TOUT, TOUT, TOUT SUR LE CHARLES MARCHE DE KARL MARX

 

Une barricade de février 1848 par Eugène Hagnauer, lithographe et peintre montmartrois né en Suisse le 20/9/1814. Refusé aux Salons de 1845 et 46, il y est enfin admis en 1848 quand l'entrée en devient libre.

« Un ouvrier, Marche, dicta le décret où le Gouvernement provisoire, à peine formé, s'engageait à assurer l'existence des travailleurs par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens, etc. » C’est presque la phrase inaugurale des Luttes de classes en France (1848-1850), de Karl Marx.

« Marche, après cette unique apparition, retourne d’où il vient, dans l’oubli », écrivait en 1933 Donald Cope Mc Kay[1], ce que ne dément pas, quatre-vingts ans plus tard, Mark Traugott qui ajoute : « on ignore presque tout de Marche – à commencer par son prénom. »[2]

 

Marche, le jeune ouvrier mécanicien qui, le 25 février 1848 vers midi et demi, le « visage noirci par la fumée de la poudre », force à la tête d’une délégation les portes de l’Hôtel de Ville et du gouvernement provisoire, Lamartine, mauvais physionomiste en plus du reste, lui donne « 20 ou 25 ans ». Il doit être d’allure très juvénile car en fait il en a 29 : Charles Michel Marche est né le 16 janvier 1819 à Nonancourt, dans l’Eure.

A lire Lamartine, le « Spartacus de cette armée de prolétaires intelligents » — il ne lui donne pas d’autre nom — réclame du gouvernement « le programme de l’impossible » : « le renversement de toute sociabilité connue, l’extermination de la propriété, des capitalistes, la spoliation, l’installation immédiate du prolétaire dans la communauté des biens, la proscription des banquiers, des riches, des fabricants, des bourgeois de toute condition supérieure aux salariés (…) enfin l’acceptation sans réplique et sans délai du drapeau rouge ».

Selon Garnier-Pagès, « Ouvrier, [Marche] parle pour les ouvriers ; il invoque leurs souffrances et leur vie précaire. Enfants, un travail prématuré les étiole ; hommes, un travail exagéré les épuise ; vieillards, un travail disputé les abandonne. Ils n'ont pas le pain quotidien. Le salaire ne suffit pas à leur existence. La concurrence les tue lentement. Ils meurent de privations au milieu des richesses qu'ils produisent. Que réclament-ils ? Du travail ! un travail limité, organisé. Le travail est le droit sacré du pauvre. Le Gouvernement refusera-t-il, repoussera-t-il des vœux aussi justes ? Non ! Il ne le peut ! il ne le peut ! »

 

Charles Michel Marche sait de quoi il parle : son père est mort à 52 ans, lui venait d’en avoir 13. La famille n’était sans doute pas des plus pauvres : le père, à son mariage puis aux déclarations de ses quatre enfants, est successivement enregistré comme tisserand à Évreux, contremaître à la Grande Filature de Brionne, contremaître de manufacture quelque part au faubourg parisien de Saint-Marcel, contremaître à la manufacture de M. Josse, à Nonancourt, enfin commis à la fabrique de bas de laine de Ville Lebrun, hameau de Sainte-Mesme (Seine & Oise) à son décès. Comment la mère, à priori sans profession, s’était-elle alors débrouillée ? Quelle instruction le petit dernier avait-il eue ? Aux registres d’état-civil, ses deux parents, son grand-père paternel, un oncle du même côté, huissier, signent avec facilité, tandis que ce 25 février 1848, on va entendre Charles Michel répondre à Louis Blanc qu’il ne sait pas écrire.

 

Lamartine, obsédé par le drapeau rouge, n’a vu que cette couleur aux mains de son Spartacus : « Il roulait dans sa main gauche un lambeau de ruban ou d’étoffe rouge ; il tenait de la main droite le canon d’une carabine dont il faisait à chaque mot résonner la crosse sur le parquet. » Le poète ignore totalement l’écrit dont Marche est pourtant porteur :

A Messieurs les Membres du Gouvernement provisoire,

Le soussigné Aug. B. de Lancy, rédacteur de la Démocratie pacifique, chargé par une députation d'ouvriers. Ils demandent :

1° L'organisation du travail, le droit au travail garanti ;

2° Le minimum assuré pour l'ouvrier et sa famille en cas de maladie ; le travailleur sauvé de la misère, lorsqu'il est incapable de travailler, et, pour ce, les moyens qui seront choisis par la nation souveraine.

Ce 25 février, deuxième jour de la République.

Signé : Aug. B. de Lancy, Moreau, Blanchet, Marche jeune.“

 

Si Charles Michel signe « Marche jeune » c’est qu’il a un frère de dix ans son aîné, et aussi deux sœurs encore plus âgées : il est le benjamin d’une fratrie de quatre.

Concernant le rédacteur de la pétition, Jean-Marcel Jeanneney faisait observer, dès 1933, qu’on ne trouve pas Aug. B. de Lancy dans les récapitulations d’auteurs donnés chaque semestre par La Démocratie pacifique, et qu’il n’est question de la pétition dans aucun numéro du journal. En revanche, le numéro du dimanche 27 février de la Démocratie pacifique porte pour la première fois en frontispice : « La République de 1792 a détruit l’ordre ancien. / La République de 1848 doit constituer l’ordre nouveau. / La réforme sociale est le but, la République est le moyen. / Tous les socialistes sont républicains. / Tous les républicains sont socialistes. » Ce qui pourrait constituer l’indice d’une origine fouriériste de la pétition et placer Marche dans cette mouvance.

 

Ce n’est qu’après avoir obtenu la transcription de sa pétition en un décret rédigé par Louis Blanc, accompagnée d’un appendice sur « le million » rajouté par Ledru-Rollin, ou par Arago, selon que l’on se fie aux souvenirs de Louis Blanc ou de Garnier-Pagès ­—  “Le gouvernement provisoire de la République française s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail ; il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens ; il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail ; le gouvernement provisoire rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir de la liste civile.“ — que le jeune ouvrier aurait prononcé cette phrase qui sera mille fois répétée : « Nous mettons trois mois de misère au service de la République. »

 

Des quatre ou cinq protagonistes ou témoins qui ont laissé des mémoires, seul Louis Blanc l’a entendue, cette phrase, et c’est rétrospectivement, bien sûr, qu’il nous l’a restituée. Si Marche l’avait prononcée, il aurait eu bien du mérite : il n’est pas un jeune célibataire n’engageant que lui, il est marié de trois ans plus tôt et il a déjà deux enfants : son fils n’a qu’un peu plus de 2 ans, sa dernière-née a 2 mois.

En réalité, la première occurrence publique et contemporaine de l’expression n’apparaît pas, en réalité, dans la bouche de Marche mais dans une brève du Peuple constituant (le quotidien de Lamennais), du 10 mars 1848 : « On parlait avec animation dans un groupe d’ouvriers, avant-hier, [soit le 8 mars] des discussions sur l’organisation du travail dont M. Louis Blanc porte le poids au Luxembourg. Quelques-uns disaient : “Il faut que ça en finisse, les maîtres ont eu leur tour, à nous à présent !“ D’autres répétaient : “C’est cela, il faut que nous vivions bien ! — Pas si vite, les autres, répliqua un homme déguenillé ; et, arrêtant un élève de l’École polytechnique qui passait : Tu peux dire au gouvernement provisoire que nous avons encore trois mois de misère au service de la République, pourvu qu’on s’occupe de nous ! ».

L’expression fait florès, à tel point que dans une fête républicaine du 11 avril, à Basse-Terre, Guadeloupe, banquet d’union de soixante-et-onze couverts que rapporte la Démocratie pacifique du 8 mai, le dixième toast, de M. de Bausire, président de la cour d’appel, — pas vraiment un rouge, il conservera son poste sous le Second empire — est porté « Aux Ouvriers ! à cette classe laborieuse et si abnégatrice (sic) de notre société actuelle, dont la vie jusqu’ici n’a été environnée que de privations et de souffrances. À ces hommes qui, au jour du triomphe, n’ont trouvé à faire entendre que des paroles d’ordre, de travail et de confraternité. Puisse le gouvernement, réalisant bientôt ses promesses, acquitter une dette ancienne, trop longtemps oubliée et accrue de toute la grandeur de ce nouveau sacrifice si noblement exprimé. Nous saurons attendre ; nous avons encore trois mois de misère au service de la République ! »

 

On retrouve Marche mécanicien-tourneur à l’atelier central du chemin de fer du Nord, à la Chapelle, juste de l’autre côté de l’enceinte des fermiers-généraux. Ce dimanche 16 avril, les ouvriers sont appelés au Champ-de-Mars pour choisir parmi eux quatorze officiers de la Garde nationale dans une élection complémentaire, après que celle du 5 avril les a vus évincés de tout poste d’état-major. Accompagné d’un porte-drapeau, Marche arrive chez Cavé, dont les ateliers sont un peu plus bas que le sien, dans les derniers numéros de la rue du Faubourg-Saint-Denis, et entraîne avec lui une soixantaine d’ouvriers. Il est armé, ce qu’à priori un simple rassemblement électoral ne justifierait pas. Les témoins ne donneront pas d’autre détail à la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, diront l’avoir perdu de vue sur les Champs-Élysées. Le rassemblement du Champ de Mars gagna ensuite l’Hôtel-de-Ville pour protester de ce que l’organisation du travail se faisait attendre, et demander le report des élections à l’Assemblée Constituante. Ledru-Rollin le fit recevoir par les baïonnettes croisées des bataillons bourgeois de la Garde nationale.

Marche ne figure pas sur la liste des candidats aux élections à l’Assemblée nationale constituante du 23 avril soutenue par le Populaire de Cabet, liste qui pour le département de la Seine compte une moitié d’ouvriers (17 sur 34), délégués des corporations et candidats du Luxembourg, parmi lesquels Adam, cambreur, Drevet, mécanicien, Gautier (ou Gauthier) dessinateur et rédacteur du Père Duchêne, Mallarmé (ou Malarmet), monteur en bronze, Savary, cordonnier, etc. Pas un de ces « ouvriers du Luxembourg » ne sera élu.

 

Aux 30 avril et 2 mai, Marche est à l’école mutuelle du 17 rue des Vinaigriers pour la fondation de la « Société générale politique et philanthropique des mécaniciens et serruriers et de toutes leurs subdivisions », qui élit à sa tête Drevet et Colin. Le témoin Cavé, devant la même commission de l’Assemblée nationale, dira que sous cette apparence de société de secours mutuels, il devinait une société secrète.

 

La présence de Marche à l’envahissement de l’Assemblée constituante, le 15 mai, est attestée par le journal non publié d’Hippolyte Carnot, alors ministre de l’Instruction publique : « Un ouvrier vint se placer devant mon banc. C'était précisément celui qui, le lendemain ou le surlendemain de la révolution, entra dans le cabinet du Gouvernement provisoire pour porter la parole au nom de ses camarades. Je l'ai reconnu et j'ai essayé d'entamer la conversation avec lui en rappelant cette circonstance. Il est resté froid, impassible et laconique, comme à l'Hôtel de Ville. »

Le lendemain, Marche participe au déclenchement de la grève aux chemins de fer du Nord, où il travaille, pour obtenir l’augmentation d’1 franc par jour qu’ont décrochée la veille les ouvriers, (charpentiers exceptés), du chemin de fer d’Orléans et du Centre. La gare d’Ivry avait entamé la lutte dès le début mars et, la ligne étant essentielle à l’approvisionnement de Paris, la société avait été rapidement mise sous séquestre, prélude semblait-il à une nationalisation des chemins de fer qui n’est pas venue. Au moins ont-ils eu les 1 franc par jour.

On a des échos du conflit de la Chapelle par le Messager du 22 mai, publication de l’agence de presse “la Correspondance de Paris“, de Pauchet, Paya et Pellagot, et de ce fait très repris par les journaux de Paris — le Représentant du Peuple du 24 mai, par exemple — comme de province : « Parmi les individus arrêtés dans la journée d'avant-hier se trouve le citoyen Marche, cet intrépide et audacieux ouvrier qui, dans la journée du 25 février dernier, est parvenu, par son énergique langage, à arracher, séance tenante, le fameux décret relatif à l'organisation du travail, et qui, employé au chemin de fer du Nord, a organisé la grève qui dure encore maintenant. »

Ce à quoi Marche répond dans la Réforme et dans la Vraie République du 26 mai — (par une lettre dictée ? on ne dispose pas des originaux de l’état-civil de Paris, détruits en 1871, on ne sait donc même pas s’il savait signer) — : « Citoyen rédacteur, J’ai lu dans plusieurs journaux “que cet audacieux et intrépide ouvrier qui, par son langage énergique, était parvenu à arracher le décret relatif à l’organisation du travail, le citoyen Marche, était arrêté.“ Quel motif pourrait donc avoir le gouvernement de la République de me faire incarcérer ? Ouvrier obscur, je me suis lancé avec autant d’ardeur que de loyauté dans la voie que suivent les hommes qui ont, depuis le 24 février, proclamé et gouverné la République. J’ai, au nom de tous les travailleurs mes frères, exposé à l’hôtel de ville les besoins et la nécessité d’organisation dans le travail, et le 25 février j’ai obtenu du gouvernement provisoire le décret relatif à cette organisation. Ce décret, rendu après mûre délibération, est fort loin d’être un décret arraché, les besoins de l’époque le disent assez hautement. Ce que j’ai réclamé dès le principe, j’en ai demandé plus tard l’exécution, et je saisirai toutes les occasions favorables pour le réclamer, parce que je suis logique, parce que je suis l’interprète du désir des travailleurs, parce que loin d’être un homme politique, je ne suis qu’un ouvrier désireux de voir réaliser enfin les améliorations si solennellement promises.

Quant à l’organisation de la grève du chemin de fer du Nord, les ouvriers ont assez de discernement et de probité pour agir d’après leur conscience et non d’après de sottes instigations. Je n’ai fait que proclamer, au nom de tous mes camarades, l’acte de justice qui avait été accordé la veille, pour ainsi dire, aux ouvriers du chemin de fer d’Orléans.

Que mes amis se rassurent, je suis libre encore.

Marche jeune, ouvrier mécanicien, rue du Faubourg-Saint-Denis, 62. »

 

Cette adresse était déjà la sienne le 30 décembre 1847, à la naissance de sa fille, Félicité Louise. Quand il avait épousé Virginie Louise Vincent, fleuriste, le 1er février 1845, il habitait beaucoup plus au centre, 31 rue du Grenier Saint-Lazare ; c’était devenu le domicile du couple et leur premier enfant, Charles Victor Eugène Antoine, y était né le 24 novembre 1845.

 

Les élections du 23 avril, sans obligation de résidence pour les candidats, laissaient la possibilité d’être élu dans plusieurs circonscriptions. Après que les représentants pluri élus eurent fait leur choix, les nécessaires élections complémentaires ont été fixées aux 4 et 5 juin, avec 11 sièges à pourvoir à Paris. Le Représentant du Peuple de Proudhon et la plupart des journaux démocrates publient alors la même liste de 11 candidats, censément adoptée par les clubs réunis, les corporations d’ouvriers, les ateliers nationaux, la garde mobile et la garde républicaine ; elle ne compte plus que trois ouvriers : Louis Adam, cambreur, Jules Malarmet, monteur en bronze, et André Savary, ex-ouvrier cordonnier. La candidature de Marche est patronnée en revanche par le Père Duchêne : outre deux de ses rédacteurs, Gauthier et Jean-Claude Colfavru, sa liste propose Caussidière, Blanqui, Raspail, Cabet, Proudhon, Pierre Leroux, Kersausie, Huber, ouvrier corroyeur, Marche, ouvrier.

 

« La classe bourgeoise ayant le privilège de l’instruction, de la fortune, de la lecture devait apporter dans les opérations du scrutin une tactique et un savoir-faire dont la classe ouvrière ne se doute pas. (…) le suffrage universel consacre plus que jamais la tyrannie du petit nombre, la tyrannie du fort sur le faible, du riche sur le pauvre, du maître sur l’ouvrier », écrit Alphonse Esquiros dans l’Accusateur public qui devient à partir du 11 juin l’organe du Club du Peuple, d’inspiration blanquiste, qui va se réunir dans la salle des Spectacles-Concerts du boulevard Bonne-Nouvelle. Les très réactionnaires Alphonse Lucas et Charles Liadières donnent Marche comme l’un des membres fondateurs de ce club que président Esquiros et Paul de Flotte ; ils sont, nous semble-t-il, les deux seuls à en attester.

 

Si Marche a été sur les barricades de Juin, on l’imagine sur celle, “formidable“, qui s’élève dans son fief devant les ateliers de Cavé, à 200 pas de la barrière de la Chapelle, et ses arrières protégés par le mur d’octroi de 6 m de haut et 50 cm d’épaisseur. Elle est si puissante que c’est au canon que le 7e de ligne l’affronte, dès le samedi 24. Une autre pièce sera mise en œuvre rue de Rochechouart, tandis que le dimanche, les troupes, la mobile, les gardes nationaux d’Amiens et de Rouen, arrivant par la banlieue, la prendront à revers en réussissant une brèche à la barrière Poissonnière, et en escaladant le mur de celle de Rochechouart. La bataille se poursuivra encore une partie de la journée de lundi.

La brochure anonyme de 32 pages intitulée Sanglante insurrection des 23, 24, 25, 26 juin 1848 ou narration exacte et authentique de tous les évènements qui viennent de s’accomplir, etc., qui n’est certes pas du côté des insurgés mais qui, à cet endroit, se veut équitable, écrit que « les insurgés ont désarmé beaucoup de mobiles, de gardes nationaux et de soldats du 23e léger qu’ils ont renvoyés sains et saufs, tandis que quelques-uns des vainqueurs fusillaient au fur et à mesure beaucoup d’insurgés pris dans les maisons situées à gauche du faubourg Saint-Denis, entre la barricade Cavé et la barrière. »

 

Dans l’article cité en commençant, Mark Traugott écrivait encore, à propos de Marche : « à supposer qu’il ait survécu aux affrontements… »

 

On savait pourtant qu’il avait survécu. François Cavé, qui déposait le 1er juillet 1848 devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale[3], y déclarait : « C’est un nommé Marche, ami intime de M. Caussidière, qui a tout mis en train. Il n’a pas été arrêté. Depuis les évènements, il se promène vêtu avec recherche. Cependant, il y a quelque temps, les ouvriers, les sachant, lui, sa femme et ses enfants fort malheureux, avaient fait une souscription à leur profit ; mais ce n’est pas cette souscription qui peut le mettre en état de vivre comme il le fait, car il ne travaille plus ».

Le couplet sur cette soudaine opulence est bien sûr la part que prend Cavé à la calomnie que l’on retrouve partout dans la presse bourgeoise sur des insurgés tous stipendiés par l’or monarchiste : à preuve ces liasses retrouvées dans les poches des cadavres, ces femmes arrêtées tandis qu’elles distribuaient de l’argent aux barricadiers, etc. Mais on peut accorder foi au reste : Marche n’a été ni tué ni blessé sur les barricades, et pas non plus arrêté.

 

Des années suivantes, on ne connaît que le décès de sa mère, sans profession, le 10 mars 1849 au 31 rue Ste-Apolline (au bas de la porte St-Denis) ; la naissance d’un second fils, Philippe Eugène, le 28 octobre 1849 à l’adresse ancienne de la rue du Faubourg-Saint-Denis, puis d’une seconde fille, Gracie — un prénom anglais, indice de ce qui se prépare ? — Pauline, le 27 avril 1852 au 2 passage du Désir, un peu plus haut dans le faubourg. Charles Michel se déclare toujours mécanicien. Les deux enfants sont baptisés à l’église Saint-Laurent.

 

On retrouve trace des Marche sur la liste des immigrants qui débarquent à New York, le 14 juin 1853, de l’Ocean Queen, un grand voilier à trois mâts de la compagnie américaine Griswold, Morgan & Co. Ils viennent de vivre environ un mois, durée moyenne du trajet, sur ce bateau presque neuf mais dans les conditions de l’entrepont, avec leurs quatre enfants âgés de 1, 3, 5 et 8 ans. Trois cents Allemands, cent-cinquante Anglais, une cinquantaine de Français et dix-sept Hongrois les partagent avec eux, soit un total de cinq cent dix-sept passagers, dont vingt-huit enfants. Trois enfants et un adulte sont morts pendant la traversée.

 

La tête de liste, avec les Américains qui rentrent chez eux et voyagent en cabine. Les Marche sont quelques pages plus loin avec tous ceux de l'entrepont.

Trois ans plus tard, le 10 juin 1857, Charles Michel Marche acquiert du domaine public américain des terres de colonisation : 120 acres, soit environ 48,5 hectares, au beau milieu du Missouri, dans le comté d’Osage, canton de Crawford, à une trentaine de kilomètres de Jefferson City et cent-cinquante kilomètres de Saint-Louis. Le Missouri est encore un État frontière de l’ouest, un État dont ne sont natifs que 40 % de ses résidents et où les 13 % d’étrangers sont majoritairement des Allemands, pour un gros quart des Irlandais, les Français n’y comptant que pour 3 % avec 5 283 personnes au recensement de 1860.

Le prix d’achat de cette terre, nous ne le connaissons pas — l’état du Missouri ne les archive pas — mais il peut aller de 1,25 $ l’acre (4 046,86 m2) pour les nouvelles mises en vente, à 12,5 cents l’acre pour les parcelles qui sont sur le marché sans avoir trouvé preneur depuis trente ans, soit entre 15 et 150 dollars pour ces 120 acres. Et nous savons que Marche les paye cash, l’achat à tempérament ayant été supprimé au 1er juillet 1820.

 
L'acte de propriété de Marche, sous James Buchanan, 15ème président des Etats-Unis

La révolution dont Marche a été l’un des protagonistes a aboli l’esclavage, or le Missouri a été, en 1821, le seul État accepté dans l’Union malgré cette pratique, qui frappe ici 10 % de la population. Un recensement spécifique liste, en 1860, les propriétaires d’esclaves dans le canton de Crawford : ils y sont vingt-deux, possesseurs de quatre-vingts esclaves au total ; Charles Marche n’en fait pas partie. Le recensement agricole de cette même année indique qu’il exploite dix acres sur sa ferme, et en laisse soixante-dix en jachère — il a donc déjà revendu quarante acres des cent-vingt achetés trois ans plus tôt  — qu’il possède un âne ou une mule, une vache laitière, six bœufs de trait et un bovin à viande ; qu’il élève quinze porcs et qu’il a récolté dans la saison qui s’achève au 1er juin, dix-huit boisseaux (soit 460 kg) de blé et deux-cent-cinquante boisseaux (soit 6,35 tonnes) de maïs. L’administration chiffre la valeur de sa ferme à 500 $, plus 50 $ pour le matériel et 230 $ pour le bétail.  

S’il est officiellement neutre durant la guerre de Sécession, le Missouri fournit en réalité des soldats aux deux camps : majoritairement à l’Union mais pour plus du tiers tout de même aux confédérés. Et les immigrés de l’État sont aussi divisés : plus de trente mille Allemands s’engagent dans les régiments unionistes tandis que la forte minorité irlandaise de Saint-Louis soutient massivement les confédérés. De 1861 à 1865, la guerre, au Missouri, ne connaîtra aucune pause : mille deux cents batailles et engagements y auront lieu, vingt-sept mille personnes, plus de 2 % de la population y trouveront la mort.

     


Le 14 juin 1861, Charles Marche s’engagea, à Linn, dans la compagnie D (capitaine Josias McKnight, 77 hommes) du bataillon de gardes territoriaux unionistes qui se formait dans le comté d’Osage. Ce bataillon aurait pour mission de surveiller la ligne de chemin de fer du Pacifique et le télégraphe, de patrouiller le long du Mississippi, de détruire les embarcations des rebelles et d’empêcher ces derniers de traverser pour rejoindre le général confédéré Sterling Price ; enfin, de monter la garde à Jefferson City pendant la session de la Convention.

Du petit groupe de Français qui ont acheté comme lui leur terre dans le comté d’Osage le 10 juin 1857, et sont désormais ses voisins, Charles Marche a été le premier à s’engager : Antoine Combe* le rejoignit à la compagnie D le 21 juin, Pascal Decroix* le 29 juin. Ils sont tous démobilisés le 5 octobre 1861.

      

A peine un mois plus tard, le 1er novembre, Charles Marche se rendait à Pacific, comté de Saint-Louis, pour s’engager comme deuxième classe et pour trois ans dans le 26e régiment d’infanterie de volontaires, et plus précisément dans sa compagnie F, montée par un ancien dentiste, Benjamin Devor Dean, qui s’en fait du coup le capitaine. Sur 972 hommes du régiment, ils ne sont que 25 Français ; les Irlandais sont 66, les Prussiens 35 et les Allemands d’autres provenance 122. Marche s’est enrôlé comme « charretier auxiliaire ».
Alors qu’il va avoir 43 ans, — dans un régiment d’une moyenne d’âge de 26 — l’armée américaine, plus précise que Lamartine ou Louis Blanc, nous décrit Marche ainsi : 1,72 m, teint clair, yeux noisette, cheveux châtains ; mécanicien dans le civil.

Le 26ème régiment reste engagé d’abord dans le Missouri, avant de longer le Mississippi vers le sud, l’année 1862, et d’y multiplier les combats, à Iuka, où son capitaine est blessé à trois reprises, ou à Corinth, pour ne citer que ceux-là, avant d’atteindre Memphis, Tennessee le 17 janvier 1863. Là, détaché de sa compagnie et affecté comme cuistot à l’hôpital de la 3ème brigade, 7ème division, 17ème corps d’armée, il demande une permission d’une journée le 1er mars et on ne le revoit plus. Il n’est arrêté à Saint Louis, comme déserteur, que le 22 janvier 1864, ramené en février au 26ème régiment, alors occupé à la garde de la voie ferrée de Géorgie et d’Atlanta. Il passe en cour martiale à Huntsville, Alabama, le 30 mars. Il y plaide non coupable : « J’attendais une permission à l’hôpital, ma compagnie a fait mouvement pendant ce temps-là, je n’ai pas réussi à la rejoindre. (…) J’ai été blessé en 1839 dans l’armée française et, à cause de cette blessure, exempté ensuite de la conscription. C’est du fait de cette blessure que je ne me suis engagé que comme charretier. » La cour martiale le déclare coupable et le condamne à trois mois de travaux forcés dans une prison militaire, en l’occurrence celle de Nashville, Tennessee.

Egalement présent 2e classe Charles Marche, Cie "F", 26ème Missouri Volontaires Infanterie, l'accusé











 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Marche en est sorti quand le 26ème régiment se joint à la « Marche vers la mer » du général Sherman qui, d’Atlanta, pousse soixante mille soldats sur 460 kilomètres avant d’assiéger Savannah du 10 au 20 décembre 1864. C’est là que Marche est démobilisé, à Millers Station exactement, le 19 décembre 1864. Son régiment a vu 12 % de ses hommes tués ou mortellement blessés au combat et, en y ajoutant les morts de maladie ou accidentelles, a eu 30 % de pertes.

      Le 25 août 1868, Marche obtenait la nationalité américaine à titre militaire, pourrait-on dire : le certificat mentionne son "enrôlement dans l'armée" et sa "démobilisation honorable" (à laquelle sa désertion n'a donc pas porté atteinte). Il a déposé une même demande de naturalisation pour son fils aîné, Charles Victor Eugène. Antoine Combe en fera autant le 9 décembre. C’était une continuation de leur combat politique, l’acte de de naturalisation stipulant que l’impétrant « refuse à jamais la moindre allégeance ou fidélité à quelque autre pouvoir, prince, état ou souverain que ce soit et, dans le cas présent, à l’empereur de France dont il est aujourd’hui le sujet. »

      Après la Guerre civile et plus de trois ans pour le père loin de ses champs, les Marche ont quitté, au recensement de 1870, le comté agricole d’Osage et sont retournés en ville, dans la plus grosse de l’État, Saint-Louis (311 000 habitants). Leur foyer s’est enrichi d’un nouvel enfant, Marie, née au second semestre de 1865 ou au premier de 1866 (elle a 4 ans au recensement, établi en juin 1870) ; le père est mécanicien, la mère et ses deux aînés font des fleurs artificielles — Louise était fleuriste à son mariage avec Marche, on se le rappelle —, le fils cadet est chapelier. D’agriculture ou de propriété terrienne, il n’est plus question.

 

Coquille sur l'âge de Charles père : 52 ans et non 32. Dans la 4ème col, le W est pour White (Blanc).

      Ce sont sans doute des renseignements périmés qu’obtient le Dr Lacambre quand, peut-être à la demande de Blanqui récemment libéré et qu’il héberge depuis le mois de juin 1879, il tente de rassembler des informations sur les vieux camarades dispersés. Le 19 août, lui parvient une lettre de Louis Meyer, qui fut pion en même temps que lui à la pension Chataing et comme lui membre de la Société des Saisons dès la fin des années 1830, quarante ans plus tôt ! Une lettre que Maurice Dommanget résume ainsi : « Pour échapper à la répression, il [Marche] émigra en Amérique. Là-bas, non perdu de vue par les blanquistes, il était encore en 1879 à la tête d’un établissement agricole. »

En réalité, au recensement de 1880, Charles Michel Marche, mécanicien, habite toujours la 13ème rue à Saint-Louis. Sa femme est décédée durant la décennie écoulée et il vit maintenant avec une veuve Irlandaise de 52 ans. Seule la petite Marie, 14 ans, écolière, vit encore au foyer.

    En octobre 1889, Charles Marsh, comme on trouve depuis longtemps son nom orthographié, quitte Saint Louis pour le Foyer national des combattants volontaires invalides de Leavenworth, sur la rive gauche du fleuve Missouri qui fait ici frontière avec le Kansas. Il y meurt de vieillesse le 23 mars 1893. Il est enterré au cimetière militaire de la ville. 
La tombe de Charles Michel Marche, 1819 Nonancourt - 1893 Leavenworth. (GBern.O, Find a Grave)




[1] The National Workshops : A Study in the French Revolution of 1848, Cambridge, Harvard University Press, 1933.

[2] Dans « Les limites du protagonisme : une anthropologie politique de 1848 », traduit de l’anglais par Hélène Boisson, dans Politix 2015/4 (n° 112).

[3] Rapport de la Commission d’Enquête sur l’insurrection du 23 juin et les évènements du 15 mai, déposition de Cavé, vol. I, pp. 258-59.

[4] Maurice Dommanget, La Révolution de 1848 et le drapeau rouge (éd. Spartacus, mars 1948)