MARCHE VS L’AMÉRIQUE II. Les quarante-huitards français à New York

 

MARCHE VS L’AMÉRIQUE     II. Les quarante-huitards français à New York

 

Chas, diminutif de Charles, March sans e final, et il a 34 ans!





Quand la famille Marche arrive à New York, le 14 juin 1853, seuls une cinquantaine d’autres Français débarquent avec elle. C’est bien peu pour ne pas se sentir perdu au milieu du demi-million d’habitants de Manhattan. Les résidents français y sont moins de six mille. Les quarante-huitards y publient pourtant depuis cinq semaines un quotidien de langue française, voisin immédiat, au 17 Spruce street, des prestigieux New York Times et New York Tribune, Le Républicain, que dirigent Jean Souvy et Eugène Quesne. Ce dernier, évadé de Cayenne avec deux compagnons, avait réussi à monter sur un brick américain descendant le Suriname. A l’embouchure du fleuve, un capitaine de vapeur français, ayant eu vent de la présence des fugitifs, avait voulu se les faire livrer ; le consul américain, pour s’y refuser, s’était dit prêt à recourir à la force des armes.

La république américaine est donc plutôt bienveillante aux républiques déchues de l’Europe, à leurs bannis, exilés, fugitifs et proscrits. En septembre 1849, New York avait accueilli déjà avec une impressionnante pompe militaire, entre l’Université et l’Hôtel de Ville, le général Giuseppe Avezzana, retour d’un an de combats, commandant de la Garde nationale de Gênes, puis ministre de la Guerre de la République romaine, l’homme qui avait nommé Garibaldi général.

Garibaldi, justement, Manhattan avait pu voir souvent, entre le 30 juin 1850 et le 28 avril 1851, la petite barque à voile de ses loisirs forcés, qu’il avait construite avec son ami Meucci, peinte en vert, en blanc et en rouge, et baptisée du nom de son chapelain, Ugo Bassi, fusillé par les Autrichiens.

Le 5 décembre 1851, entre Staten Island et le port de New York, le steamer amenant Kossuth avait été salué par une salve de trente-et-un coups de canon partant de Governors Island, à laquelle répondaient cent-vingt coups tirés de la rive du New-Jersey, avant les hourras de deux cent mille personnes poussés par des accents hongrois, italiens, français et, très majoritairement, allemands.

Kossuth avait quitté New York le 14 juillet 1852. Le 6 mars 1853, c’est Alessandro Gavazzi qui y accostait, prédicateur barnabite, grand ami d’Ugo Bassi, et aumônier du « Bataillon italien de la mort » dès la création de celui-ci par Garibaldi, le 18 juillet 1848.

Sur la liste des passagers de l'Africa
Le 14 mars, Marc Caussidière débarquait de ce même steamer Africa sur lequel était reparti
Kossuth, dix jours après l’investiture du nouveau président américain, Franklin Pierce. Il était porteur de Bons de souscription d'1 franc émis par la Commune révolutionnaire, à placer auprès des républicains locaux, et de l’adresse Au peuple américain qu’il avait signée à Londres avec Pyat et Boichot. Cette adresse, ils l’avaient rédigée précisément après que l’élection du 2 novembre 1852 eut choisi Pierce « dans les rangs de la pure démocratie ». Or « Les Whigs disaient : Chacun pour soi ; les Démocrates disent : Chacun pour tous. C’est la politique d’intervention. » Caussidière, sous ses habits de marchand de vins et spiritueux, vient donc demander rien moins qu’une intervention : 

« Intervenez donc ! le Nouveau-Monde doit secourir l'ancien ; la jeune Amérique doit relever la vieille Europe, sa mère. Le culte des parents a toujours été honorable et utile aux enfants. Intervenez ! car notre pauvre continent n'est plus qu'un cirque païen, un cirque sanglant où vos aînés sont livrés aux bêtes pour le plaisir des Césars. Intervenez, si vous ne voulez nous suivre tôt ou tard dans l'arène. Le devoir, c'est l'intérêt. Intervenez, car ce n'est pas tout de vaincre la nature, de dompter la matière, de maîtriser les éléments. Il y a pour votre courage herculéen d'autres ennemis, d'autres obstacles, d'autres monstres à vaincre. Les tyrans sont les ennemis du genre humain. Intervenez donc immédiatement, spontanément. Le temps presse, prenez, prenez vite l'initiative. Devancez, préparez votre gouvernement, s'il se peut. N'attendez pas l'action officielle qui n'en sera que plus puissante après vos sympathies. Serrons-nous la main ! Les monarchies ont des alliances ; pourquoi pas les démocraties ? Les rois eux-mêmes nous ont appris la sainte-alliance des peuples. L'alliance de la France et de l'Amérique, mais c'est la liberté du monde, c'est la liberté invincible faisant le tour des deux hémisphères, éclairant, échauffant, fécondant et vivifiant, comme le soleil, le globe entier ; c'est la République démocratique et sociale universelle. »

 

Bien que Caussidière ne soit pas arrivé dans un but politique, croit savoir le New York Herald, ses amis lui avaient préparé un grand banquet pour le samedi suivant, mais les inscriptions ont été si nombreuses qu’il a dû être reporté à une date ultérieure. Du coup, le premier acte public de l’ex-préfet de police sera l’enterrement d’Hercule Raveneau, longtemps président du Comité démocratique français. La procession est colorée de drapeaux rouges et si, sur le chemin du cimetière de la Baie, sa fanfare joue des marches funèbres, au retour, après les éloges funèbres prononcés par Caussidière et Morel, c’est à la Marseillaise qu’elle se consacre.

 

Comme il le faisait déjà à Londres et à Jersey, Caussidière mêle harmonieusement commerce et politique, et ses tournées serviront l’un et à l’autre. Il s’est domicilié commercialement chez A.C. Rossire & Co, grosse maison de commerce du sud de Manhattan, 12 Beaver street, à deux pas du Bowling Green et du commencement de Broadway. Représentant exclusif des champagnes Delbeck & Lelegard, c’est sans doute avec un ravissement ironique qu’il souligne dans ses publicités du New York Herald que cette maison a été « fournisseur de l’ex-roi Louis Philippe et de la cour de France ».

Débarquant trois mois après son « ami intime », on peut supposer que Marche a trouvé pour lui et sa famille le terrain préparé.

 

 Caussidière agrège rapidement la communauté des proscrits, dont il prend la tête. L’écho en arrive à Paris par le Journal des Débats du 4 Mai 1853, reprenant le New York Herald : « Les démocrates français de New-York se sont réunis en grand nombre samedi dernier 30 avril pour procéder à l'élection d'un comité permanent. MM. Caussidière, Morel, Quesne, Martinache et Campdoras ont été élus au premier tour de scrutin à une grande majorité. »

Caussidière mis à part, ils n’ont pas participé, à Paris, à la Révolution de février 48 ; ce sont des résistants au coup d’État de décembre 1851, des quatre coins de la province. Campdoras, chirurgien de 3e classe de la marine, a quitté son bâtiment mouillé dans le port de Saint-Tropez pour se mettre à la tête de l’insurrection, piller les armes de la mairie de Gassin, village voisin du golfe, et marcher sur Draguignan. Le Dr Martinache avait accepté, en espérant ainsi la garantir, de présider la plus grosse coopérative lilloise (1 200 sociétaires en 1850), que le préfet souhaitait dissoudre. Au coup d’État, il avait dû fuir par la Belgique. C’est à Nancy qu’Eugène Quesne, ancien rédacteur du Travailleur et du Républicain de la Moselle, avait été condamné à la déportation, transporté à Lambessa, Algérie, puis à Cayenne, d’où il s’était évadé.

L’adresse « Au Peuple américain » se diffuse par voie de presse : le 7 mai 1853, c’est le Courrier des Opelousas, journal français de la petite ville de Louisiane, qui la publie.

 

En exil depuis déjà cinq ans, c’est à New York que Caussidière apprend, ce 22 juillet 1853, que dans l’affaire de la Commune révolutionnaire, pendante depuis ces arrestations d’avril, qui peut-être ont précipité le départ de Marche, il est condamné, et avec lui Félix Piat, Jean-Baptiste Boichot, Louis Avril et Jean-Baptiste Rougée, à 10 ans de prison et 6 000 francs d’amende.

L’actualité newyorkaise reste arrimée à celle de l’Europe : on s’y passionne maintenant pour l’affaire Koszta. Ce républicain hongrois, partisan de Kossuth, réfugié aux États-Unis et en voie de naturalisation, s’est trouvé pour affaires à Smyrne. Il y a été arrêté par les Grecs et livré aux Autrichiens qui l’ont mis aux fers sur l’un de leurs navires. Les protestations du consul américain sont restées vaines. Sur ces entrefaites, une corvette de la navy, l’USS Saint Louis, vient à mouiller à Smyrne. Son capitaine, Duncan Ingraham, se fait conduire auprès du prisonnier. La question qu’il pose à Martin Koszta tient en peu de mots :

— Avez-vous demandé la protection des États-Unis ?

— Certainement.

— Eh bien vous allez en mesurer l’effet !

Là-dessus, il se tourne vers les Autrichiens pour leur dire que si d’ici quatre heures leur prisonnier n’est pas à son bord, il ouvrira le feu.

 

Le 20 août, c’est à l’appel de Campdoras, Caussidière, Martinache et Morel, que des délégués allemands, polonais, italiens se réunissent au Shakespeare Hotel, sur William Street pour préparer un hommage solennel au nouveau héros de tous les républicains de New York : Ingraham. Campdoras est élu à la tête du comité de préparation chargé de lui obtenir aussi une médaille d’or du Congrès.

 

Metropolitan Hall, un jour de convent franc maçon

Le 22 septembre, jour anniversaire de la proclamation de la Première République française, cinq mille personnes se pressent au Metropolitan Hall, la salle du 624 Broadway, « sans rivale dans le monde pour le nombre des sièges et le luxe de la décoration », à en croire le Putnam's Monthly.

A droite de la tribune, la bannière de la République romaine, où s’inscrit la devise mazzinienne Dio e Popolo (Dieu et le Peuple) ; à gauche, celle de la Hongrie proclame, en magyar : Justice, Liberté, Égalité ; entre les deux, les étendards de Cuba, de la Pologne, des États-Unis. Sur une large banderole, l’assurance que donna le capitaine Ingraham à Martin Koszta : “Do you claim the Protection of the United-States ? Then you shall have it !“ Un autre calicot affiche : “Liberté civile et indépendance religieuse partout dans le monde.“ Quand le porteur français d’un drapeau rouge, frappé du triangle noir égalitaire et de la devise républicaine “Liberté, Égalité, Fraternité“, soulignée par “Union socialiste“, « entra dans la salle, écrit le New York Daily Times du lendemain, le public fut en proie à une frénésie insensée. Jamais homme n’a connu accueil plus chaleureux. »

On écoute le sénateur John P. Hale, candidat malheureux du parti abolitionniste à l’élection présidentielle de novembre précédent ; le patriote cubain Porfirio Valiente, membre de la Junte révolutionnaire repliée à New York ; Conrad Schramm, de la Ligue des Communistes de Marx et Engels et leur proche ami. Une lettre de Garibaldi est lue ; Padre Gavazzi est là.

Pour les quarante-huitards français, l’orateur n’est pas Caussidière, dont les Montagnards, ceinture rouge à la taille et bonnet orné du triangle égalitaire, avaient été à l’époque comme enroulés dans ce drapeau même qui vient de susciter le délire de la salle ; ce n’est pas non plus Marche, l’ouvrier qui a dicté « ce décret où le Gouvernement provisoire, à peine formé, s'engageait à assurer l'existence des travailleurs par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens, etc. » La parole est donnée au vétérinaire et poète Félix Vogeli, de Chartres, condamné à l’expulsion de France pour avoir « tenu, dans la soirée du 3 décembre [1851], des discours en public dont l'effet immédiat a été de porter les populations à insulter grossièrement les autorités. » Il s’est établi à New York depuis déjà un an.

La réunion se termine par l’hymne national polonais, puis par la Marseillaise. La salle entière se lève à ses échos, mains et mouchoirs s’agitent au-dessus des têtes, vivats ; on escalade la tribune pour déployer dans l’air tous les drapeaux qui la décorent. Le Yankee doodle clôt définitivement la soirée.

 

L’entrée politique de Caussidière dans la société newyorkaise a eu lieu le 6 septembre lors de la célébration par les « Gardes Lafayette » de l’anniversaire de naissance du Héros des deux mondes, sous le patronage duquel cette milice urbaine est placée depuis 1820. Le banquet se tient à Elm Park House, dans ce qui est alors le village de Bloomingdale et aujourd’hui à peu près l’angle de Columbus avenue et de la 91ème rue. Quelqu’un porte un toast « Au citoyen Caussidière », relate le New York Times ; la salle applaudit chaudement. Il se lève, remercie pour l’accueil qui lui est fait. Il dit qu’à l’avenir, comme par le passé, il sera guidé par les impératifs du devoir. « Mais la France, ajoute-t-il, n’est plus la république. Nous avons suivi l’exemple des États-Unis, nous avons confié au président quatre années de pouvoir ; il détient entre ses mains l’entièreté de la puissance publique ; il l’a utilisée pour détruire la liberté. La France est aujourd’hui piétinée ; mais elle se relèvera ; elle lavera la tache du 2 Décembre. Ces évènements ne sont encore ni connus dans tous leurs détails ni complètement compris. La France a été conquise par surprise, de nuit, pendant son sommeil. Elle n’a pas prêté la main à sa propre ruine. Elle a été trahie par des hommes corrompus ; les hommes au pouvoir se sont parjurés pour la détruire. Pour ce qui est de nous, nous ne pouvons faire mieux qu’une guerre de propagande, jusqu’à ce que nous soyons en état de recourir à des moyens plus décisifs.

L’Angleterre est en danger. Les despotismes cherchent à s’unir pour mettre à bas sa constitution ; ensuite, si ce pays reste sans réaction, nous serons attaqués à notre tour et traînés dans la poussière. Dans l’intérêt de leur propre sécurité, l’Angleterre et l’Amérique doivent soutenir leur unique ami : la démocratie de l’Europe continentale. C’est par cette démocratie, et par cette démocratie seulement, que l’Europe et l’Amérique seront sauvées. »

Le Républicain diffuse alors les mêmes analyses : le tsar Nicolas de Russie et Louis Napoléon Bonaparte seraient secrètement alliés ; toutes les chancelleries d’Europe auraient pour principe directeur la haine de l’Angleterre et des États-Unis.

 

De même qu’à Londres la Commune révolutionnaire entretenait des liens étroits avec l’association d’éducation ouvrière des exilés allemands, l’Arbeiterbildungsverein, avec les socialistes polonais ou les chartistes d’Ernest Jones, quand l’association des proscrits français se formalise, c’est dans la perspective d’une union des démocrates de toutes les nations, que résume son titre : Société de la république universelle. A sa fondation, le 8 octobre 1853, aux noms déjà cités lors de la préfiguration du 30 avril, s’ajoutent Bacarisse, ancien avoué ayant « pris part aux troubles qui ont eu lieu dans l'intérieur de Marmande » et condamné à l’expulsion par la commission mixte du Lot-et-Garonne, et des membres d’une émigration pré-républicaine, datant des dernières années 1830 : Pierre Gerdy, cordonnier, déjà naturalisé américain depuis janvier, ou Bernard St-Gaudens, un autre cordonnier, parti après son tour de France de compagnon, ayant passé dix ans à Londres puis à Dublin pour débarquer finalement à Boston à l’automne 1848. Il est nommé trésorier de cette SRU qui va s’étendre sans trop de difficultés aux villes de la Louisiane historique, celles qui ont gardé le français dans leur nom : La Nouvelle Orléans et Saint Louis.

« Un Socialiste Américain », Albert Brisbane, « dont les parents possèdent des terres dans la proximité de Nauvoo et qui a des renseignements très exacts sur ce pays », donnait ainsi son avis au Populaire du 15 avril 1849 : « Je crois devoir répéter, en terminant, que je considère la ville de Nauvoo comme un point très favorable, le climat en est sain, et le pays défriché. Il est arrosé par un fleuve magnifique qui vous met en relation directe avec l’Océan, et par conséquent avec la France. On peut y acquérir à bon marché des fermes en pleine culture, et on a l’agrément d’habiter le voisinage de Saint Louis, ville importante, d'origine française, et qui possède encore beaucoup de Français. »

Cette verticale du Mississippi, qui est alors la frontière ouest d’une Union à trente-et-un États, après laquelle il n’y a plus que des « territoires » jusqu’à la lointaine Californie, là-bas, sur le Pacifique, quarante-cinq Icariens, partis du Havre le 8 septembre 1853 sur le Sea Queen avec cent-vingt autres Français et, majoritairement, des Badois, Bavarois, Hessois, Wurtembergeois, Suisses sans compter quelques Savoyards, sont en train de la remonter.

 Jean Veniger, 61 ans, est mort durant la traversée ; les six Yunger font défection à l’arrivée à Saint-Louis, le 19 novembre. Les rescapés atteignent trois jours plus tard Keokuck, terme du service fluvial remontant, où ils attendent les charriots et le bateau à fond plat de la colonie, et ce n’est que le 23 novembre que Cabet peut présider à leur admission dans la communauté de Nauvoo.

Tandis qu’à New York, le Républicain ouvre ses colonnes à deux transfuges qui arrivent de la colonie icarienne.

 

Si à Saint Louis le tiers de la population parle le français selon Louis Cortambert, installé là depuis 1840 et qui s’apprête à y lancer un hebdomadaire de langue française, la Revue de l’Ouest, les Allemands, vingt fois plus nombreux que les Français ici comme à New York, ont l'Anzeiger des Westens (l’Indicateur de l’Ouest), qui est non seulement quotidien mais aussi le plus fort tirage de la presse locale toutes langues confondues !

Pour l’anecdote, l’Anzeiger est dirigé par deux hommes qui ont été, en 1844, les deux premiers propagandistes « marxistes » de Paris : Heinrich Börnstein, et Karl Ludwig Bernays. Le second, collaborateur de ces Annales franco-allemandes de Karl Marx et Arnold Ruge, qui n’auront eu qu’un numéro, rue Vaneau, avait pris début juillet la direction du Vorwärts, écho des « nouvelles de Paris concernant les arts, les sciences, le théâtre, la musique et la vie sociale », publié par Börnstein et le compositeur Meyerbeer à l’angle de la rue des Moulins et de celle des Petits-Champs, dans le quartier des théâtres, et en avait fait un organe politique radical où se côtoyaient Marx, Engels, Heine, Bakounine et on en passe…

Ce sont les puissants journaux des Acht-und-vierzigers, des quarante-huitards allemands, qui dès que le nonce du pape a posé le pied sur le sol américain ont posé la question : “Wo ist Monsignor Bedini ?“, Qui est Mgr Bedini ?, pour répondre : « le Boucher de Bologne », celui qui, gouverneur de la ville, a livré aux Autrichiens — ou, à tout le moins, les a laissé fusiller sans intercéder en sa faveur, le patriote garibaldien Ugo Bassi.

Outre l’Anzeiger, Börnstein est également président de la Société allemande des hommes libres, trois cents membres à Saint Louis, deux centres sociaux et scolaires, deux cent quarante-sept élèves, enseignement gratuit pour les plus pauvres, pas plus de 50 cents par mois pour les autres.

C’est du Freeman’s Hall, siège de la société homologue de Cincinnatti, sur Vine Street au-dessus de la 12ème rue, que le 24 décembre 1853, part le cortège en direction de l’archevêché dont Bedini est l’hôte. « Une police hors-la-loi, — ce sont les mots du correspondant local du New York Tribune, — charge violemment le défilé pacifique et le moindre Allemand stationnant sur les trottoirs. » Elle fait un mort, le jeune Eggerling, quinze blessés, dont un ancien membre du conseil municipal, M. Stolz, et fourre en prison soixante-trois personnes. « La vraie émeute, c’était celle des policiers », conclut l’article.

 

1854 s’annonce comme une année archétypique de la vie républicaine française à New York, qui va de la célébration de l’anniversaire de 1848 à celui de 1792. Entre les deux, la Revue de l’Ouest de Saint Louis aura écrit, dans son numéro du 3 juin, « Si nous demandons le mot qui résume le mieux l’histoire et le génie de la France, tout le monde répondra : Révolution. »

 

Le 24 février, donc, pour l’anniversaire de l’avènement de la Deuxième République, un défilé de quelques centaines de Français, Italiens, Cubains, Espagnols, Allemands, Hongrois, Slaves et Polonais part avec drapeaux, insignes et fanfare du tout nouveau siège de la SRU, 80 Leonard Street (entre Church et Broadway). La salle de réunion s’en orne, en très gros caractères, d’un vers des Châtiments que Victor Hugo écrivit à Jersey en octobre 1852, de cette absolution qu’y donne au tyrannicide Harmodius la Conscience :

“TU PEUX TUER CET HOMME AVEC TRANQUILLITÉ“.

On va de là, par l’Hôtel de Ville, le City Hall, au siège du Républicain qui, au 17 Spruce Street, est dans le quartier des journaux, à l’égal du New York Times et du New York Tribune. Puis l’on gagne le Shakespeare Hotel, sur William street, pour une réunion et un banquet de deux à trois cents personnes. Avezzana, Caussidière, Rodriguez, de Cuba, Maggi, de Rome et le Polonais Spartzec y discourent chacun dans sa langue, à l’exception notable de M. Rose qui parle quatre langues à la fois ! On porte des toasts « A l’abolition de la royauté en Europe et de l’esclavage aux États-Unis ! », « A Barbès, le Bayard de la démocratie ! », « Aux patriotes de Cuba ! » etc.

De tous les présents, seuls Caussidière et Marche ont été sur les barricades de Février.

 

En septembre, peut-on lire dans la presse, « l’anniversaire de la proclamation de la République française de 1792 a été célébré par quelques-uns des résidents français de notre ville, parmi lesquels Marc Caussidière, le Préfet de Police de Paris en 1848. Les participants sont partis ensuite en excursion vers Staten Island. »

Joseph Déjacque ne figurait sans doute pas dans les participants. La petite colonie newyorkaise ne l’avait probablement pas vu arriver au printemps sans quelque malaise, spécialement Caussidière, qui le connaissait de Londres et de Jersey. Deux ans plus tôt, le 24 juin 1852, au quatrième anniversaire donc des massacres de juin, les exilés londoniens enterraient au cimetière d’Hampstead le cordonnier François Goujon, victime de ses conditions misérables d’existence. Ledru-Rollin, Louis Blanc, Caussidière, Félix Pyat, Nadaud, Pierre et Jules Leroux, Greppo, Martin Bernard, tous ex-représentants du Peuple, qui ont conduit le cortège s’apprêtent à se séparer quand — on laisse Gustave Lefrançais, dans ses Souvenirs d’un révolutionnaire, raconter la suite — « Tout à coup émerge un homme, jeune encore et pourtant déjà presque chauve, la figure hâve et blafarde, au regard à la fois triste et narquois, véritable type enfin de prolétaire parisien. Le colleur de papier, Déjacque, le poète des misérables, relie cette scène à l’anniversaire de Juin 1848 et lance, aux mitrailleurs des prolétaires, cette vigoureuse apostrophe : “Alors, comme aujourd’hui, / En Juin quarante-huit, / C’était jour d’hécatombe ; (…) Aujourd’hui, comme alors, assassins et victimes / Se trouvent en présence ! / Ceux qui nous proscrivaient, à leur tour sont proscrits. (…) Le coup d’État de Juin, ce vampire anonyme, / En vous, tribuns, en vous, bourgeois, s’est incarné, / Et Décembre n’en est que l’enfant légitime.“ »

Déjacque avait réitéré à Jersey, le 26 juillet 1853 — Caussidière n’y était plus mais les nouvelles circulent entre les deux rives de l’Atlantique — lors des obsèques de la proscrite Louise Julien, morte à 38 ans. Prenant la parole après Victor Hugo, qui a clos son éloge funèbre d’un « Vive la République universelle », (soit le nom exact de cette SRU newyorkaise que l’ex-préfet de police a contribué à créer), le colleur de papiers peints explique que poursuivre la réalisation du rêve de Louise Julien « c’est d’employer au service de la révolution sociale, au triomphe de l’idée égalitaire, la pensée et la parole, le bras et l’action, l’encre et le salpêtre. », ce qu’il résume d’un « Vive la république démocratique et sociale ! »

Hugo en avait pris quelque ombrage : « Ici, nonobstant une décision prise à la presque unanimité, le Déjacque que vous connaissez a cru devoir parler après moi », écrit-il à Victor Schoelcher le 2 août. « J’ai déclaré à la proscription que, puisqu’elle ne savait pas faire respecter ses décisions, je ne consentirai plus à me faire le porte-voix de tous. »

 

La Société de la République universelle accepte cependant de prêter la salle de ses séances au trublion pour une lecture publique de sa Question révolutionnaire, un texte rédigé à Jersey les années précédentes. Mais la lecture n’en est pas plutôt faite que la SRU s’en désolidarise par un communiqué envoyé au Républicain :

« La Société de la République universelle la Montagne désirant faciliter autant qu’il est en son pouvoir la propagande républicaine, a décidé qu’elle prêterait la salle de ses séances, chaque fois que la demande lui en serait adressée par une société démocratique n’ayant pas de lieu fixe de réunion, ou lorsqu’un citoyen désirerait faire une lecture ayant pour but le développement des principes républicains.

Conformément à cette résolution, le citoyen Joseph Déjacque a été admis à lire, devant un nombreux auditoire, un travail sur la question révolutionnaire.

Dans ce travail se trouvent émises des pensées anti-sociales contre lesquelles les membres de la Montagne, à l’unanimité, ont résolu de protester énergiquement. Loin de faire la guerre à la civilisation par des moyens criminels, ils veulent préparer la réforme des abus et activer la marche bienfaisante de la civilisation, en prenant toujours pour point de départ et pour but l’équité et la fraternité. »

Quand, quelques semaines plus tard, Déjacque publie son texte dans une brochure vendue 25 cents, il le fait précéder du communiqué de la SRU et de la réponse qu’il lui a donnée : « Sans doute la religion, la famille, la propriété, le gouvernement sont votre arche sainte, et cela ne me surprend pas. Sans gouvernement, vous ne pourriez espérer de places de préfets ou de commissaires de police » — on voit que Caussidière est visé ici individuellement mais, finalement, les dirigeants de la Montagne le seront tous — « sans la religion, enfin, vous n’auriez pas un tas de gens crétinisés pour vous regarder sans rire quand vous passez en procession par les rues de New York ou que vous posez superbement dans votre salle des séances déguisés en représentants de l’autre Montagne, celle à 25 F par tête. »

[Une indemnité de 25 francs par jour pour la durée de la session parlementaire avait été décidée le 5 mars 1848 pour que chacun, et plus seulement les possédants, puisse être député. Un ouvrier gagnait alors 1,50 à 2 francs par jour. Déjà le 13 mai, lors d’une première manifestation de soutien à la Pologne sur les boulevards, on avait lancé aux députés : « A bas les 25 francs ! » Victor Schoelcher, faisant l’Histoire des crimes du 2 décembre, écrira en 1852 : « Les gagistes du suffrage universel, les vingt-cinq francs ! ainsi nous appelaient follement quelques-uns même de nos propres amis. »]

 

Sur le fond, Joseph Déjacque tranche ainsi la Question révolutionnaire : « Le droit au travail, voilà ce qui, dans les formules de 48, a le plus vivement impressionné les prolétaires. Voilà le coin qui, à défaut de la sape, pénétrera dans les entrailles de la propriété et finira par en avoir raison. Mais il ne s’agit pas, comme en Février, de le proclamer en principe, il faut le décréter matériellement, le solidifier, lui donner un corps (…) Déclarer crime et délit l’exploitation de l’homme par l’homme. (…) Que celui qui aura un atelier, des outils, s’il ne l’occupe, s’il ne les fait fonctionner seul, soit tenu de s’associer ceux qui travailleront avec lui. (…) Capital ! monstre aux nerveuses rapines, ton heure a sonné aussi au cadran de la réprobation publique, et tu n’échapperas point au harpon du droit au travail ! Puisse la propriété personnelle qui t’a vomi ne pas échapper quelque jour au même destin, et l’humanité se baigner bientôt librement dans les ondes bleues de la communauté ! »

N'est-ce pas là ce que Lamartine appelait « le programme de l’impossible » en le prêtant à Marche : « l’extermination de la propriété, des capitalistes, la spoliation, l’installation immédiate du prolétaire dans la communauté des biens, la proscription des banquiers, des riches, des fabricants » ?

Entre Caussidière et Déjacque, de quel côté penche Marche ? Quelle part prend-il à ces débats si l’entretien d’une famille de quatre enfants lui en laisse la possibilité ?

L’annuaire newyorkais pour 1854-55 a dans ses colonnes Déjacque, Joseph, “poseur de papier peint“, au bout de la rue Laurens (devenue ensuite West Broadway), donnant sur le canal (auj. Canal street), ce bout que l’on appelle la rotten row, la rangée pourrie, antre de voyous notoires, entre taudis et bordels.  Caussidière, Marc, “imprimeur“ — (il est membre en effet du comité directeur de l’Imprimerie démocratique française, nouvel éditeur du Républicain) — est au 15 Pine Street (l’emplacement actuel du Trump building !). Du mécanicien Marche, nulle trace.

 

Depuis le printemps, New York discute de l’ouverture à la colonisation des territoires à l’ouest du fleuve Missouri. Le gouvernement fédéral avait déplacé là les Indiens des plaines vivant à l’Est du Mississippi, qu’il va maintenant pousser plus loin, vers l’Oklahoma, pour ouvrir la voie au chemin de fer transcontinental. Deux nouveaux États doivent naître à terme de la colonisation, le Kansas et le Nebraska. La loi prévoit que le choix de l’esclavage ou de la liberté y sera réservé à la « souveraineté populaire ». Les abolitionnistes de Nouvelle Angleterre y voient l’opportunité d’empêcher le futur Kansas d’adopter l’esclavage où le voisinage du Missouri le pousserait : il suffit d’y envoyer un grand nombre d’émigrants adeptes de la liberté. Un homme politique du Massachussetts, Eli Thayer, lance dans ce but sa « croisade du Kansas » dès la mi-mai.

Le Kansas-Nebraska Act est promulgué fin mai ; à mi-juillet, la New England Emigrant Aid Company, société d’aide à l’émigration, voit le jour sous le slogan : « Scieries à vapeur et Liberté ». La société, outre un accompagnement des volontaires dans toutes leurs démarches puis à toutes les étapes du parcours, construira pour leur arrivée dans ces terres vierges trois scieries et un moulin à farine. Des réunions publiques se tiennent à New York et dans toutes les villes de Nouvelle Angleterre ; le New York Tribune d’Horace Greeley — l’un des fondateurs du nouveau parti républicain —, et le New York Evening Post de William Cullen Bryant sont mis à contribution. Le 20 juillet, quatre cents émigrants du Massachussets arrivent à Saint Louis, Missouri ; le 1er août, l’établissement de Wah-ka-ru-sa est fondé à une quarantaine de kilomètres en amont de Kansas City. (L’Emigrant Aid Company le baptisera bientôt Lawrence, du nom de son principal bailleur de fonds.)

Deux proscrits français au moins, newyorkais de fraîche date, partent pour le Kansas dans cette atmosphère-là. Le premier, Gilbert Billard, 38 ans, est un agriculteur de l’Allier, arrivé après son évasion de Cayenne et rejoint à New York par son épouse, Antoinette, et leurs deux fils Charles et Julius. Le second, Charles Sardou, ouvrier bouchonnier de 30 ans, ayant échappé à la répression de la journée insurrectionnelle hyéroise du 5 décembre 1851 par sa fuite à Nice (alors partie du royaume sarde), a débarqué à New York à la fin de janvier 1854, avec Joséphine, son épouse et leur fils, né pendant la traversée et qu’ils ont baptisé Freeman. Si l’on en croit une encyclopédie du Kansas passablement farfelue, ils seraient les premiers blancs à avoir posé le pied, dès le 28 août, sur des terres situées elles aussi sur la rive du Kansas mais quarante kilomètres plus en amont de Wah-ka-ru-sa, que neuf agents prospecteurs de l’Emigrant Aid Company ne découvriront qu’au mois de novembre. Ce sont ces derniers qui lui donneront son nom : Topeka.

La colonisation se passe ainsi : on repère un endroit favorable, on le délimite, sachant qu’on a droit à 160 acres au plus, on s’y installe de façon évidemment sommaire parce qu’on est au milieu de nulle part, et on file en revendiquer la possession auprès du bureau foncier quand il s’en sera établi un. Ensuite, on attend, souvent plusieurs années, que le cadastre soit légalement établi et que le gouvernement vous vende à 1,25 $ l’acre, assortie d’un titre de propriété, la terre que vous squattiez jusque-là. Entretemps, il aura fallu évidemment s’en éloigner le moins possible, éventuellement la défendre par les armes.

 

Le 9 octobre 1854, le New York Daily Times, concurrent du Tribune, publie un reportage : son correspondant vient d’effectuer le trajet Saint Louis - Kansas City en compagnie d’Andrew Reeder, nommé gouverneur du territoire pour y mettre en œuvre la loi Kansas-Nebraska. Il faut alors trois jours de navigation sur le Polar Star, le plus rapide des vapeurs, pour atteindre la ville de 600 habitants, tête de pont de l’Emigrant Aid Company. Là comme à Wah-ka-ru-sa, le journaliste se voit au regret de l’écrire, la situation n’a rien à voir avec la couleur du rose (en français dans le texte), sous lequel la compagnie la dépeignait. Les promesses faites à ses protégés (idem) n’ont pas été tenues. Le groupe qu’il voit débarquer du Banner State lui rappelle malheureusement les Irlandais tout aussi désemparés sur un quai de New York, abandonnés aux aigrefins qui les plument. Après dix jours de voyage, des dépenses de route plus élevées qu’annoncées, des proches ou des bagages restés en arrière, on ne leur propose qu’un hôtel malpropre à 1 dollar et 25 cents par jour quand ils étaient censés trouver un hébergement à 1 dollar et demi la semaine ! A Wah-ka-ru-sa, ce n’est pas beaucoup mieux, la compagnie s’y est réservée les meilleurs terrains tandis qu’à côté éclatent d’aigres conflits.

Alors le journaliste y va de ses conseils : si la compagnie vous propose des billets à prix réduits, prenez-les mais voyagez individuellement ; munissez-vous de toutes les provisions nécessaires au voyage et, à l’arrivée, soyez prêt à leur filer entre les doigts. Suivent des conseils pratiques : le train New York – Saint Louis, par Buffalo et Chicago (ligne de la rive du lac), coûte 27 $ pour un trajet d’environ deux jours ; on y trouve des repas à 50 cents, mais les correspondances ne sont pas toujours respectées, ce qui peut entraîner des frais d’hôtel. De Saint Louis à Kansas City, c’est 10 à 12 $ selon la rapidité du bateau, repas compris ; certains vapeurs ne partent que lorsqu’ils sont complets. Le meilleur hôtel de Saint Louis est à 2 $ par nuit. Pour finir, sachez que les gens du coin sont plutôt hostiles aux abolitionnistes, qu’ils traitent de « voleurs de nègres ».

 

Billard et Sardou, partis sans leurs familles, ont certainement écrit ; leurs lettres ne sont pas connues. On a, en revanche, celles adressées à son épouse, à Meadville, Pennsylvanie, par Cyrus Kurtz Holliday, l’un des neuf prospecteurs de la Company, les 10, 24 et 31 décembre 1854. Il en ressort qu’à Topeka, ils sont trente en tout, des hommes uniquement, dans les cabanes sans fenêtres qu’ils se sont bâties comme ils ont pu. Il porte la même chemise depuis deux semaines, dort tout habillé avec bottes et chapeau, enroulé dans deux couvertures et une peau de bison, sur un peu de paille étalée. Trois fois par jour, la même pitance : bouillie de gruau, mélasse et bacon, mêlés de beaucoup de poussière. Mais le climat est très agréable, il n’y a pratiquement pas eu de gel, à peine de neige ; il vient de passer toute la semaine, la dernière de décembre, en bras de chemise. Il a déposé une revendication sur une parcelle, il en espère une issue favorable.   

Le gouverneur Reeder est passé par Topeka le 9 décembre, poursuit Cyrus Kurtz Holliday, et il a eu des mots très encourageants. Ils espèrent une scierie à vapeur pour bientôt, ce qui leur permettrait de construire de vraies maisons. Lui a été élu président de leur association pour le premier semestre de l’année prochaine. Il redoute des problèmes possibles avec les Missouriens…

Ces problèmes vont en effet se concrétiser rapidement sous la forme des Border ruffians (les Bandits frontaliers), qui vont mener des raids d’intimidation pour tenter d’imposer l’esclavage.

 

Marche n’a pas participé à ce grand mouvement pour instaurer la liberté par l’émigration agricole. Mais parce que le 25 février 1848, lors de son irruption fracassante dans la réunion du gouvernement provisoire, il était porteur d’une pétition rédigée par un « rédacteur de la Démocratie pacifique », et qu’on a pu le penser « fouriériste », peut-être est-il toujours attentif à ce qui touche ce mouvement ?

Le 6 septembre 1854, le New York Times publie une lettre de l’associationniste Marx Edgeworth Lazarus. Le jeune médecin, familier du phalanstère de Brook Farm, près de Boston, jusqu’à ce qu’un incendie mette fin à son existence, et assidu maintenant du North American Phalanx du New Jersey, s’indigne de l’arrestation et de l’incarcération par la police belge de Victor Considérant. Comment est-il possible que le chef de l’école sociétaire, qui ne se soucie plus de politique européenne, tout tendu qu’il est vers son départ pour les États-Unis où il doit établir la colonie dont il vient de tracer les fondements, en avril, dans sa brochure, Au Texas, ait été ainsi jeté en prison ? Seule hypothèse vraisemblable : on aura mal interprété l’achat de fusils dont Albert Brisbane lui avait recommandé de faire provision pour parer à toute attaque éventuelle de bandes de Comanches.

Considérant était en effet, l’année précédente, au moment où Marche arrivait à New York, parti explorer, en compagnie d’Albert Brisbane, l’introducteur du fouriérisme en Amérique, qui, en 1834, prénommait son premier fils Charles Fourier, et du major Merril, de l’armée américaine, des sites d’établissement possibles. De Cincinnati, en descendant l’Ohio puis le Mississipi et en remontant la Red River, ils étaient parvenus au nord-ouest du Texas, qui l’avait enthousiasmé. Il avait aussi rencontré des anciens de Brook Farm, le pasteur John Allen et sa jeune épouse Ellen (sœur cadette de Marx Lazarus), qui avaient prénommé leur fils de son nom : Victor Considérant. C’est dire s’il était attendu.


Retour à son exil belge, la librairie phalanstérienne avait publié Au Texas, et le 2 rue de Beaune, à Paris, enregistrait les souscriptions.

 

Au sortir de ses neufs jours d’encellulement, Considérant rédigeait, le 30 août 1854, Ma justification, se terminant par ces mots : « ALLONS-NOUS-EN ! ALLONS-NOUS-EN BIEN VITE !... », et par ce « P. S. : Voilà quelques vingt ans que nous nous ruinons à répandre nos idées… Nous allons maintenant nous enrichir, — et éclairer le monde, — en les semant en bonnes terres. Quand les Civilisés verront que le Phalanstère est une bonne affaire, soyez tranquilles, sa fortune dans le monde sera bientôt faite… Mais chut ! ceci est entre nous… Attention à ne leur en dire pas plus, sur ce point, que de nos noms et de nos adresses !... »

Sa détention avait retardé le départ de ses éclaireurs : François Cantagrel, fondateur de la Démocratie pacifique, député, insurgé du 13 juin 1849, réfugié en Belgique et condamné par contumace à la déportation, et le jeune étudiant en médecine belge Edmond Roger, parlant l’allemand et un peu d’anglais.

 

Le 28 septembre 1854, des délégués de l’Ouvrier Circle (américains), de l’Arbeiterbund (“Fédération des travailleurs“, nouvelle organisation socialiste allemande), du Turnerbund (société gymnique et culturelle), de la Freie Gemeinde (libre-penseurs), de la Free Democratic League (abolitionnistes), de la Social Reform, de la Democratic Union (naturalisés), des Démocrates cubains et polonais ; les sections italienne et française de la République universelle, cette dernière étant l’hôte, tiennent leur réunion bimensuelle dans la salle au slogan tyrannicide du 80 Leonard street. Le colonel Forbes y attire l’attention sur la lettre envoyée par le Comité d’aide aux réfugiés politiques en Angleterre, signée de Victor Hugo, du docteur Jacques Barbier, de l’ex-député romain Luigi Pianciani, du polonais Zeno Swietoslawski et du hongrois Sandor Téléki. Un M. Wiechel dit que pareille lettre montre que Hugo sait peu de choses des États-Unis. Benjamin F. Price explique qu’il faudrait lui écrire que nombre d’Américains natifs comme lui-même, et pas seulement des réfugiés étrangers, traînent dans les rues en se demandant comment ils vont payer leur garni. Ce serait une grave erreur de croire qu’ici, indépendamment des riches, tous ont leurs besoins satisfaits.

On décide qu’un projet de réponse sera soumis à la prochaine assemblée.

 

Le colonel Forbes en donne lecture le 11 octobre. On y explique que se développe dans tout le pays une puissante organisation de natifs, connue sous le nom de Know Nothing, qui a pour but de priver les étrangers des droits dont ils jouissent actuellement. Le projet de réponse cite un éditorial expliquant qu’un grand nombre d’immigrants s’en retournent en Europe, parfois sur le même bateau qui les a amenés, du fait des conditions de travail, de la cherté des prix comparés au niveau des salaires, de l’hostilité envers les immigrants qu’ont suscitée les Know Nothing. Telle est la vérité crue.

La lettre se fait encore plus didactique : une fois énoncé que la place d’un homme politique est au plus près du champ de bataille, sous-entendu pour Hugo et les autres en Angleterre, les Américains rappellent que les pionniers agricoles trouveront certes dans leur pays de la terre à bas prix, mais qu’il faut attendre au moins un an pour en récolter les fruits ; et comment écouler sa production, acheter vêtements ou tout autre bien quand il n’y a pas de marchés à proximité, en l’absence de tout moyen de transport ?

Concernant les ouvriers, les bras qui cherchent un travail sont plus nombreux ici que les travaux en attente. Avec la récession qui frappe le pays, cet hiver, il n’est pas rare que l’ouvrier natif lui-même, malgré ses relations, reste sans emploi. Comment un réfugié politique, ignorant jusqu’à la langue, en trouverait-il un ?

On évoque ensuite l’esprit américain, celui des pionniers fondateurs luttant pour la survie matérielle, « qui a semé le chacun pour soi sur ce sol vierge où seules la fraternité et la philanthropie auraient dû s’enraciner » ; le poids des clergés, naturellement conservateurs, opposés à la moindre critique de l’autorité dans quelque domaine que ce soit. Enfin l’esclavage, qui va occuper tout le restant de la lettre.

« L’emprise de l’esclavage se fait sentir sur le moindre recoin du territoire, y compris ceux dont il est censément exclu. Sans l’esclavage, ce pays serait le plus progressiste et le plus puissant que le monde n’ait jamais connu. (…) Les États libres, à eux seuls, s’ils n’étaient entravés par les États esclavagistes, pourraient par cette proclamation : “Liberté pour tous“, dissiper les ténèbres qui recouvrent l’Europe et apporter la délivrance aux peuples opprimés. Mais aussi longtemps que la Liberté restera engagée dans une alliance contre nature avec l’esclavage, il ne faut s’attendre à aucun altruisme envers les libéraux qui ont fui la persécution de leur pays. Si quelque mouvement révolutionnaire commençait à poindre et s’il s’avérait suffisamment fort pour laisser espérer sa victoire, alors il se peut que la partie la plus éclairée et la plus généreuse de la population pût contribuer à fournir une aide matérielle, en dehors du gouvernement des États-Unis, duquel aussi longtemps qu’il demeure sous l’emprise de l’esclavage, rien de bon ne peut venir.

La lutte entre la liberté et l’esclavage vient de s’engager dans ce pays, paradoxalement grâce à l’introduction par le sénateur Stephen A. Douglas et cette petite fraction pro-esclavagisme du parti pseudo démocrate se qualifiant abusivement de Jeune Amérique, de la loi Kansas-Nebraska.

Si le principe de liberté s’en trouve revitalisé en Amérique, alors peut-être pourrez-vous recevoir de ce quart du globe quelque geste de sympathie ; du principe d’esclavage, il ne faut rien attendre — pas plus qu’on ne peut, quand on aime la liberté, passer quelque alliance que ce soit avec le principe opposé ; pas plus qu’on ne le pourrait avec le tsar esclavagiste. »

Datée du 9 octobre 1854, signée H. Forbes, secrétaire correspondant, et endossée par la douzaine de sociétés représentées à la réunion.

Décision est prise d’en envoyer copie à Kossuth, Ledru-Rollin, Mazzini, Saffi et autres, « pour corriger leurs idées fausses ».

 

Le dirigeant de l’Arbeiterbund, Joseph Weydemeyer, est un vétéran de la Ligue des Communistes de Marx et Engels. Il a publié à New York, deux ans plus tôt, le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, de Marx. Il connaissait, avant de quitter l’Allemagne, les articles de la Neue Rheinische Zeitung consacrés par Marx à la Deuxième République française, dans le premier desquels se lit : « Un ouvrier, Marche, dicta le décret par lequel le Gouvernement provisoire à peine formé s’engageait à garantir l’existence des travailleurs par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens, etc. » Et Marche est sans doute là, non loin de lui, parmi la foule des auditeurs…

 

Le 3 octobre 1854, François Cantagrel, l’émissaire fouriériste, avait pu finalement s’embarquer à Ostende, accompagné de sa femme, enceinte, et de leur fils. Sur la passerelle du débarquement, trois semaines plus tard, sa femme portait dans ses bras avec la plus grande précaution une petite fille née dans le bateau la veille. Cantagrel était porteur de 130 000 dollars de souscriptions à consacrer à l’achat de terres. Laissant sa famille à New York, il s’était rendu presque aussitôt à Washington pour tenter d’y rencontrer le président Franklin Pierce puis, avec Roger, il avait continué sur Cincinnati où devait se joindre à eux le révérend John Allen.

À Noël, une douzaine de fouriéristes, conduits par Vincent Cousin, s’étaient embarqués à Anvers, sur l’Uriel, emportant vers la Nouvelle Orléans quatre cent cinquante plants de vignes d’Auxerre, cent plants de chasselas, un raisin d’Ischia, trois mille arbres fruitiers et plus de deux mille pieds de fraises. Un second groupe avait quitté le Havre sur le Lexington le 12 janvier 1855, avec quarante mille plants de vigne de divers vignobles, quarante mille plants sauvageons d’arbres fruitiers de toutes sortes, plusieurs centaines de plants greffé et un assortiment de graines, pépins, noyaux, etc.

 

Le 3 février 1855, Victor Considérant arrive à New York avec sa famille, sur le vapeur Union. Selon le Tribune, il est à la tête d’une société de colonisation dont les fonds avoisinent maintenant le million de dollars, et plusieurs centaines d’agriculteurs et d’ouvriers français, belges et allemands, dès que les premiers aménagements nécessaires y auront été faits, le rejoindront au Texas sur des terres que Cantagrel est occupé à déterminer.

La colonie atteindra ensuite graduellement plusieurs milliers de personnes. Quelques traits d’associationnisme y seront en vigueur : l’achat en gros de la plupart des biens, fournis ensuite à prix coûtant aux sociétaires, les soins médicaux gratuits, l’école commune, les divertissements réguliers. Mais la mise en œuvre de l’organisation industrielle selon Fourier ne sera pas à l’ordre du jour avant quelque temps.

 

Un certain nombre de journaux américains, reprenant une correspondance de Strasbourg, ont annoncé que « le parti socialiste » d’Alsace allait émigrer en masse (en français dans le texte) vers le Texas ce printemps.


L’Austin State Gazette avertit que les sectes socialistes et abolitionnistes, telles que celle qui s’annonce sous la direction de John Allen et de Victor Considérant, ne seront pas les bienvenues. Il a fallu, écrit le journal, accepter les communautés indiennes pour des raisons humanitaires ; il y a bien sûr celle des Mormons, mais eux respectent scrupuleusement notre Constitution ; nous n’en tolérerons pas vivant sous leurs propres lois. Le Perrysburg Journal se veut, lui, plutôt rassurant : « si Louis Blanc, Considérant et consorts, destructeurs de la famille et de la propriété, sont responsables de la fin de la République de 1848, la colonie texane sera inoffensive. Economy en Pennsylvanie, [une cité fondée par des harmonistes allemands au nord-ouest de Pittsburg, dont le nom est un hommage à l’économie divine], Ebenezer, dans l’État de New York [œuvre de huit cents Alsaciens de la “Communauté de la véritable inspiration“ installés en 1843 au sud-ouest de Buffalo], et Icaria en Illinois ont montré qu’elles n’affectaient pas la société autour d’elles. »

Enfin le Daily American Organ, qui reprend lui aussi la nouvelle de l’émigration attendue d’Alsaciens en masse, en assimilant comme il est habituel Alsaciens et Allemands, voit les choses d’un tout autre point de vue. Citant une récente conférence newyorkaise du quarante-huitard Friedrich Kapp sur l’émigration allemande au Texas dans la dernière décennie, le quotidien rappelle que les Allemands, qui y réussissent magnifiquement dans la culture du coton, et unanimement indignés par l’esclavage, — Jamais un Allemand n'entrave la fuite d'un esclave — montrent par leur exemple même que le travail servile est voué à disparaître. Pour conclure l’article ainsi : « Au nord-ouest du Texas, les Allemands forment les deux cinquièmes de la population et constituent une barrière solide contre l’influence de gens comme Stephen Douglas et ses amis, qui ne rencontrent quelque succès que dans l’ouest du Missouri, hors de la zone d’influence allemande. »

 

Arrivés à la Nouvelle Orléans avec leurs ceps et leurs graines, les fouriéristes se sont transbordés sur un bateau pour Galveston puis ont poursuivi sur Houston en traversant le bayou. L’idée était ensuite de remonter la Trinity River mais le niveau de l’eau étant trop bas, il avait fallu se procurer des chars à bœufs et endurer vingt-six jours de marche derrière les bêtes. Le 26 avril 1855 enfin, ils avaient atteint le site de la colonie, baptisée Réunion, un peu à l’ouest de Dallas.

 

On a laissé Déjacque aux prises avec la Question révolutionnaire dans la « rangée pourrie » de la rue Laurens ; on l’y retrouve recrutant par voie de presse « un garçon entre 12 et 15 ans parlant français et anglais », et lui promettant une « bonne rémunération ». Sans doute pour qu’il lui serve d’interprète : six ans plus tard, en effet, le poseur de papier peint et poète écrira encore à Vésinier « Je ne connais pas la langue de ce pays, je ne sais ni la parler, ni l’écrire, ni la lire ; c’est un peu ma faute, mais c’est aussi beaucoup la faute de ses habitants. La répulsion qu’ils m’inspirent, est si puissante et l’attraction si faible qu’il m’est impossible d’étudier cette langue en Amérique. Je l’apprendrai bien plutôt à distance, en Suisse ou en Belgique. De loin j’apercevrais peut-être quelque qualité qui m’attirerait vers ce peuple ; de près je ne vois rien dans toute son infinie personne qui ne me repousse. »

Déjacque quitte donc assez logiquement New York au printemps pour la Nouvelle Orléans ; là-bas, ils parlent français.

Campdoras, pourtant suffisamment intégré, lui, à la société newyorkaise pour avoir été à la tête du comité préparatoire à l’hommage solennel rendu au capitaine Ingraham, quitte lui aussi la ville mais pour Topeka où il rejoindra les croisés du Kansas, Billard et Sardou.

La polémique contre la colonie fouriériste de Réunion ne faiblit pas. Le Washington Sentinel renchérit sur l’article d’un confrère texan intitulé « Le Socialisme ne s’établira pas au Texas » : il devine derrière tous ces mouvements en direction du sud la même main, celle de la Tribune de New York, qui après avoir suscité une colonisation du Kansas par des abolitionnistes, soutient une société européenne d’abolitionnistes socialistes au Texas.

 

On présume une proximité de Charles Marche avec les idées fouriéristes plutôt du côté de l’organisation de la production et de l’associationnisme que de la « liberté des affections ». C’est ce dernier thème qui déjà présent dans le débat newyorkais quand les Marche y ont débarqué, prend maintenant un tour plus passionné.

La publication par le Dr. Marx E. Lazarus de son ouvrage consacré aux questions de l’amour et du mariage avait provoqué une discussion dans les colonnes de la Tribune, entre le patron du journal, Horace Greeley, tenant du statu quo, l’écrivain Henry James, qui souhaitait rendre le divorce plus facile, et le libertaire Stephen Pearl Andrews, tenant de la plus grande liberté en amour et de sa mise en œuvre concrète. Le débat s’était traduit en brochure en 1853. En même temps, s’était constitué un club de l’amour libre qui se réunissait discrètement, deux fois par semaine, au premier étage du Taylor’s Hotel, au 555 Broadway. On y donnait des conférences, on y jouait aux dames, aux échecs, au backgammon, on y écoutait de la musique, on y dansait.

Et puis Greeley avait publié un article retentissant pour dire que le fouriérisme était étranger à tout ça, et pour s’étonner de l’inaction de Fernando Wood, le maire nouvellement élu. A peine Albert Brisbane et son secrétaire, Henry Clapp, ouvraient-ils la réunion du 22 octobre 1855, que la police pénétrait dans les salons où avaient pris place quelque trois cents personnes, des très jeunes aux plus chenus, dont pas loin de la moitié de femmes. Sans se démonter, Brisbane poursuivit son exposé consacré à la prostitution : “New York n’est rien d’autre qu’un grand club d’amour libre. On y vient de partout pour ça. Mercer Street [la rue chaude newyorkaise] est une succession de clubs d’amour libre. Sans eux, New York ne serait pas ce qu’elle est. Ce ne serait qu’une ville terne et niaise, rien d’autre qu’une guilde de commerçants… » Là-dessus, la police s’empara sans ménagements de l’orateur, de son secrétaire et de deux autres personnes et les conduisit au poste. La Tribune du lendemain, comme les autres quotidiens newyorkais, se lança aussitôt dans une défense farouche de la liberté d’expression.

Le Kansas reste tout de même au cœur du débat politique. Une « constitution de Topeka » s’y élabore, qui proscrit l’esclavage tout en refusant aux Noirs libres le droit de résidence. Les trois quarts des colons partisans d’un État libre s’avèrent finalement en faveur d’un État libre blanc. Et c’est à Lawrence et Topeka que le vote hostile à la liberté de résidence des Noirs s’avère le plus important.

 

Quand paraît l’édition 1855/56 de l’annuaire professionnel de New York, on y trouve pour la première fois un “Charles March“, mécanicien, qui pourrait bien être le nôtre. Il habite au 97 Walker, soit pas beaucoup plus loin de Canal Street que n’habitait Déjacque. Si ce dernier logeait dans la « rangée pourrie », Marche se trouve en lisière du bidonville de Five Points dont Dickens, dans ses Notes américaines de 1842, écrivait : « On voit ici tout ce qui est répugnant, flétri, pourri. »

 

Avec la nouvelle année 1856 commence le feuilleton du Bleedy Kansas, du Kansas sanglant. Le calviniste John Brown, abolitionniste fervent, très engagé dans le « chemin de fer clandestin », ce réseau d’aide aux esclavages fugitifs ; l’homme qui a offert à Frederick Douglass [esclave évadé, exact opposé, évidemment, de Stephen Douglas] de prendre la tête d’une armée insurrectionnelle des esclaves, est venu en octobre 1855 rejoindre cinq de ses fils au Kansas. Il y a vite pris la tête de la contre-guérilla anti-esclavagiste et, après avoir protégé Lawrence d’une mise à sac le 21 mai 1856, a mené la contre-attaque à Pottawatomie, à une vingtaine de kilomètres au sud-est, trois jours plus tard. Cinq esclavagistes y ont trouvé une mort qu’on lui impute et qu’il récuse.

Le 2 juin, à Black Jack, il obtient par son audace la reddition du Virginien Henry Pate, capitaine de la gendarmerie fédérale mais ici à la tête d’une troupe de Bandits frontaliers. Il écrira ensuite au Tribune de New York que ç’a été « la première bataille régulière, au Kansas, entre les forces de l’État libre et celles des esclavagistes. »

Le 30 août, après que son fils Frederick, parti en avant-garde, a été tué, John Brown tend une embuscade devant Osawatomie à une troupe de Bandits dix fois plus nombreux arrivants du Missouri avec un canon. Tirant le premier, il en tue vingt ou trente, en blesse autant, décroche in extremis. Six des siens sont tombés. Retiré sur une colline, pendant que les bandits incendient des maisons, pillent la poste et les magasins alentour et emportent tous les chevaux et le bétail qu’ils peuvent, il confie à son fils Jason : « Je n'ai qu’une courte vie à vivre, une seule mort à mourir, et je mourrai en combattant pour cette cause. Il n'y aura pas de paix dans ce pays tant que l'esclavage n'aura pas disparu. Je leur donnerai d’autre occupation que continuer d’étendre leur terre d’esclavage. Je porterai cette guerre en Afrique. » Il entend par là les États du Sud, les Slave states.

Sa légende s’inaugure ici : il a mis à bas le cliché du nordiste peu enclin à se battre, du yankee couard ; on ne l’appelle plus qu’Osawatomie Brown. Il sera même plus tard, sous la plume de John J. Ingalls, sénateur d’un Kansas désormais admis dans l’Union, le nouveau Léonidas de nouvelles Thermopyles. Mais l’idée fixe de John Brown est maintenant d’aller combattre l’esclavage directement dans son fief, d’aller envahir « l’Afrique ». Il part pour la Nouvelle Angleterre lever des fonds à l’usage de cette campagne.

 

A Réunion, suite à un afflux trop rapide, mal préparé, de colons, Victor Considerant et Vincent Cousin ont quitté la colonie début juillet ; Cantagrel a démissionné, est retourné à son exil belge alors même que le Dallas Herald du 16 août annonçait l’enregistrement de cette Société européenne et américaine de colonisation au Texas, formée à Bruxelles le 26 septembre 1854 et certifiée le 20 janvier 1855 par le consul des États-Unis à Anvers, qui venait d’effectuer sa demande de terres publiques.

Cantagrel laisse derrière lui un enfant mort en bas-âge

 

A Nauvoo, « A coup d’État in Icaria » avait éclaté 14 février 1856 selon le Daily Missouri Democrat de St. Louis : « Nous lisons dans l’Icarian Review, le journal officiel de l’Icarie, que M. Cabet, président de la République communiste de Nauvoo, etc. (…) M. Cabet était le dictateur de la colonie qu’il avait établie mais, contraint par la force de l’opinion publique américaine, il avait donné à son peuple une constitution démocratique… »

Et en octobre 1856, chassé par la dissidence, Étienne Cabet était arrivé à St. Louis à la tête de soixante-quinze hommes, quarante-sept femmes et cinquante enfants. Ils s’étaient installés comme ils pouvaient dans cinq grandes maisons. Cabet n’allait pas y survivre, il expire le 8 novembre.

 

Dans sa tournée de levée de fonds, John Brown vient de quitter Boston, où il a rencontré, le 7 janvier 1857, Amos A. Lawrence, le principal bailleur de fonds de la New England Emigrant Aid Company, duquel la ville de Lawrence, Kansas, tire son nom. Il sera à l’Astor House de New York, le 24 janvier.

Le numéro du Tribune du 12 janvier, en même temps qu’il nous décrit « Old Brown of Osawatamie », visage émacié, yeux perçants d’un bleu sombre, figure exprimant une indomptable volonté malgré ses 57 ans, énonce trente-quatre faits à l’usage des émigrants vers le Kansas, compilés à Boston le 30 décembre 1856, parmi lesquels :

13. Tout homme a la possibilité, sinon le droit légal, de vendre sa terre préemptée avant de l’avoir payée ; et s’il l’a située judicieusement, il n’aura aucune difficulté à l’écouler. De jeunes gens aux moyens limités peuvent ainsi réaliser de bonnes affaires s’ils sont capables de se retrousser les manches et suffisamment acharnés pour mettre en valeur la parcelle revendiquée.

14. Tout homme adulte, toute veuve, est fondé(e) au regard des lois fédérales à préempter 160 acres sans être tenu de s’en acquitter avant la date de mise en vente des terres publiques.

15. Les mandats fonciers — à l’exception de ceux émis en 1850 — seront acceptés en paiement de terres préemptées.

16. Ceux — partisans de l’État libre — qui ne disposeront pas des 200 $ nécessaires quand le paiement de leur terre viendra à échéance, n’auront aucune difficulté à les emprunter ou à hypothéquer leur ferme.

17. Toutes les tribus indiennes sont bien disposées à l’égard des partisans de l’État libre.

18. On compte actuellement au Kansas, selon les estimations les plus basses, six partisans de l’État libre pour un ami de l’iniquité qui est de droit dans les États du Sud.

27. Pour 50 à 100 dollars, on peut se monter une cabane de rondins sur sa terre préemptée.

28. Une tente, qui coûte 8 à 15 $, à condition que le colon ou sa famille l’occupent, — ce qui n’est pas un désagrément l’été — suffit à préempter une parcelle de 160 acres.

 

C’est d’autre part l’époque où l’Illinois Central Railroad Co met en vente deux millions d’acres de terres arables ou sylvicoles qui lui restent de ce que l’État lui a alloué. Où le Bureau des pensions, en vertu de la loi du 3 mars 1855, attribue des « bons de terre » à quiconque a servi au moins quatorze jours, dans quelque fonction que ce soit, durant l’une des guerres américaines depuis 1790, ou à ses héritiers. Ces bons sont librement cessibles. A fin avril 1857, on en est à quasi vingt-cinq millions d’acres.

Le nouveau président, James Buchanan, est investi le 8 mars. Sa déclaration inaugurale « s’oppose à la spéculation sur le foncier public et veut réserver les terres d’État à l’usage de ceux qui les travaillent »

 

Le philanthrope Elihu Burrit, dans la Tribune du 5 mai 1857 « Une partie considérable du domaine public se situe dans les États esclavagistes et, de ce fait, est peu demandée et a peu de valeur. L’abolition de l’esclavage amènerait une augmentation des deux par un afflux croissant et continu d’hommes et de capitaux issus des États libres et d’Europe. Au Missouri, par exemple, treize millions d’acres de terres publiques restent invendues et sans propriétaires. L’extinction de l’esclavage les rendrait aussitôt attractives, et le produit de leur vente suffirait à financer l’émancipation de tous les esclaves de l’État. Le Missouri serait ainsi débarrassé de ce fléau sans que cela coûte un sou au trésor public, et sans passer par la moindre acre extérieure à ses frontières. »

Le « forgeron lettré », tel est son surnom, poursuit sa démonstration - « L’émancipation se traduirait par un développement agricole et minier si rapide et si massif du Missouri que son exemple serait contagieux pour le Kentucky, le Tennessee, le Maryland, le Delaware et la Virginie, etc. » - mais ce qu’en retient peut-être Marche, ce sont ces « treize millions d’acres de terres publiques invendues ». La loi du 3 août 1854 abaisse de 25 cents l’acre par tranche de cinq ans de vacuité, le prix d’achat des terres en attente d’acquéreur. Il est donc possible de trouver dans des comtés, des districts dûment cadastrés, pourvus de bureau de poste — Billard et Sardou ont attendu sept mois qu’il s’en installe un à Topeka — de routes et d’autres facilités, moins cher que les terres de colonisation du Kansas. Et s’il y en a treize millions d’acres, ce ne sont pas autant de tas de cailloux incultivables ; l’auteur a sans doute raison, ce qui empêche leur vente, c’est l’esclavage.

 

Et puis il y a eu, dans le New York Dispatch du 23 novembre 1856, cet article ressemblant à une nouvelle, « rédigé spécialement pour le journal », dit une parenthèse introductive : « Les Rois de l’Argent », « Bref aperçu des Rothschild de leur ascension à aujourd’hui ». Non signé, c’est en réalité la traduction du Rothschild de la série « Les Contemporains » d’Eugène de Mirecourt, publié à Paris en 1855. Seule la plaisanterie antisémite finale en a été supprimée : « M. le baron James de Rothschild a soixante-trois ans. Nous ignorons la date précise de sa naissance, et le lecteur comprendra que nous n’ayons pu nous procurer son acte de baptême. » Sinon, tout y est, en particulier ces 30 000 Francs que le baron aurait envoyés à Caussidière pour le remercier d’avoir « gardé non seulement son hôtel mais encore les propriétés qu’il avait aux alentours de la capitale ». « Vous me les rendrez dans dix ans, dans vingt ans, quand vous voudrez », disait avec nonchalance une lettre d’accompagnement. Avec ces 30 000 Francs, soulignait Mirecourt, Caussidière « a fondé à Londres un entrepôt de vins et d’eaux de vie. Il est en train de faire une belle fortune. »[1]

L’article a été repris dans le Quasqueton Guardian, de l’Iowa, du 27 décembre, dans le Memphis Daily Appeal du 18 janvier 1857, dans le Virginien Staunton Spectator du 21 janvier, enfin dans l’Anti-Slavery Bugle d’Ohio le 31 du mois.

A la parution de l’ouvrage de Mirecourt, Marche était à New York depuis deux ans. Il était en revanche à Paris quand Alphonse Toussenel, l’un des fondateurs de la Démocratie pacifique, avait publié le sien à la Librairie de l'École sociétaire, procès de la féodalité financière et de la Compagnie des chemins de fer du Nord : « Le gouvernement dit à une compagnie Rothschild : “J'ai grand besoin que vous me veniez en aide pour la construction de mon chemin de fer du Nord. Le trésor est à sec : ces maudites fortifications me ruinent et m'interdisent de songer à aucune entreprise d'utilité publique. Si vous compatissiez à mes peines, nous partagerions la besogne. Je vous concéderais tous les profits et je garderais pour moi, c'est-à-dire pour le contribuable, pour la nation, toutes les dépenses et toutes les charges.“ »

Pour Marche, Rothschild n’est donc pas un capitaliste en soi mais son exploiteur direct, celui pour qui il a trimé des années durant. Si l’ami Caussidière a touché, il ne s’est pas seulement vendu aux patrons, il s’est vendu carrément à son patron à lui !

 

Trois mois exactement plus tard, le 2 mai 1857, le New York Herald publie cette brève : « Caussidière, ex-préfet de police du gouvernement provisoire de 1848, désormais résident de cette ville, a été agressé brutalement mercredi 29 avril au soir sur Greene street, près de Broome, par une bande de voyous. M. Caussidière, grand et vigoureux, serait venu à bout de trois ou quatre assaillants, mais à dix ils étaient trop. Il a été sérieusement frappé à la tête et au corps avant qu’on ait pu lui porter assistance. Aucun des agresseurs n’a été arrêté. »

L’article, qu’on cite in extenso, ne donne pas la moindre explication à cette attaque à dix contre un. Greene street, à la date, n’est pas encore la rue chaude qu’elle sera dans les décennies suivantes. On pense donc spontanément à cette « belle fortune » que le Dispatch prêtait à Caussidière. Si le vol était le motif, c’est que son opulence est manifeste. S’il s’agissait, pour d’anciens amis politiques de lui donner une correction, c’est que depuis les révélations de la presse, sa réussite, qui leur était connue, n’est plus le fruit d’une habileté commerciale mais le salaire de la trahison. Enfin, à supposer l’agression xénophobe de Know Nothing, c’est d’être un Français d’une insolente richesse, et non un pauvre bougre de Français, qui l’aura fait prendre pour cible.

A deux ans et demi d’écart, un correspondant newyorkais du Charleston Mercury dressera de Caussidière un portrait qui devait être déjà le sien au moment des faits : « Parmi les célébrités qui empruntent chaque jour le trottoir (en français dans le texte) de Broadway, ignorées de la foule affairée, se distingue la stature gigantesque de Marc Caussidière qui, rappelez-vous, fut le ministre de la police du bref gouvernement provisoire de 1848. Caussidière est l’homme de la ville le plus grand et le mieux bâti, à l’exception du général Scott. L’ex-ministre de la police est maintenant Marchand de Vin (en français dans le texte) sur Broadway. Sa carrure impressionnante et son allure impérieuse le destinaient d’évidence aux devoirs périlleux et aux lourdes responsabilités de son ancienne fonction », etc.

 

Dans les Luttes de classes en France, quatre ou cinq paragraphes après qu’il a cité Marche, Marx poursuit : « Le prolétariat parisien se laissa docilement employer par Caussidière à des fonctions de police pour protéger la propriété à Paris, de même qu'il laissa régler à l'amiable les conflits de salaires entre ouvriers et maîtres par Louis Blanc. »

Marche qui est mieux placé que quiconque pour savoir comment il a laissé la main à Louis Blanc, vient-il de comprendre que, par ses liens avec Caussidière, il s’est placé aussi du côté de la défense de la propriété ? De celle de Rothschild, son patron, de surcroît ?

La rancœur née des révélations concernant « l’ami intime » s’est-elle ajoutée à cette découverte que les prix de la terre étaient les plus avantageux au Missouri ? On a juxtaposé ces éléments, ce ne sont bien sûr qu’hypothèses, au départ de Marche de New York. Toujours est-il que c’est maintenant, quatre ans après son arrivée et en dehors de tout mouvement collectif, alors qu’il a ignoré l’appel de Cabet, - Allons en Icarie ! -, celui des fouriéristes, - Au Texas -, et pareillement la Croisade du Kansas, que l’ouvrier Marche va quitter New York pour se muer en paysan, dans le Missouri !

 

 

 

 

 

 

 



[1] Allégations sans fondement ? Dans un article consacré aux témoignages d’amitié envoyés aux Rothschild, — « “Si constante et si sûre” : testimonies of Rothschild friendships », The Rothschild Archive, avril 2005 - mars 2006 ­—, Mélanie Aspey, directrice des archives de la famille, mentionne une lettre du « préfet de police, Louis-Marie Caussidière », expédiée du Market Street Hotel, Philadelphie, le 10 février 1854. Elle la résume en disant qu’il y remercie le baron James « pour son obligeance et les secours apportés dans son infortune présente ».

Cette lettre est donc antérieure à la parution de l’opuscule de Mirecourt ; on aimerait savoir si elle comporte des précisions sur les « secours apportés ».