont celles d’un garde-meubles, ni inventoriées ni, encore moins, visibles. Tous les châteaux royaux, et un certain nombre de dignitaires y puisent à l’envi et pratiquement sans contrôle.
Autre plan de Perrault. Gallica

Le Palais-Royal pour le roi de Paris
Il y a un roi qui n’est pas là – l’état de son Louvre, devenu « l’asile des hiboux », le montre assez –, et il y a un Palais-Royal bien habité celui-là, où n’est point le roi, mais son frère, Monsieur, Philippe d’Orléans. Si le palais anciennement « cardinal » est devenu « royal », celui qui l’occupe doit l’être en quelque sorte : roi de Paris quand l’autre n’est que le roi de Versailles ? On n’en est pas là, mais là est bien le mouvement du XVIIIe siècle qui commence.
Le palais légué par Richelieu, échu à la branche cadette des Bourbons, a été embelli par Mansart. Monsieur y donne de fort belles fêtes et ouvre ses jardins au public. Son fils est bientôt le Régent. Trois mois à peine après les funérailles de Louis XIV, le Régent ouvre le bal dans l’Opéra de son palais, cette salle où Molière est mort le 17 février 1673 en jouant le Malade imaginaire, où l’Académie royale de musique dirigée par Lully lui a succédé.
Trois fois par semaine, de la Saint-Martin jusqu’à la fin du carnaval, le plancher du parterre s’élève jusqu’à rejoindre la scène. Le Régent et ses « roués », c’est-à-dire ses gibiers de potence, au sortir de leurs soupers à huis clos, sans cuisiniers ni laquais sauf pour interdire les portes, y viennent se mêler à la danse, quand ils tiennent encore debout. Une nuit que le Régent veut y paraître absolument incognito, l’abbé Dubois, qui a été son précepteur, affirme qu’il connaît le moyen le plus sûr : il lui donnera publiquement des coups de pieds au derrière. Ce qu’il fait avec tant d’entrain que sa victimes doit lui crier : « L’abbé, tu me déguises trop ».
Le Régent meurt, frappé d’apoplexie, en 1723. Louis XV règne officiellement ; il n’exercera la réalité du pouvoir que vingt ans plus tard. Ce temps approche lorsqu’au Café de la Régence, sur la place du Palais-Royal, tout à côté de la maison où Molière a rencontré Armande Béjart, Denis Diderot et Jean-Jacques Rousseau sont présentés l’un à l’autre.
« Le café est très en usage à Paris : il y a un grand nombre de maisons publiques où on le distribue », affirment les Lettres persanes de Montesquieu, censément écrites entre 1712 et 1720. « L’effet en fut incalculable, - n’étant pas affaibli, neutralisé, comme aujourd’hui, par l’abrutissement du tabac. On prisait, mais on fumait peu », assure Michelet qui attribue au café « l’explosion de la Régence et de l’esprit nouveau, l’hilarité subite, la risée du vieux monde, les saillies dont il est criblé, ce torrent d’étincelles »…
L’établissement, tenu par Rey, qui lui a donné ce nom dès le début de la Régence, est avec le café Marion, impasse de l’Opéra (aujourd’hui début de la rue de Valois), le lieu où se fait l’opinion. On y trouve le Journal de Paris, cantonné aux questions artistiques, qui est crié à 5 sols là comme dans les jardins publics, la Gazette, toujours publiée au Louvre, qui paraît maintenant le lundi et le vendredi, et des placards et libelles plus officieux. On y joue aux échecs. « Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, confesse Diderot par la voix du Neveu de Rameau, je me réfugie au Café de la Régence ; là, je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le Café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu. C’est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot... »
Bientôt Rousseau, Diderot et Condillac se réuniront une fois par semaine au Palais-Royal, à l’Hôtel du Panier-Fleuri.

Quand le Salon est celui du Louvre
L’esprit des Lumières, la curiosité encyclopédique s’exerce encore quand La Popelinière – le Fermier général, protecteur de Rameau, qui a été le modèle du Mondain de Voltaire – a des soupçons concernant la conduite de sa femme, et appelle à la rescousse Vaucanson, l’inventeur de ces automates fameux que sont le Joueur de flûte, le Canard digérant et le Tambourinaire, d’une pompe à eau et du métier à tisser automatique. Vaucanson inspecte, au 59, rue de Richelieu, la chambre de Madame, et n’est pas long à découvrir qu’une cheminée pivotante permet au voisin, en l’occurrence le maréchal duc de Richelieu, d’y entrer comme bon lui semble. Le jouet à la mode, ce Noël-là, sera une cheminée miniature dont le rideau, quand on le tire, fait se précipiter l’une vers l’autre deux figurines d’homme et de femme. Naturellement, le Fermier général n’a pas attendu la fin de l’année pour réagir, et les Tendres plaintes, de Rameau, évoquent peut-être « les lamentations de Mme de La Poplinière lorsque son mari la chassa de son hôtel ».
Sous l’offensive des Jésuites, le 8 mars 1759, le privilège est retiré à l’Encyclopédie – ce « magasin de toutes les choses utiles », comme disait ingénument Mme de Pompadour –, les volumes déjà parus sont interdits de vente, obligation est faite de rembourser les souscripteurs. La décision serait ruineuse si Malesherbes, le directeur de la librairie, n’autorisait, in extremis, ce remboursement sous la forme de volumes de planches et non de numéraire.
Grimm, qu’il a connu par Rousseau, propose opportunément à Diderot la critique d’art de sa Correspondance littéraire. Au Salon carré du Louvre et dans les deux salles suivantes (aujourd’hui Percier et Fontaine), ancienne bibliothèque du roi, l’Académie de peinture expose tous les deux ans, après un premier essai dès 1702, les toiles de ses membres ou de peintres agréés par elle. En cette année 1759, où Grimm et Diderot commencent à en faire le compte rendu pour toute l’Europe, cent vingt-quatre tableaux recouvrent entièrement les murs, du sol au plafond, les uns contre les autres ; les statues sont posées au milieu, sur des tables – un vrai capharnaüm.
Ce n’est rien à côté de l’aspect extérieur du bâtiment, dont se lamente Voltaire : « On passe devant le Louvre, et on gémit de voir cette façade, monument de la grandeur de Louis XIV, du zèle de Colbert et du génie de Perrault, cachée par des bâtiments de Goths et de Vandales ». Il faut absolument, affirme-t-il dans un court texte, Des Embellissements de Paris, « découvrir les monuments qu’on ne voit point ». Cette même année, la municipalité de Paris propose de terminer le Louvre à ses frais si le roi lui en accorde l’aile méridionale. En vain.
On finira tout de même par démolir le garde-meubles, les écuries de la reine et les postes royales et, en 1776, on commencera d’aménager la place devant la colonnade et de l’ensemencer en gazon. Le transfert des messageries rue Plâtrière (aujourd’hui J.-J.-Rousseau) entraîne une multiplication des hôtels de voyageurs dans la rue d’Orléans (aujourd’hui du Louvre), entre la rue Saint-Honoré et la rue des Deux-Écus (aujourd’hui Berger). Le quartier est le royaume de la mode. Rue Saint-Honoré, près de l’Oratoire, est le parfumeur Dulac, à l’enseigne « Au buste d’or », où Mme du Barry achète ses mouches. Un vénérable voyageur anglais s’est souvenu avec émotion de « cette extravagante et onéreuse boutique dont la marchande était aussi tentante que ce qu’elle vendait, et où un homme plus jeune que [lui] aurait couru le risque de perdre ce qui est plus précieux que l’argent… Il était presque impossible de lui refuser le prix qu’elle demandait, comme de partir sans avoir acquis quelque chose, autant pour vous rappeler le lieu où vous l’aviez acheté que pour l’objet lui-même ».
Bientôt, l’Américain Thomas Jefferson sera assidûment posté devant un échiquier, de l’autre côté du Palais-Royal, au-dessus du Café de Foy. Au coin du quai et de la place de l’École, le Café de Manoury, que fréquentent Restif de la Bretonne et Sébastien Mercier, né à côté, est aux dames ce que le café de la Régence est aux échecs. Le patron est l’auteur d’un essai sur le jeu « à la polonaise ».
 
La Palais-Royal en 1750, avant la construction des arcades. Gallica
Le Palais-Marchand du frère maçon
L’Opéra a brûlé, a été remplacé par un autre plus grand, juste en face, qui vient à son tour d’être la proie des flammes, et a manqué consumer la Guimard. Elle est révolue l’époque du banc de l’allée d’Argenson, du côté de l’actuelle rue des Bons-Enfants où se trouvait l’hôtel du marquis, ce banc près duquel Diderot retrouvait Sophie Volland, et qu’il évoque dans le Neveu de Rameau en en gommant pudiquement son amie : « Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C’est moi qu’on voit toujours seul, rêvant sur le banc d’Argenson ».
Devant le banc, un bois plus qu’un jardin, « la salle d’arbres » du Palais-Royal selon l’expression d’alors, et qu’on disait la plus belle du monde. L’annonce de sa destruction a suscité un tollé chez les Parisiens, mais le saccage a tout de même eu lieu : le duc de Chartres – il ne sera duc d’Orléans qu’à la mort de son père, en 1785 – a fait construire ses cent quatre-vingts arcades en soixante pavillons à louer, à l’origine d’un nouveau sobriquet pour l’endroit, devenu, dans le langage parisien, le Palais-Marchand. Mais, déjà, le nouveau jardin est la promenade à la mode.
« Mon cousin, lui demandera Louis XVI, maintenant que vous voilà boutiquier, ne vous verra-t-on plus que le dimanche ? »
Le divorce est total entre le roi dévot conduisant une réaction aristocratique qui, flattant les préjugés féodaux, n’autorise plus l’accès des charges à la cour, des grades dans l’armée, qu’à ceux qui peuvent justifier d’au moins quatre quartiers de noblesse, et le candidat au trône, Grand-Maître de la franc-maçonnerie, allié de la bourgeoisie d’affaires là comme, après les élections, au Club breton qui deviendra celui des Jacobins. Dès le mois de juin 1789, les agitateurs du futur Philippe-Égalité ont mené dans l’armée la propagande fructueuse qui allait aboutir à sa défection, si bien que Camille Desmoulins, au Palais-Royal, debout sur une table du Café de Foy, pouvait, le 13 juillet, appeler sans grands risques à l’émeute : comme il l’avait assuré à son père, « les gardes-françaises se feraient tuer plutôt que de faire feu sur un citoyen ».
12 juillet 1789, 7 heures du soir, Palais-Royal, gravure contemporaine de l'évènement. Gallica
L’endroit où les insurgés, à son appel, avaient arraché une feuille aux arbres pour s’en faire une verte cocarde qui serait, deux jours durant, un signe de ralliement, y gagnerait un nouveau nom, celui de « Palais-Égalité ». Égalité sans droits : ni le pain ni l’ouvrage n’ont été reconnus comme tels au quatrième état, qui a été l’instrument indispensable de l’insurrection. Le 18 août 1789, il se rassemble en différents points, par corps de métiers, pour crier sa misère effrayante : sur le gazon de la place du Louvre, trois mille ouvriers tailleurs se sont regroupés.
Au-dessus de leurs têtes, des arbres poussent sur la terrasse de la colonnade où le peintre Watelet, le successeur de Mirabaud à l’Académie française, s’est fait un jardin suspendu. Ses collègues ont, ailleurs, construit des cloisons, des entresols, des balcons, percé les toits pour y ménager des lucarnes ou, s’il en existait déjà, y ont fait passer leurs tuyaux de poêle, souvent, dans ce parcours, fixés directement au poutrage.
L’Assemblée constituante, dès le 26 mai 1791, décide que « le Louvre et les Tuileries réunis seront le palais national destiné à l’habitation du roi et à la réunion de tous les monuments des sciences et des arts ».
« À l’époque du 10 août 1792, il y avait sur la place du Carrousel, écrit Louis Blanc, une boutique qu’occupait Fauvelet, frère de Bourrienne. Pendant que le peuple assiégeait le château, un homme, du haut des fenêtres de cette boutique, jouissait du spectacle : c’était un officier renvoyé du service, fort pauvre, très embarrassé de sa personne, et qui avait dû former, pour vivre, le projet de louer et de sous-louer des maisons. Il se nommait Napoléon Bonaparte. Napoléon encore ignoré par la Révolution et la regardant faire, que de choses dans ce rapprochement ! »
Au lendemain du 10 août 1792, une commission du Muséum a pour mission de l’organiser. David en est nommé président l’année suivante ; une annuité de cent mille francs est allouée aux acquisitions.

Vers le Musée Napoléon
Bonaparte s’en charge pour moins cher, à condition de considérer la guerre comme des faux frais. On verra des collections arriver de Belgique après octobre 1794, d’Italie deux ans plus tard, puis d’Allemagne et d’Autriche... À cette époque, c’était les œuvres d’art qui faisaient la queue pour entrer au musée : les 27 et 28 juillet 1798, se présentaient, l’un derrière l’autre, les chevaux de Saint-Marc de Venise, l’Apollon du Belvédère, la Vénus du Capitole, le Laocoon, etc. « La Grèce les céda : Rome les a perdus, / Leur sort changea deux fois, ils ne changeront plus »…
Mais les artistes, bohèmes, imprudents squattaient toujours le Louvre. Sous le Consulat, ils avaient nom Fragonard, Carle Vernet, Hubert Robert, Lagrenée, Pajou et David, dont l’atelier occupait l’extrémité nord de la colonnade. Un jour, Napoléon passant avec Duroc rue des Orties, le long de la façade nord de la grande galerie, est tout surpris de voir encore leurs oripeaux aux fenêtres ! Il les croyait expulsés, il avait pris un arrêté en ce sens le 20 août 1801 ! Il s’indigne : « Ils finiront par brûler mes conquêtes! ». C’en est fini de la tolérance.
La tolérance, il y a des maisons pour ça, plein le Palais-Royal, devenu le palais des filles et le palais du jeu. On y a vu miser Joséphine de Beauharnais ; on y verra, après Waterloo, Blücher et les officiers alliés y perdre le tribut gagné sur le champ de bataille.
La rue des Orties n’est pas seule dans la cour du Carrousel, il y en a tout un réseau, et bordées, bien sûr, de bâtiments, dont la boutique de Fauvelet. Si, après 1815, de quinze cents tableaux conquis et exposés au Musée Napoléon, il n’en reste que deux cent soixante-dix, les constructions de la cour sont toujours là. « Ces prétendues maisons ont pour ceinture un marais du côté de la rue de Richelieu, écrit Balzac en 1846, un océan de pavés moutonnants du côté des Tuileries, de petits jardins, de baraques sinistres du côté des galeries et des steppes de pierre de taille et de démolitions du côté du vieux Louvre. »
« Lorsqu’on passe en cabriolet le long de ce demi-quartier mort, poursuit la Cousine Bette, et que le regard s’engage dans la ruelle du Doyenné, l’âme a froid, l’on se demande qui peut demeurer là ? » Une dizaine d’années plus tôt, demeuraient là, et Balzac le sait très bien, Gérard de Nerval et Théophile Gautier, Arsène Houssaye, leurs amours de passage, et Eugénie Fort et Jenny Colon, pour ne rien dire des peintres Nanteuil, Corot, Chassériau venus y peindre les décors des fêtes, Gavarni et Alphonse Karr, et tous les locataires distingués de l’impasse – il y en avait donc –, qui n’étaient « reçus qu’à condition d’amener des femmes du monde, protégées, si elles y tenaient, par des dominos et des loups ».
« Voici bientôt quarante ans que le Louvre crie par toutes les gueules de ces murs éventrés, de ces fenêtres béantes : Extirpez ces verrues de ma face ! On a sans doute reconnu l’utilité de ce coupe-gorge, et la nécessité de symboliser au cœur de Paris l’alliance intime de la misère et de la splendeur qui caractérise la reine des capitales », s’indigne encore Balzac.
Il reviendra au Second Empire de cautériser la cour du Carrousel – et d’emporter du même coup un souvenir du glorieux oncle. Déplorant, comme tant d’autres, la brutalité haussmannienne, Louis Blanc regrette, au lieu de tout ce que « la boutique de Fauvelet disait au passant », de ne plus trouver que le silence des pierres.
Il reviendra également à Napoléon III d’achever, le 14 août 1857, le « grand dessein », toujours pendant depuis Henri IV : la réunion du Louvre et des Tuileries par le nord. Au Théâtre du Palais-Royal, Offenbach remplaçait Labiche dont on avait donné ici quatre-vingt-deux pièces. La Vie parisienne y est créée le 31 octobre 1866 ; le tsar et ses deux fils viennent y applaudir l’année suivante, à l’occasion de l’Exposition universelle.
Le 4 septembre 1870, l’impératrice Eugénie, la dernière altesse a fuir l’ensemble palatial, le fait à contresens de tous ses prédécesseurs : des Tuileries, s’étant procuré la clé de la porte de communication, elle passe dans la grande galerie qu’elle remonte et, traversant successivement les salles égyptiennes puis assyriennes du Louvre, elle en sort par le guichet de Saint-Germain-l’Auxerrois. Ensuite, il n’y aura plus de Tuileries, et plus d’étranger aux beaux-arts, au Louvre, que le ministère des Finances dans l’aile nord, pendant plus de cent vingt ans et, au Pavillon de Flore, la préfecture de la Seine, le Conseil municipal, le ministère des Colonies et quelques autres jusqu’en 1964.
Au Louvre, le Salon de 1787. Gallica
Le musée, inauguré à la hâte avec guère plus de cinq cents tableaux, dans la seule grande galerie, le 10 août 1793, jour anniversaire de la chute de la royauté, ne sera maître de la totalité du Louvre qu’au bicentenaire de la Révolution. Il y aura gagné une pyramide. Sans doute parce que c’est du haut des pyramides que les siècles se contemplent.