Voltaire, Diderot, Rousseau : des trois qui fit l'osophe?

La paix d’Aix-la-Chapelle a enfin mis un terme, le 18 octobre 1748, à la guerre de Succession d’Autriche. Depuis quelques mois déjà, « la ville de Paris cherche avec soin l’emplacement d’une place où l’on puisse mettre la statue du roi régnant », nous apprennent les Nouvelles littéraires de l’abbé de Raynal. « Gresset a adressé une assez mauvaise pièce de vers au magistrat pour l’engager à préférer pour cela une colonne que Catherine de Médicis, la plus mauvaise de nos reines, avait fait construire pour y faire ses enchantements. » L’idée de la colonne de l’hôtel de Soissons n’aura pas de suite. Après bien des tribulations, le roi offrira finalement un terrain de la couronne, au bout du jardin des Tuileries et, au renvoi de Maurepas, le comte d’Argenson ajoutant le département de Paris à ses attributions militaires, c’est à lui qu’il reviendra de faire dresser les plans de la place dédiée à Louis XV, que nous connaissons aujourd’hui comme celle de la Concorde.
À l’énoncé du projet, la réaction de Voltaire ne s’est pas fait attendre : « Il s’agit bien d’une place ! Paris serait encore très incommode et très irrégulier quand cette place serait faite ; il faut des marchés publics, des fontaines qui donnent en effet de l’eau, des carrefours réguliers, des salles de spectacle ; il faut élargir les rues étroites et infectes, découvrir les monuments qu’on ne voit point, et en élever qu’on puisse voir ».
Une seconde actualité parisienne tient à une construction de plus dans la cour Carrée déjà bien encombrée du Louvre, là où le plan de Colbert prévoyait une statue royale.

Encore une fois, il faut vouloir

L’une et l’autre occasions poussent Voltaire à délaisser ces allégories dans lesquelles la description de Persépolis amène à s’interroger sur l’état de Paris pour une exhortation directe adressée à ses concitoyens, un appel à l’action : Des embellissements de Paris, qui sera publié en 1750 et réimprimé en 1751. « Nous possédons dans Paris de quoi acheter des royaumes ; nous voyons tous les jours ce qui manque à notre ville, et nous nous contentons de murmurer. On passe devant le Louvre, et on gémit de voir cette façade, monument de la grandeur de Louis XIV, du zèle de Colbert, et du génie de Perrault, cachée par des bâtiments de Goths et de Vandales. Nous courons aux spectacles, et nous sommes indignés d’y entrer d’une manière si incommode et si dégoûtante, d’y être placés si mal à notre aise, de voir des salles si grossièrement construites, des théâtres si mal entendus, et d’en sortir avec plus d’embarras et de peine qu’on n’y est entré. Nous rougissons, avec raison, de voir les marchés publics établis dans des rues étroites, étaler la malpropreté, répandre l’infection, et causer des désordres continuels. Nous n’avons que deux fontaines dans le grand goût, et il s’en faut qu’elles soient avantageusement placées ; toutes les autres sont dignes d’un village. Des quartiers immenses demandent des places publiques ; et, tandis que l’arc de triomphe de la porte Saint-Denis et la statue équestre de Henri le Grand, ces deux ponts, ces deux quais superbes, ce Louvre, ces Tuileries, ces Champs-Élysées, égalent ou surpassent les beautés de l’ancienne Rome, le centre de la ville, obscur, resserré, hideux, représente le temps de la plus honteuse barbarie. Nous le disons sans cesse ; mais jusqu’à quand le dirons-nous sans y remédier ? (…)
« Il est temps que ceux qui sont à la tête de la plus opulente capitale de l’Europe la rendent la plus commode et la plus magnifique. Ne serons-nous pas honteux, à la fin, de nous borner à de petits feux d’artifice, vis-à-vis un bâtiment grossier [l’Hôtel de Ville], dans une petite place destinée à l’exécution des criminels [la place de Grève]. Qu’on ose élever son esprit, et on fera ce qu’on voudra. Je ne demande autre chose, sinon qu’on veuille avec fermeté. (…) Le roi, par sa grandeur d’âme et par son amour pour son peuple, voudrait contribuer à rendre sa capitale digne de lui. Mais, après tout, il n’est pas plus roi des Parisiens que des Lyonnais et des Bordelais ; chaque métropole doit se secourir elle-même. Faut-il à un particulier un arrêt du conseil pour ajuster sa maison ? Le roi d’ailleurs, après une longue guerre, n’est point en état à présent de dépenser beaucoup pour nos plaisirs, et, avant d’abattre les maisons qui nous cachent la façade de Saint-Gervais, il faut payer le sang qui a été répandu pour la patrie. (…)
« Encore une fois, il faut vouloir. Le célèbre curé de Saint-Sulpice voulut, et il bâtit, sans aucun fonds, un vaste édifice. Il nous sera certainement plus aisé de décorer notre ville avec les richesses que nous avons qu’il ne le fut de bâtir avec rien Saint-Sulpice et Saint-Roch. Le préjugé, qui s’effarouche de tout, la contradiction, qui combat tout, diront que tant de projets sont trop vastes, d’une exécution trop difficile, trop longue. Ils sont cent fois plus aisés pourtant qu’il ne le fut de faire venir l’Eure et la Seine à Versailles, d’y bâtir l’Orangerie, et d’y faire les bosquets.  »
Nanine par Laurent Hatat, Avignon Off, 2013
Pendant que le vouloir de ses concitoyens balance, Voltaire poursuit sans relâche ce pourquoi il peut : polir la langue qui police la cité. Et si du temple le théâtre n’a pas la majesté, qu’au moins il ait le recueillement. « M. de la Place, traducteur du Théâtre anglais, rapporte Collé dans son Journal historique, me dit un fait dont il me jura avoir été le témoin ; il prétend qu’à la troisième représentation de Nanine, où il assistait, il s’éleva un petit ricanement dans le parterre. Alors Voltaire, qui était placé aux troisièmes loges en face du théâtre, se leva et cria tout haut : “Arrêtez, barbares, arrêtez !”, et le parterre se tut. »

Ne pas prendre de la ciguë pour du persil

La première de Nanine avait eu lieu le 16 juin 1749. Un peu plus tôt, Voltaire avait reçu, avant sa parution dans le commerce, une Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Partant de l’actualité – une opération de la cataracte réussie par Réaumur sur une aveugle-née –, et de ce qu’on en pouvait inférer concernant la théorie sensualiste de la connaissance, Diderot y élargissait son propos au problème des aveugles : contredisant l’idée d’une divine providence, ils apparaissaient comme les accidents d’une nature qui, avec ses hasards, s’auto-engendrait ; le matérialisme athée était au bout.
Voltaire s’était lui-même intéressé aux aveugles dans ses Éléments de la philosophie de Newton ; séjournant à Paris pour sa Nanine, il invite donc Diderot : « J’ai lu avec un extrême plaisir votre livre, qui dit beaucoup, et qui fait entendre davantage. Il y a longtemps que je vous estime autant que je méprise les barbares stupides qui condamnent ce qu’ils n’entendent point, et les méchants qui se joignent aux imbéciles pour proscrire ce qui les éclaire. (…) Je voudrais bien, avant mon départ pour Lunéville, obtenir de vous, Monsieur, que vous me fissiez l’honneur de faire un repas philosophique chez moi, avec quelques sages. Je n’ai pas l’honneur de l’être, mais j’ai une grande passion pour ceux qui le sont à la manière dont vous l’êtes. Comptez, Monsieur, que je sens tout votre mérite, et c’est pour lui rendre encore plus de justice que je désire de vous voir et de vous assurer à quel point j’ai l’honneur d’être, etc. »
« Le moment où j’ai reçu votre lettre, Monsieur et Cher Maître, répond Diderot, le 11 juin, a été un des moments les plus doux de ma vie ; je vous suis infiniment obligé du présent que vous y avez joint [la dernière édition de ses Éléments de la philosophie de Newton, qui détaille, on l’a dit, une autre histoire d’aveugle-né]. Vous ne pouviez envoyer votre ouvrage à quelqu’un qui fût plus admirateur que moi. On conserve précieusement les marques de la bienveillance des grands ; pour moi, qui ne connais guère de distinction réelle entre les hommes que celles que les qualités personnelles y mettent, je place ce témoignage de votre estime autant au-dessus des marques de la faveur des grands que les grands sont au-dessous de vous. Que ce peuple pense à présent de ma Lettre sur les aveugles tout ce qu’il voudra ; elle ne vous a pas déplu ; mes amis la trouvent bonne ; cela me suffit. »
Après réfutation de quelques arguments de Voltaire qui, lui, n’est pas athée, Diderot termine ainsi : « Il est donc très important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu ; “Le monde, disait Montaigne, est un esteuf [la balle, au jeu de paume] qu’il a abandonné à peloter aux philosophes ”, et j’en dis presque autant de Dieu même. Adieu, mon cher maître ».

Domicile de Diderot, 3 rue de l'Estrapade, 2e ét.
Le 24 juillet, son domicile est perquisitionné. Diderot, qui avait quitté la rue Mouffetard pour échapper à la surveillance du curé de Saint-Médard, était allé habiter chez un tapissier de la rue de l’Estrapade (n°3, 2ème étage); sa Promenade du sceptique, un manuscrit inédit, y est saisie, et une lettre de cachet l’envoie à Vincennes. «On a arrêté aussi M. Diderot, homme d’esprit et de belles-lettres» : c’est la première fois qu’il est question de lui dans le Journal de Barbier ; il a changé de statut.
Vincennes est la prison idéale pour un encyclopédiste, pourrait-on dire : dix ans plus tôt, une manufacture de porcelaine, bientôt royale, s’est installée dans la tour du Diable du château ; François Boucher vient lui donner des motifs d’enfants potelés quand Diderot arrive au donjon. Mais l’Encyclopédie réclame sa présence à Paris, et les libraires s’entremettent ; le 21 août, il est élargi, reste seulement prisonnier sur parole « dans un parc qui n’est pas même fermé de murs ». Barbier poursuit, dans son Journal : « Pour le sieur Diderot, il est à Vincennes et a même à présent la liberté du parc de Vincennes pour se promener avec qui il veut. Il restera peut-être encore quelques temps. Les libraires pour qui il travaille pour le Dictionnaire de l’Encyclopédie ont beaucoup parlé pour lui à M. le chancelier et aux ministres ».
Rousseau est alors à Fontenay-sous-Bois, à l’invitation du baron de Thun, gouverneur du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, qu’il a rencontrés l’un et l’autre chez Mme Dupin ; il fait en cette compagnie la connaissance de Grimm (le 20 ou 22 août) avec qui il se liera d’amitié. Retour à Paris (dans la rue qui portera son nom à compter de 1790), il apprend l’amélioration des conditions de détention de Diderot. « Tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j’allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi », racontent les Confessions. Diderot lui a confié près de quatre cents articles musicaux, à rendre dans un délai record, et alors qu’il doit réunir aussi du matériau pour les Dupin qui se sont lancés dans une réfutation de L’Esprit des lois. Les Confessions ne font pas état pour autant de séances de travail à Vincennes.
« Les Libraires intéressés à l’édition de l’Encyclopédie », écrivent bientôt ceux-ci, parlant d’eux à la troisième personne, au comte d’Argenson, « pénétrés des bontés de Votre Grandeur, la remercient très humblement de l’adoucissement qu’elle a bien voulu apporter à leurs peines en rendant au Sr. Diderot, leur éditeur, une partie de sa liberté. Ils sentent le prix de cette grâce, mais si, comme ils croient pouvoir s’en flatter, l’intention de Votre Grandeur, touchée de leur situation, a été de mettre le Sr. Diderot en état de travailler à l’Encyclopédie, ils prennent la liberté de lui représenter très respectueusement que c’est une chose absolument impraticable. »
À part Rousseau, en effet, et d’Alembert que Jean-Jacques y trouve en arrivant, aucun des collaborateurs de l’Encyclopédie n’a fait le voyage : « Quand le Sr. Diderot a été arrêté, poursuivent les libraires, il avait laissé de l’ouvrage entre les mains de plusieurs ouvriers sur les verreries, les glaces, les brasseries ; il les a mandés depuis peu de jours qu’il jouit de quelque liberté, mais il n’y en a eu qu’un qui se soit rendu à Vincennes, encore a-ce été pour être payé du travail qu’il avait fait sur l’art et les figures du chiner des étoffes. Les autres ont répondu qu’ils n’avaient pas le temps d’aller si loin et que cela les dérangeait ».
Vincennes, Gabriel de Saint-Aubin, 1764. Gallica

C’est moi le barbare, moi que personne n’entend

« Cette année 1749, l’été fut d’une chaleur excessive, raconte Jean-Jacques. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après-midi j’allais à pied quand j’étais seul, et j’allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre, et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m’étendais par terre n’en pouvant plus. Je m’avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France ; et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante, Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. À l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. (…) En arrivant à Vincennes j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. »
Grimm a eu vent de ces visites et décidé, ce jour d’août, d’aller se placer sur le chemin de Rousseau : « J'oubliai ce jour-là le soin de ma santé et même de ma toilette, et au risque de me hâler le teint et d'étouffer de chaleur, je ne voulus m'épargner aucune fatigue du pèlerinage ; et depuis deux heures, les yeux fixés sur la porte du redoutable château, j'attendais avec la plus vive impatience l'apparition du héros de l'amitié. Enfin je l'aperçois. C'est bien lui ! Sa marche est lente, et déjà j'entends sur les planches du pont-levis le bruit de sa canne, qu'il agite et presse avec une extrême vivacité. Il parait ému, un feu extraordinaire brille dans ses regards ; je lis sur ses traits la double empreinte de la douleur et d'une inspiration soudaine… J'allais m'élancer à sa rencontre... Je m'arrête... je crains de le distraire par ma brusque apparition... Il passe près de moi sans m'avoir aperçu. Bientôt il semble absorbé dans les plus graves méditations ; mais je ne puis résister à mon impatience : me voilà près de lui, cheminant à ses côtés. (…) - Quoi ! seul , à pied... braver la poussière et une chaleur étouffante? (Un sourire effleura ses lèvres : je le compris.) - Ma toilette est ce qui m'occupe le moins dans ce moment, lui dis-je ; mais parlons du malheureux ami que vous venez de quitter. Verra-t-il enfin le terme d'une injuste autant qu'insupportable captivité ? (…) - Ils ont cru lasser son courage à force de persécutions ; ils se sont trompés. Tenez, tout à l'heure, dans cet affreux donjon, il m'entretenait avec la même force d'âme, la même sérénité, la même indépendance qu'au sein d'une entière liberté. – Avez-vous lu le programme du prix proposé par l'Académie de Dijon ? – Oui, si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. - Sujet vaste et intéressant. — Eh bien! ce titre m'avait séduit ; déjà j'avais arrêté un plan que je croyais superbe. Je l'ai communiqué à Diderot : un mot de lui a changé toutes mes idées. Il a envisagé la question dans le sens inverse. Il m'a développé avec cette chaleur d'expression que vous lui connaissez la thèse contraire ; j'ai été frappé de la piquante originalité de son projet ; j'ai abandonné le mien, et j'ai trouvé singulier d'envoyer au concours de l'Académie bourguignonne un discours qui ne serait que la contre-partie du sujet qu'elle avait proposé. »

Sur le moment, Rousseau est fier de son audace, de prendre son époque à contre-courant : Barbarus hic ego sum, qui non intellegor ulli – « Ici, c’est moi le barbare, moi que personne ne comprend » –, cette citation d’Ovide ouvrira son Discours sur les Sciences et les Arts. Il n’écrira que plus tard, dans les Confessions : « dès cet instant, je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement. »

À la mi-octobre, Voltaire, encore sous le coup de la mort de Mme du Châtelet, survenue le 10 septembre, regagne la capitale. « J’arrivai ces jours passés à Paris, mon cher monsieur, écrit-il au chevalier de Jaucourt. J’y trouvai les marques de votre souvenir, et de la bonté de votre cœur ; vous devez assurément être au nombre de ceux qui regrettent une personne unique, une femme qui avait traduit Newton et Virgile, et dont le caractère était au-dessus de son génie. Jamais elle n’abandonna un ami, jamais je ne l’ai entendue médire. J’ai vécu vingt ans avec elle dans la même maison. Je n’ai jamais entendu sortir un mensonge de sa bouche. J’espère que vous verrez bientôt son Newton. Elle a fait ce que l’Académie des sciences aurait dû faire. Quiconque pense honorera sa mémoire, et je passerai ma vie à la pleurer. Adieu, je vous embrasse tendrement. V. ».
  A l’emplacement des actuels 21 et 21 bis rue Molière, « vis-à-vis un vitrier. C’est vers les dernières maisons à gauche du côté de la fontaine, une des plus vilaines portes. » Lettre de Voltaire à Thieriot
 
Voltaire reprend le bail de l’appartement de « Pompon Newton », comme il surnommait Émilie, au-dessous du sien, rue Traversière-Saint-Honoré (à l’emplacement des actuels 21 et 21 bis rue Molière), dont le marquis du Châtelet souhaitait se défaire, et il le propose à un vieil ami commun, depuis longtemps retourné dans sa province. Voltaire avait connu le Toulousain d’Aigueberre à Louis-le-Grand, mais quelque chose le lui rendait cher plus encore que cette camaraderie de collège : c’est lui qui lui avait « fait renouveler connaissance » avec Émilie, connue enfant place Royale et devenue dans l’intervalle Mme du Châtelet. « Vous revenez, dites-vous, à Paris ; Dieu le veuille ! Si vous faites cas d’une vie douce, avec d’anciens amis et des philosophes, je pourrais bien faire votre affaire. J’ai été obligé de prendre à moi seul la maison que je partageais avec Mme du Châtelet. Les lieux qu’elle a habités nourrissent une douleur qui m’est chère, et me parleront continuellement d’elle. Je loge ma nièce, Mme Denis, qui pense aussi philosophiquement que celle que nous regrettons, qui cultive les belles-lettres, qui a beaucoup de goût, et qui, par-dessus tout cela, a beaucoup d’amis, et est dans le monde sur un fort bon ton. Vous pourriez prendre le second appartement, où vous seriez fort à votre aise ; vous pourriez vivre avec nous, et vous seriez le maître des arrangements. Je vous avertis que nous tiendrons une assez bonne maison. Elle y entre à Noël. »
D’Aigueberre ne viendra finalement pas, et c’est sa nièce que Voltaire installera à l’étage d’Émilie. Au sien, renouvelant la vie de Cirey, il fera installer un théâtre, « dans lequel il pouvait se rendre de plain-pied en sortant de son appartement, raconte Longchamp. (…) Au moyen de quelques gradins établis sur les côtés, et que M. de Voltaire appelait ses loges, cent personnes environ y pouvaient être assises, et une vingtaine d’autres au moins, debout dans une espèce de vestibule ou antichambre, pouvaient encore jouir du spectacle ».

Un quartier de gros pain, quelques cerises

Émilie n’étant plus là pour lui donner la réplique, Voltaire doit trouver des acteurs, « dociles, disposés à écouter ses conseils, et qui voulussent bien jouer ses pièces comme il désirait qu’elles le fussent ». Longchamp se met en chasse. À l’hôtel Jaback, rue Saint-Merri, où se vendent toutes sortes de bijoux et d’articles de Paris qui en tirent leur nom – « Monsieur le chevalier, criera un mercier ambulant dans Jacques le Fataliste, jarretières, ceintures, cordons de montre, tabatières du dernier goût, vraies jaback, bagues, cachet de montre ! » –, il découvre une troupe d’amateurs : « Mandron, ouvrier tapissier, ne jouait pas mal les rôles de père et de roi : sa taille et sa figure le favorisaient dans cet emploi. Il avait pour second acteur un nommé Lekain », fils d’orfèvre et orfèvre lui-même.
Il se trouve que ce garçon de 20 ans a déjà été, dans le grenier de l’hôtel Jaback, l’Orosmane de Zaïre, le Séide de Mahomet, le Brutus de La Mort de César, on ne saurait rêver plus heureux hasard. C’est surtout la preuve que le théâtre de Voltaire restait bien vivant pour la nouvelle génération, ces pièces datant, pour la première, de 1732 et, pour la dernière, de 1735, et largement au-delà du monde aristocratique. Longchamp leur explique que le maître a besoin d’eux pour l’essai de quelques-unes de ses pièces, dont il désire voir l’effet « aux chandelles » avant de les donner à la Comédie-Française.
Oreste est déjà trop avancée pour cela, dont la première a lieu le 12 janvier 1750. L’accueil n’est pas bon. Voltaire se corrige aussitôt, comme il en a l’habitude. « M. de Voltaire est un homme bien singulier, disait Fontenelle, il compose ses pièces pendant leur représentation. » La deuxième n’est donnée que le 19 janvier ; malgré Mlle Gaussin, Mlle Clairon, il n’y en aura guère que sept autres, jusqu’au 7 février 1750.
 Un public moins enthousiaste, le vide laissé dans sa vie par la disparition de Mme du Châtelet, il n’en fallait pas plus pour que Voltaire se décide à répondre aux sirènes de Berlin.

Dans le quartier que Voltaire vient de quitter, Casanova, 25 ans, qui arrive à Paris, est emmené à l’Opéra : « Ce qui me plut beaucoup à l’Opéra français, ce fut la promptitude avec laquelle les décorations se changeaient toutes à la fois par un coup de sifflet ; chose dont on n’a pas la moindre idée en Italie. Je trouvai également délicieux le début de l’orchestre au coup d’archet ; mais le directeur, avec son sceptre, allant de droite à gauche avec des mouvements forcés comme s’il avait dû faire aller tous les instruments par la seule force de son bras, me causa une espèce de dégoût ».
Rousseau écrira à ce sujet, dans son Dictionnaire de la Musique, qui reprend, corrige et complète ses articles écrits pour l’Encyclopédie : « Combien les oreilles ne sont-elles pas choquées à l’Opéra de Paris du bruit désagréable et continuel que fait avec son bâton celui qui bat la mesure et que le Petit Prophète [de Boehmischbroda, fantaisie attribuée à Grimm] compare plaisamment à un bûcheron qui coupe du bois. (…) L’Opéra de Paris est le seul théâtre de l’Europe où l’on batte la mesure sans la suivre ; partout ailleurs on la suit sans la battre ».
Marie Fel par Quentin La Tour
À la sortie du spectacle, il n’y a que deux pas à faire jusqu’à la rue Saint-Thomas-du-Louvre et la maison de la fameuse cantatrice Marie Fel, l’une des interprètes favorites de Rameau, et la future Colette du Devin du village de Jean-Jacques Rousseau. À 37 ans, « elle avait trois enfants charmants en bas âge qui voltigeaient dans la maison », raconte Casanova.
« Je les adore, me dit-elle.
— Ils le méritent par leur beauté, lui répondis-je, quoique chacun ait une expression différente.
— Je le crois bien !, l’aîné est fils du duc d’Annecy ; le second l’est du comte d’Egmont, et le plus jeune doit le jour à Maison-Rouge, qui vient d’épouser la Romainville.
— Ah !, excusez, de grâce ; je croyais que vous étiez la mère de tous trois.
— Vous ne vous êtes point trompé, je le suis. »
« En disant cela, elle regarde Patu [auteur dramatique de 20 ans] et part avec lui d’un grand éclat de rire. (…) Mlle Le Fel n’était pourtant pas effrontée ; elle était même de bonne compagnie – [elle sera les trente années suivantes la compagne fidèle, la confidente, le soutien de Quentin La Tour] –, mais elle était ce qu’on appelle au-dessus des préjugés. »

Thérèse Levasseur et Jean-Jacques habitent maintenant cet hôtel du Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré (devenue la partie sud, numéros impairs, de la rue Jean-Jacques-Rousseau), que font revivre les Confessions : « Si nos plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplicité : nos promenades tête à tête hors de la ville, où je dépensais magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette ; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de l’embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servait de table, nous respirions l’air, nous pouvions voir les environs, les passants ; et, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour tout mets, d’un quartier de gros pain, de quelques cerises, d’un petit morceau de fromage et d’un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux ? Amitié, confiance, intimité, douceur d’âme, que vos assaisonnements sont délicieux ! Quelquefois nous restions là jusqu’à minuit sans y songer, et sans nous douter de l’heure»…

Mme de Puisieux – l’ex-maîtresse de Diderot et non l’épouse du ministre –, rapporte La Bigarrure, et c’est la preuve de la nouvelle notoriété de l’encyclopédiste, « passant, avec deux de ses enfants, sous les fenêtres de M. Diderot, et apercevant sa femme qui venait d’y mettre la tête, elle prit ce moment pour invectiver contre elle… (Elle lui dit) — Tiens, maîtresse guenon, regarde ces deux enfants, ils sont de ton mari, qui ne t’a jamais fait l’honneur de t’en demander autant ».