(troisième épisode de Paris, la ville rêvée de Voltaire, commencée ici avec la livraison de novembre 2013)
C’est de Châtenay que datent les premiers billets que François Marie signe Arouet de Voltaire. En octobre, on l’autorise enfin à regagner Paris, et il s’applique à y faire jouer son Œdipe, depuis trop longtemps en portefeuille à la Comédie-Française.
C’est de Châtenay que datent les premiers billets que François Marie signe Arouet de Voltaire. En octobre, on l’autorise enfin à regagner Paris, et il s’applique à y faire jouer son Œdipe, depuis trop longtemps en portefeuille à la Comédie-Française.
La première est fixée au 18 novembre 1718. D’Argenson cadet est dans la salle de
la rue appelée aujourd’hui de l’Ancienne-Comédie. Le notaire Arouet
aussi ? « On a dit, rapporte Desnoireterres,
que malgré sa rancune contre son damné fils, Arouet le père, caché dans un coin
de la salle, ne cessait de murmurer, combattu par la joie et ses anciennes
rancunes: “Ah ! le coquin ! Ah ! le coquin !”. Cela nous
paraît encore un de ces contes dont les chroniqueurs ne se montrent que trop
prodigues, et nous nous serions gardé de citer cette anecdote si Jean-Jacques Rousseau, qui, en dépit de
ses griefs, aimait à s’entretenir de Voltaire, n’y eût ajouté foi, de quelque
source qu’elle lui vînt, et n’eût pris plaisir à la raconter à tout propos, non
par malveillance, mais parce que la chose lui semblait plaisante. C’est à Bernardin de Saint-Pierre que l’on doit
ce détail. »
La « joie » du notaire Arouet devait pourtant être
amoindrie par plus vif que ses anciennes rancunes : le nom de plume qu’il
venait de voir au programme de la pièce n’était pas celui de la famille.
Arouet, après une courte transition par Arouet de Voltaire, allait disparaître
au profit de Voltaire tout court. Pour nous qui sommes nés après Freud, il est
cocasse que François Marie ait choisi son Œdipe
pour renier son père. Du notaire, il ne voudra bientôt plus ni le nom ni
l’hérédité puisqu’il se prétendra de surcroît, un jour, le fils de Rochebrune
sinon de Châteauneuf.
Une quarantaine de représentations suivent, le chiffre est
exceptionnel dans la première moitié du XVIIIe siècle. À
24 ans, Voltaire s’affirme d’emblée aux yeux de ses contemporains comme le
digne successeur des poètes tragiques du Grand Siècle, l’égal de Racine, le rival heureux de Corneille :
« Sur les bords
fameux de la Seine
Sous le nom d’Arouet
cet esprit fut conduit.
Ayant puisé ses vers
aux eaux de l’Aganipe,
Pour son premier
projet il fait le choix d’Œdipe :
Et quoique dès
longtemps ce sujet fût connu,
Par un style plus
beau cette pièce changée,
Fit croire des enfers
Racine revenu,
Ou que Corneille
avait la sienne corrigée. »
Ces vers sont de Louis
Armand de Bourbon, prince de Conti, d’un an le cadet de Voltaire, mais
chevalier de l’ordre du Saint-Esprit, pair de France au parlement de Paris,
membre du Conseil de Régence et du conseil de la Guerre, gouverneur du Poitou.
La correspondance du marquis
de La Cour se fait l’écho du succès persistant. Le 30 décembre 1718 :
« On ne parle que de la belle tragédie de M. Harouët... M. le duc d’Orléans
a donné une médaille d’or à M. Harouët en récompense de sa belle tragédie d’Œdipe » – c’était le 6 décembre, le
Régent figurait sur l’avers, le roi au revers. Le marquis y revient le
16 janvier 1719 : « Œdipe
est toujours fort suivi ».
C’est à la création d’Œdipe
que l’avocat Barbier, dans la maison
de la rue Galande où il est né, commence à 29 ans son Journal, comme s’il se
proposait d’être l’historiographe de la gloire de Voltaire, pressentant déjà
qu’elle serait celle du siècle.
À l’édition d’Œdipe,
Voltaire désire dédier sa tragédie au Régent, qui décline l’offre, mais accorde
une pension de 1 200 francs sur sa cassette, et accepte la dédicace pour
sa mère, la princesse Palatine.
Pareille gloire mérite un portrait. Voltaire choisit ou,
plutôt, sa fortune choisit pour lui un peintre d’origine flamande, qu’il a sans
doute croisé dans les salons de Mme de
Lambert, de Mme de Tencin ou de
la duchesse du Maine. C’est Jacques André Joseph Aved, selon une
hypothèse récente de Michelle Lespes, qui réaliserait ainsi dans son atelier de
l’hôtel des Théatins, rue de Bourbon, à l’emplacement de l’actuel n° 30 de
la rue de Lille, le tableau conservé aux Délices et considéré jusqu’ici comme
une copie de celui peint par Largillière,
qu’il précèderait en réalité d’une dizaine d’années.
Au salon de la marquise de Tencin
Ses amis voudraient voir Voltaire achever le poème épique
dédié à Henri IV dont il a eu l’idée en écoutant le vieux M. de Caumartin, dans ce château de
Saint-Ange, à trois lieues de Fontainebleau, où son père lui demandait,
quelques années auparavant, de réfléchir au choix d’un état. Le jeune Arouet a
composé les premiers chants de cette Henriade, on l’a vu, à la
Bastille ; il les a repris chez Jean
René de Longueil, marquis de Maisons, tout jeune président du parlement de
Paris, dans ce château, coup d’essai et chef-d’œuvre de François Mansart, que l’on connaît aujourd’hui comme celui de
Maisons-Laffitte. Une remarque qu’il prend mal le fait jeter soudainement ses
papiers dans la cheminée ; le président Hénault les en retire in extremis.
« Souvenez-vous, lui écrira-t-il plus tard, que c’est moi qui ai sauvé la Henriade et qu’il m’en a coûté une belle
paire de manchettes. »
Grisé par le succès de son premier essai théâtral, Voltaire
ne pense plus qu’à le rééditer. Il travaille d’arrache-pied à une Artémire,
qu’interpréterait Adrienne Lecouvreur,
la nouvelle étoile du Théâtre-Français depuis qu’elle y a brillé en Monime,
trois ans plus tôt, dans le Mithridate
de Racine. D’Artémire, ni Sophocle ni Corneille n’ont eu à connaître :
cette fois, « la fable, les caractères, les sentiments et la
disposition » sont de l’auteur. La Lecouvreur est enthousiaste ; l’abbé de Bussy, présent chez elle lors
d’une lecture, pleure tellement qu’il s’en enrhume.
Arrive la première, le 17 février 1720 et, le
lendemain, le marquis de La Cour est à son écritoire : « Ce pauvre Harouët
eut hier une mauvaise réussite à sa nouvelle pièce. Le premier acte fut fort
applaudi, les autres furent sifflés en plusieurs endroits ». Desnoiresterres
décrit la suite : « Voltaire, ne se possédant plus, bondit de la loge
où il se tenait sur le théâtre, et se mit à prendre à partie et à haranguer le
parterre. Lorsqu’on sut que c’était lui, les clameurs s’apaisèrent ; il
s’exprima avec tant d’adresse, d’éloquence, de pathétique même que les murmures
se convertirent en bravos ».
Voltaire a eu beau retourner le public, il n’est pas dupe
des défauts de sa pièce. Artémire ne
sera rejouée que parce que la mère du Régent, dédicataire d’Œdipe, exige de la voir. Malgré les
remaniements apportés à cette occasion, Voltaire ne voudra plus ensuite la
laisser représenter ni ne la publiera jamais.
À l’amitié que d’Argental
portait au plus remarquable de ses camarades de collège s’est ajoutée
l’admiration due à l’auteur de théâtre et, c’est paradoxal, le sentiment qui
les porte ensemble vers Adrienne Lecouvreur. Voltaire est son amant, le nouveau
conseiller de la quatrième chambre des enquêtes du parlement de Paris veut
l’épouser. La relation des deux anciens condisciples n’en est nullement
affectée ; elle durera autant que leurs vies.
On les voit ensemble chez Mme de Tencin, tante maternelle
du comte d’Argental. La marquise s’est beaucoup occupée de l’avancement de son
frère aîné, le futur cardinal et ministre d’État, auquel l’attachent des liens
assez forts pour qu’on ait dit qu’elle avait abandonné sur les marches d’une
chapelle de Notre-Dame le fruit d’un
inceste. L’enfant qui, selon la coutume, portera le nom du saint patron de
cette chapelle, Jean le Rond – qu’il
remplacera plus tard par celui de d’Alembert
–, n’est pourtant que le fils d’un amant ordinaire, le chevalier Destouches.
La maison de Mme de Tencin, enclavée dans le couvent des
Filles de la Conception de la rue Saint-Honoré, au confluent des actuelles rues
Chevalier-de-Saint-George et Duphot, face à l’église de l’Assomption, est
devenu le quartier général des agioteurs à l’époque de la fameuse fièvre
transmise par John Law. Qui n’a pas
tari pour autant la spéculation intellectuelle qu’évoque Marivaux dans sa Vie
de Marianne, où il dépeint la
marquise sous le nom de Mme Dorsin.
« Il n’était point question de rangs ni d’états chez
elle ; personne ne s’y souvenait du plus ou du moins d’importance qu’il avait ;
c’était des hommes qui parlaient à des hommes, entre qui seulement les
meilleures raisons l’emportaient sur les plus faibles ; rien que cela.
« Ou si vous voulez que je vous dise un grand mot,
c’était comme des intelligences d’une égale dignité, sinon d’une force égale,
qui avaient tout uniment commerce ensemble ; des intelligences entre lesquelles
il ne s’agissait plus des titres que le hasard leur avait donnés ici-bas, et
qui ne croyaient pas que leurs fonctions fortuites dussent plus humilier les
unes qu’enorgueillir les autres. Voilà comme on l’entendait chez Mme Dorsin ;
voilà ce qu’on devenait avec elle, par l’impression qu’on recevait de cette
façon de penser raisonnable et philosophe que je vous ai dit qu’elle avait, et
qui faisait que tout le monde était philosophe aussi. (…) N’eût-on vu Mme
Dorsin qu’une ou deux fois, elle ne pouvait être une simple connaissance pour
personne (…) C’était être d’un parti que de l’aimer et de lui rendre justice,
et d’un autre parti que de la critiquer. »
À l’écart de la fièvre
Voltaire ne s’est pas adonné au système de Law, d’autant
moins, sans doute, que ses maîtres en finances, les frères Pâris, en ont été tenus par force à l’écart. Puis est arrivée
la banqueroute. « La banque n’a point été ouverte, et l’on ne paye nulle
part », s’alarme Barbier un beau matin ; l’argent liquide a
totalement disparu. Le chroniqueur doit pourtant constater, quelque temps plus
tard, que « l’on est si accoutumé au luxe et au plaisir dans cette ville
que, malgré la misère générale où l’on est, puisque dans les meilleures maisons
il n’y a pas un sol, et que la circulation des choses nécessaires à la vie et à
l’entretien se fait par crédit, tout le monde crie et se plaint ;
cependant, je n’ai jamais vu un spectacle plus rempli et plus superbe qu’hier,
mercredi, 21 novembre, à l’Opéra, où les comédiens représentaient. Il est
impossible que le Régent, en voyant cela, se repente, ni soit touché de tous
les maux qu’il fait ».
Depuis la mort de Louis XIV, Paris est redevenu la
capitale du royaume : le Régent vit au Palais-Royal comme font les Orléans
depuis 1662, et il a demandé que l’on installe le petit roi de 5 ans sous ses
yeux, aux Tuileries ; le Palais-Royal est aussi la maison de l’Opéra. Il a
encore été celle de la banque, la « prison » de Law pendant que les
émeutiers menaçaient d’y mettre le feu aux quatre coins. John Law, raconte
Barbier, « est demeuré dans le Palais-Royal, chez Coche, premier valet de chambre du Régent, et chez Mme de Nancré pendant dix jours sans
sortir » ; le Régent était « blanc comme sa cravate ».
À l’Opéra, trois fois par semaine, de la Saint-Martin
jusqu’à la fin du carnaval, le plancher du parterre s’élève jusqu’à rejoindre
la scène. Le Régent et ses « roués » – le sobriquet vient de ce que
le duc d’Orléans avait dit en
boutade au jeune duc de Richelieu
que ses amis et lui étaient « bons à rouer » –, au sortir de leurs
soupers à huis clos, sans cuisiniers ni laquais sauf pour interdire les portes,
y viennent se mêler à la danse, quand ils tiennent encore debout. Une nuit que
le Régent veut y paraître absolument incognito, l’abbé Dubois, qui a été son précepteur avant que d’être son
ministre, affirme qu’il connaît le moyen le plus sûr : il lui donnera
publiquement des coups de pied au derrière. Ce qu’il fait avec tant d’entrain
que sa victime doit lui crier : « L’abbé, tu me déguises trop ».
Voltaire aurait pu facilement entrer dans l’intimité du
Régent ; il ne verra pourtant celui-ci qu’épisodiquement ; un soir,
par exemple, au bal de l’Opéra, où la conversation se limita aux belles
lettres : le duc d’Orléans y afficha son goût pour Rabelais, à la surprise du poète. « Il me fit un grand éloge
de Rabelais, et je le pris pour un prince de mauvaise compagnie, qui avait le
goût gâté », écrira Voltaire à Mme
du Deffand une quarantaine d’années plus tard. « J’avais alors un
souverain mépris pour Rabelais. Je l’ai repris depuis, et, comme j’ai plus
approfondi toutes les choses dont il se moque, j’avoue qu’aux bassesses près,
dont il est trop rempli, une bonne partie de son livre m’a fait un plaisir
extrême. » Voltaire ajoute encore, quelques mois plus tard : « J’ai
relu, après Clarisse, quelques
chapitres de Rabelais, comme le combat de frère Jean des Entommeures (sic), et
la tenue du conseil de Picrochole (je les sais pourtant presque par cœur) ;
mais je les ai relus avec un très grand plaisir, parce que c’est la peinture du
monde la plus vive ».
Vivre pour travailler ?
La fuite de John Law a sonné, le jour même, le retour des
quatre frères Pâris. Barbier note au 14 décembre 1720 : « Les Pâris,
créatures de M. d’Argenson, qui ont été exilés dans leur pays [le Dauphiné],
sont rappelés pour être à la tête des Fermes générales ». Leur pouvoir,
désormais, connaîtra d’autant moins d’éclipses qu’ils vont bientôt baptiser la
petite Jeanne-Antoinette Poisson,
fille d’un de leurs obligés : Jean
Pâris dit Montmartel, le cadet des quatre frères, sera son parrain, et sa
marraine une fille d’Antoine Pâris,
le frère aîné. En 1745, quand Jeanne-Antoinette sera devenue femme, ils la
placeront sur le chemin du roi. Louis XV la fera marquise de Pompadour, et elle saura rester en grâce jusqu’à sa
mort.
Joseph Pâris dit
Duverney, le troisième frère, acquiert à ce moment le domaine de Plaisance,
à Nogent-sur-Marne, de l’autre côté du bois de Vincennes par rapport au
« Pâté-Bercy » de ses deux aînés. L’Est parisien n’a rien alors à
envier à la moitié opposée. Si, aux pires moments de la faillite de Law, le
Régent a pu obtenir un répit en faisant dire qu’il « était à
Bagnolet », c’est qu’il y possède un château. Le baron de Breteuil, lui,
vient d’acheter à un Rochechouart son domaine du Buisson, à Créteil ; les
abbés de Saint-Germain-des-Prés ont le Berny de Métezeau et Mansart, à Fresnes ;
enfin, le duc de Bourbon, septième prince de Condé, à la tête du Conseil de
Régence, aime à se faire appeler, modestement, « baron de
Saint-Maur » car là est sa résidence aux champs, qui eut pour architecte
Philibert Delorme.
Paris est à la fois plus petit, bien sûr, mais aussi plus
vaste qu’aujourd’hui, rien ne limitant plus la ville depuis que Louis XIV
a fait détruire ses remparts, et la bonne société partageant équitablement son
temps entre ses maisons de campagne et ses hôtels du centre. C’est d’ailleurs à
ces adresses périphériques qu’elle se fera, en 1766, livrer l’Encyclopédie,
interdite de diffusion à l’intérieur de l’octroi parisien.
C’est « rue de la Roquette, à droite en montant, au
fond d’une cour d’honneur encadrée de parterres fleuris, que se trouve, décoré
de sculptures emblématiques, de groupes d’Amours et de bustes appariés sans
autre souci que l’effet décoratif, le coquet hôtel bâti par l’architecte Dulin
pour Nicolas Dunoyer, secrétaire du
roi, ancien greffier en chef au parlement de Paris ». La maison aura
ensuite pour hôtes le savant Réaumur,
puis un prince du sang, M. de Clermont.
« C’est là, assure Gaston Capon, que, le 10 juin 1721, le Régent triompha
des fragiles scrupules de Sophie de
Brégy, comtesse d’Averne. »
Quand elle l’en remercie, c’est Voltaire qui rime : À SAS Mgr le duc d’Orléans, régent, au nom de Mme d’Averne au sujet
d’une ceinture qu’elle avait donnée à ce prince.
Le marquis de La Cour, sachant qu’on est à Balleroy
toujours attentif à ce qui touche Voltaire, écrit, le 10 janvier 1722, que le
poète vient de se voir attribuer une pension de 500 écus. Son père est mort dix
jours plus tôt, et l’héritage suscite un grave conflit avec Armand, le frère
aîné. Maître Arouet a inclus dans son testament une clause de substitution de
biens, applicable au trente-cinquième anniversaire de son cadet si, à cette
date, il ne s’est toujours pas montré responsable. L’appréciation en est
laissée au Premier président de la Chambre des comptes, Jean-Aymard de Nicolay, à suivre un lointain descendant de
celui-ci. Voltaire confie alors à Mme de Bernières : « Je serai
peut-être obligé de travailler pour vivre, après avoir vécu pour
travailler ».
Voltaire ne comptait pourtant pas seulement, pour vivre,
sur son héritage ou sur les pensions royales. « Par les frères Pâris, qui
lui donnaient un intérêt dans certaines affaires, il jetait les bases de sa
fortune, la plus considérable sans doute qu’un homme de lettres sous l’Ancien
Régime ait possédée », assure Gustave Lanson. « Vivre pour travailler »,
autrement dit sans travailler, c’est vivre comme un gentilhomme, de ses rentes,
à cette seule différence que les rentes de Voltaire seront des rentes
mobilières toutes modernes et non les rentes foncières de la noblesse ou de
l’Église.