LE BONNET ROUGE DU VIEUX DICO : L'ARGOT


Ce n’est pas moi qui le dis, bien sûr, c’est Hugo, qui aurait dû plus logiquement écrire : j’ai mis une niolle* au vieux dictionnaire.

*En 1788 avait été construit dans l’enclos du Temple, « La Rotonde », une galerie ovale de 44 arcades s’ouvrant devant des boutiques dont le logement est à l’entresol, tandis que les étages supérieurs sont faits de petits appartements (les encadrements de pierre des entrées latérale de l’actuel Marché du Temple en sont les vestiges). Au début du 19e siècle, quatre hangars construits devant cette rotonde font de l’ensemble un colossal marché aux puces : on les désigne des sobriquets pittoresques de Palais-Royal pour la mode, pavillon de Flore pour le meuble, Pou-Volant pour la ferraille, et Forêt-Noire pour la chaussure. On n’y parle à peu près que l’argot, et « être à court d’argent » s’y dit au choix « nib de braise » ou « nisco braisicoto ». Tromper un client : monter un gandin. Venir vendre ses vêtements : bibeloter ses frusques. S’habiller : se renfrusquiner. Le chapelier : un niolleur, le chapeau d’homme étant une niolle. Le marchand qui répare et revend les vieux habits : un resuceur ou rebouiseur

Les Misérables (1862) T IV, L 7, chap. 1 : "Lorsqu'il y a trente-quatre ans, le narrateur de cette grave et sombre histoire introduisait au milieu d'un ouvrage écrit dans le même but que celui-ci un voleur parlant argot, il y eut ébahissement et clameur. – Quoi! comment! l'argot! Mais l'argot est affreux! mais c'est la langue des chiourmes, des bagnes, des prisons, de tout ce que la société a de plus abominable! etc., etc., etc.
Nous n'avons jamais compris ce genre d'objections.
Depuis, deux puissants romanciers, dont l'un est un profond observateur du coeur humain, l'autre un intrépide ami du peuple, Balzac et Eugène Sue, ayant fait parler des bandits dans leur langue naturelle comme l'avait fait en 1828 l'auteur du Dernier jour d'un condamné, les mêmes réclamations se sont élevées. On a répété: – Que nous veulent les écrivains avec ce révoltant patois? l'argot est odieux! l'argot fait frémir!"

Dans le n° 346 du Réformateur (20 septembre 1835), François-Vincent Raspail, après de nombreuses lettres consacrées aux prisons, fait paraître le glossaire d'argot qu'il a recueilli à la Force. On en lira ci-dessous quelque 90%:

Abouler de faire une chose : venir de faire une chose ;
Accroche cœurs : favoris ;
Achar : acharnement ;
Affranchir : connaître une chose, un truc.
Affranchi : celui qui est au courant, au parfum.
Affure : gain
Affurer : gagner.
De l’ancre, de l’anis : là où on dirait aujourd’hui Des clous !
Argot ou Arguche ou Jar ou Bigorne : patois dont se servent entre eux les voleurs ou les filles de joie.
Arpion : doigt ;
Auto : autorité ;
Balancer dans la lance : jeter à l’eau ;
Barbillon : mac, macro, proxo, proxénète, homme vivant des filles de joie.
Baron : compère du bonimenteur qui fait le niais pour attirer le client.
Blave : mouchoir ; Blavin : bonnet.
Blot : manière, (du même Blot : de même manière).
Bocson : cabaret.
Bogue : montre ordinaire.
Bonjourier : voleur qui s'introduit dans les logements ouverts, où, s'il rencontre quelqu'un, s'excuse en saluant (bonjour) et en prétextant qu'il s'est trompé.
Bonnir : dire, assurer ; je te bonnis : je t ‘assure.
Bouloter : assister ; mon dabe me boulote au clou : mon père m’assiste en prison.
Brêmes : cartes.
Broquille : minute.
Cambriolle, ou cambriotte, ou piaule, ou boîte : maison ou hôtel.
Came, Camelotte : marchandise volée.
Carambouille : vente d'une marchandise qui n'est pas à soi.
Carouble : pince ou fausse clé.
Caroubleur : voleur à l'aide du carouble ou monseigneur, qui fait sauter les portes et les fenêtres, ou les ouvre à l'aide de fausses clefs.
Carre, ou Planque : cachette.
Carreur, ou Charrida, demande de la monnaie pour une pièce d’or ou d’argent et part avec et le change et la pièce.
Cave, Cavé ou Pantre : dupe facile ;
Chanteur : celui qui fait chanter, homme qui à l’aide d’un Adonis attire des sodomites et finit par les faire contribuer selon leur fortune, en les menaçant de les dénoncer, ou même en les dénonçant à un faux commissaire.
Charrieur : homme qui trompe les passants (les pantres) et les amène dans un piège, en feignant une conversation avec un camarade qui fait le niais, l'étranger et se nomme  l’Américain, et un autre le jardinier.
Chasses : yeux.
Clou : prison
La Cogne : la gendarmerie.
Coltiner : porter.
Corner, ou Dauser : sentir mauvais.
La Courtange : la Courtille.
Cramper : voir Entifler, Repasser.
Dabe : père. Dabuze : la mère ; le grand dabe : l’Être suprême.
Daufe, Daufier, Engin, Nœud : parties génitales de l’homme.
Détourneur : le voleur qui vole les objets à l'étalage, au-devant d'une boutique.
Douilles : cheveux ; douilles savonnés : cheveux blonds.
Enganter une bogue : voler une montre.
Entifler : avoir commerce avec une femme. (Cramper ou Repasser.)
Entraver : comprendre.
Esbrouffer : faire des embarras.
Escarpe : assassin.
Estourbir : tuer.
Fade : part, lot dans un partage.
Fade, Grimpant : pantalon.
Faufière : tabatière.
Fialles : voir Passifs.
Flouer : tricher en jouant, duper quelqu'un.
Fourgua, Fourgue : receleur, marchand qui achète les objets volés aux voleurs.
Fourlourd, Bouffarde : pipe.
Frangin, Frangine : frère, sœur.
Godiller : bander. (On dit aussi Être tout en nœud)
Gonze, Gonzesse: comme Pantre = dupe.
Gouèpeur : vagabond sans gîte, bohémien qui dort la nuit dans les carrières de Montmartre et de Montfaucon.
Grabuge, Pet : danger.
Grinche, Grincheur, Pègre : terme générique pour voleur, voleuse.
Icigo : ici.
Jaspiner : parler, causer.
Jonc, Cigne : l’or.
Labago, ou Lago : là-bas.
Larton : pain ; larton savonné (ou Mousseline): pain blanc.
Limace, Lime : chemise.
Lingue ou Surin ou Vingt-deux : couteau, lame.
Lourde : porte.
Macaron : celui qui trahit ses camarades.
Maquecé : la mère, proxénète, femme vivant des filles de joie.
Masseur, ou Taupier : ouvrier.
Moucharde : la lune.
Mouniche : partie génitale de la femme.
Naze, Nazicot : nez.
Nixquo : rien du tout.
Pantin, Pantruche : Paris ;
Pantre, ou Panture, ou Gonze : la dupe
Paumer, Être en drêche : perdre au jeu.
Pègre, Pégrillon, Grinche : voleur, petit voleur, grand voleur de profession.
Picton : vin.
Plombe : heure.
Poivre (piler du) : voler un homme ivre.
Postiche (faire) : faire semblant de se battre pour ramasser du monde.
Profondes, Vallades : poches. Profonde : également une cave.
Raille, Recoqueur, Rousse, Roussin, Macaron, Mouche : mouchard.
La Raille, la Rousse : la police ;
Ramastic (le) : manière de voler par compérage, en feignant de trouver quelque chose de prix, que le passant va faire estimer pour en débourser la moitié au voleur.
Reluquer : regarder ;
Rengracier : finir.
Roulotier : voleur qui dévalise les voitures sur la grande route.
Sapin : fiacre ;
Sapiner, Aller en sapin : aller en fiacre.
Seszigues : elle ou lui.
Tante : homme qui a les goûts des femmes ; la femme des prisons d'hommes,
Tauper : travailler.
Tésigue, tésigo : toi
Tireur, ou Fourline, ou Fourlineur; voleur dont la spécialité est de fouiller dans les poches, d’enlever les portefeuilles et de tirer les montres hors du gousset.
Trèfle : tabac
Trépe : peuple.
Trimard ou grand trimard : grande route ou grande rue
Tripette : rien, des nèfles.
Trou d’Aix : anus
Vanternier : voleur à l'escalade par les fenêtres (vanternes).
Zig : un bon enfant.

Chez Balzac, (Scènes de la vie parisienne. Splendeurs et misères des courtisanes (1838-47). 4, La dernière incarnation de Vautrin) l’emploi de l’argot vire au poème lettriste totalement imbitable :
« - N'y a-t-il pas ici des cuisiniers ? Allumez vos clairs, et remouchez ! (voyez et observez !) Ne me connobrez pas, épargnons le poitou et engantez-moi en sanglier (ne me connaissez plus, prenons nos précautions et traitez-moi en prêtre), ou je vous effondre, vous, vos largues et votre aubert (je vous ruine, vous, vos femmes et votre fortune).
- T'as donc tafe de nozigues (tu te méfies donc de nous ?) dit Fil-de-Soie. Tu viens cromper ta tante (sauver ton ami).
- Madeleine est paré pour la placarde de vergne (est prêt pour la place de Grève), dit La Pouraille. (…)
- C'est lui qui a rincé la profonde (la cave) de la fille ! dit Fil-de-Soie à l'oreille du Biffon. On voulait nous coquer le taffe (faire peur) pour nos thunes de balles (nos pièces de cent sous).
- Ce sera toujours le dab des grands fanandels, répondit La Pouraille. Notre carle n'est pas décaré (envolé).
La Pouraille, qui cherchait un homme à qui se fier, avait intérêt à trouver Jacques Collin honnête homme. Or, c'est surtout en prison qu'on croit à ce qu'on espère !
- Je gage qu'il esquinte le dab de la Cigogne ! (qu'il enfonce le procureur-général), et qu'il va cromper sa tante (sauver son ami), dit Fil-de-Soie.
- S'il y arrive, dit le Biffon, je ne le crois pas tout à fait Meg (Dieu) ; mais il aura comme on le prétend, bouffardé avec le boulanger (fumé une pipe avec le diable).
- L'as-tu entendu crier : Le boulanger m'abandonne ! fit observer Fil-de-Soie.
- Ah ! s'écria La Pouraille, s'il voulait cromper ma Sorbonne (sauver ma tête), quel viocque (vie) je ferais avec mon fade de carle (ma part de fortune), et mes rondins jaunes servis (et l'or volé que je viens de cacher).
- Fais sa balle ! (suis ses instructions) dit Fil-de-Soie.
- Planches-tu (ris-tu) ! reprit La Pouraille en regardant son fanandel.
- Es-tu sinve (simple), tu seras raide gerbé à la passe (condamné à mort). Ainsi, tu n'as pas d'autre lourde à pessiguer (porte à soulever) pour pouvoir rester sur tes paturons (pieds), morfiler , te dessaler , et goupiner encore (manger, boire et voler), lui répliqua le Biffon, que de lui prêter le dos !
- V'là qu'est dit, reprit La Pouraille, pas un de nous ne sera pour le dab à la manque (pas un de nous ne le trahira), ou je me charge de l'emmener où je vais...
- Il le ferait comme il le dit ! s'écria Fil-de-Soie. »

A Sue, on doit entre autres le Chourineur, remis dans la langue par la traduction de l’Opéra de 4 Sous avec la chanson de Macky le chourineur. Certains rattachent le mot à un churi tzigane mais Duveau explique tranquillement que l’informateur de Sue était auvergnat et que quand il prononçait surineur avec l’accent de chez lui, l’auteur des Mystères de Paris (1842-43) notait dans ses calepins ce qu’il entendait, à savoir : chourineur !

Chez Hugo, dans les Misérables, ça donne par exemple la leçon d'argot dans l’éléphant de la Bastille, voir, sur ce blog : De l’éléphant de Gavroche à l’ange de Paul Valéry.

Puis l’argot parisien se subdivise encore en argot des barrières et en argot du Temple : « Thénardier vit passer devant ses yeux quelque chose qui ressemblait à l'espérance, ces hommes parlaient argot.
Le premier disait, bas, mais distinctement :
- Décarrons. Qu'est-ce que nous maquillons icigo ?
Le second répondit :
- Allons nous en. Qu'est-ce que nous faisons ici ?
- Il lansquine à éteindre le riffe du rabouin. Et puis les coqueurs vont passer, il y a là un grivier qui porte gaffe, nous allons nous faire emballer icicaille.
Ces deux mots, icigo et icicaille, qui tous deux veulent dire ici, et qui appartiennent, le premier à l'argot des barrières, le second à l'argot du Temple, furent des traits de lumière pour Thénardier. À icigo il reconnut Brujon, qui était rôdeur de barrières, et à icicaille Babet, qui, parmi tous ses métiers, avait été revendeur au Temple.
L'antique argot du grand siècle ne se parle plus qu'au Temple, et Babet était le seul même qui le parlât bien purement. Sans icicaille, Thénardier ne l'aurait point reconnu, car il avait tout à fait dénaturé sa voix. (…)
Brujon répliqua presque impétueusement, mais toujours à voix basse :
- Qu'est-ce que tu nous bonis là ? Le tapissier n'aura pas pu tirer sa crampe. Il ne sait pas le truc, quoi ! Bouliner sa limace et faucher ses empaffes pour maquiller une tortouse, caler des boulins aux lourdes, braser des faffes, maquiller des caroubles, faucher les durs, balancer sa tortouse dehors, se planquer, se camoufler, il faut être mariol ! Le vieux n'aura pas pu, il ne sait pas goupiner!
Babet ajouta, toujours dans ce sage argot classique que parlaient Poulailler et Cartouche, et qui est à l'argot hardi, nouveau, coloré et risqué dont usait Brujon ce que la langue de Racine est à la langue d'André Chénier :
- Ton orgue tapissier aura été fait marron dans l'escalier. Il faut être arcasien. C'est un galifard. Il se sera laissé jouer l'harnache par un roussin, peut-être même par un roussi, qui lui aura battu comtois. Prête l'oche, Montparnasse, entends-tu ces criblements dans le collège ? Tu as vu toutes ces camoufles. Il est tombé, va ! Il en sera quitte pour tirer ses vingt longes. Je n'ai pas taf, je ne suis pas un taffeur, c'est colombé, mais il n'y a plus qu'à faire les lézards, ou autrement on nous la fera gambiller. Ne renaude pas, viens avec nousiergue, allons picter une rouillarde encible.
- On ne laisse pas les amis dans l'embarras, grommela Montparnasse.
- Je te bonis qu'il est malade, reprit Brujon. À l'heure qui toque, le tapissier ne vaut pas une broque ! Nous n'y pouvons rien. Décarrons. Je crois à tout moment qu'un cogne me ceintre en pogne ! »
Pour mettre cette page en situation, au Temple, voir Traversées de Paris, p.501-502.

Le sublime qui fait le sous-titre de mon Paris ouvrier, vient de Denis Poulot et, à en croire celui-ci, d’un calembour sur les paroles d’une chanson : dans l’expression sublime ouvrier, dont son auteur, Hippolyte Tisserand, désigne le Dieu de la Création, le prolétaire a feint de comprendre que sublime y  qualifiait l’ouvrier. Mieux, au terme de ce détournement goguenard, l’ouvrier se retrouvait non seulement sublime mais encore l’élu de Dieu. Les deux derniers vers disaient « Le gai travail est la sainte prière / Qui plaît à Dieu, ce sublime ouvrier. » Mais quand Poulot, contre-coup d’une boîte, se refuse à embaucher deux bellevillois fiérots, il s’entend répondre : «  Tu ne sais donc pas espèce d’aristo, mufe, triple muselé que ce qui plaît à Dieu, c’est le sublime ouvrier ? » Pour que la plaisanterie fonctionnât, il fallait que les références fussent partagées ; c’est dire si la chanson était populaire. Ainsi, « le sublime » devint un type, et donna son titre au livre de Denis Poulot : Le Sublime, ou le travailleur comme il est en 1870 et ce qu’il peut être.
A lire Pierre Cogny, le mot « ne fit pas fortune et, dans son Dictionnaire des Argots, Esnault note qu’il est resté « exclusivement littéraire ». Il n’a pas été repris, à ma connaissance du moins, dans les autres dictionnaires d’argot ».
Outre le sublime, Poulot nous livre quantité de mots de cet argot que parle précisément le sublime :  « Un mufe, modification de mufle, c’est un crétin, un lâche, un pignouf, écrit Poulot ; celui qui n’est pas de votre avis est un mufe ou un roussin. » Mufe, roussin (c’est-à-dire flic) ou aristo sont ainsi servis à tout bout de champ. A l’atelier, faire un lou, c’est massacrer une pièce ; le patron est bien sûr le singe, le mot est resté ; quand il met ses ouvriers au chômage, il les envoie à la comédie...  Aux cartes, au piquet le plus souvent, on a une quinte mangeuse portant son point dans l’herbe à la vache, à carreau : une tierce majeur dans les vitriers ; un as est un borgne, un roi est un bœuf, une dame est une colombe ou une crinoline, un valet est un larbin savonné ; mais 93 (points), c’est avoir la révolution, ou l’An un de la République, et l’on retrouve là le même écho qui fait d’aristo l’un des péjoratifs les plus fréquents. Les dominos sont l’occasion, quand l’on a du jeu, de faire la traite des blancs de Saint-Domingue, et d’aligner une cohorte de héros noir : Toussaint-Louverture pour le double six, Soulouque pour le 5/6, Geffrard pour le double cinq, sans compter Alexandre Dumas, appelé traditionnellement M. six blancs. »
Pour saisir l’aspect référentiel de certaines de ces expressions, il faut savoir que Mirabeau en 1791, parlait de « démuseler le peuple » (et du coup le Sublime traite évidemment son contre-coup de triple muselé), que Faustin Soulouque était, comme Toussaint-Louverture, un Haïtien, esclave, qui s’était fait proclamer empereur en 1849, et que Geffrard l’avait renversé en 1859 pour garder la présidence jusqu’en 1867. Savoir aussi que siffler au disque, quand on est cheminot, c’est demander que la voie vous soit ouverte ; le soir à la maison, c’est demander à sa femme de se laisser aimer. Et concernant le roussin, que la Préfecture de Police, siège de « la Rousse », la police secrète, est située de 1842 à 1871 où la Commune y mettra le feu, rue de Jérusalem, notre actuel quai des Orfèvres. D’où l’expression : - Ta, ta, ta, tu manigances quelque chose avec la rue de Jérusalem...

Zola, pour son Assommoir (1877), - « J’ai fait parler les ouvriers de nos faubourgs comme parle la grande majorité d’entre eux » -, a retenu 41 mots du Sublime de Poulot, il en a trouvé 650 dans le Dictionnaire de la langue verte de Delvau.

La Chanson des gueux, de Jean Richepin, est dès l’édition de 1881 au moins suivie d’un glossaire argotique. Voir, sur ce blog, Jean Jaurès et le Sentier cycliste.

Marchands en longues blouses bleues et bouchers en tabliers blancs de la Villette parlent le « loucherbem », (prononcez « louchébem », seuls les sons comptent), cet argot, ce verlan dont ils sont les premiers inventeurs, et qui consiste à commencer tous les mots par un l, à renvoyer au bout du mot la lettre que ce l a remplacée, et à y ajouter encore une terminaison qui peut-être, au choix, -ème, -ji, -oque, ou -muche. C’est ainsi qu’avec « boucher » on obtient « loucherbem » et, avec « fou », « loufoque ».
Hélas, les bouchers de la Villette ne se bornent plus, à la fin du siècle, à jouer de l’anagramme, ils se sont mis à la tige d'acier gainée de bambou, emmanchée dans un pommeau du même métal, gros comme une boule de billard, le tout pesant cinq bon kilos, baptisé « canne antisémite ». Le marquis de Morès a recruté parmi eux les gros bras de sa Ligue antisémitique, et de ses complots monarchistes que financent Boni de Castellane et le duc d’Orléans, auquel on fait tâter des biceps à la hauteur des sommes qu’on lui réclame.
Le 20 août 1898, les bouchers descendent en ville pour dégager Jules Guérin, leur chef, retranché dans son Grand Occident de France, au 51, rue de Chabrol. « Les amis de Morès (...) mille cinq cents chevillards et garçons bouchers de la Villette, disciplinés, armés, déterminés », rapporte le préfet de police Lépine dans ses Souvenirs, « allaient-ils s'engouffrer en masse (...) jusqu'au fort Chabrol, délivrer Guérin ? C'était évidemment leur dessein et ils ne se seraient arrêtés qu'à l'Elysée ».
La garde à cheval aura finalement raison des putschistes supposés, mais si l’on en croit les chiffres du préfet, à une époque où 3 000 personnes y travaillent, c’est la moitié des abattoirs de la Villette qui sert chez les nervis anti-dreyfusards.

C’est rue des Haies, le 6 janvier 1902, qu’est découvert un véritable arsenal, nécessaire à l’affrontement, qui a Casque d’Or pour objet, de la bande des Popincourt, commandée par Leca, et de celle des Orteaux, dont le chef est Manda (Joseph Pleigneur). Casque d’Or (Amélie Hélie), finira dans une maison de tolérance du quartier de l’Europe (2, rue de Londres), tandis que les hommes partiront pour le bagne. C’est à cette occasion que le journaliste Arthur Dupin lança le mot « apaches ». Une dizaine d’années plus tôt, il n’était chez Verlaine, comme « canaque », que le synonyme de sauvage : « fou, braque, orgiaque, / En apache, en canaque / Ivre de tafia », dans Odes en son honneur, 1893. Il se retrouvera, au sens de Dupin, sous la plume de Gustave Hervé, en février 1910, à propos de Jacques Liabeuf, dans un article, « L’exemple de l’apache », qui vaudra à son auteur quatre ans de prison ! Jacques Liabeuf, 20 ans, ouvrier cordonnier, grandi sur le Sébasto qui, arrêté une fois pour proxénétisme prétendu, s’était vengé plus tard sur un ou plusieurs policiers, sera lui guillotiné à la Santé, en juillet. Victor Serge assiste à l’exécution avec Rirette Maîtrejean, René Valet, et le vieil Edouard Ferral, une sorte de clochard de la Maub, l’un de ceux qui « descendaient en droite ligne des premiers truands de Paris » ; Jaurès est à demi-assommé dans les échauffourées qui s’ensuivent, un agent y est tué.
Apaches et Canaques étaient des figures de sauvages mais aussi d’insurgés. 5 000 communards ont été déportés en Nouvelle-Calédonie, dont Louise Michel, mais parallèlement, le gouvernement multiplie l’octroi de concessions pour attirer des colons, ce qui aboutit à l’insurrection des Canaques en 1878.
Les grandes batailles des Apaches (ceux d’Amérique du Nord) datent à peu près de la même époque : les années 1881-86. Ont-elles été soutenues par le mouvement ouvrier parisien, comme l’ont été les Nordistes antiesclavagistes vingt ans plus tôt ? J’avoue mon ignorance sur ce sujet.

J’ai en revanche une théorie sur l’expression 22, (v’la les flics !) : La loi du 10 avril 1834 relative à la liberté (sic) de la presse et au droit de réunion prohibait toutes celles « qui excédaient 21 personne », - d’où peut-être l’expression de « 22 ! » pour avertir de l’arrivée des flics, puisque c’est avec ce chiffre que commençait l’infraction susceptible d’être réprimée par eux. Sur le même mode de fonctionnement linguistique, Poulot ne raconte-t-il pas qu’à l’atelier « quand il y a un nouvel embauché [qui doit payer sa tournée de bienvenue] on crie 19, par contigüité avec 20 (phonétiquement « vin ») » ?

Il y a aussi tout l’argot lié aux fortifs : zone, employé absolument n’est que l’abréviation de « zone non aedificandi » (non constructible), et se dérive en zonard, etc.  Escarpe (truand) vient sans doute du talus des fortifications (l’antonyme de la contrescarpe, alors que le Robert le rattache au provençal escarpi « écharper »). La pierreuse est la prostituée du bas de l’échelle qui travaille directement sur les talus de pierre.

L'argot du théâtre, argot de métier, a son "côté cour" et son "côté jardin" comme le marin a bâbord et tribord. Pour latéraliser avec les acteurs, il faut se rappeler qu'il y eut un palais des Tuileries s'étirant du pavillon de Marsan au pavillon de Flore et, dedans, cette "salle des machines" qui abrita la Comédie française et l'apothéose de Voltaire avant la Révolution, puis redevint salle de spectacles du 1er au 2nd empire. La scène en était adossée au mur sud de Marsan, le jardin (des Tuileries) était donc à gauche pour le spectateur, à droite pour l'acteur, et la cour (du Carrousel) à droite pour le spectateur et à gauche pour l'acteur.