Quand l'enterrement de Louise Michel croise la montée au Mur des Fédérés

L’occasion de ce parcours est une balade faite avec les lecteurs du Merle Moqueur, 51 rue de Bagnolet, Paris 20ème.

A la pointe Philippe Auguste, entre l’avenue du même nom et le boulevard de Charonne, on se trouve au confluent imaginaire de 2 cortèges décisifs pour le mouvement ouvrier : celui du dimanche 22 janvier 1905, autrement dit celui des funérailles de Louise Michel, et celui du dimanche 24 mai 1936, soit la montée au Mur des Fédérés, qui se fait alors chaque année à l’anniversaire de la Semaine Sanglante mais se trouve suivre de peu, cette année-là, la victoire électorale du Front Populaire.

Le cortège funèbre de Louise Michel, est parti de la gare de Lyon comme 10 heures sonnaient au beffroi ; par le bd Diderot et l’avenue Philippe Auguste, il parvient à notre hauteur vers 11h. Il fait un soleil clair et froid. Passe d’abord devant nous un chariot portant des couronnes d’immortelles, des jaunes et des rouges, des couronnes d’églantines, des coquelicots, et une écharpe maçonnique bleue terminée par un triangle, celle de la loge de la Philosophie sociale, dans laquelle Louise a été initiée 4 mois plus tôt.
Voici maintenant le char funèbre noir, « sans même les filets blancs qui courent sur le dais du corbillard des pauvres », un char de 8e classe selon le Journal des Débats ; certains croient y reconnaître le char même qui servit aux obsèques de Victor Hugo ; un drap rouge qui recouvre la bière.
Derrière le corbillard, 4 femmes : Charlotte Vauvelle, la seule qui soit entièrement vêtue de noir, et qui porte un voile de crêpe ; c’est l’amie, la compagne de Louise Michel depuis dix ans. A côté d’elle, Séverine, qui a été la secrétaire de Jules Vallès, la continuatrice du Cri du Peuple, la journaliste qui, sous le nom de plume d’Arthur Vingtras, publia des chroniques libertaires dans la Fronde, le quotidien féministe de Marguerite Durand, dreyfusarde, l’une des créatrices de la Ligue des Droits de l’Homme. A côté, le Dr Madeleine Pelletier, secrétaire générale de cette Grande Loge Symbolique Ecossaise qui, depuis 1899, admet les femmes et qui a convaincu Louise d’y entrer. Enfin Béatrix Excoffon, « qui porte un jupon de couleur jaune à fleurs et, sur son corsage, une large étoffe rouge en sautoir ». Elle la portait déjà sous la Commune dans le Comité de vigilance des citoyennes du 18ème arrondissement, sur la barricade de la place Blanche, où, jeune fille de 22 ans, elle était ambulancière comme Louise, avec laquelle elle était restée liée. C’est son mari, François Excoffon, devenu libraire-éditeur à Montmartre, qui publie les œuvres de Louise.
Au deuxième rang, des hommes. On dit que par respect, aucun d’eux ne fume dans le cortège. Anatole Le Grandais, ancien chef de bataillon de la Commune, conseiller municipal de Clignancourt, qui a proposé, le 21 novembre dernier, au cours d’une séance houleuse du conseil municipal de Paris, l’érection d’une statue au chevalier de La Barre, face au Sacré Cœur, avec cette dédicace : "Au chevalier de La Barre, la libre pensée et la France reconnaissantes." C’est lui qui, au terme du défilé, devant le cimetière de Levallois, rappellera le rôle de Louise durant la Commune, dont il dit qu’elle fut « le plus beau cri de révolte sociale qui ait été poussé par l’humanité ». Camélinat, l’ancien directeur de la monnaie de la Commune, celui qui a fait frapper 10 000 pièces de 5 francs portant sur la tranche, à la place du « Dieu protège la France » qui y figurait depuis 1848 : « Travail, Garantie nationale ». De plus, la femme de Camélinat a été détenue en même temps que Louise Michel à la prison des Chantiers de Versailles, et a pu en apprécier la bonté. Charles Malato, déporté en Nouvelle Calédonie avec ses parents, écrivain, auteur de La Grande Grève, celle de Montceau-les-Mines, qu’il va publier cette année 1905, journaliste et militant libertaire, vénérable de la loge de la Philosophie sociale.
Sébastien Faure, le fondateur du Libertaire ; c’est au bénéfice de ses publications que Louise a rompu son exil londonien, dix ans plus tôt, pour faire avec lui une tournée de conférences. Et puis il y a celui avec lequel Louise « propagandait » comme il dit, depuis 3 ans, Ernest Girault, le rédacteur de l’Homme libre.
En février, mars et avril 1904, ils ont visité près de 50 villes : Vers la cité meilleure pour lui, La prise de possession pour elle ; ils ont remis ça à l’automne avec des conférences consacrées à l’Antimilitarisme et la Révolution russe. A Levallois, Girault, « Rappelant les évènements qui se déroulent en Russie, opposera les admirables funérailles que Paris socialiste fait à Louise à celles, plus expéditives qui attendent le tsar ». Louise est morte le 10 janvier. Peu avant sa mort, elle a dit à Ernest Girault : « Mais regardez là-bas en Russie, voyez comme c’est beau ! Vous verrez : au pays de Gorki et de Kropotkine se passeront des évènements grandioses. Je la sens monter, grandir, la révolution qui balaiera le tsar, et tous ses grands ducs, et la bureaucratie slave, et qui bouleversera cette immense Maison des morts », selon un titre de Dostoïevski. Et aujourd’hui, L’Humanité de ce dimanche 22 janvier titre en Une : « Vers la Révolution – Les grèves de Pétersbourg ». Compte tenu de la gravité des évènements, et de l’espoir qu’il suscite, l’Humanité a réussi, depuis décembre, et malgré le coût de la chose, à se payer un correspondant permanent à Saint-Pétersbourg, qui y restera jusqu’en juin 1905. Et Lucien Herr, est russophone : « Aujourd’hui, plus de 100 000 ouvriers, peut-être plusieurs centaines de milliers d’hommes vont descendre dans les rues de Pétersbourg. La police a fait savoir qu’elle ne tolérerait ni attroupements ni cortèges, et qu’elle recourrait aux mesures les plus énergiques. On annonce que toutes les troupes disponibles sont sous les armes. Et on annonce que les ouvriers sont résolus à passer outre à toutes les interdictions, à toutes les menaces. »
Demain, on appellera, et à partir de demain on n’appellera plus ce 22 janvier 1905 que « Le Dimanche rouge de Saint-Pétersbourg » L’Humanité du lundi titre : « La Révolution à Pétersbourg – Répression sauvage – 1 500 tués et blessés », et elle décrit les obsèques de Louise en p. 2. L’Humanité du mardi 24 titre : « La Révolution russe – Une journée du tsar : 10 000 tués et blessés »  
La révolution russe, la 1ère, celle de 1905, va jouer un rôle dans le processus de l’unité socialiste, et ça commence ici, dans ce cortège. Le « Parti Socialiste Français », de Jaurès, Briand et Viviani n’entrevoit encore qu’une révolution par étapes, en commençant par un régime constitutionnel ; le « Parti Socialiste de France » des vaillantistes et des guesdistes parle lui de « brûler les étapes » ; mais ils sont tous là, les socialistes « ministériels », que Louise n’appréciait guère, et qui ont ouvert une souscription pour lui faire hypocritement cette marche triomphale, à en croire le « Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire » d’Allemane. Dans 8 jours, le 30 janvier, un meeting va être appelé par les 3 partis socialistes cités plus haut, avec le concours de la CGT et des Comités socialistes de Russie et de Pologne et, pour la 1ère fois, on verra ensemble sur l’estrade du Tivoli Vaux Hall, rue de la Douane, sous la présidence de Vaillant, Allemane pour le POSR ; Bracke, remplaçant Jules Guesde, malade, pour le PSDF, et Jaurès pour le PSF.

L'arrivée du cortège de Louise Michel au cimetière de Levallois
Mais on ne va pas vous nommer les 100 000 personnes qui composent le cortège, on va le laisser un moment, il a un long trajet à faire jusqu’au cimetière de Levallois, on le rattrapera plus tard. On va se tourner du côté du boulevard de Charonne, faire un petit saut d’une heure ou deux, et un plus grand de 30 ans jusqu’au dimanche 24 mai 1936.

Disons qu’à partir de midi, (on est censé être prêt pour 1 h), le cortège se forme sous nos yeux :
Groupe de tête, rassemblement à l’angle de la rue du Repos et du bd de Ménilmontant : Harmonie populaire de Paris et de la Bellevilloise, Chorale Populaire de Paris, de Bagneux et d’Ivry, Anciens de la Commune, CC du PCF, CAP du PS, direction de la CGT, délégations des groupes parlementaires PC et PS, CA du Populaire et de l’Humanité ;
1er groupe, enfants, devant le 22 bd de Ménilmontant : Léon Frot, conseiller municipal, chorales, dont celle de la Bellevilloise, du Secours Rouge International, des Faucons Rouges (600),  Tambours du Patronage de la Bellevilloise, etc. 4 500 enfants, le groupe Dimitrov du patronage de la Bellevilloise ;
2e groupe, Anciens combattants, devant le 6, bd de Ménilmontant, avec l’Harmonie socialiste ; les officiers de réserve républicains sont accompagnés d’une énorme gerbe en l’honneur d’Henri Barbusse, le fondateur de l’ARAC, enterré au Père Lachaise le 6 septembre 1935 ;
3e groupe, les travailleurs intellectuels, devant le 200 bd de Charonne, avec la Chorale de l’Université ouvrière : Paul Vaillant-Couturier, Joliot-Curie ; les revues Commune, Europe, Vendredi, Soutes, Inquisition ; Aragon, Nizan, Le Corbusier, Eugène Dabit, Jean Lurçat… Une délégation retour d’URSS signale par sa banderole qu’elle parlera le 29 mai à Wagram. Fermant la marche : les Espérantistes, les Cercles scientifiques, Travailleurs sans Dieu, Aviation populaire « l’Aile tendue » ;
4e groupe, la Seine et Marne, devant le 128 bd de Charonne (M° Bagnolet) ;
5e groupe : les femmes, devant le 138 bd de Charonne, avec la Chorale juive ;
6e groupe, les organisations syndicales, devant le 170 bd de Charonne, avec l’Harmonie des Transports ; des groupes imposants des travailleurs juifs : « Contre tous les nationalismes, union des travailleurs français et immigrés ». Derrière le large calicot de l’Etoile Nord-Africaine, plusieurs milliers de travailleurs Nord-Africains, des pancartes : « Amnistie totale en Afrique du Nord », « Abolition du code de l’indigénat » « Suppression du service de mouchardage de la rue Lecomte » ;
7e groupe, les sportifs, devant le 148 bd de Charonne (c’est l’angle sud avec la rue de Bagnolet), avec l’Harmonie de Clichy, la FSGT : « Pas un sou, pas un homme pour Berlin » (les Jeux Olympiques de) ;
8e groupe, les jeunesses, devant le 138 bd de Charonne : « La jeunesse salue les 30 000 fusillés, nous les vengerons ! » ; portraits de Jules Vallès, de Delescluze. Les jeunes du Secours Rouge International, coiffe rouge, photos d’Henri Vuillemin, jeune ouvrier du 20ème tué par la police le 26 février 1934 en s’opposant à un meeting fasciste rue des Pyrénées, et Roger Scorticatti, 16 ans, tué le 9 mai 34 sur une barricade anti-croix de feu de Livry-Gargan par un commissaire de police ; 
9e groupe, Seine-et-Oise, Ouest, devant le 120 bd de Charonne ;
10e groupe, S&0, sud, devant le 108, bd de Charonne (M° Avron) ; 11e, S&0, Nord, 96 bd Charonne ; 12e, Seine, banlieue Ouest ; 13e, Seine, banlieue Sud ; 14e, Seine, banlieue Nord, 15e, Seine banlieue Est ; 16e, Paris Ville, RG, devant le 22 bd de Charonne (M° Nation) avec l’Harmonie de Gentilly et 13e arrondissement en tête ; 17e, Paris Ville, RD, avec la fanfare l’Etincelante du 20e, Mocquet père, et 18e arrondissement en tête…


Derrière le cercueil de Louise Michel, en plus des partis, syndicat, associations de Libre pensée, délégations de la Fédération Anarchiste de Londres, du Parti ouvrier démocrate russe, des anarchistes espagnols, polonais et italiens, on peut voir l’immense drapeau rouge avec ses lettres blanches désignant la Chambre syndicale des ouvriers boulangers, groupe qui a commencé le 1er à entonner l’Internationale, bientôt reprise par tous, et qui alterne avec la Carmagnole, et des cris : « A bas la calotte ! La calotte, hou, hou ! Vive la Commune ! »
Des femmes, l’églantine piquée au corsage, le ruban rouge barrant la poitrine ou serrant la taille, chantant parfois l’Internationale. Un ménage ouvrier, qui a sacrifié sa journée de repos et emporté fillette de 13 ou 14 mois, lourde déjà pour leurs bras, et qui se l’échangeront jusqu’à Levallois. Et il y a parmi eux Benoît Broutchoux qui cherche Pierre Monatte. Benoît Broutchoux, plusieurs fois condamné à Montceau-les-Mines et Blanzy a dû aller s’employer dans les mines du Pas-de-Calais. Il anime l’Action syndicale, l’organe du « jeune syndicat » comme on dit là-bas pour l’opposer au « vieux syndicat » de Basly et Lamendin. Il va à nouveau purger une peine de prison, il cherche quelqu’un pour le remplacer dans ses activités syndicales pendant ce temps-là. C’est peut-être Emile Pouget, présent dans le cortège, qui lui indique ce Pierre Monatte qu’il a fait entrer au Comité des Bourses du Travail. Broutchoux le cherche, le trouve, le convainc et Monatte, alors correcteur et auteur de quelquess articles dans Pages libres, va partir pour Lens remplacer Broutchoux jusqu’à la fin de l’année et la sortie de prison de celui-ci.
Les Obsèques de Louise Michel
Eau-forte d'Albert Peters-Desteray, 1905. Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis
Vers 11h15, devant le Père Lachaise, l’hémicycle de la grande porte étant empli de gardes républicains et d’agents - 12 à 14 000 hommes de troupe et de police encadrent le cortège - un officier, qui a aperçu un minuscule drapeau noir et un drapeau rouge sans inscriptions, veut s’en emparer. Une légère bousculade se produit. Un assistant est arrêté par les agents, puis relâché. Quelques mètres plus loin, nouvelle saisie de drapeau et nouvelle bousculade.
On laisse ici le cortège filer vers Levallois...

On va jusqu’à l’allée centrale.
Au coin de la rue du Repos, à 13h on était déjà très serrés, à côté de Thorez, des représentants des PC anglais et Espagnol ; vers 13h15 sont arrivé Léon Blum, très acclamé, Jean Zyromski (le courant de « la Bataille socialiste » dans lequel Jean Zyromski, en charge de la page sociale du Populaire, a regroupé dès 1927 les éléments hostiles à la participation socialiste au gouvernement, domine alors la Fédération de la Seine); Racamond, Jouhaux et Frachon. Le cortège s’est ébranlé : derrière la musique, les derniers communards, avec leurs cannes, soutenus, Camélinat toujours vivant, avec ses filles. On est monté vers le mur des Fédérés, les Communards s’asseyent sur un banc, en face, la foule fait silence à leur passage. Les personnalités s’alignent et, le défilé commence à passer devant eux à 14h15.
Mais, une heure plus tard, seul le 1er groupe, celui des enfants, est passé et le 16e groupe n’a pas démarré de la place de la Nation, on déplace donc dirigeants et personnalités vers l’allée centrale en décidant que le cortège traversera en ligne directe le cimetière pour ressortir rue des Rondeaux sans passer devant le Mur.
A 21h15, on n’en est encore qu’au 9e groupe, la nuit est tombée, on fait des torches avec du journal ; ce n’est qu’à 22h20 que se présente le dernier rang du 17e groupe.

Le groupe Regards, le groupe Mars sont perchés, autour d’une magnifique jeune-fille dressée contre le ciel, au sommet d’un tombeau (peut-être Jacqueline Laurent, 18 ans, compagne de Sylvain Itkine ou déjà de Prévert ; elle sera Françoise dans Le jour se lève). Du toit qui abrite les os des familles Chrétien Delafolie et Rabourdin, une bande de jeunes gens chante la Carmagnole. Toutes les 10 mn, un groupe du théâtre ouvrier lance « Camarades, la vie est à vous ».
Il y a dans le cimetière comme une grande joie qui ne profane pas les morts mais défie la mort. Il paraît nécessaire que dans ce lieu les hommes et les femmes qui vivent affirment avec puissance leur vie. C’est peut-être le seul hommage digne des morts, se souvient Francis Lemarque.
L’édition de l’Humanité du dimanche 24 mai que l’on lit dans le cortège : « Elle aura sa revanche ! » surtitre : Au Mur, à partir de 13 heures, pour fêter la victoire !
Pour le pain, pour la paix, pour la liberté ! titre d’un édito encadré de Paul Vaillant-Couturier qui se termine par « la foule immense qui défilera au Mur du Père-Lachaise, avec, devant elle, le programme du Rassemblement populaire à réaliser, et au-delà, le magnifique espoir de la revanche totale de la Commune, la République française des conseils du peuple, les Soviets partout ! » repris en ligne de pied : Les Soviets partout ! »
L’édition de l’Humanité que l’on lit dans le cortège contient, en page 5, « Sur le Front du Travail » (titre de la page/rubrique), un article de Pierre Delon : « Pour la revalorisation des salaires (surtitre,) Une belle série de victoires dans les usines d’aviation ». Un article de 2 colonnes, illustré par « un tourneur au travail dans une usine de mécanique » : « Depuis des années, écrasés par la crise et les attaques patronales contre leurs conditions d’existence, ils se sentent forts maintenant de leur unité syndicale réalisée, ils ont puissamment affirmé leur volonté lors des élections législatives, et ils réclament les améliorations à leur sort auxquelles ils ont droit. Pendant ces dernières semaines, de nombreuses grèves ont eu lieu et se sont terminées par des victoires ouvrières. Un des exemples les plus significatifs est celui de l’aviation. » Ce sont les premières des grèves avec occupation qui vont maintenant s’étendre comme une traînée de poudre.

Un portrait d’Henri Vuillemin (19 ans, que 80 000 travailleurs avaient accompagné au cimetière de Pantin) domine aujourd’hui une place du Père Lachaise ; les poings se lèvent et le saluent.

Sur la statue du maréchal Gouvion-Saint-Cyr, une banderole : « Il faut sauver Ana Pauker » (Elle a contribué à la fondation du Parti communiste roumain avant d'y être élue en 1922 au Comité central. Après une première arrestation en 1925, Ana Pauker a rejoint Moscou une fois libérée. En 1931, elle participe, sous la direction d'Eugen Fried, au « Collectif de direction » mis en place par l'Internationale communiste pour épauler la direction du Parti communiste français ; à ce titre, elle a poussé au Front Populaire. Elle est alors incarcérée en Roumanie où elle va être condamnée à 10 ans de prison).
Comité Antifasciste des Galeries Lafayette. « Libérez Ana Pauker »

Après le mur des Fédérés, on passe devant les 5 tombes des victimes des 9 et 12 février 1934 : Maurice Bureau, 27 ans, tué le 9 février ; Louis Lauchin, 20 ans, le 9 ; Ernest Schnarbach, 30 ans, le 9 ; Marc Tailler, 38 ans, le plus âgé, tué le 12 à Boulogne-sur-Seine ; Vincent Moris, 35 ans, tué à Malakoff le 12. Ils ont été enterrés le 17 février 1934 par 200 000 personnes qui répondent aux discours de Marcel Cachin et de délégués communistes étrangers (Zyromsky y représentant la fédération de la Seine du PS) par ces cris : « les soviets partout ! »
Sur la tombe de Barbusse, la stèle de marbre rose de l’Oural que l’on voit aujourd’hui, façonnée par des ouvriers russes, ne sera posée qu’au 1er anniversaire de sa mort, le 6 septembre 1936.
La tombe écarlate de Charles Lorne (tué le 1er mai 1919, dans l'après-midi, place de l’Opéra lorsque les ouvriers tentent d’atteindre la place de la Concorde), fait elle aussi face au Mur.

Dans l’Humanité du lendemain, qui titre « 600 000 au mur » parmi les 5 photos de la page, l’une montre « Les Bloch victorieux Pour un contrat collectif dans l’aviation » [Bloch deviendra Dassault], mais le passage des Bloch n’est pas décrit dans l’article, et aucun mot d’ordre revendicatif n’y est cité, à part celui des midinettes. Les mots d’ordre retenus sont exclusivement politiques : « Vive le Front populaire », « A bas le fascisme », « Les Soviets partout ».

Les bolchéviks au brin d'herbe entre les dents et la révolution en architecture


L’occasion de ce parcours est une balade faite pour la librairie L’œil au vert, 59, rue de l’Amiral Mouchez, 13ème arrondissement. (Pour des photos, voir celles d'une balade précédente qui la recoupait partiellement.)

3, rue de la Cité-Universitaire, PLU : Immeuble d'ateliers réalisé par l'architecte Michel Roux-Spitz en 1930-1931 pour le compte du fabriquant de lampe Perzel, exposant du Salon des Artistes Décorateurs, qui en occupait le rez-de-chaussée. Chaque appartement comprenait en partie basse la cuisine, une chambre et l'atelier sur deux niveaux et, à l'étage une chambre, une salle de bains et la galerie haute. La construction est en béton armé avec remplissage de briques et la façade principale est habillée d'un enduit de pierre reconstituée qui lui confère une très grande qualité de finition. La façade qui compte quatre travées se présente comme un damier composé de quatre grandes baies par étage soulignées par des balcons de forme trapézoïdale rappelant la forme adoptée par Roux-Spitz pour les bow-windows de ses immeubles d'habitation. Exact contemporain des réalisations de Roux-Spitz boulevard Montparnasse, quai d'Orsay, rue Octave Feuillet, il s'inscrit dans la période la plus féconde de l'architecte, celle de la "série blanche".

11, rue Roli, Kamenev, futur président du soviet de Moscou, et Lounatcharski, qui sera commissaire du peuple à l’Instruction publique, habitent dans les années 1910 l’un au deuxième, l’autre au troisième étage de l’immeuble.

Cité Internationale Universitaire de Paris due à André Honorat, ministre de l’éducation nationale du gouvernement Millerand ; Emile Deutsch de la Meurthe, pétrolier, patron de la Société Jupiter, ancêtre de la Shell, qui en apporte le financement ; et Paul Appel, le recteur. Convention entre la ville et l’Etat. Sur 44 hectares, une véritable « collection d’architecture en plein air » remplace les bastions 81-82 et 83 de l’enceinte de Thiers ; Lucien Bechmann, architecte du métro Nord-Sud, fils du DG de la Cie, conçoit la Fondation Deutsch de la Meurthe, et le plan d’ensemble dans lequel viendront s’implanter les pavillons des diverses nations donatrices. La Fondation Deutsch de la Meurthe constitue donc le noyau initial de la Cité U, dès juillet 1925 ; Bourguiba et Sartre font partie des 15 premiers résidents ; Senghor y logera de septembre 31 à 34, pendant qu’Henry Miller est Villa Seurat ; il se souvient que sa chambre ne donnait pas sur le bd Jourdan. La Cité s’agrandit à diverses reprises de nouveaux terrains pris sur la Zone, qui permettent, en 1934, l’aménagement de son parc. En 1959, la construction du périphérique amputera celui-ci d’une partie de sa surface.
C’est là, et non pas à Normale Sup’, qu’en 1929, Simone de Beauvoir rencontre Sartre pour la 1ère fois. « J’étais un peu effarouchée quand j’entrai dans la chambre de Sartre ; il y avait un grand désordre de livres et de papiers, des mégots dans tous les coins, une énorme fumée. Sartre m’accueillit mondainement ; il fumait la pipe. Silencieux, une cigarette collée au coin de son sourire oblique, Nizan m’épiait à travers ses épaisses lunettes, avec un air d’en penser long. Toute la journée, pétrifiée de timidité, je commentai le discours métaphysique », écrit-elle dans les Mémoires d’une jeune fille rangée.
« Je revins chaque jour, et bientôt je me dégelai. (…) Nous travaillions surtout le matin. L’après-midi, après avoir déjeuné au restaurant de la Cité, ou « chez Chabin », à côté du parc Montsouris, nous prenions de longues récréations. Souvent la femme de Nizan, une belle brune exubérante, se joignait à nous. Il y avait la foire, porte d’Orléans. On jouait au billard japonais, au football miniature, on tirait à la carabine, je gagnai à la loterie une grosse potiche rose. »

La Fondation Suisse, inaugurée le 7 juillet 1933, est l’une des premières habitations collectives conçue par Le Corbusier et Pierre Jeanneret. La Fondation Suisse a permis à Le Corbusier d’expérimenter certains de ses principes d’architecture et d’urbanisme. Le bâtiment est ainsi composé de trois blocs distincts qui correspondent à différentes fonctions (logements, espaces collectifs, circulation) : une barre de quatre niveaux reposant sur six grands pilotis abrite les chambres ; une aile courbe d’un seul niveau contient les espaces collectifs ; un module plus petit et étroit, de quatre niveaux, accolé au bloc principal, est destiné à la circulation verticale (escalier, ascenseur). Les matériaux varient selon l’orientation et la fonction des façades (verre du côté des chambres, béton du côté des couloirs). La perception visuelle du bâtiment est donc très différente selon l’angle sous lequel on l’aborde. Le salon dit “ salon courbe ” comporte une fresque peinte par Le Corbusier en 1948 en remplacement d’un mural photographique de 1933. Le mobilier signé Le Corbusier (fauteuil et banquettes avec panneaux émaillés) est visible dans les espaces collectifs et sur les paliers. Le mobilier signé Charlotte Perriand est conservé dans trois chambres témoins.

La Maison du Brésil, inaugurée le 24 juin 1959. Le Corbusier et le Brésilien Lucio Costa (1903-1990, associé au Corbu à compter de 1927, proche du PC pendant les années 1930). La composition architecturale rappelle celle de la Fondation Suisse, conçue par Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Une barre de logements posée sur douze pilotis se développe sur cinq niveaux. En rez-de-chaussée, dégagés par les pilotis, les espaces de vie collective et le logement du directeur s’organisent dans des volumes librement composés, couverts de toits jardins. Les balcons et les murs de séparation des loggias sont peints de couleurs vives, privilégiant le jaune, le bleu et le vert, qui évoquent les couleurs du drapeau brésilien.

En 1869, sous les yeux de Napoléon III venu l’inaugurer, le lac du parc Montsouris se vide comme un lavabo mal bouché dans les carrières. L’entrepreneur, à l’instar de Vatel, s’en suicide. Ces carrières marquaient historiquement le paysage loin au sud : quand on arrivait à Paris par le chemin de Turin, qu’on appellera plus tard la route de Fontainebleau, puis avenue d'Italie; quand on gagnait la capitale par la route d’Orléans, qui prend au faubourg le nom de rue de la Tombe-Issoire, on progressait entre des chevalements de puits de mines, dont les grandes roues remontaient de lourdes pierres à bâtir : la plaine de Montrouge était riche en cliquart. Grâce à quoi le PC de Rol-Tanguy et des FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) se dissimulera, pendant la semaine de l’insurrection, près de la galerie conduisant à l’ossuaire ; sous l’hôpital Sainte-Anne, la plus grande des salles de carrière aura été transformée, durant la guerre, en salle de chirurgie.
Avant la guerre mondiale précédente, les enfants des exilés révolutionnaires russes, sauf des Lénine, qui n'en ont pas et le regrettent si fort qu’ils ont proposé aux Zinoviev, durant le séjour polonais, d'adopter l’un des leurs, connaissent par cœur la mire de Napoléon, le palais du bey de Tunis, reproduit pour l’Exposition universelle de 1867, dans lequel est installée la météorologie de la marine, tous les attraits du parc Montsouris. Les pères, eux, ne voient rien, si l’on en croit cette anecdote de Lénine croisant un Lounatcharski qui pousse du ventre, parce que ses mains sont occupées à tenir sa lecture, un landau dans lequel le bambin est presque enseveli sous des journaux, des brochures et des livres.

Lénine a rencontré à Paris son « roman d’amour » en la personne d'Inessa Stephan-Wild, devenue Armand par mariage, née à Paris en 1874 d'une mère anglaise et d'un père français. Dès 1910, elle sera sa plus proche collaboratrice. La liaison était connue de Nadejda Kroupskaïa, qui proposa de céder la place avant de se lier d'amitié avec Inessa. Lénine fermera le roman en 1913. Inessa Armand participera aux conférences du mouvement de Zimmerwald et à la Conférence internationale des femmes de Berne en 1915, à la réalisation desquelles elle contribuera de manière essentielle. En avril 1917, elle gagnera la Russie avec Lénine.
« « … Une passion et une liaison éphémère sont plus poétiques et plus pures » que les « baisers sans amour » de conjoints piteux et pitoyables. C’est ce que vous écrivez… L’opposition est-elle logique ? Les baisers sans amour de conjoints piteux sont malpropres. D’accord ! Il faut leur opposer quoi ? On pourrait croire des baisers avec amour. Mais vous opposez une « passion » (pourquoi pas l’amour ?) éphémère (pourquoi éphémère ?)… » Lénine, Œuvres Complètes, t. 35, p. 180. Ed. de Moscou
Dans le film de Serguei Youtkhevitch, Lénine à Paris, 1981, c’est Claude Jade qui était Inès (Inessa).

1, impasse Nansouty/36, bd Jourdan, PLU : Villa probablement restructurée vers 1930-1940 dans le goût moderne des années trente par le décorateur Emile Medvès à partir d'une première maison construite en 1883 : surélévation d'un étage, construction d'un avant-corps circulaire en saillie du côté de l'entrée, revêtement uniforme des façades et sans doute réaménagement complet des intérieurs. L'utilisation de la parcelle a fait l'objet d'un soin particulier. La maison, le jardin et le mur avec portillon donnant sur le boulevard Jourdan forment un ensemble architectural cohérent. Les arrondis de la façade sont rappelés par les éléments décoratifs sur le sol du jardin (agrémenté d'un petit portique à l'antique).

17, rue Emile Deutsch de la Meurthe, PLU : Constructions destinées au fonctionnement du parc Montsouris, commencé pour la 2e Expo Universelle de 1867 et achevé pour la 3e en 1878. Attribution des édifices à l'architecte Gabriel Davioud (1823-1881, auquel on doit les monuments des places de Châtelet et de la République; le temple de la Sibylle aux Buttes-Chaumont; les grilles du parc Monceau). Les cinq pavillons, élevés sur un à deux niveaux, développent une architecture très caractéristique du style pittoresque en vogue sous le Second Empire.

8, rue du Parc de Montsouris, PLU : Hôtel particulier de Michel Morphy, feuilletoniste du Petit Journal, édifié au début du XXème siècle dans le goût rococo et orné de motifs de faïences colorées.

11-13, rue du Parc de Montsouris, PLU : Villa édifiée dans le goût régionaliste de la fin du XIXème siècle utilisant la meulière, la brique et le bois. La ferme en bois de la charpente est laissée apparente sous une lucarne dans le goût des constructions balnéaires de la côte normande. La typologie de cette maison se justifie également par le caractère paysager du parc Montsouris édifié à proximité sous le Second Empire.

14, rue Nansouty/2, rue Georges Braque. André Lurçat, avec l’appui de son frère, le peintre Jean Lurçat, alors très pénétré de l’influence cubiste, construit en 1926-27, pour le jeune (28 ans) peintre  zurichois Walter Guggenbühl cette villa, presque une sculpture cubique, dépouillée et sans effet ornemental. Comme le dit l'architecte moderniste, "l'espace intérieur engendre des volumes qui se situent extérieurement d'une manière purement logique et utilitaire, et d'où l'architecte peut pourtant tirer un résultat plastique". Au début la maison était pourvue de fenêtres disposées irrégulièrement sur la façade, pour déterminer un jeu de verticales et d'horizontales, un jeu de surfaces nues et d'ouvertures. La maison a perdu un peu son caractère sculptural à cause de la création de nouvelles fenêtres.

6, rue Georges Braque, PLU : Résidence-atelier du peintre Georges Braque édifiée par Auguste et Gustave Perret en 1927-1930. Elle poursuit le parti adopté par Perret dans la résidence-atelier Chana-Orloff (1926-1929) ou de Mela Muter (1927-1928) : constructif avec l'ossature en poteaux-poutres en béton armé et stylistique avec l'affirmation du système constructif en façade. Pour les résidences-ateliers il opte pour un remplissage de brique, alors que pour les grands hôtels particuliers il optera pour les pans de béton ou les panneaux de pierre reconstituée. L'identification de la travée noble est manifeste, tout autant que la séparation entre habitation et atelier, ce dernier apparaît presque comme la surélévation d'un ancien hôtel, couverte d'un toit-terrasse que l'on aurait marqué par une épaisse corniche.
Le plan de l'intérieur est traditionnel bien que toujours fonctionnel. La seule recherche spatiale interne, tout à fait modeste, tient au traitement de la courbe d'escalier.
Braque, était celui par qui le cubisme était arrivé. « M. Braque est un jeune homme fort audacieux, écrivait alors Louis Vauxcelles. Il méprise la forme, réduit tout, sites et figures et maisons à des schémas géométriques, à des cubes. » Mais Georges Braque, quand il arrive au 6 de la rue qui prendra son nom, n’est plus un jeune homme, il a maintenant 45 ans.

9, rue Braque, PLU : Maison-atelier du peintre chinois M. Oui, réalisée en 1927 par l'architecte Raymond Fischer (auteur de l'un des 3 immeubles mitoyens de la rue Denfert-Rochereau à Boulogne, les 2 autres étant de Mallet-Stevens d'un côté, et la maison Cook du Corbusier de l'autre. A failli faire dans la  même ville une maison pour Chagall qui aurait voulu la payer en tableaux. Auteur des stèles de Jules Guesde et du couple Lafargue.) Edifice très caractéristique de la modernité architecturale et du constructivisme influencé par les Arts Plastiques. Jeu de volumes exploitant les possibilités offertes par le béton. Le rez-de-chaussée est réservé au garage et l'accès se fait par un escalier extérieur en porte-à-faux menant au premier étage.

10, rue Nansouty/2 square Montsouris, PLU : Maison Gault construite par les frères Perret en 1923. La maison Gault fut le prétexte d'une polémique entre Perret et le Corbusier. Le collectionneur Pierre Gault avait d'abord proposé à Le Corbusier d'étudier le projet d'une maison pour lui-même avant de se tourner vers Perret. Largement publiée, cette maison est atypique dans l'œuvre de Perret, par son esthétique d'enduit lisse comme par le système constructif original employé (murs porteurs raidis par des câbles). Le traitement spatial du séjour, sous la forme d'un hexagone dominé par une galerie circulaire, constitue un troisième élément exceptionnel chez Perret. Première villa des Perret dans l'immédiat après-guerre, cette réalisation appartient avec la villa Cassandre à Versailles et le projet de maison en série à un ensemble marqué par une certaine convergence de vues avec le Mouvement moderne.

51, square Montsouris/53, av. Reille : maison-atelier que Le Corbusier construit en 1923 pour son ami Amédée Ozenfant. Les deux hommes ont rédigé ensemble un manifeste, Après le cubisme, destiné à lutter contre le danger décoratif qui guette le mouvement. Ils développent leurs idées communes dans une revue, L’Esprit nouveau : « L’esprit constructif est aussi nécessaire pour créer un tableau ou un poème que pour bâtir un pont ». L'atelier était éclairé à l'origine par un toit d'usine en "dents de scie". Depuis, les "dents de scie" ont été transformées en toit terrasse, mais le reste n'a pas changé. Rappelons les 5 principes du Corbu: toit-terrasse; pilotis qui libèrent l'espace au sol; fenêtres en bandeau; façade rideau, sans poutres ni piliers extérieurs; plateaux libres.

55-57, av. Reille, PLU : Maisons d'artistes de trois étages sur rez-de-chaussée, réalisées par l'architecte Jules Dechelette en 1925 en béton, aux façades dominées par les baies vitrées et structurées par d'importants bow-windows, formant de nets décrochements. Construction illustrant les principes architecturaux du Mouvement Moderne.

2, place Jules Hénaffe, PLU : Pavillons des réservoirs de la Vanne (1871-1874) construits en 1900 par l'ingénieur Baratte et par l'entreprise des ingénieurs Bardoux et Blavette. Les trois kiosques vitrés protègent des contaminations atmosphériques les doubles siphons (bâche) ou aboutissent les eaux du Loing et du Lunain. Le soubassement de ces pavillons est en pierres non appareillées dont le plus haut est bordé d'un chaînage de pierre taillée à arcades de briques multicolores. Il soutient un élégant bâtiment vitré à charpente en fer laminé décoré d'un bandeau de carreaux en céramique. La toiture est ornée d'antéfixes de bronze à têtes de lion.

9, rue Paul Fort, PLU : Maison-atelier en béton de l'entre-deux guerres, présentant une façade composée de trois étages sur rez-de-chaussée dominée par d'importantes baies vitrées horizontales et d'étroites ouvertures verticales. Corniche saillante au-dessus du second étage, balcon en béton plein. Cette maison illustre les principes architecturaux mis en vogue à la fin des années vingt : un volume simple, fait de plans parallèles et de décrochements nets, découpé régulièrement par d’importantes baies vitrées en longueur, et des fenêtres très étroites en hauteur. Les huisseries des fenêtres "à guillotine", lignes métalliques noires, se détachent sur la façade blanche. La qualité plastique de la façade tient entièrement dans le jeu des volumes et l'harmonie des vides et des pleins; elle en fait une construction très représentative des principes architecturaux du Mouvement moderne.

Lénine arrive à Paris, 24 rue Beaunier, au début du mois de décembre 1908 ; il y habitera jusqu’en juillet 1909 avec sa sœur Marie, la Kroupskaïa et la mère de celle-ci (La mère de Nadejda resta au foyer jusqu'à sa mort en 1915), dans quatre chambres avec des glaces au-dessus des cheminées, une cuisine, un débarras, l’eau et le gaz pour 840 francs, plus 60 francs d’impôts, plus 60 francs à la concierge chaque année. Quand Lénine et lui y font la vaisselle, Martov se prend à rêver de l’invention d’une vaisselle jetable. (Ils font donc la vaisselle alors qu’il y a deux femmes au foyer.)
[Lénine a apporté de Genève avec lui les plombs en caractères cyrilliques nécessaires au tirage du Social-démocrate, quotidien, en russe, et du Prolétaire, qui s’imprimeront 8, rue Antoine-Chantin puis 110, avenue d’Orléans, dans un petit pavillon situé au fond d’une cour arborée qui ressemble à un jardin. L’imprimerie est au rez-de-chaussée, le Comité Central a des pièces au premier.]

angle de la rue Marie-Rose et de la rue du Père-Corentin : couvent franciscain construit en 1934-36 par les architectes J. Hulot et Gélis. Les bâtiments entourent une grande cour-jardin, carrée. Le couvent comprend deux parties distinctes : l'une ouverte au public, avec la chapelle, les parloirs et les salles de conférences, l'autre formant couvent proprement dit. Les architectes ont dû se conformer à l'exigence de simplicité qui sied à un couvent franciscain ; ils ont cependant réussi à donner à l'ensemble une belle ordonnance, notamment avec les grandes fenêtres de la chapelle donnant sur la rue Marie-Rose. Située au premier étage, on y accède par un escalier monumental à volée dédoublée. Longue de 40 mètres, elle est construite comme les autres bâtiments en brique rose de Bourgogne et à la pierre rouge de Préty. La nef est divisée par une série de sept arcatures de brique en arc brisé qui soutiennent un plafond plat. Le chœur est éclairé par des verrières de Pierre Villette sur des cartons d'André Pierre célébrant les trois ordres créés par Saint-François.

Les Lénine arrivent 4 rue Marie-Rose en juillet 1909, dans un appartement plus petit que celui de la rue Beaunier, (Marie, la sœur de Vladimir Ilitch étant rentrée en Russie), mais plus moderne, avec électricité et chauffage central, où ils resteront jusqu’en juin 1912.
[Zinoviev habite rue Leneveux. En face, un hôtel où un indicateur a pris ses quartiers.]
Deux chambres et une cuisine composent l’appartement de la rue Marie-Rose : « au bord du divan, un jeu d’échecs. Le divan est noyé sous les livres, partout des livres. Sur des étagères, sur une planche, sur le parquet », selon Aline, Lénine à Paris. Souvenirs inédits. Là, Lénine écrit ses articles pour l’Etoile de Saint-Pétersbourg, le soir, à partir de 7h, les met sous enveloppe à 8h30 ou 9h et file prendre le métro à Alésia pour la gare du Nord, sachant que le trajet prend 22 minutes et qu’il veut y être 10 minutes avant le départ du train de sorte d’avoir le temps de remettre son pli directement au wagon postal. Sinon, il se déplace le plus souvent à bicyclette ; il se la fait voler près de la Bibliothèque Nationale, malgré les 10 centimes laissés chaque fois à la concierge de l’immeuble dans le couloir duquel il la range ; il se la fait écraser par un vicomte en auto, au début de 1910, engage des poursuites contre le ci-devant et est heureusement indemnisé. Pendant la campagne des législatives, cette année-là, il va entendre Jean Jaurès, Edouard Vaillant dans leurs meetings électoraux.
Les dimanches, c’est à bicyclette que la Kroupskaïa et lui vont prendre un bol d’air : à Fontainebleau, au bois de Meudon, et c’est par le même moyen qu’il rejoint les écoles de formation de banlieue, comme celle qui s’ouvre à Longjumeau au printemps de 1911, que fréquentent également Kamenev et Zinoviev ; Inès Armand y supervise les travaux pratiques et y fait la popote. En 1911, toujours à vélo, avec Rappoport, le fils de ce dernier, et la Kroupskaïa, ils vont voir les Lafargue à Draveil. Paul Lafargue avait participé à la rédaction du programme du POF (Parti Ouvrier Français), à Londres, en mai 1880, avec Marx et Engels ; il était devenu l’un des dirigeants du parti dès son retour en France en avril 1882.

101bis, Tombe-Issoire/1ter, villa Seurat, PLU : Atelier Zielinski construit par l'architecte Jean-Charles Moreux dans les années 1920 à l'angle de la Villa Seurat. Maison en béton présentant une façade composée de deux étages sur rez-de-chaussée et surmontée d'un toit terrasse. La particularité de cet atelier réside dans le traitement de l'angle, où le pan coupé du rez-de-chaussée et du premier étage est en rupture avec la baie courbe et en porte-à-faux du second étage. L'architecture moderniste de cet atelier est dans la continuité des réalisations de Lurçat et Perret villa Seurat inscrites à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques (ISMH).

15. Sur une voie créée en 1926, lotie par Schreibmann et baptisée Villa Seurat, un ensemble de villas d'artistes et d'hôtels particuliers est construit de 1924 à 1926. L'architecte André Lurçat est l'auteur de huit maisons : au n° 1 pour l'écrivain Frank Townshend, au n° 3 pour les peintres Édouard Georg et Marcel Gromaire, au n° 3 pour le peintre Jean Lurçat (frère de l'architecte), au n° 5 pour le peintre Pierre Bertrand, au n° 8 pour Melle Quillé, au n° 9 pour Mme veuve Bertrand, au n° 9 pour le sculpteur Arnold Huggler et, enfin, l'hôtel particulier au 101 rue de la Tombe-Issoire.
Dans le même lotissement, au n° 7 bis, les architectes Auguste et Gustave Perret signent en 1926 la maison-atelier du sculpteur russe Chana Orloff. Ces immeubles, destinés à des artistes «arrivés», ont été protégés ISMH en 1975 lors d'une campagne nationale sur l'architecture des 19e et 20e siècles.
Henry Miller, débarque en 1931 de Brooklyn avec son rire de « marsouin céleste ». Alfred Perlès, à l’automne, l’a fait embaucher comme correcteur au New York Herald Tribune, dans lequel il signe du nom de son ami (seuls les journalistes titulaires peuvent y écrire) : « La rue de Lourmel dans le brouillard. »
« Il y avait (aussi) ce type Louis Atlas, un homme d'affaires New-yorkais s'occupant de fourrures, qui m'avait engagé comme "nègre" pour une série d'articles sur les Juifs célèbres de Paris. Il me payait vingt-cinq francs l'article qui paraissait sous son nom dans des magazines juifs New-yorkais. J'écrivis quelque chose sur Fred Kann et quatre ou cinq autres, dont Soutine ». « Lowenfels m'avait parlé de Michael Fraenkel, un juif américain qui avait réussi à Paris en créant les Editions Carrefour. C'était donc un bon sujet pour mes biographies à vingt-cinq francs. » [Walter Lowenfels, un communiste américain, et Fraenkel avaient fondé Carrefour Press, un mouvement prônant le total anonymat de l’art. Miller y écrira ses premiers textes, publiés sans nom d’auteur.]
« J'allai le voir. Il habitait au numéro 18 de la Villa Seurat, près du métro Alésia. Une petite impasse avec de jolies maisons construites après la guerre. Là, habitaient Dali, Antonin Artaud et Foujita. Derain venait juste de déménager. Je passai la nuit chez ce gentil fol qui ne pensait qu'à la mort. Quelqu'un pour me plaire! C'était ma première entrevue avec la Villa Seurat et comme vous savez, j'ai repris plus tard l'appartement qu'Artaud venait de quitter et j'y ai vécu jusqu'à aujourd'hui » (avril 1939), au n° 18.
Le 1er séjour de Miller Villa Seurat, à l’été 1931, où il est l’invité de Michael Fraenkel, dormant sur le parquet du salon, à donc lieu dans l’appartement du r-d-c gauche. Miller et Fraenkel discutent interminablement du sujet favori de ce dernier : la mort ou, plus exactement, la mort spirituelle de l’homme moderne. Ces discussions philosophiques sont l’élément déclencheur qui fait entamer à Miller ce qui deviendra Tropique du Cancer. Fraenkel pousse Miller à abandonner le manuscrit sur lequel il a commencé à travailler pour écrire plutôt comme il parle. Comme Miller le confie à son ami Emil Schnellock, “le processus d’abandon de mon moi a commencé Villa Seurat.” Il adapte la thématique funèbre de Fraenkel pour la placer dans Tropique du cancer. “Je suis Villa Seurat, l’invité de Michael Fraenkel. Il n’y a pas un grain de poussière et pas une chaise qui ne soit à sa place. Nous sommes totalement seuls ici, et nous sommes morts.” Villa Seurat sera ultérieurement changé en “Villa Borghese” et Fraenkel deviendra “Boris”.
Le jour même de la publication de Tropique du Cancer, le 1er septembre 1934, Miller emménage dans le studio du dernier étage du 18, Villa Seurat. Il y restera jusqu’au 22 mai 1939. Le loyer en est d’abord payé par Anaïs Nin, qui partage brièvement l’appartement. Il raconte à Schnellock, “c’est un endroit merveilleux –avec une terrasse, une salle de bains, le chauffage central, de l’espace, etc. et on m’a rabaissé le prix à 700 francs par mois, tout compris. » A Fraenkel il écrit: “Je chante et je veux que les voisins m’entendent. J’emménage ici, chers voisins. Je m’installe Villa Seurat. Je suis le dernier vivant. On dit que les temps sont lourds. Sans doute le sont-ils. Mais ils sont légers pour moi. Je déménage avec le temps qui change. Avec le soleil et la lumière. Avec les oiseaux. Avec les fleurs des champs.”
« La porte du sanctuaire était punaisée de notes et d’avis importants: “Si vous devez frapper, faites-le après 11h du matin”—”suis absent pour la journée, et peut être pour une quinzaine”—“La maison ne fait pas de crédit” —”Je n’aime pas qu’on m’emmerde quand je travaille.” Et ainsi de suite. » Alfred Perlès, Mon ami Henry Miller.
Soutine fait des séjours villa Seurat entre 1937 et 1941 avec Melle Garde (Gerda Roth), qui a fui l’Allemagne nazie et qu’il a rencontrée au Dôme. « J'avais perdu Soutine de vue [depuis 1931]. Je finissais le Tropique. Je lui avais demandé si cela l'intéressait de faire un dessin pour la couverture du livre, mais il avait refusé et je ne l'ai revu qu'en 1938, quand il a emménagé à la Villa Seurat. » C'est finalement à Mary Reynolds, la femme de Marcel Duchamps, que l’on doit la couverture du Tropique.
Miller : « J'ai plusieurs fois invité Soutine à me venir voir dans mon appartement, mais il est très timide et il dit oui, mais il ne vient pas. Il est tout le temps chez une voisine, Chana Orloff, la sculpteuse russe. Chana qui est une très bonne amie de moi me raconte qu'au contraire de ce qu'on pense, Soutine est très rigolo quelquefois. - Il m'a montré, elle me dit, comment quand il était trop pauvre pour acheter une chemise, il sortait après avoir enfilé un caleçon, avec les jambes pour servir de manches, et par dessus cela une cravate autour du cou! » Lettre à Jean Giono du 24 mai 1939 ; in Francis Segond & Jean-Pierre Weil, Chaim Soutine, éditions Faustroll.

50, av René Coty/1, rue de l’Aude, PLU : Maison-atelier édifiée en 1929 par le peintre Jean-Julien Lemordant et Jean Launay, architecte. Maison singulière due à la configuration ingrate du terrain et la cécité de son concepteur. La façade sur l'avenue, en grande partie aveugle, se présente comme une coque blanche en équilibre sur le mur de soutènement. La construction en proue de navire sur un soubassement aveugle s'explique par la configuration du terrain : une parcelle triangulaire coincée entre le réservoir de la Vanne et dont l'épaisseur va diminuant, du fait des remparts obliques du réservoir hauts de 7 mètres. Vaisseau de béton blanc à la proue effilée, percée de fenêtres de cabines, surmonté de la passerelle de commandement matérialisée par la verrière de l'atelier.

7, avenue Reille, Rosa Luxemburg, fondatrice du parti social-démocrate de Pologne et de Lituanie, venue à Paris s’occuper de l’impression, impossible sur place, de l’organe du parti, La Cause ouvrière, a trouvé ce point de chute, le 18 mars 1895, dans une chambre meublée du troisième étage de la maison, indiquée par une compatriote qui en est locataire, Wanda Wojnarowska.

Place Coluche au bout de la rue

11, rue Gazan, Coluche y habite une douzaine d’années durant ; il avait ses habitudes dans un café qui est à la frontière du 13e et du 14e arrondissement, le café "L'Ariel". Par sa maison passeront Jean-Pierre Faye, Félix Guattari, Alain Jouffroy, le peintre Gérard Fromanger, Yves Lemoine du Syndicat de la Magistrature, Gérard Nicoud, Pierre Bénichou, l'un des rédacteurs en chef du Nouvel Observateur, et un groupe de jeunes peintres qui avaient un nom piqué à Chester Himes: Steaming Muslims (César Maurel, TristaM, Philippe Waty, Francky Boy (François Sévéhon), Dominique Gangoph et, un moment, Fabrice Langlade)... J-P Faye: "Une atmosphère étonnante de perpétuelle table ouverte, avec des tas de jeunes gens qui passaient par là (...) des victuailles abondantes, des pâtes extraordinaires; tout était posé sur la table et chacun se servait."

2 à 20, rue Gazan, PLU : Ancienne fabrique du parc transformée en restaurant dénommé le "Pavillon du parc". Architecte présumé Gabriel Davioud. Bâtiment élevé sur deux niveaux, façade en brique polychrome, frise en faïence à motif floral, toiture en saillie supportée par des consoles en bois. Extension récente à rez-de-chaussée.

21, rue Gazan, PLU : Immeuble d'ateliers-logements pour artistes, construit par l'architecte Jean-Pelée de Saint Maurice en 1930. La façade plane est résolument moderniste. Elle forme un damier composée de larges baies vitrées régulièrement disposées sur trois travées et trois étages carrés reposant sur un rez-de-chaussée ouvert par six portes identiques et symétriques. Seuls les deux étages d'attique apportent un peu d'animation grâce à deux balcons-baignoires en ciment dont l'un parcourt la totalité de la façade et ferme ainsi le damier formé des trois premiers étages.

Le Front Populaire des poings, des planches, des crampons et du piano à bretelles


L’occasion de cette balade est une célébration de l’anniversaire du Front Populaire à la demande d’une assoce du 11e arrondissement.

Entre la rue de la Roquette et le bd Richard-Lenoir,  3 cafés rythment l’enfance de Francis Lemarque : Le Clairon, le Tambour, au milieu des deux autres, et le Départ. Chacun a son orchestre de 3 musiciens, dont un chanteur, avec le porte-voix qui est alors le moyen usuel d’amplification. On part de là, pour gagner le début de la rue du Fbg St-Antoine.

L’après-midi du14 juillet 1935, arrive à la Bastille le défilé de 500 000 personnes, parti du vélodrome Buffalo. Là-bas, Victor Basch, président de la Ligue des Droits de l'Homme avait ouvert la rencontre à laquelle participait l'ensemble des organisations de gauche : les dirigeants communistes, socialistes et radicaux ; les représentants des 2 CGT (qui ne se réuniront qu’en mars 1936) ; la fédération sportive et gymnique du travail (FSGT) récemment réunifiée ; le comité de vigilance des intellectuels antifascistes. Une banderole rappelle dans le cortège de l’après-midi ce qu’on s’est juré le matin : « Nous faisons le serment solennel de rester unis pour désarmer et dissoudre les ligues factieuses, pour défendre et développer les libertés démocratiques et pour assurer la paix humaine. »
Perchés sur un taxi, Daladier, Thorez et Pierre Cot lèvent le poing en chœur, des manifestants crient « Daladier au pouvoir ! » Dans le cortège du 14e arrondissement, sont présents les membres de l’Etoile Nord-Africaine de Messali Hadj. Ce dernier a été condamné à six mois de prison le 24 janvier pour « infraction à la loi sur les associations ».

En revanche, la « Montée au Mur » des Fédérés du 24 mai 1936, organisée conjointement par toutes les composantes du Front populaire, qui rassemble près de 600 000 participants, ce défilé qui mettra  neuf heures à s’écouler part de la place de la Nation.

Retour à la Bastille le 14 juillet 1936. Eric Hobsbawm, 19 ans tout ronds, jeune boursier à Cambridge, qui fait aussi partie du triangle de direction des étudiants communistes, est sur place, longtemps perché sur la camionnette du service cinéma de la SFIO : « Tout le Paris populaire était dans la rue. Il défilait, déambulait, piétinait, serpentait - ou alors il regardait passer les manifestants et les acclamait, comme des familles félicitant les nouveaux mariés après la cérémonie. Les drapeaux rouges et tricolores, les dirigeants politiques et syndicaux, les bataillons d'ouvriers de Renault et d'employées du Printemps et des Galeries Lafayette (tous et toutes grévistes victorieux), les Bretons émancipés [pdt: Marcel Cachin] marchant sous leurs bannières, les drapeaux verts de l'étoile nord-africaine passaient devant la foule massée sur les trottoirs et les spectateurs agglutinés aux fenêtres, sous les applaudissements enthousiastes des tenanciers de café, de leurs serveurs et de leurs clients, et les bravos non moins chaleureux du personnel des bordels. Ce fut un des rares jours de ma vie où mon esprit fut totalement jugulé. J’étais ce que je ressentais et vivais. Cette nuit-là, du haut de la butte Montmartre, nous avons regardé les feux d'artifice à travers la ville; et après je suis lentement rentré à pied, comme si je flottais sur un nuage, m'arrêtant pour boire et danser dans d'innombrables bals de quartier. Je suis arrivé chez moi à l'aube. » Franc-tireur. Autobiographie, Ramsay.
Ce 14 juillet 1936, plusieurs centaines de milliers d’ouvriers parisiens célèbrent leur victoire. Outre les 905 drapeaux que dénombre la police, dont 61,5% de drapeaux rouges, les portraits de dirigeants sont nombreux à être brandis. Les peintres du PC font défiler des reproductions géantes de toiles réalistes du passé : « Le musée, nous le portions dans la rue, et c’est nous qui, en reproduisant à des proportions colossales la Rue Transnonain ou le Tres de Mayo [de Goya, les deux sur 10 m de long], avons rendu au peuple la connaissance de ses images les plus hautes. » On montre non seulement les œuvres des peintres mais les portraits de leurs auteurs, ceux d’écrivains et de poètes, ceux de figures révolutionnaires : Fouquet, Callot, Courbet, Ronsard, Diderot, Hugo, Barbusse, Anatole France, Marat, Jaurès. « Je portais Jacques Callot, peint en camaïeu par Gruber et lui un Daumier [le mémorialiste de la Rue Transnonain] de ma main », racontera plus tard B. Taslitzky.
Signac avait donné des œuvres aux publications anarchistes du début du siècle, au supplément littéraire de l’hebdomadaire Temps nouveaux, par exemple, supplément culturel qui était aussi épais que le journal ; ces œuvres étaient souvent reprises en cartes postales vendues au profit de ces publications. Dans les défilés du 24 mai 1936 comme du 14 juillet, son portrait est brandi par les manifestants au milieu des grandes figures progressistes : Diderot, Voltaire, Zola, Vallès.
Le 14 juillet 1936, le défilé parisien compte pas moins de 5 000 maghrébins qui manifestent derrière ces mots d'ordre : « Libérez l'Afrique du Nord, Libérez la Syrie, Libérez le monde arabe ! ».
Marcel Cachin dans l’Humanité en rend compte ainsi : « À Paris, nous étions plus d’un million ! Le défilé populaire du 14 juillet 1936 a dépassé en ampleur, en puissance, en solennité toutes les démonstrations du passé. Jamais on n’avait groupé une foule aussi dense, aussi disciplinée, pareillement enthousiaste et d’un tel dynamisme. Toute tentative de briser une telle force se heurterait à une résistance redoutable ! (…) Le défilé d’innombrables délégations d’usines et des syndiqués de la CGT unifiée fut particulièrement imposant. Il évoquait devant tous le fait neuf et grandiose de 1936, le fait que la CGT française compte désormais 4 millions d’hommes et de femmes [contre 750 000 avant la réunification du début de l’année]. (…) Au passage des officiers de réserve en uniforme qui suivaient les anciens combattants couverts de leurs médailles, ce fut un frémissement d’intense émotion. Drapeaux rouges et drapeaux tricolores mêlés attestaient que la réconciliation est définitive entre tous les véritables défenseurs du peuple de ce pays contre les factieux, les réacteurs, les exploiteurs et les traîtres. »
Les manifestations et les grands défilés publics, officiellement reconnus comme licites depuis un décret de 1935, n’ont plus le caractère de violence réelle ou de mise en scène de « journée révolutionnaire » ; ils ont acquis un caractère collectif de démonstration du pouvoir des masses et de leur unanimisme affiché. Ils ont parfois un caractère de fête populaire et de réjouissance collective comme le 14 juillet 1936. D’une certaine manière, ils prennent le relais des cérémonies publiques traditionnelles (voyages présidentiels, défilés militaires, inaugurations des monuments aux morts). Danièle Tartakovski.

On poursuit jusqu’au parvis de l’Opéra qui a remplacé la gare de la Bastille :
Le Front populaire, et l’arrêt de l’exploitation commerciale des bateaux-mouches qui l’a précédé de peu, marquent un complet revirement de la géographie des guinguettes entre l’aval et l’amont de la Seine parisienne, et même entre la Seine et la Marne. Certes, le chemin de fer de Vincennes et de la Varenne-Saint-Maur part de la place de la Bastille depuis le 22 septembre 1859 ; depuis1875, il poursuit jusqu’à Brie-Comte-Robert. Un train à impériale de vingt-quatre voitures, toujours bondé, mène à Nogent, Eldorado du dimanche, comme Carné titra son documentaire de 1929, où les filles sont belles sous les tonnelles quand on y boit le petit vin blanc.
Au temps du Front Populaire, « Quand on s’promène au bord de l’eau », comme le font Jean Gabin et ses poteaux dans La Belle Équipe, c’est à Nogent, où l’on arrive par le chemin de fer partant de la gare de la Bastille. En 1961, Jean Renoir, interrogé sur le Crime de Monsieur Lange, conçu à Meudon avec Jean Castanier, en parle : "Tous les dimanches, dans les bois de Meudon, les gens sortaient pour oublier leur semaine de travail, les ateliers irrespirables, l'ennui du travail à la chaîne. A Meudon, sous les bosquets et malgré les papiers gras, ils oubliaient leur fardeaux et devenaient princesses, rois ou milliardaires." (Jean Renoir, Le passé vivant, Editions de l'étoile/Cahiers du cinéma, 1989). Renoir disait déjà sur le moment : "Tout le cadre classique de la banlieue parisienne, autrefois le plus beau paysage du monde, aujourd'hui [1936] saccagé, souillé, déshonoré par la cupidité et la bêtise des industriels et des propriétaires de terrains." (Jean Renoir, Ecrits 1926-1971, Belfond, 1974)
En 1952 encore, on ira à Joinville-le-Pont, pon ! pon ! guincher chez Gégène, avec Roger Pierre. C’est le même train partant de la gare de la Bastille, qui, de 1945 à 1956, conduit à la « Fête de L’Huma », qui se tient alors au bois de Vincennes.

- siège de la FSGT, 2 rue Biscornet. Les « majos » du Congrès de Tours ayant gardé dans le domaine du sport le sigle FST, les sportifs ouvriers minoritaires se sont rebaptisés, en 1926 : Union des sociétés sportives gymniques du travail (USSGT), et leur bulletin Sports et Loisir.
Douze mois plus tard, pourtant, l’élan du Front populaire réconcilie les sportifs communistes et socialistes (voir sur ce blog : La folie en tête: des Belles de la Grange à Binet Alfred); de la fusion naît la FSGT, et un journal unique Sport, le « journal des sportifs ouvriers ». L’hebdomadaire s’en prend particulièrement aux sports professionnels, que seuls sont alors la boxe et le cyclisme, et à l’exploitation des athlètes : le Tour de France, suivi avec passion « dans les masses », n’est jamais désigné autrement que dans sa vérité de « Tour de Souffrance » ; le champion El Ouafi, ancien ouvrier de Renault, vainqueur du marathon aux Jeux Olympiques d’Amsterdam de 1928, est montré sur son lit d’hôpital en mai 1934, abandonné de toutes les instances officielles aussi bien que commerciales du sport national. En octobre 1934, le Red Star de Saint-Ouen rencontrant Mulhouse au soir de l’assassinat de Louis Barthou et du roi de Yougoslavie, les organisateurs demandent une minute de silence, à laquelle répondent des sifflets nourris, ce que Sport commente d’un : « Ils y regarderont sans doute à deux fois, à l’avenir, avant de tenter d’entraîner dans leurs pantomimes nationalistes les prolos de Saint-Ouen ! »
Le sport ouvrier est alors un phénomène parisien : au moment de la fusion, la FST annonçait 115 clubs et 9 000 membres en région parisienne contre 80 clubs et 5 000 membres pour toute la province. Mais « parisien » s’entend quand même plutôt « banlieusard » dans la mesure où Paris ne comptait que neuf terrains de foot en 1929 par exemple, alors que la banlieue en possédait quatre-vingt-neuf.
Du Front populaire, on retient comme l’un de ses traits principaux la création du sous-secrétariat aux Sport et aux Loisirs de Léo Lagrange. La présidence de la FSGT sera exercée conjointement par le communiste Georges Marrane, qui a pratiqué la boxe et le foot, qui restera son président d’honneur après la guerre, et par Antonin Poggioli, maire socialiste du Bourget.
Après la Libération, Jeune Combattant, l’organe des Forces unies de la jeunesse patriotique, se verra presque naturellement transformé en hebdomadaire sportif : Miroir-Sprint.

On remonte par la rue Lacuée et la rue Moreau jusqu’au passage du chantier. On profite d’une des cours nombreuses ici pour évoquer le Crime de M. Lange, de Renoir, tourné en octobre et novembre 1935 aux studios de Billancourt, sorti en salles le 24 janvier 1936, l’un des quelques films emblématiques du Front populaire, qui se passe tout entier dans « la cour d’un immeuble populaire parisien » du Marais (4e). Son héros, collectif, est une « imprimerie communiste » : les ouvriers y ont repris en coopérative l’atelier abandonné par leur patron escroc et, sous cette forme, l’entreprise prospère en éditant des romans populaires, dont Lange est l’auteur.
L’idée géniale de Renoir se trouve d’abord dans le décor : une cour parisienne avec une blanchisserie et une imprimerie, ainsi que des appartements. Bref tous les décors du film (ou presque) sont réunis en un seul endroit. « La caméra allait chercher les acteurs, les suivait, montait, descendait et ceci avec d'autant plus de difficultés que les décors étaient extrêmement étroits. C'était des décors naturels, construits autour d'une cour. D'ailleurs, le fait qu'on ait tourné dans une cour, explique aussi la mauvaise qualité du son…mais je préfère un mauvais son à un doublage. »
Tous les acteurs du « théâtre ouvrier » de l’époque y participent : Maurice Baquet est Charles, le fils du concierge ; Jacques B. Brunius est M. Baigneur ; Sylvain Itkine, un cousin de Batala ; Marcel Duhamel est Louis, agent de maîtrise ; Germaine Duhamel une blanchisseuse ; Sylvia Bataille est Edith ; Guy Decomble un ouvrier ; Paul Grimault un typo ; Janine Loris une blanchisseuse, tandis que Fabien Loris y joue également un petit rôle, comme Max Morise. Francis Lemarque y sera « la silhouette d’un voyageur sur un quai de gare ».

Dans la rue de Lappe, on évoque assez naturellement l’accordéon, un instrument associé au Front Populaire et aux bals qui se donnent dans les usines occupées. En 2005, l’un des documents offerts à la réflexion des candidats au Diplôme national du Brevet (DNB), Série technologique, sous l’intitulé « Les avancées sociales du front populaire », était une photographie de la grève aux usines Delahaye (en mai – juin 1936), qui montrait, sur un groupe d'une trentaine d'ouvriers posant autour d’un châssis, pas moins de 2 accordéonistes, dont un sur l’instrument duquel se lit la marque Fratelli Crosio. Ce fabricant parisien, ayant créé son atelier en 1912 rue des Orteaux, s’était installé dès1916 avec son magasin de vente au 29, rue de Reuilly (au Mo Reuilly-Diderot), avant d’aller en 1948 rue René Boulanger, à la République. En 1994, Jean-Pierre Crosio, inaugurait un salon d’exposition, 17-19 rue Faidherbe, qui devait fermer à la fin de 2008.
Grèves d'occupation, filmé en 1936, monté et commenté a posteriori, l’un des films les plus diffusés dans les circuits militants du Front populaire, insiste sur la culture et le folklore ouvriers, souvent proches du carnaval : repas et bals, mise à feu du mannequin des 48 heures, dénonciation publique des jaunes, enterrement parodique du capital, cortèges accompagnant des rosières et un couple de grévistes se mariant. Des jeunes grimés en “ bolchevik au couteau entre les dents ”...
Une photo prise sur les chantiers de Saint-Nazaire, montre des ouvriers, tous des hommes, dansant en couples entre eux au son là encore d’un accordéon.

Par la rue de la Roquette, on rejoint le square Francis Lemarque, au n°90 (angle de la rue Charles Dallery), inauguré le 24 oct. 2006. En 1934, Francis Lemarque (Nathan Korb) [voir aussi sur ce blog, De Verlaine au 4ème à Verlaine tout en bas] adhère au groupe Mars, composé d’une quinzaine de jeunes gens, dont l’animateur est O’Brady, un Hongrois, auquel succèdera Sylvain Itkine. « Au cimetière [du père Lachaise], nous, le Groupe Mars, nous étions juchés sur le toit d’un caveau de famille, toujours le même, que nous occupions tous les ans, raconte Francis Lemarque. Il était placé sur le parcours du cortège, qui défilait depuis le matin, jusque tard dans la soirée. Munis de porte-voix, nous enchaînions chœur parlé sur chœur parlé, avec de courtes pauses pour nous permettre de reprendre notre souffle... et du souffle, il fallait en avoir pour tenir la distance. » Puis Sylvain Itkine leur présentera Aragon devant la Maison de la culture de la rue de Navarin et, comme les frères Korb chantent aussi en duo, genre Gilles et Julien [A l’époque du Front populaire, et à l’Alhambra, 50, rue de Malte (aujourd’hui démoli), Gilles et Julien chantaient « La Belle France : il était question de bleuets et de coquelicots, on aurait dit du Déroulède », ironise Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge, mais aussi La Chanson des 40 heures], Aragon les rebaptise « les frères Marc », et Nathan Korb en prendra plus tard son nom de scène de Francis Lemarque. Ils rencontrent le groupe Octobre dont Prévert est le pourvoyeur de textes.
Au Front Populaire, ce groupe Octobre donnera plusieurs représentations par jour dans les usines, les magasins, les bureaux en grève, de Citroën aux Galeries Lafayette, des entrepôts de transports publics aux centraux téléphoniques.
On retrouvera Frédéric O’Brady, 1er animateur du groupe Mars, dans Le Cercle vicieux, parodie des Mouches de Sartre, qu’a écrite Roger Pierre et qu’il interprète au Tabou avec Annabel, Jean-Marc Thibault, Boris Vian et d’autres, tous empêtrés dans des béquilles qui les rendent malhabiles à attraper lesdites mouches sans se cogner dans le mur.
Frédéric O’Brady sera encore le partenaire de Loleh Bellon dans la mise en scène de Louis Daquin pour Le colonel Foster plaidera coupable, une pièce de Roger Vailland entièrement produite par le PCF en tant qu’élément de sa campagne contre Ridgway la Peste, à l’Ambigu, la salle de deux mille places du 2 ter, bd Saint-Martin, démolie depuis. Une seule représentation aura lieu, le 15 mai 1952, que le Préfet de police ne laissera pas se renouveler.

- Fédération du Théâtre Ouvrier Français, 75 rue de la Roquette. La FTOF, dont le congrès constitutif a eu lieu le 25 janvier 1931, est arrivée à cette adresse avec sa revue, la Scène Ouvrière, à la fin de la même année. Les premiers groupes de théâtre ouvrier s’appelaient « la Phalange du 18e », « l’Amicale artistique des coopérateurs du 14e », « l’Aube artistique de Bobigny », etc. Cette dernière va être la première à changer son nom en celui de Blouses Bleues, et son animateur, Gaston Clamamus, devenu le trésorier de la FTOF, va tenter de généraliser ce label de « blouses bleues » à toutes les troupes du théâtre ouvrier, d’en faire leur costume de représentations, et le symbole d’une ligne politique à l’imitation des soviétiques.
La création de la FTOF, qui a mis à l’ordre du jour la transformation des troupes de théâtre amateur en groupes d’agit-prop, y a instauré le sectarisme : le n° 3 de la Scène Ouvrière, de mars 1931, a par exemple lancé l’anathème sur le groupe libertaire de La Muse Rouge. Mais la revue a d’abord pour rôle de fournir un répertoire : son n° 4 propose une saynète, « A bas le sport bourgeois », qui a pour épilogue : « Travailleurs, le sport bourgeois est pourri, le sport bourgeois c’est le militarisme. Adhérez à votre organisation sportive de classe, à la FST. Formez des comités de spartakiade pour envoyer des délégués à Berlin en juillet. » On y trouve encore un appel « Aux métallos ! », chœur parlé pour 12 à 20 personnes s’adressant à ceux de chez Citroën, Renault et Peugeot, qui scanderont : « Vive le front unique des travailleurs ! A bas les chefs traîtres réformistes ! A bas la guerre contre l’URSS ! Vive l’unité syndicale de classe CGTU ! » Dans ce même numéro, un portrait de M. Citroën, « qui perd 12 millions par nuit », deux ans avant les « actualités » que Prévert donnera sur le même thème. Enfin un autre chœur parlé, pour une douzaine de participants, proteste contre l’enlèvement du militant communiste N’Guyen van Tao par la police de Chiappe.