LA PAROLE AUX PIERRES


Le 3 mai 1827, Goethe raconte Paris à Eckermann : « Imaginez-vous cette ville universelle où chaque pas sur un pont, sur une place rappelle un grand passé, où à chaque coin de rue s’est déroulé un fragment d’histoire. »
Quand à chaque coin de rue s’est déroulé un fragment d’histoire, c’est que c’est le peuple qui l’a faite, cette histoire, sinon elle se fût cantonnée, au mieux, aux 4 coins d’un palais, royal ou cardinal. Si l’histoire est si bien distribuée à Paris, c’est que Paris est la ville des (de La) révolution(s).

Ayant cité Goethe, Louis Blanc, dans le texte donné au Paris Guide (publié à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867, donc après les destructions haussmanniennes), poursuit par cet exemple : « À l’époque du 10 août 1792, il y avait sur la place du Carrousel une boutique qu’occupait Fauvelet, frère de Bourrienne. Pendant que le peuple assiégeait le château, un homme, du haut des fenêtres de cette boutique, jouissait du spectacle : c’était un officier renvoyé du service, fort pauvre, très embarrassé de sa personne, et qui avait dû former, pour vivre, le projet de louer et de sous-louer des maisons. Il se nommait Napoléon Bonaparte. Napoléon encore ignoré par la Révolution et la regardant faire, que de choses dans ce rapprochement ! Or tout ce qu’il suggère, la boutique de Fauvelet le disait au passant : qui ne la regretterait ? »
De ce rapprochement si parlant, le Second Empire venait donc de raser l’un des termes (tout un pâté de maisons entre Louvre et Tuileries dont la boutique de Fauvelet n’était qu’une) ; la Troisième République a depuis fait disparaître l’autre : ce qui subsistait du palais des Tuileries après que la Commune l’eut incendié (en fait tout le bâti, excepté la toiture).
Mais du temps où elle était encore debout, la boutique de Fauvelet, sans Louis Blanc pour ventriloque, n’aurait pas dit grand-chose au passant. Les pierres sont d’elles-mêmes peu explicites, et quand la langue les interprète elle dit le plus souvent la propriété : « le palais du (duc de) Luxembourg » ou « la tour Eiffel » (c’est au départ le patron de cette attraction foraine qu’elle désigne plus même que son constructeur) ; exceptionnellement l’architecte : « le palais Brongniart » quand le journalisme financier a déjà écrit huit fois « la Bourse ».
C’est tout aussi vrai pour la voirie quand c’est l’édilité qui s’en charge et, depuis que la signalétique parisienne est un peu plus bavarde, combien de « propriétaire du terrain » n’y font-ils pas ressembler la plaque de rue au cadastre ?

Il y a autour de quelques constructions des guirlandes de noms propres dont celle, en lettres d’or, du premier étage de la tour d’Eiffel. Ça descend rarement au-dessous du niveau de l’industriel ingénieur, en l’occurrence, ici, Cail, Gouin, Flachat, Giffard ou Polonceau.
La Libération a vu, un court moment, s’inscrire la lutte des classes dans la toponymie : le dimanche 21 novembre 1944, une cérémonie consacrait 18 rues de Paris à la mémoire de militants ouvriers. Dans le 11e, par exemple, c’était, le matin à 11 heures, un square à Maurice Gardette, métallo, conseiller municipal PCF de l’arrondissement, fusillé à Châteaubriant, et la rue dans laquelle il avait habité au n°53-55 à Léon Frot, menuisier, lui aussi conseiller municipal communiste du 11e, fusillé à Clairvaux. A 14 heures, 40 000 personnes assistaient à l’inauguration de la rue Jean-Pierre Timbaud.

Comme l’écrivait Walter Benjamin, il reste « plus difficile d’honorer la mémoire des anonymes que celle de qui a un nom », c’est pourquoi on continue à déchiffrer le palimpseste des boutons de sonnette, et que je suis (puérilement ?) content quand j’ai déniché une nouvelle adresse ou gribouillé quelques noms à un coin de rue.