Le
Temple, la faute à Voltaire
« Entre
la vieille et la nouvelle rue du Temple, il y avait le Temple, sinistre
faisceau de tours, haut, debout et isolé, au milieu d’un vaste enclos
crénelé. » Plus sinistre encore, l’Échelle du Temple, c’est-à-dire le
gibet, haut de seize mètres, qui donnait son nom à l’actuelle rue des
Haudriettes et que Hugo omet.
« Voilà le Paris que voyaient du haut des tours de Notre-Dame les corbeaux
qui vivaient en 1482. »
Curieux
corbeaux. Ignorant un gibet – un comble ! –, ils ratent, cela va sans
dire, bien d’autres choses. Si le Temple était dès 1148, avant même la
construction de sa grosse tour, l’endroit le plus sûr de Paris, celui où Philippe Auguste déposa son trésor en
partant pour la croisade, ce n’était pas qu’une forteresse. Le donjon et ses
tourelles n’y occupaient que l’espace s’étendant aujourd’hui de la rue Perrée à
l’aile nord de la mairie, en recouvrant la rue Eugène-Spuller et l’angle
contigu du square. Pour le reste, l’enclos du Temple était surtout un asile sûr
pour les débiteurs, qui, fait unique, le restera jusqu’à la Révolution quand
tous les espaces conventuels auront perdu ce privilège dès la fin du Moyen Âge.
Et une zone franche pour les artisans, qui pouvaient s’y établir sans avoir été
reçus maîtres, ce qu’interdisait ailleurs la loi des corporations.
Ces
oiseaux distraits négligeaient pareillement, un peu plus bas, l’hôtel d’Olivier de Clisson, pourtant l’un des
plus riches de sens de la capitale. C’était alors l’hôtel du tyran de Paris et
ce serait, quand les Guise l’auraient repris, l’hôtel du « roi de
Paris », durant la Ligue.
Clisson,
compagnon d’armes de Du Guesclin,
fait bâtir son hôtel vers 1370 ; c’est le moment où la vieille enceinte de
Philippe Auguste, remplacée, est démolie et offre du terrain à bon
marché ; le temps aussi où le séjour du roi Charles V à l’hôtel Saint-Paul attire la noblesse au Marais.
L’hôtel est bâti depuis dix ans quand éclate à Paris la révolte dite des
Maillotins, suscitée par un impôt de trop et, retour de la guerre de Flandre, Charles VI désarme les Parisiens,
abolit leur gouvernement municipal, les fait emprisonner par centaines, pendre
les uns et confisquer les biens de ceux que l’on ne pend pas. C’est Clisson qui
a suggéré au roi, pas même âgé de 15 ans, le désarmement de Paris : il
fait arracher toutes les portes de la ville, et les coucher par terre, devant,
afin que les piétinent chaque jour les hommes et les bêtes. Paris reste ainsi
ouverte à tous les vents durant neuf années, si bien que Froissart pourra écrire que Clisson avait, au sens propre, ouvert
la porte à ses assassins quand il sera, dans la nuit du 13 au 14 juin 1391,
assailli devant son hôtel par Pierre de
Craon et une quarantaine de ses hommes, qui sans cela n’auraient jamais pu
pénétrer en ville.
Laissé
pour mort, le connétable se remettra pourtant de ses blessures. C’est en
chevauchant vers l’Anjou, où s’était sans doute fomenté l’attentat, pour en
tirer vengeance que, le 5 août, comme l’armée débouche en plaine dans une
soudaine fournaise, au sortir de la forêt du Mans, le roi Charles VI est
frappé d’une crise de démence, la première, qui le fait se jeter l’épée à la
main sur ses compagnons. Les trois oncles du roi, les ducs de Berry, de
Bourgogne (le père de Jean sans Peur) et de Bourbon, et son frère Louis d’Orléans, ont désormais le champ
libre pour leurs querelles dynastiques qui aboutiront, quinze ans plus tard, à
un autre attentat, réussi, pas même deux cents mètres plus bas, à peine
dépassée la rue des Blancs-Manteaux.[1]
Condamné par le Parlement, enfermé dans la tour du Louvre, Pierre de Craon dont
l’hôtel, au coin des rues du Bourg-Tibourg et de la Verrerie doit être mis à
bas, obtient finalement du roi des lettres d’abolition tandis que les oncles
dépossèdent Olivier de Clisson de sa charge et le font bannir par le Parlement.
Un
siècle et demi plus tard, les Guise acquièrent l’ex-hôtel de Clisson, et François de Guise s’inquiète d’abord du
maintien de son alimentation par les eaux de Savies, l’un de ses atouts. Les
autres épisodes sont plus sanglants. Quand Paris, après un premier massacre de
protestants, à Wassy, accueille et escorte comme un roi François de Guise[2],
c’est jusqu’ici. C’est encore dans cet hôtel que se trame peut-être
l’assassinat de Coligny, sûrement la
Saint-Barthélemy. Le 9 mai 1588, malgré la défense du roi, le fils aîné des
Guise, Henri le Balafré, rentre à
Paris, c’est-à-dire toujours ici, rue alors du Chaume. Trois jours plus tard,
au petit matin, l’Université se couvre de barricades, qui n’arrivent qu’à la
mi-journée autour de son hôtel. Il joue l’étonné : « Je dormais quand
tout commença », écrira-t-il. « Et en effet, raconte Michelet, il se montra le matin à ses
fenêtres en blanc habit d’été, dans le négligé d’un bon homme qui à peine
s’éveille et demande : “Eh ! que fait-on donc ?” ».
Puis,
se posant en médiateur, « sans armes, une canne à la main, il parcourait
les rues, recommandant la simple défensive ; les barricades s’abaissaient
devant lui. Il renvoya les gardes au Louvre ; il rendit les armes aux
Suisses. Tous l’admiraient, le bénissaient. Jamais sa bonne mine, sa belle
taille, sa figure aimable, souriante dans ses cheveux blonds, n’avaient autant
charmé le peuple ». Et Michelet le montre aussi habile à rendre leurs
manières aux bourgeois qu’à serrer les mains crasseuses des pauvres, tournant
vers les uns un œil d’autant plus compatissant que sa balafre le fait larmoyer,
et vers les autres un œil ravi. « Le 9 mai, c’était un héros ; le 12
au soir, ce fut un dieu. »
La
reine mère est chez Henri de Guise lorsque son plus intime confident vient dire
au duc : « Le roi est parti ».
Le roi fuyard
parviendra néanmoins à le faire assassiner, à Blois, et son frère, le cardinal de Lorraine, avec. Le
troisième frère, Charles de Lorraine,
duc de Mayenne, devient à son tour le chef de la Ligue. En 1591, c’est lui qui
fait pendre dans la salle des Cariatides[3]
les dirigeants de la Ligue parisienne qui ont pendu Barnabé Brisson, le premier président du parlement de Paris ;
la rupture entre la Ligue nobiliaire et la Ligue urbaine est scellée. En 1593,
il échoue à se faire élire roi par les états généraux qu’il a convoqués dans la
capitale, et il se soumettra à Henri IV
après la reddition de Paris.
Mlle
de Guise et Madeleine de Scudéry
Un
demi-siècle plus tard, une autre sédition est déjà à l’œuvre : la Fronde. Bussy-Rabutin, le cousin de Mme de Sévigné, loge alors depuis deux
ans au Temple, dans un appartement que son oncle, le Grand Prieur de France des
chevaliers de Malte, ordre auquel a été dévolu l’enclos après les templiers, a
mis à sa disposition. « La veille des rois de 1649… la cour partit la
nuit, du Palais-Royal, et se retira à Saint Germain. Pour moi qui logeais au
Temple, je ne sus rien de la sortie du roi, que le lendemain que l’on faisait
garde aux portes, et qu’il n’était presque pas possible de sortir : cependant
je trouvai le moyen de passer à la porte Saint Martin, et bien m’en
prit ».
Tout
a commencé par la « cabale des Importants », à laquelle ont bien
participé Henri II de Guise, le
petit-fils du Balafré, et Mlle de Guise,
sa sœur, par l’intermédiaire de son prétendant le comte de Montrésor, mais la cabale, cette fois, était dirigée par
un nouveau roi de Paris, le « roi des Halles »[4].
Et Mazarin l’a liquidée en quatre
mois.
Les
Pascal sont installés depuis le 1er octobre 1648 rue de Saintonge, l’une des
rues neuves que le spéculateur Claude
Charlot a ouvertes sur les coutures du Temple en profitant de ce projet de
semi-circulaire « place de France » dont rêvait Henri IV, et qui
aurait fait peut-être se développer Paris dans d’autres directions. Mais le
poignard de Ravaillac a tranché ces
possibles, et il ne reste que la courbure de la rue Debelleyme et des noms de
provinces au coin des autres. C’est d’ici que Blaise, 25 ans, est allé
renouveler à la tour Saint-Jacques les expériences qu’il avait demandé à son
beau-frère, Florin Perier,
d’effectuer à Clermont-Ferrand : « Je fis l’expérience ordinaire du
vide au haut et au bas de la tour de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, haute de 24
à 25 toises ». Les troubles de la Fronde amènent les Pascal à quitter
Paris dès le mois de mai 1649. Ils ne reviendront au 13, rue de Saintonge qu’au
mois de novembre de l’année suivante. Leur père y meurt le 24 septembre 1651.
« Si je l’eusse perdu il y a six ans, je me serais perdu, écrit Blaise Pascal à sa sœur Gilberte, et quoique je croie en avoir
à présent une nécessité moins absolue, je sais qu’il m’aurait été encore
nécessaire dix ans, et utile toute ma vie. »
On
voit passer les Enfants rouges, ces orphelins à l’habit coloré « comme le feu
de la charité chrétienne », regagnant leur hôpital installé près de
l’enclos du Temple depuis François Ier,
avec sa laiterie dont on entend meugler les vaches, à côté du marché qui,
établi dès les années 1620, est le plus ancien de Paris encore en activité.
À
l’invitation des Guise, Pierre Corneille,
académicien, mais toujours normand, vient profiter du nouveau régime
vigoureusement mis en place par le jeune Louis XIV,
en s’installant à Paris avec son frère Thomas,
dans leur hôtel. Autour s’élèvent maintenant de beaux hôtels, comme celui
d’Assy, que l’architecte Pierre Le Muet
achève juste avant de passer à son chef d’œuvre, l’hôtel d’Avaux (aujourd’hui
musée d’Art et d’Histoire du judaïsme). Michelet, après qu’il aura été nommé à
la tête de la section historique des Archives, en 1831, y occupera durant
vingt-cinq ans un bureau aux boiseries très simples autour d’une glace
élégamment encadrée.
Les
beaux balcons aux consoles massives de l’hôtel Lelièvre font face, rue de
Braque, au portail d’Olivier de Clisson. Plus haut, dans l’actuelle rue des
Archives, François Mansart bâtit
l’hôtel de Guénégaud, que le bénédictin Germain
Brice, dans le premier guide touristique parisien, publié en 1684, décrira
ainsi : « Le devant est orné d’architecture, avec des refends, et des
vases sur l’entablement, qui font ensemble une décoration agréable »
(aujourd’hui musée de la Chasse et de la Nature). Bullet a en charge un hôtel pour les Amelot de Chaillou, vicomtes
de Bisseuil, qui en font construire un autre par Cottard, celui que l’on appelle maintenant des Ambassadeurs de
Hollande.
Dans
son immense hôtel, Melle de Guise, Marie
de Lorraine, entretient une musique d’une quinzaine d’exécutants pour
lesquels compose Marc Antoine
Charpentier, avant de tenir parmi eux la partie de haute-contre.
Charpentier, qui est naturellement son pensionnaire, y écrit, dans les années
1680, un ballet pour Polyeucte comme des intermèdes pour
la reprise d’Andromède, l’une et l’autre de Pierre Corneille. Seule la mort
de Mlle de Guise mettra fin à un séjour de près de vingt ans, qu’il quittera
pour devenir le maître de musique des jésuites.
À
l’angle des rues de Beauce et des Oiseaux, où Madeleine de Scudéry est venue s’établir après la dispersion de
l’hôtel de Rambouillet, on attife la grande Pandore, qui donne le style des
robes d’apparat, et la petite, qui renseigne sur le petit négligé ou déshabillé
du matin. Ces deux poupées mannequins, ambassadrices de la dernière mode de
Paris, vont partir pour Londres, puis l’Italie – « À l’entrée de chaque
saison, se souviendra Goldoni dans
ses Mémoires,
on voit à Venise, dans la rue de la Mercerie, une figure habillée que l’on
appelle la Poupée de France; c’est le prototype auquel les femmes doivent se
conformer et toute extravagance est belle d’après cet original » –, enfin
les poupées atteignent l’Allemagne et la Russie.
À
la fin du siècle, sur des terrains proches de l’ex-enceinte cédés par le Grand
Prieur, Philippe de Vendôme, s’ouvre
un assez vaste lotissement dont la rue Béranger est la principale. S’y élèvent
les hôtels Peyrenc de Moras, et de La Haye, qui seront réunis par le financier Bergeret de Frouville, où mourra Béranger le 16 juillet 1857. Il était
né rue Montorgueil, « Dans ce Paris plein d’or et de misère, / En l’an du
Christ mil sept cent quatre-vingt, / Chez un tailleur, mon pauvre et vieux
grand-père ». Il avait été admis, en 1813, comme membre du Caveau Moderne,
ou Rocher de Cancale, qui se réunissait chez le marchand d’huîtres de la
rue ; il avait été, sous la Restauration, « un poète libéral, le seul
vrai », dirait Sainte-Beuve. Au
moment où il meurt, d’autres chansonniers, dont Louis-Charles Colmance, se réunissent dans une goguette de la rue,
dite Les Épicuriens. Et au n° 10 habite Frédérick Lemaître.
La
société du Temple
L’hôtel
des Guise, au début du XVIIIe siècle, est passé aux mains de François de Rohan, prince de Soubise.
Comme il a besoin de jouer aux petits soldats, laissant « sa femme, à la
cour, se mêler du grand, des grâces et des établissements de sa famille »
en sa qualité de maîtresse royale, l’architecte lui fait une vaste cour
d’honneur, propice aux revues militaires, entre un porche monumental ouvert sur
la rue des Francs-Bourgeois et le mur latéral du palais des Guise rhabillé en
façade principale. Au bout du jardin, l’un de leurs fils, celui qui, sans
doute, l’est « naturellement » du roi, se fait construire un hôtel
par le même architecte, qui appelle Robert
Le Lorrain à sculpter ici Les Chevaux du Soleil au fronton des écuries
comme il allonge, de l’autre côté du parc mitoyen, La Gloire et La Magnificence
au sommet du corps central de la façade.
À
ce moment, au Temple, écrivent Gaston
Capon et Robert-Charles Yve-Plessis,
« bâti par Mansart en 1667, restauré et agrandi par Oppenordt, architecte
du Régent, le palais du Grand Prieur était une demeure quasi royale, très
distincte des monuments conventuels du reste de l’Enclos et ne conservant rien
de ce qui pouvait leur garder un caractère religieux sinon monastique. On y
pénétrait, de la rue du Temple, par un portail, ouvert dans un enfoncement
arrondi et donnant sur une grande cour en fer à cheval, entourée d’une
allée de tilleuls taillés en arcades ».
Derrière
le palais du Grand Prieur, s’étendait un vaste parc où Bussy-Rabutin, avant
qu’on l’exilât, a pu être de quelques fêtes : « Il y avait un assez grand
rond d’arbres, aux branches desquelles on avait attaché cent chandeliers de
cristal ; dans un des côtés de ce rond, on avait dressé un théâtre magnifique,
dont la décoration méritait bien d’être éclairée comme elle l’était (…).
D’abord la comédie commença qui fut trouvée fort plaisante ; après ce petit
divertissement, vingt-quatre violons ayant joué des ritournelles jouèrent des
branles, des courantes et des petites danses ».
C’est
dans cet hôtel qu’à jours fixes les Sully,
les deux princes de Vendôme, le duc et le Grand Prieur, explique le baron Dacier, « le brillant abbé
de Chaulieu, chantre et compagnon de leurs plaisirs, La Fare, qui suit le torrent, La
Fontaine qui n’y résiste pas, malgré la crainte des reproches de son ami Racine, calomnient la doctrine
d’Épicure par la licence des mœurs, et semblent préluder aux bacchanales de la
régence, tandis que la hardiesse de leurs opinions, leur mépris absolu des
préjugés, annoncent un nouveau siècle, dont Voltaire, leur avide et jeune disciple, sera la merveille et le
génie ».
Voltaire,
encore Arouet, est en effet
introduit dans la société du Temple par Châteauneuf,
son protecteur, vers 1706 : il a 12 ans ! Élève du collège
Louis-le-Grand, il n’est au Temple que les jours de congé et durant les
vacances, mais, dès la fin de sa scolarité, il est assidu chez tous les
familiers du Grand Prieur. « Comment exiger de lui, demande Gustave Desnoiresterres, au sortir des
hôtels de Boisboudrand et de Sully, après ces nuits passées dans l’orgie et les
débauches de l’esprit, qu’il prêtât une oreille empressée et attentive au latin
pédantesque et plein de solécismes » de l’école de droit où son père l’a
placé ?
S’être
fait un nom a mené Voltaire bien loin, à Ferney, tandis qu’ici le Grand Prieur
est désormais Louis François de Conti,
qui, dans le grand salon d’assemblée dit des Quatre-Glaces, au rez-de-chaussée
de son hôtel, entre la salle de billard et la salle des Nobles, reçoit pendant
plus de vingt ans tout ce qui compte à Paris. Un tableau de Michel Barthélemy Olivier y montre, en
1766, l’un de ces thés à l’anglaise dont la maison est coutumière où, se
passant de domestiques, les dames font elles-mêmes le service. Les Goncourt, dans La Femme au 18e siècle,
réussissent à en nommer tous les personnages. « Cette charmante femme au
bonnet blanc et rose, au fichu blanc, à la robe d’un rose vif, au tablier à
bavette de tulle uni mettant sur le rose la trame blanche d’une rosée, cette
jolie servante qui sert de ce plat posé sur ce réchaud, s’appelle la comtesse de Boufflers. (…) Cette petite
personne qui passe, au premier plan du tableau, portant un plat, tenant une
serviette ; avec son petit chapeau de paille aux bords relevés, ses rubans
d’un violet pâle au chapeau, au cou, au corsage, aux bras, son fichu blanc, sa
robe d’un gris tendre, son grand tablier de dentelle, elle semble une bergère
d’opéra sur le chemin du petit Trianon : c’est la comtesse d’Egmont jeune, née Richelieu. (…) Le maître de la maison
lui-même, si connu pour sa répugnance à se laisser peindre, est là
représenté : par grande faveur, il a permis au peintre, pour que le
tableau fût complet, de montrer sa perruque et de le faire ressemblant de dos,
tandis qu’il cause avec Trudaine. Du
côté du prince de Conti un clavecin est ouvert que touche un enfant tout petit
sur un grand fauteuil : cet enfant sera Mozart. Et près de l’enfant, Jélyotte
chante en s’accompagnant de la guitare. »
Dans
cette maison où Voltaire fit ses débuts, Jean-Jacques trouve une oreille plus
sévère. Bachaumont note au 15
Janvier 1768 : « M. Rousseau
de Genève étant venu à Paris avec son Opéra des Neuf Muses, que les
nouveaux Directeurs lui ont demandé, il s’en est fait une répétition chez le
Prince de Conti au Temple, où l’on a conclu que cet Opéra n’était pas
jouable ».
De
la ville dans la ville à Paris unifié
L’enclos
du Temple, avec son église, son couvent, son cloître, ses vastes cours meublées
d’hôtels particuliers et de maisons d’artisans, reste une ville à part dans
Paris, presque un État, jouissant de privilèges spéciaux, d’une justice, d’une
police, d’une voirie particulières. C’est de ces atouts qu’entend profiter la
spéculation qui y construit « La Rotonde » en 1788, galerie ovale de
quarante-quatre arcades s’ouvrant devant
des boutiques dont le logement est à l’entresol, tandis que les étages
supérieurs sont faits de petits appartements.
Mais
la Révolution bouleverse les plans les mieux pensés, et c’est la famille royale
qu’on amène, le 13 août 1792, dans la partie moyenâgeuse de l’enclos, le donjon
massif dans son carré de tourelles à poivrières. Louis XVI y reste enfermé jusqu’au 21 janvier 1793, date de
son exécution. Marie-Antoinette y
demeure sept mois encore après la mort de son époux. Le dauphin y disparaît le
8 juin 1795, à 10 ans ; Madame
Élisabeth, sa tante, est alors guillotinée depuis treize mois. Seule Madame Royale, sa sœur, en réchappera,
échangée contre des prisonniers livrés par Dumouriez,
le 18 décembre 1795.
Les
Archives nationales, créées par l’Assemblée constituante, qui ont connu la
salle des Feuillants puis le couvent des Capucins, sont déposées au palais de
Soubise en 1808 ; doivent les y rejoindre celles de tous les pays de
l’Empire napoléonien. De l’hôtel de la maison de Guise il ne reste plus qu’un escalier
à la double croix de Lorraine. L’imprimerie royale de Richelieu, après les
Tuileries et le Louvre, est devenue nationale à l’hôtel de Toulouse, en
l’an II, avant de gagner l’hôtel de Rohan en 1811.
Le
donjon du Temple a été abattu dans le même temps et quatre hangars construits
devant la rotonde, faisant de l’ensemble un colossal marché aux puces : on
les désigne des sobriquets pittoresques de Palais-Royal pour la mode, Pavillon
de Flore pour le meuble, Pou-Volant pour la ferraille, et Forêt-Noire pour la
chaussure. On n’y parle à peu près que l’argot, et « être à court
d’argent » s’y dit, au choix, « nib de braise » ou « nisco
braisicoto ».
Louis XVIII fait don de
l’hôtel du Grand Prieur à la princesse de Condé qui y installe des
assomptionnistes. Madame Royale, rentrée avec la Restauration, a voulu, dit-on,
honorer la mémoire de ses parents en plantant des cyprès et un saule pleureur à
l’emplacement de la tour de leur captivité. Ce saule n’aurait disparu de
l’actuel square du Temple qu’autour de l’année 2000. Mais La Bédollière, qui décrit le jardin public juste après sa
création, ne cite « qu’un saule pleureur de 400 ans, et un groupe de
tilleuls, lieu de repos favori de Louis XVI qui, dans les beaux jours de
l’automne 1792, faisait, à leur ombre, répéter ses leçons au dauphin ». Haussmann, son commanditaire, est
encore plus sec dans ses Mémoires : « Il contient
quelques vieux arbres, conservés avec soin, et une pièce d’eau qu’alimente une
cascade tombant d’un rocher factice ».
Le
pouls du quartier se prend au Jardin turc, de ce côté-ci du boulevard du
Temple, et, de toute évidence, il est faible. Jouy, dans les années 1810, est frappé du contraste avec l’autre
trottoir : « Ici, tout était calme, sang-froid, gravité ; c’était
l’assemblée des oisifs du Marais : les uns, assis en cercle, discutaient un
exemple de longévité, sur la foi de la gazette de Presbourg, et le plus grand
nombre, regardant jouer au billard, attendait l’occasion de donner son avis sur
un carambolage équivoque ». Un guide de 1830 assure encore que « les
dames du Marais y viennent pour se distraire du silence et de l’ennui qui
règnent dans leur quartier désert ».
Et
voilà que très tard dans la soirée du 1er décembre 1851, Maxime Du Camp voit arriver chez lui un ami, très préoccupé :
il est passé vers minuit devant l’Imprimerie nationale, rue Vieille-du-Temple,
et il l’a vue entourée par une compagnie de la garde municipale, ce qui ne
présage rien de bon. Ce qu’il n’a pu voir, c’est, dedans, chaque ouvrier placé
entre deux gendarmes, qui, dans le silence obligatoire, compose un tout petit
fragment de texte sans signification. Le puzzle se reconstitue le lendemain
matin sur tous les murs de Paris : l’Assemblée nationale est dissoute.
Le
restaurant Bonvalet est à côté du Jardin turc. C’est là que Hugo a rendez-vous
avec Michel de Bourges et d’autres
députés qui croient encore que tout n’est pas perdu. « Tout à coup,
quelqu’un me poussa le bras, raconte Hugo. C’était Léopold Duras, du National. — N’allez pas plus loin,
me dit-il tout bas. Le restaurant Bonvalet est investi. »
À
l’occasion de l’Exposition universelle de 1867, dans le Paris-Guide que préface
Victor Hugo l’exilé, Paul de Kock
prend acte de l’unification de Paris : « C’est au boulevard du Temple
que commence le quartier que l’on appelait jadis le Marais. Paris avait alors
trois quartiers bien distinct, bien tranchés : le faubourg Saint-Germain,
la Chaussée d’Antin et le Marais. Le premier avait la prétention d’être habité
par la noblesse, le second par la finance, le troisième par la bourgeoisie.
Maintenant, toutes ces distinctions n’existent plus. Grâce aux démolitions de
ces vieilles ruelles que l’on appelait des rues, grâce aux constructions
modernes, aux voies nouvelles, aux boulevards qui traversent et relient
ensemble les quartiers les plus opposés, il n’y a plus qu’un Paris, et l’on
trouve des maisons aussi élégantes sur le boulevard Beaumarchais que sur le
boulevard Malesherbes, et dans la rue de Rivoli que dans la rue de Lyon ».
Il
y avait par là dans ce quartier / Le siège de la Première Internationale
Unifié,
Paris ? Déjà au Bal Montier, au premier étage du 6, place de la
Corderie-du-Temple (auj. 14, rue de la Corderie), se réunissent trois soirs par
semaine des chansonniers ouvriers de la société des Enfants du Temple. Quand,
entre mars et décembre 1869, se forme une Chambre fédérale des sociétés
ouvrières, qu’anime Eugène Varlin,
elle siège dans ce même bâtiment de la « Corderie ». À la guerre
renaît la section parisienne de l’Internationale, et c’est encore ici :
« Connaissez-vous, entre le Temple et le Château d’eau, pas loin de
l’Hôtel de Ville, une place encaissée, tout humide, entre quelques rangées de
maisons... au troisième étage, une salle grande et nue comme une classe de
collège ?... », demande Jules
Vallès, dans Le Cri du peuple du 27 février 1871.
Chez
Bonvalet, le patron des lieux, élu de Paris, s’efforce encore avec le poseur de
papiers peints Héligon, membre de
l’Internationale, avec Tolain, élus
eux aussi, de trouver un terrain d’entente entre l’Assemblée, qui siège
maintenant à Versailles, et le Comité central de la garde nationale. En vain.
Après
la Commune, le cabaret sans nom qui occupe le rez-de-chaussée de la Corderie,
connu dans tout l’arrondissement comme L’Assommoir, même s’il n’a pas
d’enseigne, inspire Zola, dont le
roman est aussitôt accusé « d’insulter la classe ouvrière » et voit
sa publication en feuilleton, dans Le Bien public du chocolatier Émile
Menier, interrompue.
À
deux pas, au 49, rue de Bretagne, dans un ancien immeuble de rapport édifié en
1778 sur une parcelle de l’hôpital des Enfants-Rouges, un café de la garde
nationale est devenu la gargote de l’Union des coopérateurs socialistes, et la
bâtisse la Maison commune du 3ème arrondissement. Au premier étage, une salle
tout en longueur dotée d’une petite scène. On y voit Lénine, dans les années 1910, conférencier ou auditeur d’« une
goguette révolutionnaire[5]
avec des chansonniers[6]
». À la fin de novembre 1911, il représente le Parti ouvrier social-démocrate
russe aux funérailles de Paul et Laura Lafargue, née Marx, dont le cortège funèbre, chargé d’immortelles
rouges, part de la Corderie, mené par Jean
Longuet, le fils de Jenny Marx,
deux des filles de Karl ayant épousé des internationalistes parisiens.
« Le dernier proudhonien et le dernier bakouniniste, que le diable les
emporte ! », bougonnait le papa.
C’est
49, rue de Bretagne qu’en janvier 1921, Louis
Aragon et André Breton viennent
adhérer au tout jeune parti communiste. « Il m’eût fallu une âme bien
mesquine / Pour ne pas me sentir cet hiver-là saisi / Quand au Congrès de Tours
parut Clara Zetkin / D’un frisson
que je crus être la poésie (...) Cet après-midi-là je fus rue de Bretagne (...)
Le ciel gris de Paris au sortir du local / J’errais. Il y avait par là dans ce
quartier / Le siège de la Première Internationale / On vient de loin, disait Paul Vaillant-Couturier », se
souviendra Louis Aragon dans Les Yeux et la Mémoire.
Quelque
temps plus tard, c’est Hô Chi Minh
qui vient profiter ici des goguettes de chaque premier dimanche des mois d’octobre
à mai, où il retrouve ses amis Voltaire
et Renan, vrais prénoms d’état civil
des fils de Radi, le gérant des
lieux. Boulevard du Temple, et jusqu’au coin de la rue Charlot, le Jardin turc
et le restaurant Bonvalet viennent d’être remplacés par le restaurant et la
brasserie de l’Union des coopératives au bas de la Maison de la coopération.