Les amis de Montparnasse et l’école de Paris. I


(neuvième épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)

A la fin tu es las de ce monde ancien...

« Comme mon ami Chagall je pourrais faire une série de tableaux déments / Mais je n’ai pas pris de notes en voyage / « Pardonnez-moi mon ignorance / Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers » / Comme dit Guillaume Apollinaire (...)
Je suis triste je suis triste / J’irai au Lapin agile me ressouvenir de ma jeunesse perdue / Et boire des petits verres / Puis je rentrerai seul / Paris / Ville de la Tour unique du grand Gibet et de la Roue », écrit Blaise Cendrars dans sa Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France.
Meurisse. Gallica
La tour Eiffel était là depuis l’expo du centenaire de la Révolution, et la Grande Roue, guère démocratique puisque divisée en voitures de première et de seconde classe – sans compter cinq voitures restaurants -, l’avait suivie, neuf ans plus tard, en prévision de celle de 1900, et s’était posée non loin d’elle, au 74 de l’avenue de Suffren qui bordait alors le Champ-de-Mars. L’une et l’autre étaient visibles de Montmartre et de Montparnasse, l’une et l’autre allaient figurer dans les toiles de Diego Rivera et de Robert Delaunay.

Une place pavée de la butte Montmartre, avec des marronniers autour d’une fontaine Wallace et, dans le cercle des maisons, l’hôtel du Poirier, où logeait Modigliani il y a peu, un bistrot qui s’appelle « Zut » et un restaurant « chez Azon » ; le pavillon, à l’angle de la rue Berthe, d’Arsène Alexandre, patron du Rire et organisateur du Salon des Humoristes, la remise, au fond d’une cour, dont Max Jacob a fait sa tanière, où il reçoit pourtant le lundi, enfin un amoncellement d’ateliers de guingois dont les trois étages de poutres grimpent au-dessus des jardins, le rez-de-chaussée sur la place correspondant au deuxième étage du côté de la pente champêtre : le Bateau Lavoir. Ici l’on croise Pablo Picasso, « petit, noir, trapu, inquiet, inquiétant, aux yeux sombres ; une mèche épaisse, noire et brillante, balafrant le front intelligent et têtu », en bleu d’ouvrier zingueur, flanqué des imposants Braque, Derain, Apollinaire et Salmon, comme Napoléon de ses grenadiers.
On est en 1908 ; Van Dongen, que Picasso appelait le « Kropotkine du bateau-lavoir », n’y est plus. Ce soir, derrière la porte sur laquelle Pablo avait tracé à la craie bleue, « Au rendez-vous des poètes », dans l’atelier, on a débarrassé les murs, à part quelques beaux masques nègres, on y a accroché à la place d’honneur le portrait de Yedwiga, acheté chez le père Soulier, ce brocanteur plus que marchand d’art, de la rue des Martyrs, et on a improvisé un trône pour son auteur : le douanier Rousseau, 64 ans, presque le grand-père de ces jeunes gens nés dans les années 1880.

Le genre moderne et le genre égyptien.

Sont réunis pour le banquet, Apollinaire, qui vient en voisin, de la rue Léonie, au pied de la Butte, et Marie Laurencin, son amour ; André Salmon, le secrétaire de la revue Vers et prose, monté du sous-sol, Gertrude Stein, qui connaît bien Picasso pour l’avoir regardé fixement durant les quatre-vingt-dix séances de pose qu’il lui a imposées deux ans plus tôt, le poète Maurice Cremnitz, Georges Braque, Fernande Olivier, que Picasso a rencontrée sous un orage d'été au seul point d'eau des lieux et qui est devenue sa compagne il y a déjà trois ans, et quelques autres encore, dont un voisin doté d’une belle barbe blanche qui lui donne une prestance du diable, restaurateur de tableaux que l’on présente au douanier comme le ministre des Beaux-Arts.
On prononce donc des discours, tout ce qu’il y a de plus pompiers, on chante, sur l’air de la Gandourah « Braque a des mérites incontestés / Et notre Picasso / N’est pas un sot / Mais ce qu’il y a de plus beau / C’est la peinture, de ce Rousseau / Qui dompte la nature / De son magique pinceau / Tigres, fleurettes, / Dans ses tableaux / Font mille pirouettes / Chantons tous vive Rousseau », et Apollinaire rédige derechef un poème à sa gloire. Le douanier répond avec son violon, en leur jouant quelques airs à lui. On boit beaucoup, et Rousseau a le mot de la fin, en glissant à l’oreille de Picasso : « En somme, toi et moi on est les plus grands peintres ; moi dans le genre moderne, toi dans le genre égyptien. »
Comme en une photo souvenir, Marie Laurencin met sur la toile, peu après, Apollinaire et elle, Picasso et Fernande, un Groupe d’artistes que lui achète Gertrude Stein, et qui constitue sa première vente. Elle reprend l’idée pour une seconde version, un peu plus tard, en y rajoutant son acheteuse et les poètes Marguerite Gillot et Maurice Cremnitz, sous le titre : Apollinaire et ses amis, dont elle fait don au dédicataire. Il l’accrochera dans son nouvel appartement puisqu’il quitte, en octobre 1909, son deuxième étage du 9 rue Léonie (auj. Henner) pour la même situation au 15 rue Gros, afin de se rapprocher d’elle qui habite 10 rue La Fontaine, plus près de la grosse usine à gaz du quai de Passy que du tout récent pont Mirabeau. Auparavant, André Salmon a convolé en justes noces, le 13 juillet, et Apollinaire, profitant de ce que les fanions tricolores ont envahi rues et édifices, a pu lire ce poème à la cérémonie : « On a pavoisé Paris parce que mon ami André Salmon s’y marie ».
C’en est donc fini de Montmartre, des soirées du "Lapin Agile », le cabaret du 4 rue des Saules, où le grand Frédé, " le tavernier du quai des brumes" comme dit Max Jacob, joue de la guitare pour un Christ de plâtre grandeur nature de Wasley, un Arlequin et une créature en boa de plumes accoudés au comptoir sur une toile de Picasso, un moulage de l’Apollon citharède, quelques rapins, quelques poètes, quelques truands et quelques anarchistes, dont Victor Serge et ses amis des Causeries populaires.

En dégringolant de la butte.

De l’autre côté du Sacré-Cœur, dont la construction n’est pas achevée, au bout de la rue du chevalier de La Barre, « un carrefour irrégulier étalait son pavé au sommet d’un croisement de rues dont l’une était en pente raide et l’autre en escaliers gris. Face à une vieille et haute maison à volets verts les Causeries populaires et la rédaction de l’anarchie, fondées par Libertad, occupaient une maison basse, pleine du bruit des presses, de chansons et de discussions passionnées. » Des discussions que l’on poursuivait, accoudés aux barrières du chantier de la basilique, en regardant les toits de Paris, « un océan de toits gris, au-dessus desquels ne s’élevaient la nuit que peu de lumières sans force et de vastes halos rougeoyants de places en délire. »
Fini aussi du cirque Médrano, 63 boulevard de Rochechouart, de son patron, le clown Boum-Boum, de ses lutteurs, de ses acrobates, qui avaient fait la « période rose » de Picasso ; du restaurant "chez Vernin", rue Cavalotti, de l'académie de peinture Humbert, 94 boulevard de Clichy près du Moulin Rouge, où Marie Laurencin, un pince-nez au-dessus du visage pas maquillé, retenu par un fil rejoignant les cheveux bruns nattés en chignon, avait travaillé à côté de Georges Braque et de Francis Picabia. Dans ces parages, elle avait connu Henri-Pierre Roché, un temps son amant.
Finie aussi, pour Modigliani, la maison close du 8 rue d’Amboise, où il allait comme au musée voir les portraits des pensionnaires peints par Toulouse Lautrec sur les murs du grand salon quelques années plus tôt, que la tenancière faisait visiter en racontant, encore émerveillée, le vernissage auquel l’artiste avait convié ici le Tout Paris. Finie la colonie d’artistes que le docteur Paul Alexandre, à peine plus âgé que lui, avait ouvert au 7 rue du Delta avec son frère Jean, le sculpteur Maurice Drouard et le peintre Henri Doucet, et les sculptures sur des poutres de chêne prises au chantier de la station Barbès-Rochechouart toute proche. Modigliani s’installe à Montparnasse, 14 cité Falguière, la « cité rose » de la couleur de son crépi, d’ateliers reliés par des passerelles, qui s’ouvre entre les n° 72 et 74 de la rue Falguière, passé le bistrot de la mère Durchon, à l’entrée, où Gauguin avait déjà un atelier trente ans plus tôt.

Un Mexicain à Paris.

Le mexicain Diego Rivera arrive à Paris, étape d’un voyage qui doit le conduire à Bruges et Londres, en compagnie du peintre catalan Miguel Viladrich, ou de Luis de la Rocha. A la descente du train, il va directement rue Laffitte où il voit les nymphéas de Monet chez Durand Ruel, dont les locaux s’étirent entre le n° 16 et le 11 rue Lepelletier, et chez Clovis Sagot, l’ex clown de Médrano qui a fait d’une ancienne pharmacie une galerie bric-à-brac au n° 46, où sont exposées des œuvres qu’on dit « cubistes » depuis près d’un an : « M. Braque est un jeune homme fort audacieux. L’exemple déroutant de Picasso et de Derain l’a enhardi. Peut-être aussi le style de Cézanne et les ressouvenirs de l’art statique des Égyptiens, a écrit Louis Vauxcelles. Il méprise la forme, réduit tout, sites et figures et maisons à des schémas géométriques, à des cubes. » 
C’est là que Gertrude Stein a vu pour la première fois du Picasso avant de pousser jusqu’à l’atelier du peintre ; c’est sur le chemin de la boutique que Picasso a présenté l’un à l’autre Guillaume Apollinaire et Marie Laurencin.
Après une nuit dans un petit hôtel du Boul’ Mich’, revoilà Diego Rivera rue Laffitte, au n° 6, chez Ambroise Vollard, où il découvre une peinture – l’une des toiles de Picasso peintes en Espagne l’été précédent ? - qu’il observe avec une telle intensité qu’au bout d’un moment Vollard remplace le tableau par un autre, puis encore un autre jusqu’à tard dans la soirée. A l’hiver, Diego est de retour, de Belgique, avec la Russe Angelina Beloff, rencontrée à Bruges par l’intermédiaire de Maria Blanchard, une amie commune. Il s’installent 7 rue de Bagneux (auj. Jean Ferrandi), où Diego termine La Maison sur le pont entamée à Bruges ; il s’inscrit aux cours de Victor Octave Guillonet, boulevard de Clichy, où Picasso a maintenant appartement et atelier au n° 11.

Comme un croyant regarde les images saintes.

Son deuxième étage a protégé Apollinaire de l’inondation du bas Passy qu’il décrit en janvier 1910 dans l’Intransigeant. En mars, Rivera participe avec La Maison sur le pont et le Port de la Tournelle à la 16e exposition de la Société des Artistes Indépendants, qui a lieu dans des stands improvisés sur le cours la Reine et le pont des Invalides, aux côtés de Matisse, Vlaminck, Metzinger, Bonnard, Signac, et Henri Rousseau qui y expose le Rêve. Le douanier meurt début septembre et sept personnes seulement, dont Signac, suivent son corbillard jusqu’à la fosse commune de Bagneux.
Gallica
Diego Rivera est rentré à Mexico pour le centenaire de l’Indépendance ; à son retour à Paris, début 1911, il occupe avec Angelina un petit studio, 52 avenue du Maine, juste à côté de l’Académie russe, dirigée par Marie Vassilieff, aussi riche en émigrés politiques qu’en artistes, et bruissant donc de deux fois plus de débats qu’une académie ordinaire. Au Louvre, Waldemar George voit « devant l’Enterrement à Ornans un jeune homme inconnu, au front bas, au regard fuyant. Il avançait en rasant les murs. Il semblait en proie à la peur. Dès qu’on l’approchait, il faisait un écart. Il regardait les œuvres des maîtres d’autrefois comme un croyant regarde les images saintes. Il avait des mains de virtuose aux doigts étirés en longueur. » Il s’appelait Chaïm Soutine.
Rue Gros, Apollinaire a déménagé pour le rez-de-chaussée sur jardin d’un petit hôtel Second Empire, au n°37, où il héberge un ami, Gery-Pieret, et recèle du même coup les statuettes volées au Louvre par celui-ci. Arrêté le 9 septembre, il est conduit à la Santé, où il est « le quinze de la Onzième » le temps de six poèmes. Quelques jours plus tard, au Salon d’Automne, créé dix ans auparavant après le refus de Marquet, Manguin, Camoin et d’autres par le Salon de la Nationale, et présidé par Frantz Jourdain, - « Un fauteuil est aussi beau que la Victoire de Samothrace » -, Diego Rivera voit dans la salle VIII du Grand Palais ces œuvres cubistes qui sont « le chant du cygne de l’impuissance prétentieuse et de l’ignorance satisfaite », à en croire une presse à peu près unanime, à l’exception des chroniques d’Apollinaire dans l’Intransigeant et d’André Salmon dans Paris-Journal.
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En janvier 1912, Les Soirées de Paris sont conçues, au café de Flore, par les amis d’Apollinaire, pour l’aider dans une période difficile : le Pont Mirabeau, que va publier la revue, montre que son amour s’en va -, mais quand, dès le premier numéro, il y écrit qu’en peinture, « le sujet ne compte plus » et qu’ « un Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre », on lui répond que la revue n’a pas été créée « pour soutenir les peintres ignorants et prétentieux » dont il s’entoure. En février, cinq futuristes italiens sont chez Bernheim Jeune, 8 rue Laffitte : « Tout bouge, tout court, tout se transforme rapidement... »

Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine.

Mac Orlan, qui a débuté au Rire, qui a épousé Margot, la fille des patrons du Lapin agile, fait partie d’une équipe de rugby-football fondée par Alain-Fournier, sous le patronage de Péguy, et qui regroupe « des jeunes gens se rattachant plus ou moins à la littérature et aimant les sports », selon la définition des fondateurs, aux cotés de Jacques Rivière, Jean Giraudoux et Gaston Gallimard. Jacques Rivière et Henri Fournier, le futur Alain-Fournier, reçoivent le baptême de l’air dans un avion piloté par son constructeur, René Caudron ; ils suivent tous les meetings aériens, les tentatives des frères Wright, qui viennent faire « gonfler » leur moteur dans le 11e arrondissement, celles de Farman...

Les restes d’Henri Rousseau vont occuper avec quelque retard, le 2 mars 1912, une sépulture décente à Bagneux (avenue des Tilleuls argentés, 95e division), et sur sa pierre est posé un médaillon d’Armand Queval, qui avait été son logeur au 2 bis rue Perrel (prolongement de la rue Pernety de l’autre côté de la rue Vercingétorix), tandis qu’Apollinaire y écrit au crayon un poème-épitaphe qu’Ortiz de Zarate, « l’unique Patagon de Paris », gravera l’année suivante en creusant le tracé de l’écriture toujours visible sur la tombe : « Gentil Rousseau tu nous entends / Nous te saluons / Delaunay sa femme Monsieur Queval et moi / Laisse passer nos bagages en franchise à la porte du ciel / Nous t'apporterons des pinceaux des couleurs des toiles / Afin que tes loisirs sacrés dans la lumière réelle / Tu les consacres à peindre comme tu liras mon portrait / face aux étoiles ».
Manuel Ortiz de Zarate, Henri-Pierre Roché, Marie Vassilieff, Max Jacob and Pablo Picasso devant La Rotonde vers 1915. The Bridgeman Art Library

Guillaume Apollinaire s’est réfugié dans l’atelier des Delaunay, 3 rue des Grands Augustins, où le peintre peint ses Fenêtres « des phrases colorées, vivifiant la surface de la toile de sortes de mesures cadencées... » que le poète met aussitôt en mots : « Du rouge au vert tout le jaune se meurt / Paris Vancouver Hyères Maintenon New-York et les Antilles / La fenêtre s'ouvre comme une orange / Le beau fruit de la lumière ».
C’est chez eux qu’il écrit Zone – d’abord Cri – qui sera placé en ouverture d’Alcools, en avril 1913, comme une proclamation :

« A la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes... »
Son manifeste de l’Anti-tradition futuriste, feuille volante du 29 juin 1913, était plus direct encore : « MER.....DE...... aux (suit une liste d’auteurs, de professions, de lieux dont Montmartre, aux côtés de Bayreuth, Florence et Munich) ROSE aux (suit une liste de noms propres qui réunit tous les cubistes, tous les futuristes italiens, tous les poètes amis) ».
Sous un laurier en fleurs, on parlait...
Pendant ce temps, Sonia Delaunay, entre ses murs couverts de compositions abstraites, et dans ses robes de « couleurs simultanées », prépare une poésie-peinture, le « Premier Livre Simultané », en orchestrant des couleurs au long d’un ruban de deux mètres de long – et le tirage de 150 exemplaires numérotés et signés atteindra ainsi la hauteur de la tour Eiffel : la Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France de Blaise Cendrars. Elle peint aussi Le Bal Bullier, ou Un  Tango au Bal Bullier, cette danse étant arrivé d’Argentine dans la salle increvable du 31 avenue de l’Observatoire. Et il y a encore, cette année-là, quatre « dîners de Passy », qui réunissent Apollinaire, Paul Fort, le sculpteur Raymond Duchamp-Villon, Albert Gleizes, les frères Auguste, Gustave et Claude Perret, Francis Picabia, Sébastien Voirol dans la maison de Balzac, rue Berton, à partir de juillet, autour de l’admiration pour Cézanne et pour sa leçon constructive ; et l’exposition de la Section d’Or, rue La Boétie, dans la galerie éponyme. Enfin la « Maison cubiste », dans le cadre du Salon d'automne, projet de maison meublée et décorée que présentent les frères Duchamp associés au décorateur André Mare, dans laquelle Marie Laurencin expose un vase et des médaillons décoratifs. Après quoi, c’est à l’Assemblée nationale que l’on discute de savoir s’il faut interdire les Palais Nationaux aux cubistes.
Entre la Catalogne et Tolède, où Léopold Gottlieb, le Polonais de Paris, les a généralement accompagnés, Diego Rivera et Angelina Beloff n’ont été à Paris que pour l’un ou l’autre des Salons, et ont profité de leur présence dans la capitale pour se déplacer au 26 rue du Départ, un immeuble où loge aussi Piet Mondrian qui loue depuis le printemps à Conrad Kikkert, peintre et critique hollandais. L’autre ami proche de Diego, avec Gottlieb, est le peintre mexicain Angel Zarraga, qui a son atelier, le n° 9, dans la Cité fleurie, construite entre les numéros 61 et 65 du boulevard Arago, dix ans après la fin de l’Exposition universelle de 1878, avec des pavillons de celle-ci, notamment celui de l’alimentation, à quoi on avait ajouté des frontispices et des statues provenant des ruines du palais des Tuileries restées en l’état depuis la fin de la Commune.
Apollinaire s’est établi 202 boulevard Saint Germain ; les Soirées de Paris sont rachetées par la baronne Hélène d’Oettingen et Serge Férat, richissimes émigrés russes, et domiciliées au 278 boulevard Raspail, dans l’ancienne garçonnière du peintre, tandis que les réunions ont lieu chez la baronne, au 229 du même boulevard : « Tous les jours, après le repas sur la terrasse, sous un laurier en fleurs, on parlait de la revue », se souviendra-t-elle. Serge Ferat, sous le nom de Jean Cérusse (phonétiquement « ces Russes », Hélène et lui), en est le directeur artistique, Apollinaire le directeur littéraire, et la baronne y écrit sous les pseudonymes de Roch Grey ou de Léonard Pieux.

Artistes, tueurs des abattoirs...

L’air du temps, des bribes de conversations, sont enregistrées par Apollinaire, un lundi de hasard, dans un restaurant franco-italien de la rue Christine : « La mère de la concierge et la concierge laisseront tout passer / Si tu es un homme tu m’accompagneras ce soir / Il suffirait qu’un type maintînt la porte cochère / Pendant que l’autre monterait / Trois becs de gaz allumés / La patronne est poitrinaire / Quand tu auras fini nous jouerons une partie de jacquet / Un chef d’orchestre qui a mal à la gorge / Quand tu viendras à Tunis je te ferai fumer du kief ».

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Passage Dantzig, Fernand Léger prépare la conférence qu’il doit donner sur Les Origines de la peinture et sa valeur représentative : « de toutes mes forces, je suis allé aux antipodes de l’impressionnisme... » La Ruche, 2 passage Dantzig, est une cité bourdonnante, de plus de cent ateliers et du double d’artistes. Le statuaire Alfred Boucher, a su accommoder les restes de l’Exposition universelle de 1900 - le pavillon de l’alimentation et des vins de la ville de Bordeaux, sa structure métallique d’Eiffel, et la grille de fer forgé du Pavillon des Femmes -, en faisant remonter le premier en forme octogonale, et en dressant la seconde en guise d’entrée ; le ministre de l’Instruction Publique n’avait plus qu’à venir inaugurer le tout.
Puis Alfred Boucher y avait ajouté un bâtiment de quatre étages avec des entrées de plein pied sur la rue pour les sculpteurs, une galerie d’exposition, un théâtre de 300 places, pour que la Ruche méritât mieux que jamais son nom laborieux. C’était aussi une Babel, avec un tiers de Polonais, sans compter qu’ « à l'angle du "passage" et de la rue de Dantzig, artistes, tueurs des abattoirs dans leurs blouses sanglantes et familiers des "fortifs" entretenaient les relations les plus curieuses », comme l’écrivait Maurice Raynal.
Aux Indépendants, en mars, Diego Rivera donne un Jeune homme au balcon, portrait d’un peintre mexicain de ses amis, Adolfo Best Maugard, soit un personnage vêtu à la mode dans un paysage vu de sa fenêtre du 26 rue du Départ : un train écumant hors de la gare Montparnasse avec, en fond, la Grande Roue qui continuait de tourner depuis l’expo de 1900. Mais la critique remarque davantage, dans l’expression du dynamisme de la vie moderne, L’Équipe de Cardiff, 3e représentation, de Robert Delaunay, montrant la même grande roue, la tour Eiffel, quelques publicités et un joueur bondissant pour s’emparer du ballon à l’occasion d’une touche.
Le 3 mai, Léger prononce sa conférence à l’Académie Wassilieff, qu’a créée 21 avenue du Maine, l’ancienne animatrice de l’académie russe, lasse des conflits de clans mais pas des échanges. Il explique qu’une œuvre, pour durer, doit conserver un équilibre entre « les trois grandes quantités plastiques que sont les Lignes, les Formes et les couleurs », et que « la valeur réaliste d’une œuvre d’art est parfaitement indépendante de toute qualité imitative. » 

Les sectateurs de l'Idéal II

(huitième épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)

Sur le couvercle d’une boîte de cigares.

Gallica
Ses hospitalisations valent à Verlaine dix fois plus d’articles que la parution de Sagesse, et à son chevet défilent Huysmans, Robert de Montesquiou, Marie Krysinska, la pianiste du Chat Noir maintenant transporté 12 rue de Laval et dont la revue atteint désormais un tirage de 17 000 exemplaires, Gabriel Vicaire, le co-auteur des Déliquescences d’Adoré Floupette, Francis Poictevin, romancier disciple d’Edmond de Goncourt et décadent, Maurice Barrès et Anatole France, André Gide et Pierre Louÿs, enfin, le 8 janvier 1890.
Aux mardis, Francis Viélé-Griffin, d’abord peintre, devenu poète sous l’influence de Jules Laforgue, introduit là par Henri de Régnier, aide Mallarmé à traduire le Ten O’clock, une conférence donnée par Whistler le 20 février 1885, dans laquelle le peintre explique que le critique d’art ordinaire, à ne voir dans un tableau qu’histoire ou anecdote, « la surprenante invention qui aura fondu couleur et forme dans une si parfaite harmonie, ce que le résultat a d’exquis, il demeure sans les comprendre. »
Vincent Van Gogh a rencontré Signac dans la boutique de couleurs du père Tanguy, et ils s’en vont ensemble peindre à Asnières, où dans son atelier en bois, dans le jardin de ses parents, ils visitent aussi Émile Bernard renvoyé de l’atelier Cormon. Mallarmé vient de voir, à l’ex galerie Goupil, boulevard Montmartre, - Boussod et Valadon successeurs -, que dirige Théo Van Gogh depuis une décennie, les “Dix Marines d’Antibes“ de Monet. « Je sors ébloui de votre travail de cet hiver, écrit-il au peintre ; il y a longtemps que je mets ce que vous faites au-dessus de tout... »
 Aussi lui demande-t-il son concours pour un projet, le Tiroir de Laque, pour lequel il sollicite également Degas qui sans doute aime plus l’homme que le poète, Renoir, et Berthe Morisot qui sera la première à s’acquitter de sa tâche en lui donnant huit pointes sèches. Presque la seule également, et quand, par l’intermédiaire de Verhaeren, le livre sera publié chez Deman, en 1891, sous le titre de Pages, il aura simplement un frontispice de Renoir.
A l'académie Julian, au 31 rue du Dragon, Sérusier rapporte à l'automne 88, à ses amis Bonnard, Maurice Denis, Ibels, Piot, Ranson, Roussel, Vallotton, Vuillard, le talisman peint au bois d'amour de Pont-Aven par tons purs juxtaposés sur le couvercle d’une boîte de cigares. Et quand s’ouvre l’Exposition Universelle, au début de 1889, sur la place du Champ-de-Mars, en face du Pavillon de la Presse, au café des Arts, dont Volpini est un directeur qui n’a pas encore reçu ses glaces, les toiles du « Groupe Impressionniste et Synthétiste » viennent en boucher les trous dans la tenture rouge grenat. Profitant de l’aubaine, les amis ont uniformément encadré de baguettes blanches dix-sept toiles de Gauguin, vingt-trois d’Émile Bernard, celles de Laval, d’Anquetin, de Schuffenecker, ont réalisé une affiche, rayée comme le drapeau américain, et sont allés la coller eux mêmes, de nuit, dans tout Paris, montant sur les épaules les uns des autres pour leur éviter, si haut, d’éventuelles lacérations.

Les Nabis ou l’intelligence de la nature.

« L’Impressionnisme devenait le Synthétisme, expliquera Maurice Denis, formule décorative, hiératique, de simplification et de déformation, qui aboutissait au Symbolisme, c’est à dire à la transposition de la nature dans le domaine de l’intelligence et de l’imagination ».
Villiers de l’Isle-Adam a présenté à Mallarmé Georges Rodenbach, le condisciple de Verhaeren à Gand. Maurice Denis fait déjà des esquisses pour ce qui sera le frontispice de Sagesse, de Verlaine. Le 27 février 1890, chez Mme Eugène Manet, devant une trentaine de personnes, dont Henri de Régnier, Paul Dujardin, Théodore de Wyzewa, Mme Mallarmé, sa fille Geneviève, et naturellement Julie Manet et ses cousines, Paule et Jeannie Gobillard, future épouse de Paul Valéry, Stéphane Mallarmé répète la conférence qu’il vient de prononcer dans plusieurs villes de Belgique à commencer par Gand, consacrée à Villiers de l’Isle Adam : « Un homme au rêve habitué, vient ici parler d’un autre, qui est mort... »
Au printemps, les Eugène Manet achètent une propriété à Mézy, près de Mantes, où une chambre est naturellement réservée à Mallarmé. Quand il n’y vient pas, il écrit et adresse, par exemple, l’enveloppe de ce quatrain : « Sans t’endormir dans l’herbe verte / Naïf distributeur, mets-y / Du tien, cours chez Madame Berthe / Manet, par Meulan, à Mézy. » Il en fera quantité comme cela, mettant même en vers la gueule du lévrier qu’il a offert à Julie et qui transmet sans doute la lettre des mains du facteur à celles de l’enfant. Mais il arrive aussi qu’il soit, à 9 heures, gare Saint-Lazare, salle d’attente de la ligne de Mantes, pour, avec Berthe, faire le trajet d’une heure et, le dimanche 13 juillet 1890, aller avec elle jusqu’à Giverny, chez Monet, qui lui offre, à l’issue de sa visite, une petite toile, un méandre de rivière. « Une chose dont je suis heureux, écrira Mallarmé à Berthe, c’est de vivre à la même époque que Monet. »
Vuillard dessine un programme pour le Théâtre Libre que crée Antoine, soutenu par Lucien Descaves, et Sérusier participera lui-aussi, plus tard, à cette entreprise pourtant naturaliste ; Bonnard fait l’affiche France-Champagne que l’on voit sur les murs de Paris, Gauguin est maintenant un visiteur du mardi tandis que l’État refuse le don de l’Olympia de Manet au Louvre. Les Nabis, selon le mot hébreu, qui signifie prophètes, que leur a proposé le poète Cazalis, font leurs débuts au Salon des Indépendants et chez Le Barc de Boutteville, 47 rue Le Peletier. C’est dans cette boutique que se formera le jeune Vlaminck qui, alors militaire, écrit et dans l’anarchie et, des contes grivois, dans la revue Fin de siècle.
Sérusier est « le Nabi à la barbe rutilante », Bonnard, le Nabi très japonard, Denis, le Nabi aux belles icônes, Cazalis, le Nabi Ben Kallyre c’est-à-dire « à la parole hésitante ». A l’instigation de Maurice Denis, ils vont se réunir tous les mois très régulièrement jusqu’en 1896 pour le dîner de L'Os à moelle, chez Cabouret, passage Brady, dans le 10e arrondissement, sans les femmes mais chacun apportant une icône, une image qui sera le point de départ des discussions. « Se rappeler qu’un tableau, a déjà écrit Denis – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ».

Les verres, sur le marbre, tenaient une onde verte...

Dans une chambre d’hôtel exiguë, son installation au 110 rue du Bac n’étant pas encore achevée, Whistler réalise le portrait de Mallarmé qui servira de frontispice l’année suivante à Vers et Prose. Gauguin achève, avant son départ, un autre portrait du poète sur lequel charbonne un corbeau, référence à Poe que Mallarmé traduit. Le 23 février 1891, Gauguin a mis 30 tableaux aux enchères à Drouot pour financer son voyage à Tahiti, un mois plus tard, un banquet lui est offert par ses amis, au café Voltaire, auquel est naturellement Mallarmé. Quand Gide, que Barrès a présenté au Banquet Moréas, vient rue de Rome, il y a aux murs, outre le Berthe Morisot et les Manet, « un paysage de rivière de Monet, un autre portrait du poète, eau-forte de Whistler, un pastel de fleurs d’Odilon Redon. Sur le vaisselier, un plâtre de Rodin représentant une nymphe nue saisie par un faune, et une bûche de bois orangé où Paul Gauguin avait sculpté un profil de Maori », ainsi que le décrit Camille Mauclair.
Le journaliste Jules Huret entame, pour le Figaro, une vaste enquête sur l’évolution littéraire. Si, du camp naturaliste, Paul Alexis lui câble : « Naturalisme pas mort. Lettre suit. », quand il se tourne vers les Symbolistes, en tête desquels il a placé Mallarmé et Verlaine, c’est au François Ier qu’il se rend pour rencontrer ce dernier, là où Valery, que Pierre Louÿs, condisciple de Gide à l’école Alsacienne vient d’amener aux mardis, ne le rencontrera jamais : « Quelque chose d’invincible m’a toujours retenu d’aller faire la connaissance de Verlaine. / J’habitais tout auprès du Luxembourg ; il m’eût suffi de quelques pas pour atteindre la table de marbre où il siégeait de onze heures à midi, dans un arrière-café qui s’achevait, je ne sais pourquoi, en grotte de rocaille. Verlaine, jamais seul, était visible à travers le vitrage. Les verres, sur le marbre, tenaient une onde verte, qu’on eût dit puisée dans la nappe émeraude d’un billard, bassin de cette nymphée. »
Au Théâtre d’Art de Paul Fort, à la fin de chaque représentation, le rideau reste levé trois minutes sur un tableau nabi encore en chantier ou juste achevé. Le 21 mai 1891, à l’initiative de Charles Morice, le Théâtre d’Art donne au Vaudeville une représentation au bénéfice de Paul Verlaine et de Paul Gauguin, un acte en vers de Verlaine, un autre de Catulle Mendès, une piécette de Maeterlinck, une enfin de Morice, avec les meilleurs acteurs du temps dans des décors de Gauguin ; des lectures, dont le Corbeau dans la traduction de Mallarmé ; illustrations des programmes par Eugène Carrière, Sérusier et Ary Renan, le petit neveu d’Ary Scheffer. Finalement, le coût d’une mise en scène trop luxueuse fait qu’il n’y aura pas de bénéfices, mais Debussy, qui à 19 ans a été pianiste au Chat Noir qui s’ouvrait dans l’atelier de Rodolphe Salis, et qu’on qualifiera un jour – en août 1900 - de « Verlaine de la musique », était dans la salle et en a profité pour demander à Maeterlinck la permission de mettre de la musique sur la Princesse Maleine, cette pièce qu’Octave Mirbeau, dans le Figaro du 24 août 1890, saluait comme « l'œuvre la plus géniale de ce temps, et la plus extraordinaire (...), supérieure en beauté à ce qu'il y a de plus beau chez Shakespeare. »

Gallica
La Revue Blanche et le parfum Idéal.

De nouvelles revues se créent : Pierre Louÿs fonde La Conque ; des lycéens de Condorcet, Marcel Proust, Horace Finaly, Fernand Gregh, Robert Dreyfus, Daniel Halévy, qui forment déjà un groupe qu’ils désignent comme Le Banquet, en souvenir de celui de Platon, lui adjoignent une publication. Surtout, en octobre est lancée la Revue Blanche, qui va réunir autour d’elle "des peintres intelligents", comme l'écrira près de dix ans plus tard Thadée Natanson qui les oppose ainsi à ceux du Salon des Artistes français. Dorénavant, on se retrouve dans les bureaux de la revue, 1 rue Lafitte, qui deviennent un lieu de discussion comme l’Os à moelle, et on y expose, comme Vuillard qui montre là ses travaux pour la toute première fois.
Ici, même le parfum que Thadée envoie chercher chez Houbigant par Lala, l’une des chambrières de son père, pour en imprégner ses mouchoirs innombrables de chez Charvet, s’appelle "L'Idéal". Jules Laforgue y écrit : « Je suis si exténué d’art. / Me répéter, quel mal de tête ! » mais aussi : « Moi, créature éphémère, un éphémère m’intéresse plus qu’un héros absolu... Telle grisette de Paris,... la Jeune Fille d’Orphée de G. Moreau, nous fera seule sangloter, nous remuera jusqu’au tréfonds de nos entrailles, parce qu’elles sont les sœurs immédiates de notre éphémère, et cela avec son allure d’aujourd’hui, sa coiffure, sa toilette, son regard moderne. »
Les Natanson s’installent l’été à la Grangette, à Valvins, au bord de la Seine, pour être tout à côté de Mallarmé qui, depuis 1874, y loue l’étage de l’ancienne auberge de Cayenne. Ceux qui, comme Vuillard, vont peu aux mardis, viendront à la Grangette et fréquenteront là le poète, tandis qu’à l’inverse, à Paris, on voit les Natanson à l’atelier qu’ont pris en commun Bonnard, Maurice Denis, Vuillard et Lugné-Poe au 28 de la rue Pigalle. Les trois derniers étaient condisciples au lycée Condorcet, comme avec eux, Sérusier et Roussel. Un autre ancien, Gabriel Trarieux, emmène Maurice Denis chez Mme Finaly pour qu’il y peigne un décor, et c’est l’occasion d’une rencontre avec Gide et les poètes symbolistes.
Le peintre Henri Lerolle, professeur à l’académie Julian et fondateur de l’Union centrale des Arts décoratifs, ne craint pas de commander à Maurice Denis, qui n’a que 21 ans, un plafond peint, qui sera l’Échelle dans le feuillage, où le fresquiste place quatre fois sa fiancée, Marthe Meurier. Henri Lerolle, bon violoniste amateur, est le beau-frère d’Ernest Chausson, et le soutien financier de Debussy, qui dédiera ses Images oubliées à l’une de ses deux filles, Yvonne. « Il n’est pas défendu, lui recommande-t-il, d’y mettre sa petite sensibilité des bons jours de pluie. » Maurice Denis illustrera la Damoiselle élue de Claude Debussy, rencontrera ici Ernest Chausson, Paul Dukas, Vincent d’Indy, César Franck et, chez les Chausson, à Paris comme au château qu’ils louent à Luzancy, en Seine et Marne, Raymond Bonheur, Degas, Henri de Régnier, André Gide, Pierre Louÿs.

Personne n’a parlé comme lui.

Le matin du 10 mars 1892, une messe est célébrée à Saint-Germain l’Auxerrois, accompagnée de trois extraits du Parsifal de Wagner, et de trois fanfares pour harpes et trompettes d’Erik Satie. Cet office d’un genre nouveau inaugure avec une pompe particulière le 1er Salon Rose+Croix qui s’ouvre chez Durand-Ruel, en sa galerie du 11 rue Lepelletier. Un sâr Peladan, arrivé à Paris dix ans plus tôt, a ressuscité un culte du 15e siècle dont il est, bien sûr, le mage : « Le Salon de la Rose+Croix veut abattre le réalisme, réformer le goût latin et créer une école d’art idéaliste. » A défaut d’un culte durable, il se tiendra tout de même un salon annuel jusqu’en 1897, dernière édition, galerie Georges Petit, à laquelle participera Georges Rouault, après qu’on n’aura vu aux cimaises Rose+Croix aucun nabi, à l’exception de Félix Valloton, mais Anquetin, Filiger, Khnopff, Schwabe, et Aman-Jean, qui vient de faire un portrait de Verlaine sur son lit d’hôpital à Broussais.
Après la mort d’Eugène Manet, le 13 avril 1892, Berthe a demandé à Stéphane Mallarmé d’être le tuteur de Julie. Quand Mallarmé arrive au café Riche, où Renoir l’a invité à fêter son exposition, il sort d’un conseil de famille. Du 7 au 21 mai, Renoir a montré les toiles de ce qu’il appelle « sa manière aigre » - quand les autres disent « Ingres » - ou le retour du dessin quand, après son voyage d’Italie, il avait pris conscience d’être allé « au bout de l’Impressionnisme » et de ne savoir « ni peindre, ni dessiner. »
Debussy a introduit le prince Poniatowsky chez Mallarmé, Paul Valéry a été emmené aux mardis par Pierre Louÿs : « Je fus frappé par la douceur de l’homme et de l’intérieur, par la couleur générale des choses qu’éclairait une lampe toute baignée de nos fumées, par la grâce un peu ironique de Geneviève Mallarmé, par la voix délicate, grave, merveilleusement musicale de son père. Personne n’a parlé comme lui. »
Berthe Manet a laissé le rez-de-chaussée du 40 rue de Villejust pour louer de l’autre côté de l’avenue Foch, rue Weber, un appartement dont elle transforme une partie en atelier ; c’est là désormais que se font les visites de Mallarmé, Degas ou Renoir. Les Nabis se retrouvent le samedi après midi dans l’atelier de Paul Ranson, 25 boulevard du Montparnasse, « le Temple », dont France, Mme Paul Ranson, est « la lumière ». Ils se réunissent aussi, le premier dimanche de chaque mois, dans les salons du conseiller d’État Georges Coulon, grand ami de Casimir Ranson, député radical-socialiste et père de Paul. Ils ont chez lui leur théâtre de marionnettes, auquel travaillent Maurice Denis, Lacombe, Verkade, Sérusier et Vuillard, les costumes étant réalisés par France Ranson et Marie Vuillard ; le dimanche des rameaux, ils y ont donné les Sept Princesses de Maeterlinck.

Verlaine la prend au sucre

Dans les locaux de la Revue Blanche, a lieu une grande rétrospective de Georges Seurat. On y voit le seul portrait qu’il ait fait, une Jeune femme se poudrant, dans le miroir de laquelle était aussi son unique autoportrait, jusqu’à ce que l’un de ses amis lui signale que cela pouvait donner à jaser sur de prétendus liens l’unissant au modèle. Maintenant qu’un vase de fleurs l’a remplacé, et qu’il est mort, ils savent que la jeune femme, Madeleine Knobloch, était précisément la compagne du si secret Seurat.
Gustave Moreau est maintenant professeur aux Beaux-Arts. « Il voudrait nous faire croire que les dieux portaient des chaînes de montres », disait de lui Degas, toujours si drôle. Mais ce n’est pas là ce que le maître enseigne, plutôt une technique très savante alliée au respect de la personnalité de chacun. Pour Rouault par exemple, déjà son élève, il fera beaucoup plus, le soutiendra de toute sa confiance.
Après Villiers de l’Isle-Adam en 1888, après Mallarmé deux ans plus tard, Verlaine est invité à Gand par Maeterlinck pour une conférence, en 1893. A son arrivée en gare, « une fenêtre de troisième classe s’ouvre à grand bruit et encadre la tête faunesque du vieux poète qui nous crie : - Je la prends au sucre ! » C’est devenu son salut habituel, sa façon gentiment cavalière d’exiger, avant toute autre chose, son absinthe.
Le tout jeune critique Camille Mauclair s’est associé à Lugné-Poe, qui n’a guère que deux ans de plus, pour fonder le Théâtre de l'Oeuvre ; le 17 mai 1893, ils montent Pelléas et Mélisande, de Maeterlinck, aux Bouffes parisiens, devant Mallarmé, Henri de Régnier, James Whistler, Henri Lerolle, Léon Blum et Claude Debussy. Déjà peut-être celui-ci songe-t-il au drame musical en retrouvant Gabrielle Dupont au 10 rue Gustave Doré où ils viennent de s’installer après la rue de Londres : « Je voulais à la musique une liberté qu'elle contient peut-être plus que n'importe quel art, n'étant pas bornée à une reproduction plus ou moins exacte de la nature, mais aux correspondances mystérieuses entre la Nature et l'Imagination. » A la fin de l’année, sa décision sera prise.
Marthe Meurier se dédouble, se décuple pour être à la fois le modèle de Toutes les Muses de Maurice Denis. Bonnard, Vuillard, Sérusier, Roussel - qui épouse Marie, la sœur de Vuillard -, sont les décorateurs du Théâtre de l’Oeuvre, et dessinent les programmes pour les représentations données le plus souvent aux Bouffes du Nord. Bonnard multiplie pour la Revue Blanche lithographies puis affiches. Ibels peint Verlaine assoupi sur la banquette verte du Voltaire, Eugène Carrière, délaissant ses maternités charbonneuses qui faisaient dire à Degas : « On aura encore fumé dans la chambre des enfants », fait son portrait ; Bonnard illustre une réédition de Parallèlement : le poète postule, à l’Académie française, au fauteuil de Taine !

La peinture et le perroquet.

Gauguin est revenu de Tahiti et s’en est retourné, avec Charles Morice et Henri de Régnier, aux mardis de la rue de Rome ; surtout, ayant touché un héritage, il donne de bruyantes soirées dans son atelier du 6 rue Vercingétorix, au 2e étage, où il s’est installé avec Annah la Javanaise, un singe, et un perroquet. Ce n’est pas lui qui aurait pu répondre à Eugène Carrière lui demandant, devant l’explosion de ses couleurs quelque terne que fût l’objet représenté, jusqu’où il irait donc s’il avait à peindre un perroquet, comme le ferait Matisse : « Je ne sais pas trop, je n’ai pas de perroquet. » Lui en a un ! Le 4 novembre 1893, Gauguin exposait ses œuvres tahitiennes chez Durand-Ruel ; c’était un fiasco complet.
Félix Fénéon, le théoricien des Néos-impressionnistes plus que de la guerre sociale, est inculpé dans l’opération anti-anarchiste qui, en vertu de « lois hyper-scélérates », frappe extrêmement large et connaîtra son épilogue dans le « procès des 30 », le 8 août 1894. Signac avait fait de lui un portrait dont le titre aurait suffi à éclairer le jury sur les théories de l’accusé : Sur l’émail d’un fond rythmique de mesures et d’angles, de tons et de teintes, portrait de M. Felix Fénéon. Un autre témoin de moralité picturale, Toulouse-Lautrec, l’aurait montré en spectateur de la danse mauresque de la Goulue, à la Foire du Trône, aux côtés d’Oscar Wilde et de Jane Avril. Qu’en aurait pensé la cour ?
Mallarmé part en retraite, il résidera maintenant de plus en plus à Valvins. Quand les Natanson et leurs amis y arrivent avec le bateau à vapeur de Paris, ils l’aperçoivent sur son voilier, "La Yole à Jamais Littéraire" marquée de ses initiales, S.M., qu’il vernit, grée et astique lui-même avec un soin maniaque.
Verlaine est élu sinon à l’Académie, du moins Prince des Poètes à la mort de son vieil ennemi Leconte de Lisle. Son Altesse vit écartelée entre deux maîtresses Eugénie Krantz, qui sous le nom de Nini Mouton a été en vogue au bal Bullier sous le Second Empire, et Philomène Boudin, dite Esther en galanterie. Quand, le 25 octobre 1894, aux Soirées du café Procope, une nouvelle représentation à bénéfice est donnée, avec au programme Madame Aubin, comédie en un acte, une conférence de Laurent Tailhade et des récitations de vers, devant Yvette Guilbert, les Rothschild, Jules Claretie et l’on en passe, c’est l’ex Nini Mouton qui est la plus rapide pour lui en extorquer la recette.
A l’été 1895, Émile Verhaeren est à Paris, chez Signac qui lui a laissé son appartement du 15 rue Hégésippe Moreau pendant qu’il est à Saint-Tropez. Verhaeren déjeune chez Toulouse-Lautrec, Henri de Régnier, les Rodenbach, dîne chez Vielé-Griffin. Bientôt, c’est Maurice Maeterlinck qui vient s’établir à Paris avec la cantatrice Georgette Leblanc, la sœur de Maurice, le père d’Arsène Lupin.

« La tombe aime tout de suite le silence... »

Berthe Manet est morte. Mallarmé, Geneviève sa fille, Renoir et Degas, continuent d’aller voir Julie qui est retournée rue de Villejust mais y habite désormais avec ses cousines un appartement du 4e étage où Degas prend une photo que Paul Valéry décrira ainsi : « Auprès d’un grand miroir, on y voit Mallarmé appuyé au mur, Renoir sur un divan, assis de face. Dans le miroir, à l’état de fantômes, Degas et l’appareil, Madame et Mademoiselle Mallarmé se devinent. Neuf lampes à pétrole, un terrible quart d’heure d’immobilité pour les sujets furent la condition de cette manière de chef-d’œuvre. »
Le 1er Salon de l’Art Nouveau s’ouvre chez Bing le 25 décembre 1895, avec 600 articles, et une forte participation des Nabis. Gauguin est reparti, définitivement, pour les îles malgré le résultat piteux d’une seconde vente aux enchères à Drouot. De là-bas, il écrira que « La couleur est vibration de même que la musique. » Comme en prélude au Salon de l’Art Nouveau, Debussy a donné celui à l’Après-midi d’un faune, le 22 décembre, devant Mallarmé et Louÿs, dans le cadre de la Société Nationale de Musique, salle Érard, 13 rue du Mail.

Verlaine s’éteint le 8 janvier 1896, au 39 rue Descartes, son dernier domicile après qu’il eut habité, entre Esther et Eugénie, de part et d’autre de la montagne Saint-Geneviève, 5 rue Broca, 20 rue de la Glacière, 48 rue du Cardinal Lemoine, 16 rue Saint-Victor, entre autres. Cinq mille personnes suivent le cercueil de cette adresse à l’église Saint-Etienne-du-Mont voisine, puis jusqu’au cimetière des Batignolles, où Mallarmé lui rend hommage : « La tombe aime tout de suite le silence... »
Frontispice d'Odilon Redon. Gallica
Bonnard expose pour la première fois chez Durand-Ruel, et Alfred Mellerio, que l’on verra à ses côtés dans le tableau de groupe des Nabis peint par Denis, théorise Le mouvement idéaliste en peinture : «  Le réaliste prend pour but final de reproduire la nature dans la sensation directe qu’elle fait éprouver ; l’idéaliste ne veut y voir que le point de départ éloigné de son œuvre. Tout réside pour lui dans la transformation cérébrale entièrement subjective que lui fait subir notre esprit. »
La Grangette devenant trop petite, les Natanson se sont un peu éloignés, à Villeneuve-sur-Yonne, mais de toutes façons quand Mallarmé meurt à Valvins, début septembre, les vacances sont finies et de l’un et l’autre village les amis sont partis. Dans le cimetière de campagne, le dimanche de l’enterrement, « M. Renoir est bien émotionné ; Roujon prononce en tremblant quelques paroles au nom des vieux ; Paul Valéry prend ensuite la parole au nom des jeunes ; mais il est tellement émotionné qu'il ne peut continuer », note Julie Manet dans son journal.

Cet impressionniste est musicien.

L’hiver précédent, Mallarmé travaillait avec Odilon Redon à la réalisation d’Un coup de dés, le peintre se proposant de « dessiner blond et pâle » pour que l’on pût tenter l’impression sur papier blanc, directement sur celui du texte. Le roman de Camille Mauclair, le Soleil des morts, qui paraît à ce moment, prolonge la vie des mardis de la rue de Rome et de la maison de Valvins.
Théo Van Rysselberghe et Maria, sa femme, qui sera « la petite dame » de Gide, son amie et confidente, s’installent à Paris, à la Villa Aublet du 44 rue Laugier, tandis que les Verhaeren emménagent 206 rue Championnet, dans la tristesse qui suit la mort de Mallarmé,  et un mois avant que ne meure à son tour Georges Rodenbach. Chez Durand-Ruel, la dernière exposition d'ensemble des Nabis se tient, en 1899, en hommage à Odilon Redon. Mais déjà, à l’Académie Carrière, dans la cour du Vieux Colombier, où Eugène vient corriger une fois par semaine, Matisse, qui s’est lié dans l’atelier de Gustave Moreau avec Marquet, Camoin et Manguin, rencontre maintenant Derain et Jean Puy. De Gustave Moreau professeur, Suarès écrira : « Ils ne savent même pas ce qu’ils lui doivent. Nul éloge ne vaut celui-là. Il a eu la vertu de comprendre ce qui lui était le plus contraire et qui aurait dû lui répugner le plus. »
Les quatre premiers font atelier commun à l’académie Camillo, rue de Rennes et, sur le motif, Matisse et Marquet, son cadet de six ans, se retrouvent autour du Pont Saint-Michel, à côté donc de l’appartement de l’aîné qui s’est installé sur le quai au 2ème étage du numéro 19, devant Notre-Dame, au Luxembourg. Un petit héritage a permis à Manguin d’acquérir, 61 rue Boursault (auj. La Bruyère), une maison flanquée d’un petit jardin, où il est possible d’installer un atelier démontable. Quand l’académie Camillo aura fermé, quand on aura épuisé le charme de l’atelier de Jean Biette, rencontré à l'académie Carrière et installé rue Dutot, dans le 15e, on se retrouvera chez Manguin.
Le propriétaire et Jeanne sa femme y reçoivent Debussy et Ravel, que Matisse accompagne parfois au violon. Concernant Debussy, Jean Marnold écrira, après Pelléas et Mélisande, que « Le compositeur est un artiste de la plus rare originalité. Il a trouvé des nuances insoupçonnées pour colorer l'interprétation de sentiments, d'images, d'« impressions ». Il affectionne tout particulièrement le terme « impression »; […] Mais cet impressionniste est musicien. Ses « impressions » se traduisent naturellement en combinaisons sonores, et les « impressions » neuves, inopinées, qu'il suscite chez autrui, sont la conséquence de combinaisons inédites, nouvelles. » Le petit groupe de peintres qui subissent l’ascendant de Matisse travaillent par tons purs, avec des bleus, des écarlates, des orangés.
Au Salon des Indépendants d’avril 1901, dans les Serres de la ville de Paris, Matisse et Marquet sont les deux seuls à s’exprimer ainsi, tandis que Verhaeren évoque dans le Mercure de France, les néo-impressionnistes : Signac, Van Rysselberghe, Cross, Luce ; Ensor qu’il met un peu à part, et les symbolistes : Denis, Vuillard, Bonnard qui exposent autour de deux toiles de Cézanne.

Van Gogh plus que mon père.

Jacques-Émile Blanche, André Gide et ses amis, etc. Détail
Chez Bernheim jeune, rue Laffitte, la  rétrospective Van Gogh du printemps donne à voir l'Arlésienne, la Chambre à coucher, la Nuit étoilée... Derain et Vlaminck sont venus s’y conforter dans la voie qu’ils explorent ensemble à Chatou ; Vlaminck est bouleversé : « ce jour-là, écrira-t-il, j’aimai Van Gogh plus que mon père. » Derain l’y présente à Matisse, et peu après tous trois exposeront ensemble dans la toute petite galerie de la menue Berthe Weill, rue Victor Massé.
Aux Indépendants, Verhaeren a vu également, de Jacques-Émile Blanche, André Gide et ses amis au café maure lors de l'exposition universelle de 1900, à savoir André Gide, Henri Ghéon, Eugène Rouart, le mari d’Yvonne Lerolle, Charles Chanvin et Athman-ben-Sala, le jeune homme que Gide aurait volontiers ramené de Tunisie cinq ans plus tôt si sa mère, et Marie, la vieille servante, n’avaient poussé les hauts cris. Par bonheur, Ghéon vient de trouver une solution au problème. « La caractérisation de chaque modèle est en tout point réussie et la personnalité se devine. Les attitudes sont naturelles et spécialisées. L’ensemble est ancré dans la vie. Seul, le sourire de M. Ghéon se fige » écrit Verhaeren, qui juge que Blanche se rapproche-là « de ce grand et discret peintre qui a nom Fantin-Latour ».
On retrouve André Gide, la tempe appuyée sur sa main droite, écoutant Émile Verhaeren qui, chez lui, à Saint-Cloud, fait la lecture à Félix Le Dantec, Francis Vielé-Griffin, Henri-Edmond Cross,  Maurice Maeterlinck, les bras croisés sur le dossier du fauteuil de Gide, Félix Fénéon, accoudé à la cheminée, Henri Ghéon, et l’on cite aussi Stuart Merrill, tels que les a peints Théo Van Rysselberghe dans sa Réunion littéraire, trois ans plus tard.

Le 15 octobre 1904, le Salon d'Automne ouvre au Grand Palais, Matisse y expose quatorze œuvres. Quatre ans plus tôt, avec Marquet, ils y peignaient des guirlandes au plafond pour gagner leur vie ; Marquet disait, en rigolant : - Encore six heures et nous aurons fini notre journée. Matisse lui criait : - Tais-toi, ou je te tue ! Aujourd’hui, c’est Othon Friesz, le Viking venu du Havre avec Dufy, son camarade d’enfance, qui est frappé par une sorte de révélation. Dufy aura un temps de retard : « Devant le Luxe, Calme et Volupté de Matisse, j’ai perçu de nouvelles raisons de peindre, et le réalisme impressionniste perdit pour moi son charme, à la contemplation du miracle de l’imagination introduite dans le dessin et la couleur. » Le duo havrais, après celui de Chatou, rejoint les anciens de l’atelier Gustave Moreau. Chez Manguin, Matisse et Marquet peignent et s'y peignent peignant le même modèle, et L’Académie rue Boursault, qui y vient sur la toile n’a toujours pas pu être attribuée de façon certaine à un seul des trois.

La cage aux Fauves.

Il leur manquait un nom. Au Salon d’Automne de 1905, ont été mis ensemble par le placeur Matisse avec la Fenêtre ouverte, peinte à Collioure, et la Femme au chapeau, la sienne, posant quai Saint-Michel, La Promenade, La Jeune Femme en Robe japonaise au Bord de l'Eau ; Vlaminck, avec La Vallée de la Seine à Marly, La Maison de mon Père, Le Crépuscule, L'Étang de Saint-Cucufa ; Marquet et Anthéor, Menton, Agay, Les Rochers rouges du Trayas, Camoin, Manguin qui expose La Sieste, Sur le Balcon, Sous les Arbres, Les Chênes Lièges, Le Pré, Valtat, et Rouault, le marginal. « Comme, au centre de la galerie où voisinaient les purs, on avait installé par contraste, un gracieux petit buste d’enfant d’Albert Marque, Louis Vauxcelles qui passait là, dit à Matisse : - Tiens ! Donatello dans la cage des fauves... La boutade, répétée, se cristallisa en définition. »
Pour Noël, André Gide qui patientait depuis des mois - « J’attends de cette maison ma force de travail, mon génie. Déjà tout mon espoir y habite », écrivait-il dans son Journal du 17 mai -, emménage avenue des Sycomores, dans la villa Montmorency. Cocteau décrit la maison que Gide y a fait construire comme une « maison symbolique, où les fenêtres ne regardent pas en face. A l’intérieur, des couloirs, des escaliers s’entrecroisent, se contredisent. » Dès l’entrée, un escalier grimpe ainsi autour des quatre murs jusqu’en haut, et ne dessert pas pour autant toute la maison. Dans ce hall, l’Hommage à Cézanne, de Maurice Denis : dans la galerie d’Ambroise Vollard, autour d’un tableau de Cézanne, on voit, à gauche, Redon, Vuillard, Mellerio, le critique d’art, Vollard et Denis lui-même et, à droite, Seruzier, Ranson, Roussel, Bonnard et Marthe Meurier devenue Mme Maurice Denis.
Dans le grand salon, René Piot peindra autour de la cheminée, cinq ans plus tard, une immense fresque  représentant des groupes de danseuses au milieu de papillons. Mais Gide donne lecture de ses manuscrits à ses amis dans sa bibliothèque, depuis un pupitre surélevé de quelques marches, dans cette salle comme une église, montant jusqu’à la charpente, avec ses petites fenêtre placées tout en haut du mur, sous le toit. Derrière le lutrin, la porte menant à son cabinet de travail comme à la sacristie : une toute petite pièce avec un fauteuil et un bureau encastré dans le mur.
Matisse et Friez ont installé un atelier dans l'ancien couvent des Oiseaux, que la nouvelle loi sur les congrégations vient de libérer, 84-88 rue de Sèvres. Matisse y peint la Joie de Vivre, qui sera aux Indépendants de 1906, - vernissage le 20 mars -, et qu'achète aussitôt Léo Stein. Dans l’appartement de Matisse, 19 quai Saint-Michel, le décor est étrangement semblable à celui de Mallarmé : des Baigneuses de Cézanne, une Tête de garçon de Gauguin, un plâtre de Rodin, tous achetés chez Vollard, et deux pastels d'Odilon Redon.
Le Rat Mort de Derain
et celui de Vlaminck
Après Monet et Degas, Vlaminck peint le Rat mort, où Rimbaud poignarda Verlaine, où fréquenta « la petite danseuse de 14 ans », Marie van Goethen, et Derain y trouve la Femme en chemise. Ambroise Vollard, le marchand des Nabis, a pris des engagements avec Derain dès février 1905, et acheté en bloc tout l'atelier de Vlaminck un an plus tard.
Madame Matisse figure doublement dans les salons des Stein, 27 rue de Fleurus et rue Madame, Gertrude et Léo ont acquis la Femme au Chapeau, Michael et Sarah son Portrait à la raie verte. Matisse rencontre là Picasso dont Léo et Gertrude viennent d'acheter la Fillette au panier de Fleurs.