La Parisienne marche vite, à grandes
enjambées. La Parisienne a de l’allure, à tous les sens du terme.
La Parisienne, on la suit, attiré par son
charme ; on la suit parce qu’on n’arrive pas à la rattraper.
La
Parisienne, c’est toute une histoire et c’est à Longchamp que tout commence.
Cette promenade, elle la parcourt depuis le début du règne de Louis XV. Elle
y a roulé son carrosse à destination d’une abbaye où les clarisses, à
l’occasion de la semaine sainte, donnaient des concerts très en vue, aidées de
tout ce que l’Opéra comptait de choristes. « C’était un défilé
mondain : toute une procession de voitures quittait Paris par les Champs-Élysées,
raconte Georges Pillement. En 1768, Melle Guimard s’exhiba dans un char décoré
de ses armes parlantes : un gui de chêne s’élevant d’un marc d’or. En
1774, Melle Duthé fit sensation dans un char doré tiré par six chevaux. En
1780, la duchesse de Valentinois se fit admirer dans un carrosse de porcelaine
tiré par quatre chevaux gris pommelé aux harnais de soie rouge, tandis que
Melle de Beaupré, simple figurante à l’Opéra, avait elle aussi un carrosse de
porcelaine attelé de quatre chevaux isabelle harnachés de velours bleu foncé
rehaussé d’une broderie d’or. »
Le Train bleu, choré de Bronislava Nijinska, Garnier 1992. Daniel Cande. Gallica |
Joseph Gabriel Maria Rossetti, La fabrique des frères Wetter à Orange (détail), 1764 |
D’autres parisiennes ont roulé carrosse
sous le règne de Louis XVI, galantes aussi, comme Théroigne de Méricourt,
actrices aussi, comme Rose Lacombe, mais surtout bouquetières comme Françoise
Rolin, dentellières comme Marie-Rose Barré, ornemanistes comme Louison Chabry,
portière comme Jeanne Martin, fruitières comme Renée Audu. Parties à pied pour
Versailles, le 5 octobre 1789, ces Cendrillons en sont revenues quelques-unes
dans des voitures mises à leur disposition par le palais, après avoir arraché
au roi l’ordre de faire venir des blés et de lever tout obstacle à
l'approvisionnement de Paris, et quelques autres, le lendemain, à califourchon
sur des canons, ramenant avec elles « le boulanger, la boulangère et le
petit mitron ! » Lesquelles sont les plus parisiennes ? Les vraies
Parisiennes ?
Dès avant la Révolution, la “grisette“,
baptisée d’après l’étoffe du même nom, ouvrière des maisons de couture,
coquette, de mœurs faciles, mais non vénale – c’est Mercier qui donne ces
précisions dans son Tableau de Paris
-, était plus indépendante, plus libre que la fille du bourgeois.
Après que des décrets auront, le 4
prairial (23 mai 1795), dissout les clubs comme ceux des Citoyennes
républicaines révolutionnaires, interdit aux femmes d’assister aux assemblées
politiques, leur enjoignant de rester chez elles, ordonnant l’arrestation de
celles qui seraient « attroupées au-dessus du nombre de cinq », on verra
les “merveilleuses“ reprendre le chemin de Longchamp, en costumes grecs, en
déshabillés hardis, en robes transparentes. Puis viendra l’empire, on pourrait
dire celui de Mme Récamier, qui a bien du mal à se frayer un passage sur la
fameuse promenade, tant sa beauté aimante une foule qui ne manque pas pourtant
de brillant.
Dans le premier tiers du XIXe siècle,
marche le “trottin“, jeune ouvrière employée aux courses, aux rassortiments et,
plus spécialement, apprentie d’une modiste, chargée des courses en ville, nous
dit le dictionnaire.
En 1830, aux Trois Glorieuses, de la
fenêtre, d’une lucarne, elle jette sur la troupe bouteilles, tuiles, meubles,
morceaux de fonte, et les pavés montés pour ça jusqu’au logis quand la
barricade a été assez haute.
En 1848, le trône de Louis Philippe, porté à bras dans les Tuileries, passe
devant une fille publique qui se tient, debout sur un tas de vêtements, en
statue de la Liberté, une pique à la main, le bonnet rouge sur la tête, immobile,
les yeux grands ouverts. Marie d’Agoult nous apprend que c’est la Maillard,
qu’elle restera ainsi « pendant plusieurs heures », et qu’on
« défile devant elle avec toutes les marques d’un profond respect. »
Un empire encore et se crée à Longchamp
l’hippodrome, et le Grand Prix de Paris, en juin 1863. La Parisienne “Second
Empire“ rose, bleue, veuve, rêveuse, pensive, promeneuse, spectatrice, souple
et gracieuse, suspend sa course un instant sous le pinceau d’Alfred Stevens. Du
monde ou du demi-monde, elle se “pose“ chez Boldini, Sargent ou Ignacio Zuloaga.
Sous la Troisième République, c’est Corot, naturellement proche du monde
féminin pour être le fils d’une marchande de mode de la rue du Bac, qui arrête
la nouvelle Parisienne en bleu. Ses multiples visages, « essentiellement
de Paris », se reflètent dans les toiles de Jean-Louis Boussingault, le
« nouveau Guys ».
Baudelaire la voit Passante, bien sûr : « La rue assourdissante autour de
moi hurlait. / Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, / Une femme
passa, d’une main fastueuse / Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
/ Agile et noble, avec sa jambe de statue. »
Le pesage de Longchamp est aussi mondain
que l’était l’abbaye mais on s’y attend davantage : c’est « une
manifestation d’élégance, illuminée des derniers modèles des grands couturiers »,
comme le dit Paris Guide. La
Parisienne s’y presse spécialement pour le Grand Prix, point d’orgue de la
Grande Saison, après lequel c’est l’exode vers les villes d’eau et les plages,
par le Train bleu.
La “midinette“, nom familier donné aux jeunes
ouvrières de la couture et de la mode, qui se contentent le midi d’une dînette
(voire d’une demi-dinette), reste à Paris. Le nom désignera, entre les deux
guerres mondiales, toute jeune fille simple et frivole.
Quand la vitesse du cheval-vapeur enfièvre
les Ballets russes, c’est Coco Chanel qui, modiste débutante quinze ans plus
tôt, fait les costumes de ce Train bleu,
argument de Cocteau, musique de Darius Milhaud, programme illustré par Picasso.
Tous les arts, mineurs et majeurs, s’y répondent, comme à l’Exposition des Arts
décoratifs et industriels de 1925, où le pavillon de l’Élégance a pour
vice-présidente Jeanne Lanvin.
Grisette, trottin, midinette, sous trois
noms différents, c’est la même démarche. Églé Salvy les condense en une
phrase : « Cousant, brodant, ourlant à longueur de journée pour une
somme aussi menue que sa taille, la grisette trottait sur le pavé parisien, un
carton à chapeau sur la hanche ». C’est la démarche de Jeanne Lanvin,
trottin de treize ans pour vingt-cinq francs par mois, puis modeste modiste à
son compte sous les combles du faubourg Saint-Honoré, avant l’hôtel particulier
qu’elle se fait bâtir rue Barbet-de-Jouy, où elle tapisse sa chambre de Renoir,
de Bonnard, de Vuillard et d’autres peintres dont les noms n’assonent pas, mais
à condition que leurs tableaux représentent – souvenir, souvenir – des ateliers
de modiste. Son grand salon, musée de 400 œuvres, toutes de sujet féminin,
servira de décor, chaque année au défilé de ses mannequins.
Les marches du succès à gravir, elle
trotte, la Parisienne, des lieux de la fabrication, qui n’ont guère changé
depuis l’énumération que les guides en donnaient dans les années vingt :
la rue du Sentier et les rues voisines, ainsi que les rues Vivienne et de
Richelieu pour les tissus ; la rue Montmartre et les rues adjacentes pour
la confection en gros pour dames et la rue Saint-Martin pour la confection pour
hommes ; la rue du 4-Septembre et la rue Réaumur pour les soieries et les
fournisseurs pour modistes ; la rue Saint-Denis pour la passementerie et
la mercerie ; le quartier du Temple pour la maroquinerie et les articles
de Paris – elle trotte jusqu’au quadrilatère du commerce de luxe : rue
Saint-Honoré, rue de Castiglione, place Vendôme, rue de la Paix, rue Royale,
faubourg Saint-Honoré. Elle passe facilement de l’un à l’autre, la mode est
démocratique.
Sauf que, pas de course, pas de charge,
ce dimanche 28 juin 1936, la Parisienne, faute d’autres bulletins, d’autres
droits, vote avec ses pieds, à Longchamp, bien sûr. « Nous entrâmes tranquillement
au pesage, raconte Louise Weiss, nos affiches roulées dans nos sacs et nos
pliants au bras, comme tant d’élégantes. Sous le regard débonnaire des agents,
nous nous approchâmes des grilles qui bordaient la piste, à gauche des
tribunes, non loin de la ligne de départ. Les derniers cracks s’alignaient de
leur pas dansant. Les tribunes étaient combles, les lorgnettes braquées, les
paris conclus. La foule haletait. C’est le moment précis que nous choisîmes
pour enjamber les grilles à l’aide de nos pliants, sauter sur la piste et la
remonter lentement vers les chevaux en brandissant nos affiches. »
Puis pas de fuite des suffragettes :
« Je vis le moment, poursuit Louise Weiss, où, saoule d’espoirs déçus, la
multitude enragée des parieurs éventrerait les grilles, ferait irruption sur la
piste et nous lyncherait. » Échappée belle.
Quand elle a vingt-cinq ans et toujours
pas d’époux, elle processionne encore ironiquement, de nos jours, le 25
novembre, entre l’église Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle et la statue de
Sainte-Catherine, à l’angle des rues de Cléry et des Petits-Carreaux, avant le
concours de chapeaux du palais Brongniart, qui réunit toutes les écoles de la
mode. Au passage, elle marche sur les câbles à haut débit de la “toile“, partis
de la rue des Jeûneurs et qui ont fait du Sentier la serre des jeunes pousses.
Rentrant de la Bibliothèque nationale de
la rue de Richelieu, le cuistre la voit passer en coup de vent, dans cette
ravissante boulangerie vert et crème de la place des Petits-Pères, Parisienne
en robe noire constellée d’aiguilles et de faufilages blancs, échappée le temps
d’un pain au chocolat à l’atelier et à l’essayage.
Au bout, le défilé de mode. La Parisienne
arpente le podium plus vite que jamais, air hautain, menton levé, longues jambes
sur talons hauts, grands mouvement de ciseaux qui rappellent ceux qui, plus
tôt, coupaient et taillaient.
Elle défile, allure de gigolettes et
d’apaches sur fond de “fortifs“, chez Jean-Paul Gaultier, par exemple, à l’été
1988, et sous un titre-programme : « La concierge est dans
l’escalier », échos du boulevard, de Pauline Carton et de Sacha Guitry. La
mode la plus mode joue de la mode rétro. Elle défile, elle s’appelle Farida,
découverte par Azzedine Alaïa, sous l’œil, en coulisses, d’une photo de sa
grande amie Arletty, accent faubourien et “gueule d’atmosphère“.
Hors d’haleine, rassemblons ce que nous
avons aperçu d’elle : la Parisienne marche sur ses deux jambes, celle du
grand monde et celle du petit peuple, et, à chacun de ses pas, elle soulève de
l’histoire, du mythe, des atmosphères.
« Un p’tit mannequin / En confection
/ C’est pas l’bais’main / Mais c’est si bon » Léo Ferré, Paris canaille.
Mais à la suivre, on ne la voit jamais,
au mieux, que de trois quarts arrière, la Parisienne. Il faut faire halte. Il
faut prendre du champ, il faut le recul de l’étranger, l’impartialité du
savant. Un Anglais, par exemple. Il n’y a personne comme les Anglais pour voir
des Parisiennes partout. Quand le peintre “James“
Tissot, qui ne se prénommait encore que “Joseph-Jacques“, choisit pour dix
ans l’Angleterre, il eut beau faire, les femmes de ses portraits apparurent au
magazine Spectator comme « indéniablement parisiennes ». Ce
n’était pas un compliment ; cela voulait dire, à lire un autre périodique,
le Graphic,
que son style était « plein de sous-entendus à peine décents ». Il
est sûr que sa Jeune femme en veste rouge, par exemple, est un portrait
d’intérieur d’une dame portant chapeau. Qui s’apprête à sortir, donc. Autant
dire une “coureuse“.
Une trentaine d’années plus tard, en
1900, Arthur John Evans, fils de sir
John, un archéologue, pas un gazetier, brosse à la main et monocle à l’œil,
exhume le palais crétois de Cnossos. Quand une silhouette féminine, un profil à
la Bretécher apparaît à ses yeux, il
s’exclame – fut-ce en français dans le texte ? – « Ça, c’est une Parisienne ! »
Ces années étaient folles et les savants
inconséquents ; de Paris, on était à mille sept cent kilomètres à vol
d’oiseau et à quelque deux mille ans : sa Crétoise est du XVe siècle avant
notre ère et Paris, sous ce nom-là, du Ve siècle après. Anachronisme ? Le
pire est encore à venir : la jeune fille de Cnossos est manifestement
dépourvue d’oreille, n'en a que l'emplacement. La baptiser “Parisienne“, n’est-ce pas alors un outrage
plutôt qu’un hommage ? Manière de sous-entendre que la Parisienne est non
seulement sourde à la musique, comme tous les Français, mais complètement
bouchée ? Une ravissante idiote ?
L’explication du manque auriculaire du
profil de Cnossos se trouve chez Elie
Faure. Le conformisme anatomique, l’artiste crétois s’en soucie autant
qu’un peintre cubiste : « L’artiste s’attache au visage :
celui-ci est souvent vivant et expressif, assez particularisé pour qu’il faille
y voir un portrait. Hors de là, il ne s’intéresse pas aux détails et les traite
rapidement… Ce qui compte, c’est le mouvement saisi dans son instantanéité et
dans son frémissement… »
Et c’est sans doute dans ces caractères
de l’art crétois qu’Evans a justement vu la Parisienne ; en baptisant
ainsi ce portrait, il nous révèle que la Parisienne n’est pas une beauté
parfaite mais un mouvement, pas une plastique mais une expression, pas un
corps, une allure. La Parisienne est frémissante. Son charme, ce sont des
traits animés par l’esprit. Disons, pour faire formule, qu’elle est silhouettée
d’un trait d’esprit.
En d’autres mots, un corps façonné par
l’esprit, c’est très exactement une gueule d’atmosphère, et la parisiennissime Arletty avait bien tort de se défendre,
devant l’Hôtel du Nord, d’en avoir une.
Le professeur Louis Chevalier, créateur de la chaire de “parisianologie“ au
Collège de France et à Sciences Po, qui avait sous les yeux, en mille exemples
historiques, ce qu’Evans ne voyait qu’en une peinture, dira en d’autres mots la
même chose que celui-ci : pour la Parisienne, le corps compte moins que le
visage, et encore le visage est-ce surtout les yeux, miroirs de l’âme comme chacun sait. A
l’opposé des sobriquets d’équarisseur dont les États-Unis affublaient leurs
stars – “les jambes“ (Cyd Charisse), “le buste“, “les lèvres“ -, notre
Mistinguett, celle pourtant des “belles gambettes“, ne les mettait en avant
qu’avec ironie, et c’est sa gouaille plus que ses gambettes qui firent son
charme, ou ses gambettes gainées de gouaille.
Autre preuve de ce que le corps lui-même
importe peu, c’est que celui de la Parisienne, « atteint des pires
disgrâces, l’une d’entre elles et non des moindres étant l’âge, [il] attire
encore hommages et passions… » Aussi n’y a-t-il pas d’âge pour la
Parisienne, c’est un rôle que l’on peut tenir, à l’instar des lecteurs de
Tintin, de sept à soixante-dix-sept ans.
Sarah Bernardt en 1869. Gallica |
Melle Mars, l’actrice – on peut la voir,
sculptée par Duret, en incarnation de la Comédie dans le vestibule du
Théâtre-Français, face à Melle Rachel figurant la Tragédie – jouait encore à
soixante ans des héroïnes de vingt. Stendhal voyait toujours en elle
« l’une des plus jolies femmes de Paris », tandis qu’elle se jugeait
de façon plus nuancée : « Je devins presque jolie à l’âge où les
femmes ne le sont plus. » Sarah Bernhardt, née en 1844, était célèbre à la
fin du Second Empire ; on courait encore l’admirer à la veille de la
guerre de 14, et même, pour donner tout à fait raison à Louis Chevalier dans
son dédain du corps, après qu’elle eut une jambe de bois. Ce qui frappait
depuis toujours en elle, c’était d’abord des « yeux limpides d’un bleu
céleste qui devenaient subitement noirs à la moindre contrariété », ainsi
que sa voix, et ses narines frémissantes.
Ce corps qui n’est qu’un point de départ,
matière première que sculptera l’esprit, c’est d’abord le vêtement qui lui
donne son mouvement. Et en cette matière, la Parisienne est servie. Depuis au
moins quatre siècles, la mode se fait à Paris, la Parisienne en est le
mannequin, le modèle. Pour elle, le prêt-à-porter c’est du sur-mesure ; coupé
à sa taille, ajusté à ses formes. Elle est forcément à la mode puisque la mode
est faite sur elle.
Sarah Bernhardt en 1916. Gallica |
Et derrière, comme décor, il y a Paris,
ses écharpes de Seine et ses dentelles de pierre, le bas résille de la tour
Eiffel… Sur la scène parisienne, avec Montmartre côté jardin et Montparnasse
côté cour, le Louvre et les quais en toile de fond, la Bastille et le Sentier
tombant des praticables, l’esprit sort continûment par le trou du souffleur. La
Parisienne est son interprète. Pour être une Parisienne, il n’est pas
nécessaire de naître à Paris, il suffit d’y être.
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« Où est-ce que j’avais pris mes
délicatesses ? » se demande la Marianne de Marivaux, qui sent en elle une aspiration au raffinement.
« Venaient-elles du séjour que j’avais fait à Paris ? » C’est la
première hypothèse qui lui vient à l’esprit. Or le séjour qu’elle se remémore
se réduit à trois fois rien, comme elle le précise aussitôt elle-même :
« Je n’en avais vu que les rues, mais dans ces rues, il y avait des
personnes de toute espèce ; il y avait des carrosses, et dans ces carrosse
un monde… » Cela avait suffi. Virginie
Ledoyen, la Marianne mise en scène par Benoît
Jacquot, pour être née à Paris et y avoir toujours vécu, n’en est pas plus
parisienne.
La Parisienne a le marivaudage à la
bouche et l’aiguille à la main. Si la « vraie Parisienne, c’est cette
fille du peuple qui peut en remontrer aux plus grandes dames », comme le
dit Azzedine Alaïa en parlant d’Arletty – qui d’ailleurs fut mannequin – c’est
de les avoir habillées, ces grandes dames, dont elle fut la petite main. C’est
qu’entre la cour et la coupe, le monde et la mode, il y a eu cette osmose. La
Parisienne est, depuis toujours, fournisseur des grands. A preuve, elle
travaille encore dans les films d’Éric
Rohmer, le plus littéraire des cinéastes pourtant, mais aussi le plus
parisien en ce qu’il est celui de la main autant que du mot. Pour « peser
des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée », comme se
moquait Voltaire des dialogues de
Marivaux, il faut d’abord être adroit de ses mains. La Chloé (Zouzou) de l’Amour l’après-midi vend
des vêtements près de la gare Saint-Lazare ; la Marion (Arielle Dombasle) de Pauline
à la plage est dessinatrice de mode et, quand elle arrive à Deauville,
elle vient de terminer sa collection à Paris ; la Louise (Pascale Ogier) des Nuits de la pleine lune
crée des lampes dans un atelier de décoration entre Wagram et les Ternes.
Paris-sur-scène, l’enclos du Temple,
entre quatre murs-rues dont un angle touchait l’actuelle place de la
République, en est l’épure. Quatre mille personnes vivaient dans cette zone
franche, exemptée d’impôts par un ancien privilège dû à l’ordre des Templiers.
Y cohabitaient des aristocrates comme le prince de Conti, chez lequel Mozart
vint jouer à l’heure du thé pour la société la plus élégante de son temps, et
tous les artisans fabricants « d’articles de Paris », nés ici de ce
que les règlements régissant les corporations n’y avaient pas cours. Lisette –
l’un des prénoms de la grisette, c’est-à-dire de la Parisienne – est tout
naturellement baptisée ici, dans les rimes du chansonnier Chaulieu, l’“Anacréon du Temple“ dès l’aube du XVIIIe siècle.
Lisette y habite un siècle plus tard, incarnée en Judith Frère, la compagne de Béranger,
et sous le même toi que lui. Lisette, Béranger la chantera sur tous les tons,
portera son nom aux oreilles de Goethe,
de Petôfi, de Pouchkine, de Garibaldi,
de Thackeray, à l’époque où Chateaubriand le considère comme
l’ « un des plus grands poètes que la France ait produits ».
Lisette, la Parisienne, a derrière chez
elle, au 6, place de la Corderie-du-Temple, le cabaret l’Assommoir, siège de la
première Chambre syndicale ouvrière de Paris, en 1869, et de la section
parisienne de l’Internationale. Le Comité central de la Garde nationale
également, en 1871. « Ville de l’esprit, ville du peuple, ville de la
Commune », écrit Marcel Roncayolo,
recensant les attributs de Paris.
Pierre Manguin, Une barricade en 1830. 1834, Carnavalet |
Gavroche est tombé sur les barricades de
1830, le nez dans le ruisseau, la faute à Voltaire, la faute à Rousseau. Mais à
l’abri du coin d’immeuble où s’appuyait la barricade, on pouvait voir la
grisette, avec ses manches à gigot, la même qui trotte encore aujourd’hui,
statufiée par Joseph Descamps, au
milieu du boulevard Richard-Lenoir, panser le blessé de l’émeute. On en avait
vu d’autres comme elle à l’atelier de munitions du passage Dauphine, et elle
n’hésita pas à faire le coup de feu à la barricade du Palais-Royal où l’a
trouvée une gravure d’Achille-Louis
Martinet.
L’insurgé, lui, à peine le dernier
projectile tiré, était déjà prêt à se soumettre à nouveau à… sa Parisienne :
« Trinquons à notre république, / Pour voir son destin affermi. / Mais ce
peuple si pacifique / Déjà redoute un ennemi : / C’est Lisette qui nous
rappelle / Sous les lois de la volupté. / Elle veut régner, elle est
belle ; / C’en est fait de la liberté. » Béranger, Ma
République.
Ici, « la vie mondaine, la mode
s’épanouissent comme nulle part ailleurs sur la lave des révolutions »,
écrivait Walter Benjamin de Paris,
capitale du XIXe siècle. Ici, la Révolution était mode, parce qu’elle
était moins la terreur que les Lumières : l’ironie de Voltaire. Ce
Voltaire dont l’une des devises était : « J’aime le luxe », et à
qui Mme du Deffand pouvait
écrire : « Savez-vous, Monsieur, ce qui me prouve le plus la
supériorité de votre esprit et ce qui fait que je vous trouve un grand
philosophe ? C’est que vous êtes devenu riche. »
C’est l’esprit de Voltaire qui, avec
celui de la cour, donne corps à la Parisienne. Virginie Déjazet, dont l’ancien théâtre des Folies-Nouvelles porte
toujours le nom, à l’orée du boulevard des manifestations République-Bastille,
Melle Déjazet, montée sur les planches, la raillerie à la bouche, dès l’âge de
dix ans, était définie par l’académicien Jules
Claretie comme une « statuette de Saxe animée par l’esprit de
Voltaire ».
La Déjazet interpréta près d’un siècle
plus tard le personnage de l’actrice Sophie
Arnould, que fréquentait Voltaire. Sophie Arnould avait été « l’esprit
de Paris, de la Comédie, d’une femme et d’une fille », selon les frères Goncourt, et Jules Lemaître trouvait dans les lettres
qu’elle avait laissées le « bavardage libre et pimenté d’une vieille
Lisette qui aurait l’esprit de Chamfort ». Sophie Arnould était désormais
le rôle-titre de la pièce éponyme de Barré.
Sarah Bernhardt interpréta pareillement le rôle – qu’elle avait d’ailleurs
écrit elle-même – de l’actrice Adrienne
Lecouvreur, dont Voltaire avait fermé les yeux.
Chez Hortense
Schneider, la Belle Hélène aux pieds de laquelle tous les Pâris, non
seulement de Paris mais du monde, déposent leur sceptre et leur couronne, il y
a toujours du « titi parisien », si l’on ne dit plus du Voltaire.
« Il y a en elle du débardeur, de la grande artiste et une pointe de titi
parisien, écrit le marquis de Villemer.
Son jeu est une ironie, un scepticisme, une satire, un commentaire des choses
les plus intimes du monde parisien. » La Parisienne du Second Empire est
ainsi actrice et chanteuse, ses grands airs sont d’Offenbach, ses répliques de Meilhac
et Halévy.
Titi en jupons, la Parisienne a la
répartie qui fait mouche chez les Angot, mère et fille. C’est aussi Mme
Sans-Gêne, théoriquement alsacienne mais que Victorien Sardou naturalisa en la faisant parler “parigot“. Un rôle
sur mesure pour ces Parisiennes, gouailleuses à la ville autant qu’à la scène,
que furent Réjane, Mistinguett,
Arlétty…
Mistinguett, « tragédienne qui
résume notre ville parce que sa voix poignante tient des cris des marchands de
journaux » - la lettre – « et de la marchande de quatre
saisons » - l’esprit -, à en croire Cocteau qui, notez-le, se soucie de
ses gambettes comme d’une guigne. Mistinguett inaugurera, sous le Front
populaire, le Balajo de la rue de Lappe. A côté, la rue de la Roquette, que
Léon Daudet décrivait ainsi : « Bon nombre de mannequins de petit
style, de petites ouvrières et de dactylos ont ici leur taudis fixe… »
Mais, plus souvent que dans son galetas, la Parisienne est dans les escaliers.
Escaliers de la Butte, durs aux miséreux, grand escalier du Casino de Paris,
escalier de la concierge, c’est tout un. La Parisienne n’est pas bégueule et accepte
le clin d’œil de Jean-Paul Gaultier.
Florelle, alias Valentine dans le Crime de M. Lange |
Au Casino de Paris ou au Moulin Rouge,
quand ce n’est pas Mistinguett qui est dans l’escalier, à le bien descendre,
c’est Florelle, Valentine à l’écran,
gentille blanchisseuse du Crime de M. Lange, le film de Renoir et Prévert. « Au jour le jour / A la nuit la nuit / A la belle
étoile / C’est comme ça que je vis… », la chanson de Valentine, elle la
donne aussi à la scène. Et Florelle est encore Fantine, dans Les
Misérables tournés par Raymond
Bernard, rôle où lui succèdera, dans une grande production du petit écran, Charlotte Gainsbourg.
Gouaille, goualeuse, goualante, les trois
mots ont la même racine. A cheval sur les années cinquante et soixante, Colette Renard
est la nouvelle « voix de Paris », selon le décret de Paul Guth, et Irma la douce pour une bonne décennie. On dit que dans ces années-là, pour Broadway, la Parisienne idéale d’un musical aurait été écrite par Françoise Sagan, composée par Marguerite Monnot (qui avait fait la musique d’Irma la douce, et aussi celle de La Goualante du pauvre Jean, immortalisée par Edith Piaf), et dansée par Zizi Jeanmaire.
est la nouvelle « voix de Paris », selon le décret de Paul Guth, et Irma la douce pour une bonne décennie. On dit que dans ces années-là, pour Broadway, la Parisienne idéale d’un musical aurait été écrite par Françoise Sagan, composée par Marguerite Monnot (qui avait fait la musique d’Irma la douce, et aussi celle de La Goualante du pauvre Jean, immortalisée par Edith Piaf), et dansée par Zizi Jeanmaire.
« Mimi Pinson est une blonde, / Elle
n’a qu’une robe au monde, / Dieu voulut de cette façon / La rendre sage :
/ On ne peut pas la mettre en gage, / La robe de Mimi Pinson. » Profil de grisette, c’est le sous-titre
de Mimi
Pinson, conte d’Alfred de Musset.
Georges
Brassens invoquera
encore dans ses chansons l’esprit « des titis et des grisettes, de
Gavroche et de Mimi Pinson ». La Parisienne reste un diminutif :
Lisette, grisette, Musette, cousette, lorette, midinette, l’énumération n’en
finirait pas. Une petite femme donc, pas une dame, jeune fille et de petite
vertu. « Ah, les p’tites femmes, les p’tites femmes de Paris »,
chantent en chœur Brigitte Bardot et
Jeanne Moreau dans le film de Louis Malle.
Petite fille, presque, et camaraderie
d’atelier. Quand Mimi Pinson finit par engager son unique robe, c’est seulement
pour venir en aide à Rougette, son amie. Petite vertu, mais grand cœur à
l’ouvrage. Ce n’est « pas pour un homme, mais pour un châle, un
chapeau », qu’est infidèle la Mimi de Murger,
celle des Scènes de la vie de Bohême. C’est que le châle, le chapeau,
c’est elle qui les fait, c’est du beau travail. Comme on la transporte mourante
à l’hôpital, elle fait arrêter la voiture pour contempler, une dernière fois,
les étalages des magasins de nouveauté. Un geste de la (petite) main à son
œuvre, un adieu.
La rue parisienne a deux éléments, le
pavé et le bitume. Arielle Dombasle chante, au masculin, chez Rohmer :
« Paris m’a séduit… Point perdu dans la masse immense, je ne compte pas
plus qu’un pavé de la rue. »
Sur le trottoir, le poète décadent Émile Goudeau, aux souvenirs de Dix
ans de bohême et voyageur « à travers les États-Unis de
Paris », cueillait ses Fleurs de bitume.
Le pavé pour la barricade et le trottoir
pour le tapin. La tradition voit quand même plutôt Gavroche sur l’une et Mimi
Pinson sur l’autre. Il est une façon de résoudre le dilemme : couper
court, aller de biais. « S’il l’avait vue traverser au milieu des voitures
le boulevard Montparnasse », écrit Positif de l’actrice qui fut l’une
des Parisiennes des années quatre-vingt, « Henry Miller aurait reconnu en elle l’une de ses chères
femmes-proues. Fine, nerveuse, transparente et élégante, Christine Boisson est un esquif qui fend la foule. »
Christine Boisson dans Extérieur nuit de Jacques Bral |
Paris a très souvent été dite “nouvelle
Rome“, “nouvelle Athènes“. Nouvelle Rome où, naturellement, on parle latin. Il
y a ainsi à Paris un “quartier“, un “pays“ latin,
c’est selon. Là, Mimi, cousette, et Musette, grisette – c’est la distribution
des rôles dans La Bohême, on n’invente pas – se mêlent à un poète, un peintre,
un philosophe, un musicien – c’est les quat’zarts, le quatuor, là encore de Puccini. La couture rencontre la
culture, le métier d’art l’artiste ; correspondances habituelles à Paris. Le travail de la Parisienne est un artisanat, l'article de Paris un article décoratif; les valeurs industrieuses, pour ne pas dire industrielles, ne s'y séparent pas des valeurs artistique et spirituelle. Le travail a partie liée avec le plaisir, en passant par ceux de la vue, du toucher de la belle ouvrage. Et puis, au Quartier latin, l'ouvrière libre, qui tire son indépendance d'une mise précoce au salariat, rencontre la liberté de l'esprit chez l'étudiant, encore libre de n'avoir pas déjà contracté son mariage bourgeois.
Cette Parisienne émancipée, “latine
loveuse“, continuera de hanter la rive gauche sous divers avatars, de
l’existentialisme sans apprêt, façon Gréco,
à l’ironie baise-beige de Françoise
Mallet-Joris et Marie-Paule Belle :
« Dans les lits de Saint-Germain, c’est divin, c’est divin… »
Elle aura une cousine nymphette, entre le
lycée Fénelon et la piscine Deligny, entre les pages de Gabriel Matzneff, et une petite sœur khâgneuse, agrégative, autour
de la rue d’Ulm, dans les films d’Arnaud
Desplechin, sous les traits de Jeanne
Balibar ou d’Emmanuelle Devos.
Mais Paris est aussi la nouvelle Athènes
et, sur l’autre rive, un quartier fut baptisé de ce nom pour la quantité de
muses dont il était le séjour. Rue Taitbout, sur un terrain vendu par Melle
Mars, de la Comédie Française, habitait la danseuse Taglioni, la première à danser sur les pointes, George Sand, l’écrivaine socialiste
faute-à-Rousseau et, du même coup, Frédéric
Chopin. Et si Melle Mars avait vendu rue Taitbout, ce n’était que pour
faire construire à deux pas, rue de la Tour-des-Dames, où résidait également
son collègue du Français, le tragédien Talma.
Jouxtant cet athénée, derrière l’église
Notre-Dame-de-Lorette, où stationnait la
Païva en route vers les Champs-Élysées, on trouvait le tout jeune Offenbach, puis quantité de peintres
comme Delacroix, Degas, Gauguin ou Pissarro. On
y trouvait aussi des “lorettes“, seul diminutif de la Parisienne littéralement
parisien, seule référence topographique, seul enracinement dans un quartier.
La lorette était une trouvaille de Nestor Roqueplan, gros matou du foyer
des petits rats, administrateur de quantité de théâtres, qui savait ce que vie
parisienne veut dire. De son mot, le chansonnier Gustave Nadaud fit une chanson ; Gavarni, entre deux croquis pour La Mode ou Silhouette,
des albums ; les Goncourt, une “physiologie“.
« Élégante et facile » est la
traduction que donne de “lorette“ le Petit Robert, qui en fait un
synonyme de grisette. La liberté des mœurs est décidément, à Paris, une
pratique d’atelier (de couture) dans le voisinage d’ateliers (d’artistes), qui
ne va pas sans élégance.
Les frères Goncourt voyaient les lorettes
de leurs fenêtres du 43, rue Saint-Georges, où ils habitèrent vingt ans. C’est
du théâtre Saint-Georges, à côté de chez eux, que François Truffaut fit le cadre de son Dernier Métro, où Catherine Deneuve, directrice de
l’établissement, se fait souffler la direction d’acteurs par son mari, le
véritable metteur en scène que l’antisémitisme nazi contraint de rester caché.
Est-ce un hasard si Catherine Deneuve ne fut jamais plus parisienne que dans
cette parabole de la Parisienne comme “médium“, inspirée ? « Belle,
Catherine Deneuve l’est à un tel point qu’un film dont elle est l’héroïne
pourrait presque se passer de raconter une histoire », disait déjà
Truffaut. Mais ce ne serait plus un film ; et plus une Parisienne.
Catherine Deneuve dans le Dernier Métro |
La Parisienne est l’esprit des lieux et,
ici, l’esprit des lieux est un art de vivre. La culture y est faite de haute
couture, d’art sous sa forme également culinaire, de mode et de mode de vie.
Elle n’est donc pas séparée dans la sphère de l’abstraction, réservée aux
érudits austères, mais la chose du monde la mieux partagée. La Parisienne
travaille pour le plaisir. Pour le plaisir des autres, dans l’industrie et le
commerce du luxe. Pour son propre plaisir du même coup, en étant appelée à
faire essentiellement du “beau travail“. Travail, culture, plaisir sont écrits
sur son front comme de plus grands mots à de plus grands frontons, répercutés
par le cadre de vie, ramenés en écho par l’histoire : la mode n’est-elle
pas un éternel recommencement ?
Un député du Vaucluse et rédacteur en
chef du Charivari, Taxile Delor,
écrivait déjà que la Parisienne était un mythe en 1841 ! Il est sûr
pourtant que les premiers à déclarer aujourd’hui haut et fort que la Parisienne
n’est plus concèderaient volontiers que, s’il y a un moment où elle a existé, c’est
bien le XIXe siècle. Mythe ou pas d’ailleurs, qu’importe ? Un mythe n’est
ni une erreur ni un mensonge : c’est bien à travers lui, incarné dans
mille films, mille romans, mille réparties et mille chansons, que nous voyons
la Parisienne. Le mythe est l’une des composantes de l’esprit qui souffle à
Paris, qui façonne les traits, le physique comme le caractère de la Parisienne,
son allure si pleine de caractère.
Chaque jour elle se réinvente, elle est
beurette, elle est bretonne, elle tire ses écouteurs du sac à bandoulière, elle
écoute Louise attaque chanter Léa :
« Elle est parisienne, elle est pas présentable, elle est pas jolie, elle
est pas moche non plus… », elle a Paris dans les oreilles, elle a Paris à
ses pieds, elle a enfilé ses rollers sans faire filer son collant. Y a une reprise
à la Bastille… T’as pas fini ton cinéma ?