RETOUR À PARIS (II. 1778…)

(dix-neuvième et dernier épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)


L’auteur de la belle et grande révolution


Rousseau a laissé, le 20 mai, la rue Plâtrière pour Ermenonville ; il y est mort le 2 juillet, le marquis de Girardin l’a fait inhumer dans l’île des peupliers.
Sophie Volland s’est éteinte depuis quatre mois lorsqu’en juillet 1784, Diderot quitte ses étages de la rue Taranne pour emménager au 39, rue de Richelieu. L’impératrice de Russie a loué pour lui le rez-de-chaussée de l’hôtel de Bezons ; il n’y habitera que douze jours. Il meurt le 31 juillet, est autopsié conformément à ses dernières volontés, puis enterré en l’église Saint-Roch de la rue Saint-Honoré. Sa mort subite avait empêché toute démarche ecclésiastique ; les quelques scrupules du curé de Saint-Roch, « fondés sur la doctrine répandue dans ses écrits, doctrine qui n’avait été démentie par aucune profession publique », ont vite cédé, selon Meister, « à la demande d’un convoi de 1 500 à 1 800 livres » présentée par son gendre.
Les Théatins ont élevé un bâtiment de rapport au flanc de l’hôtel mortuaire de Voltaire. Villette se présente, raconte Desnoiresterres, offre un bon prix du rez-de-chaussée et de l’entresol, et l’affaire est bientôt conclue. Puis il sous-loue l’une des boutiques à un marchand d’estampes, à la condition expresse qu’il fera peindre en lettres d’or cette enseigne : Au Grand Voltaire.
L'ordre du cortège lors du transfert des mânes de Voltaire au Panthéon. Gallica
En avril 1791, Villette prend sur lui de rebaptiser le quai tout entier : « Frères et amis », écrit-il à ses concitoyens dans la Chronique de Paris, ce quotidien de la rue des Poitevins qui a pour devise “Liberté, Vérité, Impartialité”, « j’ai pris la liberté d’effacer, à l’angle de ma maison, cette inscription Quai des Théatins ; et je viens d’y substituer : Quai de Voltaire. C’est chez moi qu’est mort ce grand homme, son souvenir est immortel comme ses ouvrages. Nous aurons toujours un Voltaire, et nous n’aurons jamais de Théatins... Je ne sais si MM. les municipaux, MM. les voyers, MM. les commissaires de quartier trouveront illégale cette nouvelle dénomination, puisqu’ils ne l’ont pas ordonnée : mais j’ai pensé que le décret de l’Assemblée nationale, qui prépare les honneurs publics à Mirabeau, à Jean-Jacques, à Voltaire, était, pour cette légère innovation, une autorité suffisante ».
Le patriote Palloy, poursuit Desnoiresterres, ce dispensateur des pierres de la Bastille, s’était avisé d’inscrire le nom de Rousseau sur quatre de ces illustres moellons pour les encoignures de la rue Plâtrière. « Ce trait est bien digne de votre civisme, lui répond Villette dans les colonnes de la Chronique de Paris, et je ne doute pas que la municipalité ne fasse droit à votre requête ; mais le quai des ci-devant Théatins était encore plus susceptible de recevoir des pierres de la Bastille pour sa nouvelle inscription : Quai Voltaire. Jean-Jacques n’a pas été comme lui dans cette horrible forteresse. »
Le nom de Voltaire est officiellement attribué au quai des Théatins, le 4 mai 1791. Le 8 mai, à l’ouverture de la séance de l’Assemblée nationale, son président, M. Treilhard, rappelle « que Voltaire, en 1764 dans une lettre particulière qu’il écrivait, annonçait cette révolution dont nous sommes témoins ; il l’annonçait telle que nous la voyons ; il sentait qu’elle pourrait être encore retardée, que ses yeux n’en seraient pas les témoins, mais que les enfants de la génération d’alors en jouiraient dans toute sa plénitude ».
« C’est à lui que nous la devons, poursuit-il, et c’est peut-être un des premiers pour lesquels nous élevons les honneurs que vous destinez aux grands hommes qui ont bien mérité de la patrie. Je ne parle pas ici de la conduite particulière de Voltaire ; il suffit qu’il ait honoré le genre humain, qu’il soit l’auteur d’une révolution aussi belle, aussi grande, que la nôtre pour que nous nous empressions tous à lui faire rendre au plus tôt les hommages qui lui sont dus. »
Deux mois plus tard, le Moniteur du 13 juillet 1791 peut en relater la cérémonie : « Dimanche, 10 de ce mois, M. le procureur syndic du département et une députation du corps municipal se sont rendus, savoir le procureur syndic aux limites du département, et la députation de la municipalité à la barrière de Charenton pour recevoir le corps de Voltaire. Un char de forme antique portait le sarcophage dans lequel était contenu le cercueil. Des branches de laurier et de chêne entrelacées de roses, de myrtes et de fleurs des champs, entouraient et ombrageaient le char sur lequel étaient deux inscriptions : l’une, “Si l’homme est créé libre il doit se gouverner ” ; l’autre, “Si l’homme a des tyrans, il doit les détrôner” ».
« Plusieurs députations, tant de la garde nationale que des sociétés patriotiques, formaient un cortège nombreux, et ont conduit le corps sur les ruines de la Bastille. On avait élevé une plate-forme sur l’emplacement qu’occupait la tour dans laquelle Voltaire fut renfermé. Son cercueil, avant d’y être déposé, a été montré à la foule innombrable des spectateurs qui l’environnaient, et les plus vifs applaudissements ont succédé à ce religieux silence. Des bosquets garnis de verdure couvraient la surface de la Bastille. Avec les pierres provenant de la démolition de cette forteresse, on avait formé un rocher sur le sommet et autour duquel on voyait divers attributs et allégories. On lisait sur une de ces pierres : “Reçois en ces lieux où t’enchaîna le despotisme, Voltaire, les honneurs que te rend la patrie”. »
Le cortège avant le franchissement du pont Royal. Au coin de la rue de Beaune, l'hôtel de Villette où est mort Voltaire. L'église des Théatins est visible plus à gauche. Gallica


Il vengea Calas, La Barre…


Les cendres de Voltaire ont reposé toute la nuit sur la masse de pierres qui s’élevait à l’emplacement de la Bastille, « purifiant une terre que le despotisme avait souillée par tant d’actes arbitraires », à lire Duvernet, son biographe.
« La cérémonie de la translation au Panthéon français avait été fixée pour le lundi 11, poursuit le Moniteur ; mais une pluie survenue pendant une partie de la nuit et de la matinée avait déterminé d’abord la remettre au lendemain. Cependant, tout étant préparé, et la pluie ayant cessé, on n’a pas cru devoir la retarder ; le cortège s’est mis en marche à deux heures après midi. Députation nombreuse de tous les bataillons de la garde nationale, groupe armé de forts de la halle. Les portraits en relief de Voltaire, J.-J. Rousseau, Mirabeau et Désilles [qui en 1790, à Nancy, s’était dressé face à trois régiments entrés en rébellion contre l'Assemblée Nationale], environnaient le buste de Mirabeau, donné par M. Palloy à la commune d’Argenteuil. (…) Les citoyens du faubourg Saint-Antoine, portant le drapeau de la Bastille, avec un plan de cette forteresse représenté en relief, et ayant au milieu d’eux une citoyenne en habit d’amazone, uniforme de la garde nationale, laquelle a assisté au siège de la Bastille et a concouru à sa prise ; un groupe de citoyens armés de piques, dont une était surmontée du bonnet de la Liberté et de cette devise De ce fer naquit la liberté ; (…) Les académies et les gens de lettres environnaient un coffre d’or renfermant les soixante-dix volumes de ses œuvres, donnés par M. Beaumarchais.
« Le char était traîné par douze chevaux gris blanc, attelés sur quatre de front et conduits par des hommes vêtus à la manière antique. Le haut était surmonté d’un lit funèbre, sur lequel on voyait le philosophe étendu, et la Renommée lui posant une couronne sur la tête. Le sarcophage était orné de ces inscriptions : “Il vengea Calas, La Barre, Sirven et Montbailly”. “Poète, philosophe, historien, il a fait prendre un grand essor à l’esprit humain, et nous a préparés à devenir libres”. »
Le cortège va maintenant traverser ce Paris que Voltaire a transformé post-mortem : devant Saint-Sulpice, Servandoni avait ébauché une place selon ses vœux dès 1756 ; elle ne prendra pourtant de l’ampleur que dans les années 1830, et l’église Saint-Gervais ne sera dégagée que vingt ans plus tard encore. La fontaine des Innocents, en revanche, a été décollée de l’église éponyme en 1788 ; Pajou l’a fermée d’une quatrième arche, Houdon l’a dotée de trois naïades supplémentaires.
La même année, le parterre des Italiens était assis, et le Mercure lui dédiait cette épître :
« Loin de juger légèrement
Maint Opéra, comme naguère,
Désormais, Messieurs du parterre
Pourront asseoir leur jugement. »
Leur nouvelle salle ressemblait à un temple grec et elle était précédée d’une place, malheureusement elle refusait qu’on la vît depuis le boulevard, auquel elle tournait le dos pour manifester qu’elle n’avait rien de commun avec ses tréteaux de saltimbanques. Enfin, en 1790, les quatre esclaves avaient été retirés du piédestal royal de la place des Victoires et transportés au Louvre.
« Le cortège a suivi les boulevards, depuis l’emplacement de la Bastille, et s’est arrêté vis-à-vis l’Opéra [depuis 1781 dans la salle dite aujourd’hui de la Porte Saint-Martin]. Le buste de Voltaire ornait le frontispice du bâtiment ; des festons et des guirlandes de fleurs entouraient des médaillons sur lesquels on lisait : Pandore, le Temple de la gloire, Samson. Après que les acteurs eurent couronné la statue et chanté un hymne, on se remit en route et on suivit les boulevards jusqu’à 1a place Louis-XV, le quai de la Conférence, le Pont-Royal, le quai Voltaire.
« Devant la maison de M. Charles Villette, dans laquelle est déposé le cœur de Voltaire, on avait planté quatre peupliers très élevés, lesquels étaient réunis par des guirlandes de feuilles de chêne, qui formaient une voûte de verdure au milieu de laquelle il y avait une couronne de roses que l’on a descendue sur le char au moment de son passage. On lisait sur le devant de cette maison : “Son esprit est partout et son cœur est ici”.
« Madame Villette a posé cette couronne sur la statue d’or. On voyait couler des yeux de cette aimable dame des larmes qui lui étaient arrachées par le souvenir que lui rappelait cette cérémonie. On avait élevé devant cette maison un amphithéâtre qui était rempli de jeunes demoiselles vêtues de blanc, une guirlande de roses sur la tête, avec une ceinture bleue et une couronne civique à la main. On chanta devant cette maison, au son d’une musique exécutée en partie par des instruments antiques, des strophes d’une ode de MM. Chénier et Gossec.
« Madame Villette et la famille Calas ont pris rang. À ce moment, plusieurs autres dames, vêtues de blanc, de ceintures et rubans aux trois couleurs, précédaient le char. On a fait une autre station devant le théâtre de la Nation [c’est alors le nom de la nouvelle salle de la Comédie-Française, construite en 1782, où le parterre a été assis pour la première fois]. Les colonnes de cet édifice étaient décorées de guirlandes de fleurs naturelles. Une riche draperie cachait les entrées ; sur le fronton, on lisait cette inscription : “Il fit Irène à quatre-vingt-trois ans”. Sur chacune des colonnes était le titre d’une des pièces de théâtre de Voltaire, renfermées dans trente-deux médaillons.
« On avait placé un de ses bustes devant l’ancien emplacement de la Comédie-Française, rue des Fossés-Saint-Germain ; il était couronné par deux génies, et on avait mis au bas cette inscription : “À dix-sept ans il fit Œdipe”.
Le char dessiné par David. Gallica
« On exécuta devant le théâtre de la Nation un chœur de l’opéra de Samson. Après cette station, le cortège s’est remis en marche, et est arrivé au Panthéon à dix heures. On doit particulièrement des éloges à MM. David et Cellerier. Le premier leur a fourni les dessins du char, qui est un modèle du meilleur goût. Le second s’est distingué par son activité à suivre les travaux de cette fête, et par le talent dont il a fait preuve dans l’ingénieuse décoration de l’emplacement de la Bastille.
« Le temps, qui avait été très orageux toute la matinée, a été assez beau pendant tout le temps que le cortège était en marche, et la pluie n’a commencé qu’au moment où il arrivait à Sainte-Geneviève. Cette fête a attiré à Paris un grand nombre d’étrangers. »

Le dernier exil


À la Restauration, le Panthéon a naturellement repris son ancien nom monarchique d’église Sainte-Geneviève, et le clergé exige que les tombes de Voltaire et de Rousseau, qui y a rejoint son aîné en 1794, soient déplacées hors de la crypte, à l’extérieur de la verticale de l’espace consacré ; ce qui est fait le 29 décembre 1821.
Le 4 septembre 1830, la monarchie de Juillet décide de les réinstaller à leur place primitive, et comme les sarcophages sont à moitié pourris, moisis, détruits, on les remet à neuf. En 1864, en même temps qu’Haussmann – Voltaire réincarné – fait « élargir les rues étroites et infectes », « le centre de la ville, obscur, resserré, hideux », « ces rues étroites dans les quartiers les plus fréquentés », « ces carrefours irréguliers et dignes d’une ville de barbares », l’empereur Napoléon III exprime l’intention de rendre son intégrité à la dépouille du Panthéon en y réunissant le cœur provenant de la succession Villette. « Mais, Sire, aurait dit M. Darboy, archevêque de Paris, il faudrait, avant de rien décider, savoir s’il y a quelque chose. Le bruit court depuis longtemps qu’au Panthéon il ne se trouve qu’un tombeau vide. » « On aurait vérifié », écrivent Gustave Avenel et Émile de La Bédollière dans leur Appendice à la Vie de Voltaire par Condorcet, « et l’on n’aurait, en effet, trouvé que le vide. »
À les en croire – et ils suivent là le récit de M. Paul Lacroix (alias le bibliophile Jacob), qui le tenait lui-même indirectement de la bouche de l’un des auteurs de l’acte –, dès mai 1814, M. de Puymorin, directeur de la Monnaie, son frère et quelques autres royalistes et chrétiens avaient exhumé nuitamment les restes de Voltaire et de Rousseau, qu’ils étaient allés dissoudre dans la chaux vive à la barrière de la Gare, vis-à-vis Bercy, au milieu des cabarets et des guinguettes, sur un terrain appartenant à la gare d’eau désaffectée.
Ainsi, la privation de sépulture, dont l’image le hantait depuis l’enterrement d’Adrienne Lecouvreur, était finalement son lot, un quart de siècle après une inhumation dans les formes. Elle ne faisait finalement qu’ajouter à la présence de Voltaire sur le sol de Paris : un quai sur le bassin du Louvre, soit le meilleur de l’urbanisme du siècle de Louis XIV ; un large et rectiligne boulevard, soit la réalisation de ce qu’il préfigurait des temps à venir ; le Panthéon pour la reconnaissance de la patrie ; enfin, la terre nue, en partage avec les comédiens qui avaient répandu sa parole à tous les échos.

RETOUR À PARIS (I. 1778…)

 (dix-huitième épisode du Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencé ici avec la livraison de novembre 2013)

À 82 ans et « au tombeau », Voltaire a tout de même mis en chantier deux nouvelles tragédies : Agathocle, tyran de Syracuse et Alexis Comnène. Le 25 octobre 1777, il écrit à d’Argental : « Laissez là votre Agathocle ; cela n’est bon qu’à être joué aux jeux olympiques, dans quelque école de platoniciens. Je vous envoie quelque chose de plus passionné, de plus théâtral, et de plus intéressant. Point de salut au théâtre sans la fureur des passions. On dit qu’Alexis est ce que j’ai fait de moins plat et de moins indigne de vous. Si on ne me trompe pas, si cela déchire l’âme d’un bout à l’autre, comme on me l’assure, c’est donc pour Alexis que je vous implore ; c’est ma dernière volonté, c’est mon testament ; (…) à présent, mes chers anges, il n’y a qu’Alexis qui puisse me procurer le bonheur de venir passer quelques jours avec vous, de vous serrer dans mes bras, et de pouvoir m’y consoler ».
Voltaire en 1778. Gallica
Moins de trois mois plus tard, après d’innombrables corrections, expédiées au fur et à mesure : « Soyez sûr que je n’ai travaillé à cet ouvrage et que je n’y travaille encore que pour avoir une occasion de venir à Paris jouir, après trente ans d’absence, de la bonté que vous avez de m’aimer toujours : c’est là le véritable dénouement de la pièce. Il est triste d’être pressé, et de n’avoir pas longtemps à vivre. Ce sont deux choses plus difficiles à concilier que les rôles de Nicéphore et d’Alexis ».
Le 3 février 1778, Marie-Louise Denis quitte donc Ferney deux jours avant son oncle, pour aller s’assurer que tout est prêt à l’accueillir à l’angle de la rue de Beaune et du quai des Théatins. Le marquis de Villette, peut-être fils naturel de Voltaire, qui se plaît en tout cas à le laisser dire et penser, a racheté l’hôtel de Bragelongne que son père putatif avait habité cinquante-cinq ans plus tôt. Villette vient aussi d’épouser, à quarante ans, la « fille adoptive » du patriarche, cette demoiselle de vingt ans dont celui-ci a fait la dame de compagnie de Mme Denis, et qu’il appelle affectueusement « belle et bonne ». Le 5 février, Voltaire s’est mis en route à son tour, accompagné de Jean-Louis Wagnière, son nouveau secrétaire, et de son cuisinier ; le 10, Voltaire, absent depuis 1750, est à Paris.
« Non, l’apparition d’un revenant, celle d’un prophète, d’un apôtre, n’aurait pas causé plus de surprise et d’admiration que l’arrivée de M. de Voltaire, écrit alors la Correspondance littéraire. Ce nouveau prodige a suspendu quelques moments tout autre intérêt. L’orgueil encyclopédique a paru diminué de moitié, la Sorbonne a frémi, le Parlement a gardé le silence, toute la littérature s’est émue, tout Paris s’est empressé de voler aux pieds de l’idole, et jamais le héros de notre siècle n’eût joui de sa gloire avec plus d’éclat si la cour l’avait honoré d’un regard plus favorable ou seulement moins indifférent. »
Les Quarante, dont Voltaire est toujours un, ont envoyé, pour accueillir cet « homme si célèbre dans les lettres et si précieux à l’Académie et à la nation », une députation « extraordinaire et solennelle » composée du prince de Beauvau, de Marmontel et de Saint-Lambert.
Dès le lendemain, plus de trois cents personnes défilent 27, quai des Théatins, dans ce salon demeuré pour nous en l’état, avec ses colonnes et pilastres à cannelures, ses chapiteaux ioniques, sa corniche à modillons, ses dessus-de-porte et ses bas-reliefs, hormis le plafond qui a été repeint. Tout Paris, tout Versailles est là : Gluck, le compositeur ; la duchesse Yolande de Polignac qui représente la reine Marie-Antoinette ; Mme Necker, alias « la belle Hypathie » ; Mme du Barry qui, auprès du feu roi Louis XV, avait remplacé Mme de Pompadour, morte en 1764 ; Mme du Deffand, presque aussi âgée que Voltaire et qu’il connaît depuis la cour de Sceaux ; Beaumarchais, avec lequel il a en partage la Comédie-Française où le Barbier de Séville a fait un grand succès quatre ans plus tôt, et une familiarité aux affaires due à Pâris-Duverney ; la « chevalière d’Éon... avec ses cinquante ans, ses jure-dieu, son brûle-gueule et sa perruque » ; d’Alembert, bien sûr, et Diderot qu’il rencontre pour la première fois.
L’encyclopédiste, qui ne « se communique » plus guère, a quitté pour l’occasion son cinquième étage sous les toits du coin de la rue Taranne et de la rue Saint-Benoît, qui sera emporté par le boulevard Saint-Germain, où il est installé depuis bientôt vingt ans. Rousseau manque à l’appel ; le matin, il travaille à ses Rêveries au 2, rue Plâtrière, son domicile depuis 1770 qu’il est rentré à Paris, l’après-midi, il se promène dans les chemins campagnards de la banlieue, seul ou en compagnie de Bernardin de Saint-Pierre. Le soir, il copie toujours de la musique pour vivre.
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Pedro Américo (1843-1905), Voltaire bénissant le petit-fils de B. Franklin par ces mots : Dieu et Liberté. Wikimedia
 Et puis il y a eu Benjamin Franklin, l’Américain, « l’inventeur de l’électricité » comme l’appelle Voltaire. « En 1778, symboles vivants des Lumières, ils sont entrés dans la légende, écrit René Pomeau. On attendait leur rencontre, celle de deux mondes, l’ancien et le nouveau, communiant dans le même idéal, et de deux hommes unis par des affinités évidentes. » Franklin lui demande pour son petit-fils, qui l’accompagne, une bénédiction. « Le vieillard la lui a donnée en présence de vingt personnes par ces mots : Dieu et Liberté », en anglais d’abord, en français ensuite.
Ces visites ne vont pas sans le fatiguer ; il doit bientôt s’aliter. Le 20 février, il s’est mis à cracher du sang, et cela ne discontinue guère une vingtaine de jours durant. On le pense à l’agonie. Il accepte de se confesser à l’abbé Gaultier, un ancien jésuite qui fait le siège du lieu : « Je ne veux pas qu’on jette mon corps à la voirie ! Je suis un enfant de Paris, entendez-vous, un enfant bien né, qui n’a pas été trouvé dans de la paille, et je veux que mes funérailles soient aussi décentes que mon baptême ».
Les autorités ecclésiastiques lui ont préparé l’acte de rétractation qu’il devra retranscrire de sa main. Mais on n’écrit pas à la place de Voltaire ; il se contente de griffonner, le 2 mars, cette phrase sans doute peu canonique : « Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis et en détestant la superstition ». Il se refuse à communier, au prétexte qu’il crache du sang et qu’il « faut bien se garder de mêler celui du Bon Dieu avec le sien ». À en croire le marquis de Villette, Voltaire aurait finalement dit à l’abbé de Tersac, successeur de Languet de Gergy à la tête de la paroisse Saint-Sulpice, ces mots, à peu près ceux de Zaïre : « Vous avez raison, Monsieur le Curé, il faut rentrer dans le giron de l’Église, il faut mourir dans la religion de son père et de son pays : si j’étais aux bords du Gange, je voudrais expirer ayant une queue de vache à la main ».

Sophocle au sein de sa patrie


Le 16 mars 1778, près de mille deux cents spectateurs payants s’ajoutent à la crème de la cour de Versailles et à la reine Marie-Antoinette pour assister à la première d’Irène, nouveau titre d’Alexis Comnène, dans la « salle des Machines » des Tuileries. Le retour de Voltaire a trouvé la Comédie-Française enfin installée, depuis huit ans, dans ce que le Siècle de Louis XIV désignait comme le seul « théâtre magnifique » de Paris, avec le regret de devoir ajouter : « dont on ne fait point d’usage ». Le succès est triomphal. L’auteur, trop faible, n’a pu y assister ; le roi, lui, n’a pas voulu.
Le 21 mars, la rémission est nette, et le premier désir de Voltaire est d’aller voir cette fameuse place Louis-XV qui s’est bâtie en son absence. Sa voiture est suivie « de tout le peuple et de beaucoup de curieux, ce qui lui formait un cortège et une sorte de triomphe ». Il se fait mener à l’église de la Madeleine, en construction, « indispensable complément à la perspective de la place » ; aux Champs-Élysées, qui ont été prolongés jusqu’au pont de Neuilly. À la nuit tombée, la foule l’escorte toujours.
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Hommages rendus à Voltaire sur le Théâtre Français, le 30 Mars 1778, après la 6ème représentation d'Irène. Gallica
            Le 30 mars, Voltaire va décidément beaucoup mieux, l’apothéose peut se déployer. « Le grand homme, écrit le Journal de Paris, nous présente aujourd’hui un spectacle qui ne s’est pas renouvelé depuis les beaux jours de la Grèce : Sophocle revenant au sein de sa patrie dans une extrême vieillesse pour y recevoir le prix de quatre-vingts ans de travaux ». Cela, c’est pour la soirée ; auparavant, Voltaire retrouve le chemin de l’Académie française et les salles de l’aile Lemercier du Louvre, entre le pavillon de l’Horloge et le pavillon de Beauvais. Il en est naturellement élu directeur pour le second semestre.
« De l’Académie au théâtre où il s’est rendu, le peuple l’a accompagné sans cesser de l’acclamer », écrit à sa sœur le Russe Fonvizine. Aux Tuileries, Voltaire prend place dans la loge des gentilshommes de la chambre, entre Mme Denis, sa nièce, et Mme de Villette, « belle et bonne ». À la fin de la représentation, dans un enthousiasme indescriptible et des applaudissements de près d’un quart d’heure, il se voit couronner de lauriers. C’est Brizard, qui a remplacé Lekain, mort durant les répétitions, dans le rôle de Léonce, père d’Irène, qui a été chargé par la troupe de ceindre le moderne Sophocle.
Fonvizine poursuit pour sa sœur : « Et dès qu’à sa sortie du théâtre Voltaire a commencé à s’installer dans son carrosse, le peuple s’est mis à crier “Des flambeaux ! Des flambeaux !”. Quand les flambeaux ont été là, on a ordonné au cocher d’aller au pas et le peuple, en une foule innombrable, l’a accompagné jusque chez lui en criant sans arrêt : “Vive Voltaire!” ». Mozart, arrivé à Paris une semaine plus tôt, était sans doute parmi la foule.
Le lendemain, Voltaire peut écrire à la présidente de Meynières, cette dame qui a réfuté Jean-Jacques et traduit Hume : « Après trente ans d’absence et soixante ans de persécution, j’ai trouvé un public et même un parterre devenu philosophe ». Sainte-Beuve en conclut : « Il avait fait Paris à son image, et il l’avait fait de loin – n’y ayant jamais depuis sa première jeunesse, à l’en croire, demeuré deux ans de suite. Ce n’est pas le résultat le moins singulier de cette merveilleuse existence ».
Trois semaines après la première d’Irène, Voltaire est reçu à la loge maçonnique des Neuf Sœurs par un Américain et un Russe : il y entre appuyé au bras de Benjamin Franklin ; il est accueilli par le comte de Strogonoff, chambellan de Catherine II, président de l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg, et par l’astronome philosophe Lalande. Le cocasse est que la cérémonie se déroule à l’ancien noviciat des jésuites, au 80, rue Bonaparte, où sont désormais établies une vingtaine de loges. On lit des vers, on banquette, et La Dixmerie, un homme de lettres, couronne la fête par cet impromptu :
« Qu’au seul nom de l’illustre frère
Tout maçon triomphe aujourd’hui.
S’il reçoit de nous la lumière,
L’univers la reçoit de lui. »
« Il s’est montré dans l’après-dîner sur son balcon au peuple assemblé ; il était entre M. le comte d’Argental et le marquis de Thibouville », écrit Bachaumont. Ce balcon donne sur le bassin du Louvre, le rectangle d’or de Paris ; de là, Voltaire toise le palais vide de souverain depuis un siècle.
Le 7 mai, Voltaire présente à l’Académie française le projet d’un nouveau dictionnaire ; il réclame pour cela à Wagnière, retourné à Ferney, tous les livres de sa bibliothèque. Le 11, il entre en agonie. Le 26 mai, il apprend que le fils de Lally vient d’obtenir du parlement de Bourgogne la cassation de l’arrêt qui, en 1766, avait condamné son père « à être décapité comme dûment atteint d’avoir trahi [à Pondichéry, vers la fin de la guerre de Sept Ans] les intérêts du roi, de l’État, et de la Compagnie des Indes, d’abus d’autorité, vexations, et exactions ». Voltaire s’était employé avec beaucoup d’énergie à la réhabilitation du général. Il trouve la force d’écrire au comte de Lally : « Le mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle ; il embrasse bien tendrement M. de Lally ; il voit que le roi est le défenseur de la justice : il mourra content ».
            Le 30 mai 1778, Voltaire meurt, en effet, à l’hôtel de Villette. Comme on n’est pas tout à fait sûr que sa rétractation soit vraiment recevable, on transporte secrètement sa dépouille en carrosse jusqu’à l’abbaye de Scellières, voisine de Troyes, où l’inhume un neveu.