Les surréalistes : des amis exclusifs I.

(onzième épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)


« Ils se sentaient voisins par les cent détails qui distinguent une génération des précédentes. Leurs mœurs, leurs sensibilités, leurs goûts étaient contemporains. Leurs aînés vivaient dans les cafés et demandaient à des philtres divers l’embellissement de leurs jours. Eux, ne se plaisaient que dans la rue et si, par hasard, ils s’arrêtaient à des terrasses, ils n’y buvaient que de la grenadine pour la belle couleur de cette boisson. » Aragon, Anicet ou le Panorama.
« [Le] romantisme, dont nous voulons bien, historiquement, passer aujourd’hui pour la queue » écrit dans le Second manifeste André Breton, qui souhaitera que « le centenaire de 1830 se marque à l’intérieur du surréalisme par des violences ».

Monnier avant Adrienne, même adresse. Grasset, 1897; Gallica
En septembre 1917, Louis Aragon, PCN achevé et en première année de médecine, est mobilisé au Val-de-Grâce ; au-delà d’une vitre, il aperçoit quelqu’un qui semble aussi peu concerné que lui par un bizutage en cours : « Nous avons été présentés l’un à l’autre, me semble-t-il, il y a de cela quelque temps, rue de l’Odéon, chez Melle Monnier, vous lisiez un numéro des Soirées de Paris ». André Breton, bien qu’il ne soit que de dix-huit mois son aîné, a déjà passé plus de deux ans sous les drapeaux, d’abord au service de santé de Nantes puis au centre psychiatrique de la IIe armée à Saint-Dizier.
Le lendemain, les deux jeunes gens descendent et remontent interminablement le boulevard Raspail, intarissables : ils étaient l’un et l’autre, sans se connaître, à la première des Mamelles de Tirésias, le 24 juin, au conservatoire Renée Maubel, rue de l’Orient, à Montmartre, où Jacques Vaché, en uniforme d’officier anglais, revolver au poing, « parlait de tirer à balles sur le public », et le public, ce soir-là, c’était Adrienne Monnier, la libraire, Sylvia Beach, son amie et Cyprian, la sœur de celle-ci, qui avait interprété Belle-Mirette dans la série Judex de Louis Feuillade...
Breton était en relation avec des hommes comme Apollinaire, qu’il avait rencontré au lendemain de sa trépanation, le 10 mai 1916, et qu’il devait revoir presque chaque jour jusqu’à sa mort, Max Jacob, Paul Valéry, André Derain, et Marie Laurencin. Ils s’arrangèrent pour être voisins de lit, et faire leurs gardes ensemble, au cours desquelles ils se lisaient à haute voix les Chants de Maldoror, et souvent à tue-tête pour couvrir les cris des fous du « 4e Fiévreux », rendus plus fous encore par les alertes aériennes : « Heureux celui qui dort paisiblement dans un lit de plumes arrachées à la poitrine de l’eider, sans remarquer qu’il se trahit lui-même. Voilà plus de trente ans que je n’ai pas dormi... »
Nul texte n’aurait pu tomber plus à propos : Breton était insomniaque dès l’adolescence et Aragon « paraissait ne jamais avoir besoin de dormir. » « Je cherche toujours la fatigue » dira-t-il à Matthew Josephson, auquel il semblait qu’il connaissait « chaque maison, chaque pierre de Paris » quand il le faisait marcher, la nuit durant, de Montparnasse à Montmartre.

Kraepelin et Freud m’ont donné des émotions très fortes.

 Breton présente à Louis Aragon ses amis : Théodore Fraenkel, condisciple du lycée Chaptal puis de la fac de médecine, Philippe Soupault, un fils de grands bourgeois liés à la famille Renault, dont le père est gastro-entérologue des hôpitaux, et peut-être Paul Éluard, dont il vient de faire la connaissance par Jean Paulhan. Éluard, à 22 ans, est marié depuis février avec Héléna Diakonova, dite Gala, qu’il connaît depuis ses 17 ans et le sanatorium de Davos où ils ont passé ensemble plus d’une année. Ils attendent un enfant, Cécile naîtra le 11 mai 1918, et ils habiteront au 4ème étage du 3 rue Ordener, trois étages au-dessus des parents de Paul.
Aragon, Breton et Soupault décident de fonder une revue « pendant l’hiver de 1917-18, le long du boulevard Flandrin, comme André Breton venait de montrer à Philippe les lettres de Jacques Vaché et que nous traînions dans la fumée du chemin de fer de ceinture », racontera Louis Aragon. Les jeunes gens, en attendant, donnent quelques articles à SIC, et à Nord-Sud. Aragon, nommé médecin auxiliaire en avril 1918, est envoyé au front en juin ; Breton, qui a raté l’examen, reste plus près de Paris, cantonné à Saint-Mammès, à côté de Moret-sur-Loing.
C’est en Alsace, qu’Aragon reçoit l’annonce que leur revue, Littérature, va sortir grâce à l’argent réuni par Philippe Soupault. Le premier numéro, publié le 19 mars, réunit sous une couverture austère : Gide, Valéry, Léon-Paul Fargue, André Salmon, Reverdy, Cendrars, Paulhan, Max Jacob et des nostalgies de jeunesse : « Je te regrette, ô ma rue Ravignan !... » Littérature est en dépôt général chez Adrienne Monnier, au 7 rue de l’Odéon, à la Maison des amis des livres.
Au cours de la permission qui suit, Aragon consacre deux soirées à relire avec Breton les Vingt-cinq poèmes de Tzara, dont il rend compte dans le second numéro de Littérature : la revue soutient Dada. Breton correspond avec Zurich : « J’ai fait peu de philosophie : une classe de collège et quelques lectures, mais la psychiatrie m’est très familière (je suis étudiant en médecine, quoique de moins en moins). Kraepelin et Freud m’ont donné des émotions très fortes. » L’année précédente, Breton a fait fonction d’interne provisoire, à la Pitié, dans le service de Babinski, l’élève préféré de Charcot, le grand patron d’une nouvelle neurologie.
Meurisse, 1920. Gallica
Aragon, enterré dans les tranchées, a la nostalgie des salles obscures, celles de l’Electric-Palace, du boulevard des Italiens, et des Folies-Dramatiques, cet ancien théâtre et Opéra populaire du 40 rue René Boulanger, où avaient été créées des opérettes comme la Fille de Mme Angot ou les Cloches de Corneville, heureusement remplacées par la moderne invention des frères Lumière. Dans le Film, la revue de Louis Delluc, il rappelle l’influence du septième art sur ses devanciers : « Avant l’apparition du cinématographe, c’est à peine si quelques artistes avaient osé se servir de tout ce qui chante notre vie, et non point quelque artificielle convention, ignorante du corned-beef et des boîtes de cirage. Ces courageux précurseurs, qu’ils fussent peintres ou poètes, assistent aujourd’hui à leur propre triomphe, eux qu’un journal ou un paquet de cigarettes savait émouvoir. Ces lettres qui vantent un savon valent les caractères des obélisques ou les inscriptions d’un grimoire de sorcellerie : elles disent la fatalité de l’époque. »

Notre bouche est plus sèche que les plages perdues.

Quand il rentre à Paris, démobilisé, vers la mi-juin 1919, - Éluard l’a été un mois plus tôt-, Breton l’entraîne à La Source, un café du boulevard Saint-Michel, et lui lit les quatre premiers chapitres des Champs magnétiques : « Notre bouche est plus sèche que les plages perdues ; nos yeux tournent sans but, sans espoir. Il n’y a plus que ces cafés où nous nous réunissons pour boire ces boissons fraîches, ces alcools délayés et les tables sont plus poisseuses que ces trottoirs où sont tombées nos ombres de la veille... » 
Dans ce même café, Breton et Soupault ont noirci ce papier huit à dix heures par jour, la fatigue devant jouer son rôle et les plonger dans un état second, en essayant successivement plusieurs méthodes : écrire en alternance des phrases ou des paragraphes ou rédiger chacun de son côté et confronter les résultats. « J’écoutais donc, se souviendra Aragon. Cela était inscrit sur des cahiers d’écolier. André s’était placé de façon à ce que, d’où j’étais, je ne puisse voir l’écriture, savoir par l’écriture de qui était cette phrase, ce passage. Ils avaient écrit cela ensemble. André craignait apparemment que j’en eusse quelque agacement... »
Aussitôt, Aragon se met à son tour, dans ce même café, à l’écriture automatique. Il reprend ses études, il vit toujours chez sa mère, à Neuilly, d’où il vient en tram jusqu’au café basque Certâ, passage de l’Opéra, nouveau point de rencontre. « C’est ce lieu où vers la fin de 1919, un après-midi, André Breton et moi, écrira Aragon dans le Paysan de Paris, décidâmes de réunir désormais nos amis, par haine de Montparnasse et de Montmartre, par goût aussi de l’équivoque des passages, et séduits sans doute par un décor inaccoutumé qui devait nous devenir si familier ; (...) les tables n’y sont pas des tables, mais des tonneaux. Autour des tonneaux sont groupés des tabourets cannés et des fauteuils de paille ; presque chaque fauteuil de paille est différent de son voisin... »
Martial, 1877. Gallica
Un décor kitsch, un lieu suranné : c’est au Second Empire que ce passage était à la mode, quand il reliait le boulevard des Italiens à la rue Le Peletier où était l’Opéra jusqu’en 1867, et que l’on y trouvait l’un des premiers pâtissiers et confiseurs, « le Gâteau d’amandes », et l’un des premiers restaurants : l’ancien restaurant Leblond. S’y trouve désormais un Théâtre moderne, une scène érotique aux canevas immuables, - « un prétexte quelconque, fête du harem, album de photographies feuilleté en chantant, suffit pour faire défiler cinq ou six femmes nues qui représentent les parties du monde ou les races de l’empire ottoman » -, dont le chef-d’œuvre, Fleur-de-Péché, sera évoqué aussi bien par une note de Soupault dans Littérature que par Aragon dans le Paysan de Paris. Et le passage de l’Opéra offre encore une marchande de mouchoirs et un marchand de timbres-poste, un coiffeur qui eut pour clients les Goncourt, Horace Vernet et peut-être Courbet, une maison close et des péripatéticiennes.

Il n’y a personne des Dadas, Monsieur.

Le Passage des Panoramas, voisin, avait été lui aussi un passage à filles, et même le haut lieu des plus chères, comme on peut le lire dans Nana. Du coup c’est là que, le 29 mars 1881, la police des mœurs qui avait tous pouvoirs et ne faisait pas le détail, avait interpellé une dame qui y stationnait dans l’attente de ses enfants. La méprise avait entraîné une relance de la campagne contre la police des mœurs et Mme Eyben, la victime, avait demandé l’autorisation de poursuivre le préfet de police, Louis Andrieux, sans succès, ce dernier étant aussi parlementaire. Mais le préfet avait dû supprimer sa brigade spécialisée puis, la presse de gauche ayant donné à entendre qu’il était compromis dans un scandale de mœurs, démissionner. Louis Andrieux était le père naturel d’Aragon qui, en choisissant le Certâ, commémorait en quelque sorte journellement et sans le savoir, dans la mesure où les faits remontaient à plus de seize ans avant sa naissance, la chute du policier des mœurs, son père.
Quand Aragon téléphone au Certâ et que ses amis n’y sont pas encore, il entend la caissière lui répondre le plus naturellement du monde : « Il n’y a personne des Dadas, Monsieur. » Justement, l’inventeur du Dada, Tristan Tzara, le Roumain explosif à tête de nihiliste slave qu’accentue un lorgnon, arrive à la gare de l’Est le 19 janvier 1920, et ils l’y attendent comme fut attendu Rimbaud, « cet adolescent sauvage qui s’abattit au temps de la Commune sur la capitale dévastée ». Tzara refuse toute filiation : « quelques amis et moi, nous pensions n’avoir rien de commun avec les futuristes et les cubistes », a-t-il répondu à la NRF par le truchement du n° 10 de Littérature, en décembre.
Rol, 1914. Gallica
Cinq jours plus tard, a lieu le premier Vendredi de Littérature, dans l’une des petites salles du Palais des Fêtes, 199 rue Saint-Martin, où avait été projeté, juste avant la déclaration de guerre, le film d’Armand Guerra consacré à la Commune, en présence des vétérans de celle-ci : Jean Allemane, Camélinat, Nathalie Lemel... Le programme est illustré d’un poème d’Apollinaire, Avant le cinéma, et d’un dessin de Marie Laurencin, Musique, repris de la revue 391. Le Vendredi se compose de lectures de poèmes de la génération aînée : Apollinaire, Reverdy, Cendrars, Max Jacob par des comédiens comme Pierre Bertin et Marcel Herrand, de présentations de peintures, dont le Double Monde de Picabia, puis c’est enfin place aux jeunes tandis que la salle hurle, Florent Fels en tête : A Zurich ! Au poteau !
D’autres « manifestations dérisoires et légendaires » suivent, le 5 février au Salon des Indépendants, les 7 et 19 février dans la salle de La Coopération des Idées, l’Université populaire du 157 faubourg Saint-Antoine.

De la rue de Bretagne à Saint-Julien-le-Pauvre.

 Éluard est le seul membre du groupe qui outre les revues – Littérature, et Proverbe, qu’il a créée -, écrit au coin des rues, sur les plaques émaillées des ensembles immobiliers d’Aubervilliers et de Saint-Denis lotis par son père qui l’a associé à ses affaires : il nomme ainsi des voies « Gérard de Nerval », « Guillaume Apollinaire », et même « Jacques Vaché », celui qui bouleversa Breton et a été trouvé mort à Nantes, sa ville natale, d’avoir absorbé une trop forte dose d’opium.
A Cologne, Éluard fait la connaissance de Max Ernst, l’animateur du groupe Dada local, peintre, poète, qui a étudié la psychologie à Bonn,  et ils se rendent compte que durant la guerre, au cours de laquelle l’Allemand a été blessé à deux reprises, ils s’étaient trouvés, dans les premiers mois de 1917, de part et d’autre du même front.
En décembre, les habitués du Certâ publient un procès verbal de leur réunion du 19 octobre « tenant à marquer que la publication de Littérature n’a rien de commun avec les diverses entreprises d’avant-garde artistico-littéraire ». On y a pris position et voté afin de déterminer si la poésie trouvera encore place dans la revue, si l’on écrit pour ou parce que, si le langage peut être un but. Les signatures délimitent qui est Dada à Paris à cette date : Aragon, Breton, Drieu La Rochelle, Éluard, René Hilsum, Jacques Rigaut, Théodore Fraenkel et Philippe Soupault par procuration.
Breton a laissé tomber la médecine. Philippe Soupault est le témoin de la « scène douloureuse », dans la chambre de son ami à l’Hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon, quand ses parents, venus de leur domicile de la route d’Aubervilliers à Pantin, eux qui ont incité André à choisir cette voie parce qu’elle représente une promotion sociale, lui reprochent son refus de continuer ses études et lui coupent les vivres. Breton entre alors comme correcteur d’épreuves à la NRF, puis devient le conseiller artistique du couturier Jacques Doucet, aux appointements de 800 francs par mois.
Le nouveau « salarié » s’en va, en compagnie d’Aragon au 49 rue de Bretagne, siège de la Fédération de Paris du parti socialiste, comme l’on dit encore dans l’immédiat après-congrès de Tours : « Voilà, nous sommes à votre disposition, nous ne sommes pas des communistes, mais nous ferons ce que nous pourrons pour le devenir... » Mis en vers ensuite par Aragon dans les Yeux et la mémoire, ça aura beaucoup d’allure : « Il m’eût fallu une âme bien mesquine / Pour ne pas me sentir cet hiver-là saisi / Quant au Congrès de Tours parut Clara Zetkin / D’un frisson que je crus être la poésie (...) Cet après-midi-là je fus rue de Bretagne (...) Le ciel gris de Paris au sortir du local / J’errais Il y avait par là dans ce quartier / Le siège de la Première Internationale / On vient de loin disait Paul Vaillant-Couturier ». Sauf que ce jour de janvier 1921, d’y voir un « gros homme » nommé Georges Pioch, et son « espèce de fausse bonhomie » suffit à leur faire faire demi-tour.

La scène était dans la cave...

Les Dadas lancent les balades nulles, comme celle qui consiste à prendre en pitié l’église de Saint-Julien... le pôvre ! Rendez-vous est donné pour le jeudi 14 avril 1921, à 3 h. La visite se fera sous la conduite de Gabrielle Buffet, la femme de Francis Picabia, et l’on y verra – pour autant que l’on puisse distinguer quelqu’un à travers cette pluie battante, Roger Vitrac accompagné de ceux avec lesquels il anime la revue Aventure : René Crevel, Georges Limbour, et Jacques Baron, encore lycéen, admirer Breton et Tzara, chacun le monocle à l’œil, pour leur courage à faire front aux éléments déchaînés, au milieu de Arp, Éluard, Fraenkel, J. Hussar, Benjamin Péret, Georges Ribemont-Dessaignes, Jacques Rigaut et Philippe Soupault. Vitrac présentera ensuite ses amis à Aragon, petite moustache, croix de guerre et serviette de cuir.
Arp, Baargeld et Max Ernst ont fondé à Cologne la revue Der Ventilator. Ernst, comme Arp, retrouve Paris : il y a déjà passé un été, en 1913, invité par Apollinaire qu’il avait hébergé à Cologne, et il l’a consacré à flâner interminablement. Cette fois, il s’installe. Sa première exposition, le 2 mai, à la galerie Au Sans Pareil a pour titre « Mise sous whisky marin ». Un prospectus rose affirme : « Entrée libre - les mains dans les poches. Sortie facile. Tableau sous le bras. Au-delà de la peinture. » Gide y vient avec René Clair, Marc Allégret, Marcel Herrand, et Louis Vauxcelles. « La scène était dans la cave et toutes lumières éteintes... Un autre farceur, caché derrière une armoire, injuriait les personnalités présentes... Les Dadas, sans cravate et gantés de blanc, passaient et repassaient. André Breton croquait des allumettes, Georges Ribemont-Dessaignes criait à chaque instant: "Il pleut sur un crâne", Aragon miaulait, Philippe Soupault jouait à cache-cache avec Tzara, tandis que Benjamin Péret et le Russe Charchoune se serraient la main à chaque instant. »
Une dizaine de jours plus tard, le vendredi 13 mai 1921, à 20h30, c’est le « Procès Barrès » à la salle des Sociétés savantes, 8 rue Danton, où Lénine faisait encore des discours huit ans plus tôt. Le Soldat inconnu est à l’audience, témoin à charge, incarné par Benjamin Péret, marchant au pas de l’oie dans un uniforme allemand, et parlant allemand dans son masque à gaz ; de tout son être sourd la violence dont, forcé par sa mère de s’engager adolescent en pleine guerre, pour avoir barbouillé une statue sur une place de Nantes, les combats l’ont marqué.
L’été égaille le groupe, Breton part au Tyrol avec l’Alsacien Arp, l’Allemand Ernst et le Roumain Tzara tandis qu’arrivent à Paris un certain nombre d’Américains, dont Man Ray qui connaît Duchamp et Picabia depuis bientôt une dizaine d’année.
Breton épouse en septembre Simone, l’une des sœurs Kahn, filles d’un importateur de Strasbourg, et amies de pensionnat, avenue de Villiers, des quatre sœurs Maklès, dont Bianca, l’aînée, a été leur condisciple à la fac de médecine, à Fraenkel et à lui. Ils s’installent 42 rue Fontaine. Man Ray expose en décembre à la galerie Six, la librairie que Soupault vient d’acheter à sa femme.

Entrée des médiums.

Dans les premiers mois de 1922, Breton propose un « Congrès pour la détermination et la défense de l’esprit moderne » que doivent organiser quatre revues, représentées par lui-même pour ce qui est de Littérature, Ozenfant pour l’Esprit Nouveau, Paulhan pour la NRF et Vitrac pour Aventure, sans compter les peintres Robert Delaunay et Fernand Léger, et le musicien Georges Auric. Pendant qu’ont lieu ces préparatifs, Aragon, un matin, laisse délibérément filer le tram qui doit l’emmener à l’École de Médecine passer un concours d’internat qu’il n’est que trop sûr de réussir. Le soir même, il emmène fêter ça quelques amis, dont ses amis américains, au Zelli’s de Joe Zelli, un nouvel endroit tout près de la place Blanche (16, rue Fontaine), où l’on fait du jazz toute la nuit : « Nous allons célébrer la fin de ma carrière médicale » !
Aragon quitte du même coup le 4e étage du 12 rue Saint-Pierre, à Neuilly, et sa mère. Il devient à son tour conseiller de Doucet pour une bibliothèque à constituer dans un pavillon proche de la rue Dauphine, moyennant 500 francs par mois. Il va passer d’hôtel en hôtel dans la chaîne des établissements en –or, comme le Grosvenor de la rue Pierre-Charron, qui appartiennent à la famille de Marcel Duhamel, hébergé gratis mais clandestinement, ce qui lui interdit d’y recevoir quiconque et rend un peu vaine son indépendance.
Les ventes-séquestre de la galerie « allemande » de D.H. Kahnweiler ont lieu à ce moment-là ; les Picasso, Braque, Gris, Derain, Léger, Vlaminck y sont bradés. Aragon et Breton les fréquentent assidûment, avec Tzara et Paulhan. Le 4 juillet, à la troisième de ces ventes, Aragon achète le grand Nu bleu de Braque pour 240 francs.
Une nouvelle série de Littérature reprend en mars, et Adrienne Monnier, sa dépositaire prépare la traduction d’Ulysse, que Sylvia Beach, sa voisine d’en face, au 12 rue de l’Odéon, a publié à Paris, l’année précédente. James Joyce reconnaît comme précurseur de son « flux de conscience » le monologue intérieur introduit dans la prose des Lauriers sont coupés par Édouard Dujardin, le créateur de la Revue wagnérienne. Max Ernst illustre deux recueils d’Éluard : Les malheurs des immortels et Répétitions.
Le congrès de clarification a fait long feu mais Dada cède la place. « Après avoir attiré l’attention sur la présence constante de la mort parmi nous, Dada se tait, il ne combat même plus car il sait que cela n’a pas d’importance ; ce qui intéresse un dadaïste, c’est sa propre façon de vivre », déclare Tristan Tzara dans une conférence, en septembre. Le même mois, « Crevel nous entretint d’un commencement d’initiation spirite dont il était redevable à une dame D... » écrira Breton. La dictée de l’inconscient dans l’écriture automatique, un temps brouillée par le nihilisme Dada, fait retour dans les sommeils hypnotiques. Breton en expose le principe dans « Entrée des médiums », au n° 6 de Littérature, en novembre : « On sait, jusqu’à un certain point, ce que, mes amis et moi, nous entendons par surréalisme. (...) Par lui nous avons convenu de désigner un certain automatisme psychique qui correspond assez bien à l’état de rêve, état qu’il est aujourd’hui fort difficile de délimiter. »

Au rendez-vous des amis.

Les amis, cités, sont alors Aragon, Crevel, Desnos, Éluard, Ernst, Morise, Péret, Picabia, Soupault, Tzara. Desnos, amené par Péret à la fin de son service militaire, au printemps, s’est révélé un fabuleux dormeur-rêveur, bientôt susceptible de déverser son flot verbal sans aucune mise en condition, comme on allume la radio. Ce qu’il fait partout et, par exemple, chez Éluard, à Saint-Brice-sous-Forêt, une maison donnée par son père, un premier étage desservi par un escalier extérieur et un balcon en coursive, 3 bis rue Chaussée, près de l'église. L'équipe s'y retrouve régulièrement, et Max Ernst la soude en un tableau sous les figures tutélaires de Dostoïevski et de Raffaello Sanzio (Raphaël). Au rendez-vous des amis, figurent tous ceux cités par Breton dans « Entrée des médiums », moins Picabia et Tzara, mais flanqués de Fraenkel et de Gala, et des amis colonais de l’auteur, dont Johannes Theodor Baargeld, peintre et poète du Ventilator, qui allait disparaître cinq ans plus tard sur le Mont-Blanc, dans une avalanche, ce qui donne aux montagnes de la toile une allure étrangement prémonitoire. 
Lorsque, dans un appartement, des dormeurs hypnotiques, après avoir beaucoup parlé et gesticulé, font mine de se pendre à des portemanteaux, personne sans doute ne prend tout cela très au sérieux. Mais quand, à Saint-Brice, Éluard, lassé par l’intarissable Desnos, lui verse une carafe d’eau sur la poitrine pour « le réveiller », il faut se mettre à plusieurs pour empêcher celui-ci, en retour, de le poignarder avec un coupe-papier. La course-poursuite dans le jardin a peut-être plus à voir avec l’amour-propre blessé qu’avec les dangers de l’hypnose, néanmoins ces expériences prendront fin avec l’année 1923.
Aragon avait réussi à augmenter ses revenus auprès d’Hébertot qui, reprenant le Théâtre et la Comédie des Champs-Elysées, voulait lui faire faire de Paris-Journal, sorte de bulletin-programme de ses salles, un véritable hebdomadaire littéraire ; il toucherait 800 francs par mois. Mais au printemps de 1923, Doucet lui achète ses manuscrits et avec cette somme, Aragon s’en va vivre à Giverny, dans un moulin transformé en pension, en compagnie d’amis américains, Malcolm Cowley et E.E. Cummings. Le printemps est précoce, on se baigne dans la Seine dès le 25 avril, et c’est ainsi qu’Aragon voit pour la première fois, sur les Américains, une chemise qui s’ouvre entièrement sur le devant, comme une veste, au lieu de s’enfiler par l’encolure.
En juillet, Crevel tient un rôle dans Le cœur à gaz, une pièce de Tzara, et Dada appelle la police au théâtre Michel, 38 rue des Mathurins, pour en faire expulser Breton, Desnos, Péret et Éluard qui vient de gifler l’interprète, coupable de balancer entre les deux camps. Max Ernst, qui fait une eau-forte pour le recueil de Péret, Au 125 du boulevard Saint-Germain, se met à la fresque chez Éluard où il habite : dans une pièce pompéienne, au ciel bleu et aux architectures italiennes, il peint Au premier mot limpide, qui sera plus tard fixée sur toile.

Ont fait acte de surréalisme absolu Messieurs : ...

Éluard vit les relations de son ami et de Gala comme une crucifixion ; à l’hiver, il est à Rome chez Giorgio de Chirico. Le temps s’est arrêté, l’espace s’est pétrifié dans ces peintures métaphysiques, hantées par le vide et marquées par l’énigme, qui remontent déjà à dix ans. Le recueil d’André Breton, Clair de terre, s’ouvre sur cinq rêves dédiés au peintre italien.
Éluard s’est aussi lié d’amitié avec André Masson qui, avec Odette, sa femme, et Lily, leur fille, est installé dans un atelier misérable du 45 rue Blomet ; la bâtisse est à moitié effondrée mais la cour est grande, il y a des arbres et, au printemps, du lilas. « Masson se leva pour ensevelir le temps sous les paysages et les objets de la passion humaine. Sous le signe de la planète Terre ! », dira Éluard. L’atelier de Miro, rutilant, ordonné, jouxte le capharnaüm de Masson. Desnos a découvert le bal antillais, douze numéros plus loin, où Aïcha, le modèle, emmenait Pascin et où vont venir une bonne partie des surréalistes.
Breton déambule à travers Paris et rencontre une « voyageuse » qui, marchant sur la pointe des pieds, traverse les Halles et s’arrête au Chien qui fume, un restaurant ouvert la nuit. Un poème, Tournesol, rend compte de cette aimantation, prémonitoire.
Éluard n’en peut plus, il rompt les amarres. Le 24 mars 1924, à 10 heures du matin, il entre au bureau de poste de la rue du Faubourg Saint-Denis et envoie un pneumatique à son père, 3 rue Ordener : « J’en ai assez. Je pars en voyage... » Il a disparu. Puis il donne de ses nouvelles, de Saigon, à Gala qui l’y rejoint, à ses parents de Singapour. Ils sont de retour fin septembre. Ils s'installent avec Ernst dans une nouvelle maison, 4 avenue Hennocque à Eaubonne, non loin de Saint-Brice, mais Paul se prend aussi un atelier à Paris, au 3ème étage du 42 rue Fontaine, dans le même immeuble que Breton.
Breton a écrit, en juillet : « Le surréalisme est à l’ordre du jour et Desnos est son prophète ». Dada a envoyé un faire-part aux « amis et connaissances de Dada, mort à la fleur de l’âge d’une littératurite aiguë ». Cette fois, il est bien mort, d’une indigestion de Littérature ?, et l’un prend la suite de l’autre. En octobre, dans Commerce, Aragon publie Une vague de rêves, qui donne une nouvelle liste des affidés ; à la fin du mois, le Manifeste du surréalisme, la confirme : « Ont fait acte de surréalisme absolu MM. Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos, Éluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault, Vitrac ». Aragon n’avait pas dans sa liste Éluard mais y ajoutait André Masson, Man Ray, Antonin Artaud, Mathias Lübeck, Max Ernst, Maxime Alexandre, Alberto Savinio (le frère de Giorgio de Chirico), Georges Bessières, Denise (Naville), Simone (Breton), et Renée (une amie de Péret).
« Le nom même nous est venu de l'extérieur, de Nerval, qui disait d'ailleurs surnaturalisme, et d'Apollinaire », expliquera plus tard Aragon. « C’est en souvenir du poème d’Apollinaire, Onirocritique, que nous voulûmes lui rendre hommage en adoptant le qualificatif surréaliste », confirmera Philippe Soupault.

Le goût amer du Mandarin-curaçao.

Le 11 octobre 1924, s’est ouvert au 15 rue de Grenelle, dans un local mis à disposition par le père banquier de Pierre Naville, un « Bureau de recherches surréalistes », avec une permanence chaque après-midi, assurée par deux membres, afin de préparer la sortie de la nouvelle revue du groupe : La Révolution surréaliste. Des volumes de Fantômas, dans lesquels sont plantés des fourchettes, sont posés dans un coin, preuve qu’ici on a la dent dure, et Aragon et Breton s’apprêtent à y cracher symboliquement sur Un cadavre tricéphale par un tract que finance Drieu la Rochelle : « Loti, Barrès, France, marquons tout de même d’un beau signe blanc l’année qui coucha ces trois sinistres bonhommes... » On se rappelle qu’Anatole France avait refusé Mallarmé, Verlaine et Charles Cros au troisième Parnasse contemporain ; les surréalistes en tous cas s’en souviennent.
André Breton, qui a acheté dans une vente une toile de Masson, Les Quatre Éléments, s’est rendu rue Blomet pour inviter le peintre à participer aux recherches du bureau surréaliste. Masson tente lui aussi de trouver de l’automatisme en peinture, en posant sur la toile couleurs, colle, sable et autres matériaux et en cherchant la transe dans la vitesse, le geste convulsif.
Chez Masson, grièvement blessé en 1917 et passé par l’internement dans un asile, profondément traumatisé, on discute d’art mais aussi de psychanalyse et d’occultisme, introduit là par Artaud et Leiris, habitués du lieu comme Limbour. Georges Bataille, qui s’est lié avec le peintre, Leiris et Fraenkel, entrera ainsi en relation avec le groupe surréaliste.
Aragon retrouve celle qu’il aimait platoniquement depuis 1922 et qui vient enfin de rompre avec Drieu la Rochelle. Elle sera « la dame des Buttes-Chaumont » dans la deuxième partie du Paysan de Paris. La ballade, toute pleine de ses pensées, s’effectue à la fin de 1924, en compagnie de Breton et de Marcel Noll, un surréaliste de vie quotidienne, qui n’écrit ni ne peint, « habitué de Cyrano, commensal de la rue Fontaine ». Car où que l’on aille, c’est là que l’on revient. La prolongation du boulevard Haussmann a emporté le passage de l’Opéra et son Certâ, marquant le recouvrement de Dada par le surréalisme. Désormais, on se retrouve au Cyrano, place Blanche, en face de chez Breton.
« Breton se rendait au café comme à un bureau, avec la même astreinte. Les réunions de l’apéritif devenaient ainsi une sorte de permanence du surréalisme. On notait l’assiduité, se rappellera André Thirion. Cette assemblée quotidienne d’une partie du groupe permettait de faire face à l’évènement, d’esquisser sans délai des attaques, d’imaginer des parades et de ne pas attendre pour agir.... On allait au café vers midi, on y retournait à 7 heures. Breton aimait à y retrouver son monde ; il saluait d’un mot aimable ceux qui avaient espacé leurs visites et qu’il eût souhaité voir plus souvent. Il y avait une hiérarchie dans les apéritifs. Tous les anis, pernods, etc., formaient l’aristocratie ; on regrettait périodiquement l’interdiction déjà ancienne de l’absinthe. Les amers jouissaient aussi d’une haute considération, notamment le Mandarin-curaçao »

Il ne faut pas travailler.

Les séances d’écriture automatique en commun se font chez André Breton. « Les deux pièces décalées en hauteur par un court escalier, même par les jours de soleil et malgré les hauts vitrages d’atelier, m’ont toujours paru sombres, dira Julien Gracq. La tonalité générale, vert sombre et brun chocolat, est celle des très anciens musées de province.... Quand je venais le voir, j’entrais par la porte de l’autre palier, qui donnait de plain-pied sur la pièce haute. »
Est-ce par celle-là qu’entrent, un jour de 1925, Jacques Prévert, Yves Tanguy et Marcel Duhamel ? Pour faire bonne figure, ils se sont bourrés le nez de cocaïne, et Breton ne pourra rien contre ce triple débit proprement stupéfiant.
Ils vivent, 54 rue du Château, dans une ancienne boutique de marchand de peaux de lapins, surmontée d’un petit appartement, que Duhamel a fait doter, par les entrepreneurs travaillant pour les hôtel de son oncle, du gaz, de l’électricité, et de quelques commodités. Au rez-de-chaussée, une chambre sur pilotis a une fenêtre qui ouvre dans l’ancienne boutique et, entre ses piliers, des coussins entourent une table basse. Plus loin, un grand meuble supporte un gramophone, un aquarium à couleuvres, une cage de rats blancs. La courette a été fermée d’un toit muni de deux vasistas pour devenir la chambre de Tanguy et Jeannette ; à l’étage, celle de Prévert et Simone donne sur leur ciel de lit et, au-delà, sur la gare de marchandises de Montparnasse. La chambre de Duhamel regarde sur la rue Bourgeois, en face.
Sur la mezzanine, Tanguy a calligraphié Les frères la côte, d’Aragon, qu’il a trouvé dans le quatrième numéro, en juillet, de la Révolution surréaliste. Cette même édition reproduisait Les Demoiselles d’Avignon de Picasso. Surtout, elle proclamait en couverture : « Et guerre au travail », ce qu’Aragon appuyait d’un « Je ne travaillerai jamais, mes mains sont pures », tandis qu’Éluard affirmait que le « régime médiocre » des Soviets s’appuyait, « comme le régime capitaliste, sur l’ordre facile et répugnant du travail ». Cela avait confirmé au trio qu’il était surréaliste sans le savoir, ce que lui avaient déjà dit Robert Desnos et Georges Malkine, rencontrés par hasard boulevard du Montparnasse, avant l’intronisation de la rue Fontaine.
Tanguy, qui dessinait et s’était exposé avec des caricaturistes à la galerie de l’Araignée – c’est de là, par des rencontres en cascades, qu’ils avaient connu les surréalistes – passe à la peinture et se met à créer des images mentales et à matérialiser ses fantasmes archaïques. Les premiers numéros de "La Révolution Surréaliste" donnent à voir quelques unes des expérimentations d’André Masson comme Dessin automatique, Hommage à Paul Éluard.
Le 10 août 1925, « par un temps de pluie, dans une auberge au bord de la mer », comme il le racontera lui-même, Max Ernst, le regard obsédé par le plancher dont mille lavages ont accentué les rainures, pose dessus, au hasard, des feuilles de papier qu’il entreprend de frotter à la mine de plomb.

Nous sommes la révolte de l’esprit.

Max Ernst fait ensuite la même chose sur une toile de sac, un amas de fils, un tableau dont la peinture au couteau présente de fortes aspérités. Il réunira les premiers résultats obtenus sous le titre d’Histoire naturelle, le premier s’appelant, de la situation d’où il tire son origine : La Mer et la Pluie.
Si le procédé du frottage, c’est Ernst, c’est à Prévert que l’on doit le cadavre exquis. Un soir que, rue du Château, tout le monde joue aux petits papiers, « Il n’y a qu’à mettre n’importe quoi », dit Prévert pour relancer l’intérêt et, joignant le stylo à la parole, il écrivit les mots qui allaient devenir le nom du jeu : « Le cadavre exquis ». A quoi, sur le papier replié, quelqu’un ajouta « boira le vin », et un autre « nouveau », si l’on en croit les souvenirs de Simone Breton.
 C’est aussi le temps où, au Cyrano, chez Breton ou au siège de Clarté, 16 rue Jacques Callot, les communistes de cette revue culturelle comme les étudiants de Philosophies ayant approché les surréalistes, se discute un manifeste qui, en août, est envoyé aux abonnés des trois titres, à ceux de la revue belge Correspondance, enfin est publié par l’Humanité. Le texte, La Révolution d’abord et toujours, approuve celui du Comité d’action contre la guerre au Maroc, pourfend ceux qui, en face, se disent « Les intellectuels aux côtés de la Patrie », et finalement affirme : « Nous sommes la révolte de l’esprit ; nous considérons la Révolution sanglante comme la vengeance inéluctable de l’esprit humilié par vos œuvres. Nous ne sommes pas des utopistes : cette Révolution, nous ne la concevons que sous sa forme sociale. »
Benjamin Péret, à la rubrique cinématographique, Robert Desnos et Marcell Noll commencent à collaborer à l’Humanité. Crevel est en sanatorium à Davos ; ceux de la rue du Château, peut-être trop récents en surréalisme, n’ont pas signé le manifeste. De toutes manières, une réunion, à Clarté, le 7 octobre, envisage la création d’un Comité aux « pouvoirs absolument dictatoriaux » qui aurait « pleine disposition des signatures de tous les membres ». Ce comité serait constitué pour Clarté de Jean Bernier et Marcel Fourrier, pour Philosophies de Henri Lefebvre et Pierre Morhange et, pour la Révolution surréaliste, d’Aragon, Artaud, Breton et Éluard.
Dans l’intervalle, toute une génération, toutes tendances confondues s’était retrouvée au théâtre des Champs-Élysées pour voir danser de ses curieux mouvements de volatile l’irrésistible Joséphine Baker. La chanteuse à la ceinture de bananes était arrivée d’Amérique sur le Cunard Berengaria, un paquebot de la compagnie fondée par l’arrière grand-père de Nancy, la femme dont Aragon était en train de tomber amoureux. « Elle n’aimait que ce qui passe et j’étais la couleur du temps / Et tout même l’Ile Saint-Louis n’était pour elle qu’un voyage... »

Le temps des divans.

Elle était passionnée par les masques et les statues nègres, qu’elle dénichait à Londres, Amsterdam, Genève, en Espagne, en Italie, en Allemagne, où Aragon allait l’accompagner en essayant de ne pas trop manquer pourtant les rendez-vous du Cyrano, parce que « quand je n’y venais pas, on me suspectait de désaccord, ou au moins de manque d’intérêt pour ce que nous faisions ensemble ».
Aragon connaissait le chemin du Zelli’s, du Grand Duc, au 52 rue Pigalle, où se produisait Ada Smith, dite Bricktop, chanteuse de jazz arrivée de Virginie deux ans plus tôt, et du Bricktop’s, en face, à l’angle de la rue de Douai, qu’elle était en train d’ouvrir et où elle lançait le whisky servi en salle. De tous ces endroits, Michel Leiris et Jacques Baron, chez les surréalistes, étaient des assidus, et Éluard a consacré un poème de Capitale de la douleur à la troupe des Gertrude Hoffmann Girls vue au Moulin Rouge. Mais Nancy entraîne Aragon au Bœuf sur le toit de la rue de Penthièvre, le royaume de Cocteau. Il va être le dandy à la cape noire façon Fantômas et aux 2 000 cravates, qui feront partie de sa garde-robe de voyage, et ils seront presque toujours en voyage.
Doucet, qui confond Nancy Cunard avec sa mère, amie de la reine d’Angleterre, achète des échos d’une vie mondaine supposée à son ex bibliothécaire en lui proposant des appointements très augmentés. Malgré quoi, Aragon aura du mal à suivre le train de son amie. Il habite son appartement du 1 rue Le Regrattier, dans l’Ile Saint-Louis - Baudelaire avait vécu avec Jeanne Duval presque en face, au numéro 6 -, petite salle à manger donnant sur la rue étroite, où l’on déjeune aux chandelles en plein midi, avec tel ou tel, Léon-Paul Fargue par exemple. « Le quai, la Seine, le cri égorgé des remorqueurs, le soleil qui descend du Panthéon comme un chien jaune, c’était pour la chambre à coucher notre musique à nous », écrira-t-il dans Blanche ou l’oubli.
Michel Leiris s’est marié le 2 février 1926 avec Louise Godon, surnommée Zette, belle-fille de Daniel-Henry Kahnweiler. Il s’occupera dorénavant de la galerie de son beau-père. Pierre Naville, retour du service militaire, tranche le débat entre communisme et surréalisme non dans le sens de la synthèse mais dans celui de la priorité : la révolution est une condition nécessaire et préalable à la libération de l’esprit, écrit-il en substance dans la Révolution et les intellectuels ( Que peuvent faire les surréalistes ?).
Georges Bataille entreprend une analyse avec Adrien Borel, l’un des fondateurs de la revue L’Évolution psychiatrique et de la Société Psychanalytique de Paris. Le 26 septembre, Artaud, Vitrac et Robert Aron vont demander au docteur René Allendy et à sa femme Yvonne, dans leur hôtel particulier de la rue de l’Assomption, de les aider à trouver de l’argent pour leur projet de Théâtre Alfred Jarry, ce qu’ils feront.
"Belles-de-nuit, belles-de-feu, belles-de-pluie..." Eluard, in Capitale de la Douleur

Amis et camarades.

René Allendy, fasciné par l’occultisme, auteur d’un ouvrage consacré à Paracelse, arrache aussi à Artaud, à grand peine, dix séances de psychanalyse : « il y a dans cette curiosité, dans cette pénétration de ma conscience par une intelligence étrangère une sorte de prostitution, d’impudeur que je repousserai toujours », écrit Artaud à son thérapeute.
De ce dernier, avec lequel il est également en analyse, Crevel écrira six ans plus tard dans son Clavecin de Diderot : « Le Dr Allendy qui, dans son dernier livre Capitalisme et sexualité, ose faire comme s’il combattait les préjugés, ne s’en hâte et réjouit pas moins d’affirmer, avec une suffisance de joli barbu, que les femmes se sont adaptées à un rôle de parasitisme économique et sont liées au capital. La Femme, conclut-il, n’est pas seulement, comme dans le symbolisme poétique, la coupe qui reçoit la semence et la conserve. Elle est aussi la tirelire qui retient les sous.
En réponse à tant de galanterie, il faut bien demander à ce médecin si sa médecine ne s’est pas, elle aussi, liée au capital. Alors j’y vais de ma petite question : comment le Dr Allendy conçoit-il l’exercice de sa psychanalyse après l’édification du socialisme ? Selon lui, si j’ai bonne mémoire, la cure, pour porter ses fruits, doit imposer au patient, entre autres sacrifices, un sacrifice d’argent. On voit d’ici le soigneur qui, par probité scientifique, dit au soigné : “Vous avez deux mille francs par mois. Si vous voulez que je vous guérisse donnez m’en mille“. »
Péret adhère au parti communiste en septembre, Aragon en fait autant le 6 janvier 1927, est affecté à la cellule qui se réunit dans les locaux de la coopérative La Famille nouvelle, 101 rue Saint Dominique, suivi par Breton qui, à l’automne, dans le n° 8 de la Révolution surréaliste, avec Légitime défense, se gardait encore du contrôle du parti sur les arts, trouvant l’Humanité, en ses pages littéraires confiées à Henri Barbusse, « puérile, déclamatoire, inutilement crétinisante ». Enfin Éluard et Unik, déjà ancien des étudiants communistes, adhèrent à leur tour.
Plus exactement, le groupe s’est réuni le 23 novembre, au café Le Prophète, pour trancher la question. Au passage, on a exclu Artaud, coupable d’être associé dans son Théâtre Alfred Jarry avec Vitrac, déjà exclu précédemment, et Robert Aron qui « vomit le communisme » ; et on a enregistré la démission de Soupault et sa promesse de s’engager. Exeunt les deux hommes qui, reconnaissant une valeur à l’activité littéraire, « n’ont plus rien à faire dans un groupement qui en a proclamé la vanité ». « On publie pour chercher des hommes, et rien de plus », avait déjà écrit Breton dans les Pas Perdus.
Après quatre réunions complémentaires, Duhamel, Prévert, Tanguy et Leiris ont également donné leur accord à l’adhésion. Pourtant, quand paraît, en mai 1927, le dossier intitulé Au grand jour, « première tentative de reconnaissance accomplie [au sein du PC] par cinq d’entre nous », il n’est signé effectivement que des premiers cités, qui s’adressent ainsi à leurs amis : « Entre vous, qui croyez encore pouvoir donner à votre vie le sens d’une protestation pure et nous, qui avons pris le parti de soumettre notre vie à un élément extérieur susceptible, croyons-nous de porter plus loin cette protestation, il n’y a pourtant pas de barrière. »

Les amis de Montparnasse et l’école de Paris. II


 (dixième épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)


L'esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons.

Diego Rivera entreprend quelques portraits cubistes, celui du sculpteur russe Oscar Miestchaninoff, celui du peintre, russe également, Alexandre Zinoviev, celui du sculpteur lithuanien Jacques Lipchitz. Angelina Beloff l’a introduit dans la communauté slave, ils sont des assidus de la terrasse de la Rotonde, quartier général de l’Europe centrale, et Diego s’est lié d’amitié avec Ilya Ehrenburg ; il a même peint une Nature morte à la balalaïka là où les cubistes de la rive droite mettent une guitare espagnole.
Nature morte à la balalaïka 1913

Après les Indépendants, en mars 1914, Rivera est qualifié par Apollinaire, dans les Soirées de Paris, de « pas insignifiant du tout », ce qui l’enhardit suffisamment pour qu’il songe à une exposition individuelle. Berthe Weill, la petite dame aux verres si épais dans ses lorgnons de myope, accueille le mois suivant ses dix-sept tableaux dans sa minuscule boutique du 25 rue Victor Massé, basse de plafond, avec si peu de murs qu’il lui faut accrocher les toiles dès la plinthe. Apollinaire réitère dans le compliment minimal : cette fois, Diego est cubiste. Reste à rencontrer le chef de la bande, ce qui ne s’est pas encore fait, bien qu’il soit descendu de ses confins montmartrois pour prendre un atelier au 242 boulevard Raspail et, depuis bientôt un an, 5 rue Schoelcher. Jusqu’à ce qu’un matin, le chilien Ortiz de Zarate arrive, porteur d’un message : s’il ne va pas à Picasso, Picasso ira à lui !
Ce qui fut fait, et outre que l’on se montre ses toiles, on se présente ses amis, Rivera : Lipchitz, et Picasso : Juan Gris, Max Jacob et quelques autres. Là-dessus, Léopold Gottlieb et Moïse Kisling, qui ont des conceptions opposées de l’honneur de la Pologne, veulent absolument en découdre. Diego est le témoin du premier, au Parc des Princes, le 12 juin 1914, pour un duel qui commence au pistolet et finit au sabre, sans faire heureusement de victime. Autrement, Diego fréquente, le dimanche, la maison d’Alfonso Reyes, poète, écrivain, critique, l’un des fondateurs, à Mexico, de la société littéraire dite l’Athénée de la jeunesse, devenu sous-secrétaire de la légation du Mexique.
La déclaration de guerre atteint Diego et Angelina, en voyage avec Lipchitz, aux Baléares ; plutôt que de regagner Paris, ils vont à Barcelone, puis Madrid, où ils sont rejoints par Robert et Sonia Delaunay, Marie Laurencin et d’autres encore. Elle atteint Picasso dans le Midi : « lors de la mobilisation, j’ai conduit en gare d’Avignon Braque et Derain. Je ne les ai jamais retrouvés. » Foujita est à Londres à ce moment-là ; Kisling s’est engagé dans la Légion étrangère tandis que Gottlieb a rejoint les troupes de Pilsudski ; Férat s’est engagé lui-aussi, et beaucoup tentent de le faire, au moins dans « l’armée des travailleurs étrangers » mais souvent ils n’ont pas la santé suffisante. Blaise Cendrars, suisse, s’est engagé dans la Légion étrangère dès les premiers jours, et Guillaume Apollinaire a demandé la nationalité française pour pouvoir, en décembre 1914, à l’âge de 34 ans, aller à la guerre. Il a connu, avant de partir, de courtes amours avec Louise de Coligny-Chatillon (Lou), qui ont fini par une rupture douloureuse, une de plus.

Ce qui peut tenir sur une table de café.

L’État a mis sous séquestre les biens des Allemands, ceux-ci parfois obligés de s’enfuir pour ne pas être arrêtés au chef d’espionnage, et les premiers et rares soutiens du cubisme ont ainsi disparu : Wilhelm Uhde et sa petite galerie de la rue Notre-Dame des Champs, Daniel Kahnweiler et celle du 28 rue Vignon. La guerre prive presque tous les peintres étrangers des maigres subsides qui leur arrivaient de leurs lointaines familles, et il faut laisser la Ruche aux réfugiés. Soutine passe de Renault, qu'il quitte de peur d'y laisser ses doigts, au déchargement des wagons de la gare Montparnasse ; le poète polonais Zborowski doit se fait marchand de livres et de tableaux.

Diego revient d’Espagne en 1915 ; on le voit, sur une photo prise rue du Départ, lisant L’Information, le crâne rasé et la barbe également. L’écrivain Martin Luis Guzman, ancien de l’Athénée de la jeunesse, en exil depuis peu après avoir participé à la lutte armée aux cotés de Pancho Villa, vient poser chez lui durant six jours pour son portrait. Rivera fréquente la poétesse russe Marie Zetlin, et son écrivain de mari, Mme Volochin et le peintre André Lhote, ce Bordelais, ami de Jacques Rivière qui, pour sa première « montée » à Paris, six ans plus tôt, avait eu la chance de pouvoir laisser quelques-unes de ses toiles en dépôt chez André Gide, dans l’une des maison de cette même Villa Montmorency qu’habitèrent les Goncourt, mais avenue des Sycomores. Là, elles avaient voisiné avec l’Hommage à Cézanne, de Maurice Denis, qui en décorait le hall d’entrée.
Si, sur six toiles qu’avaient présentées cette année-là André Lhote au Salon d’Automne on ne lui en avait pris qu’une, la moins caractéristique, il exposait aux murs de l’appartement des Rivière, 24 rue Dauphine, pour lesquels il avait fait aussi un lit de bois sculpté, sans compter qu’à l’occasion de la première visite de Gide chez ses amis, il y avait apporté des moulages de ses statuettes. Les artistes français avaient eu ces chances-là, que leur enviaient leurs collègues étrangers, mais aujourd’hui ils étaient pour la plupart au front.

Quand il arrive à la Rotonde, avec son mètre quatre-vingts, sa barbe, son sombrero, Zadkin annonce « le vaquero mexicain » ; on entend : « voilà l’exotique ». Ici, les cubistes se sont mis à la pipe, retrouvant ainsi les us et coutumes de la brasserie Andler. C’est que leur univers pictural s’est à ce point rétréci, qui se limite à ce qui peut « tenir sur une table de café » qu’un objet de plus n’y est pas de trop, et que la condition pour qu’il figure sur la toile est de se le mettre d’abord à la bouche : on verra donc Picasso fumer la pipe, comme Rivera, comme Ehrenbourg.

Un musée à la préfecture de police.

A la terrasse, on trouve aussi Martov, le dirigeant des mencheviks, resté à l’écart du chauvinisme et qui, dans le journal de l’émigration russe, Golos (La Voix), créé à Paris au moment de l’offensive allemande contre la capitale, a lancé « un cri de protestation de la conscience socialiste contre la falsification de nos enseignements et contre la capitulation de nos représentants et dirigeants officiels ». Il est maintenant rédacteur de Naché Slovo (Notre Parole), le quotidien ayant changé de nom, aux côtés de Léon Trotski, arrivé à Montparnasse comme correspondant de guerre d’un journal de Kiev, de Lozovsky, futur secrétaire de l’Internationale syndicale rouge, de Lounatcharsky, futur Commissaire du peuple à l’éducation.
Kisling est revenu de guerre, en mai 1915, sérieusement blessé. Il se marie pourtant, et c'est une fête grandiose, qu'anime de sa bouffonnerie et de ses jeux de mots le poète cubiste Max Jacob, lui qui s'était juré pourtant de "ne jamais aller à Montparnasse", résolution écrite en gros sur son mur... pour le plaisir de la transgresser. A l’automne, Cendrars est amputé du bras droit. Braque est grièvement blessé lui aussi, trépané ; il lui faudra de longs mois de convalescence, on ne le reverra vraiment sur pied, au banquet qui l’accueille à l’académie Vassilieff, qu’en janvier 1917.
Soutine : Cité Falguière, vers 1914

Modigliani, après la Ruche, puis être repassé par Montmartre avec une poétesse anglaise, Béatrice Hastings, avoir logé sommairement rue Norvins et avoir eu un atelier au Bateau-Lavoir, atterrit à nouveau Cité Falguière. Modigliani travaille dehors, y sculpte ses cariatides : « plusieurs têtes de pierre, cinq peut-être, étaient posées sur le sol cimenté de la cour, devant l’atelier », raconte Lipchitz. Soutine, 23 ans, de dix ans son cadet, occupe un atelier à droite de la porte d’entrée du n° 11, d’où l’on voit la cheminée de l’Institut Pasteur. "Il détestait évoquer son amitié avec Modigliani, raconte Chana Orloff, il ne pardonnait pas à Modigliani de l'avoir entraîné à la boisson". Miestchaninoff, 29 ans, travaille dans le local contigu ; Foujita s’est installé là aussi.
Un jour, Brancusi découvre Modigliani évanoui près d’un bloc de pierre qu’il venait de tailler jusqu’à épuisement. Léopold Zborowski, qu’il a rencontré chez Lejeune, rue Huyghens, devient son marchand et, quand il les aura présentés l’un à l’autre, s’enthousiasme pour Soutine, qui n’a guère vendu jusqu’ici qu’aux commissaires Eugène Descaves, le frère de l’académicien Goncourt, et Léon Zamaron, dont le bureau, à la préfecture de police, est un musée de l’école de Paris. Zborowski lui verse désormais une pension, bien modeste, de cinq francs par jour mais c’est mieux que rien.

Quand finira la guerre ?

Profitant de l’empêchement de Uhde et Kahnweiler, Léonce Rosenberg a pris sous contrat l’essentiel des cubistes : Braque, Gris, Léger, Metzinger, Séverini, Lipchitz, Henri Laurens, et Rivera, sans doute à compter de 1916. Picasso lui-même vend par son intermédiaire mais sans exclusivité. Le 2 février 1916, Rivera écrit à Guzman que « Max Jacob, lors d’une visite chez Léonce Rosenberg », 19 rue de La Baume, a pris « pour un Picasso mon trophée de Mexico, que Picasso aime beaucoup ». Peu après, Diego fait un dessin ingresque d’un Soldat assis, qu’il dédie à « son cher ami Léonce Rosenberg », pendant que Picasso fait un portrait d’Apollinaire en uniforme, dédicacé pareillement : « A mon ami Guillaume Apollinaire ».
« Pendant que Rivera travaillait encore pour Rosenberg, raconte Marevna, Picasso passait le voir souvent à n'importe quelle heure, pour bavarder et regarder ses tableaux. Rivera rageait chaque fois et dit à plusieurs reprises : "Il m'emmerde, Pablo! S'il me chipe quelque chose, ce sera toujours Picasso, Picasso... mais de moi, on dira que je le copie! Un de ces jours, je vais le flanquer à la porte!" »
Bibli. de l'Univ. de l'Iowa
Une nouvelle revue, futuriste et cubiste, SIC (Sons, Idées, Couleurs) vient de voir le jour et, de même que Gautier avait pu rendre « les classiques » responsables de la défaite de 1870, elle accuse les passéistes d’aujourd’hui : « Vous qui avez ri ou craché sur Mallarmé, Manet, Sisley, Puvis, Rodin, Claudel, Marinetti, Picasso, Debussy, Dukas, Moussorgski, Rimski-Korsakov, / Vous qui avez pesté contre les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, les autos, les tramways électriques, les machines, les usines, (...) / C’est vous qui avez failli perdre la France... »
Ilya Ehrenbourg, devenu correspondant de guerre d’un journal russe, vient raconter les tranchées de Verdun rue du Départ, où l’on se demande « Quand finira la guerre ? », comme le montre un dessin de Marevna qui les représente sous ce titre : Diego, Ehrenbourg et Modigliani. Rivera a rencontré Marevna Vorobieva l’année précédente, mais c’est Angelina qui lui donne un fils : Dieguito.
Justement, elle n’en finit pas la guerre : Apollinaire est frappé à son tour, le 17 mars 1916, trépané. Pendant sa convalescence il écrit et publie le Poète assassiné, qui s’ouvre sur un frontispice de Rouveyre, le montrant à l’hôpital, la tête bandée. Cette prose, qui mêle le mythe à l’autobiographie, met en scène Picasso, alias «L'oiseau du Bénin», à l’origine de sa rencontre avec Marie Laurencin, ici Tristouse Ballerinette, qui ne l’aimera pas plus de huit jours. Picasso s’est retiré dans une petite villa avec jardin, 22 rue Victor-Hugo à Montrouge ; Soutine, Modigliani et Kikoïne ont loué une chambre-atelier à Clamart.

Quelques sonnets dénaturés de Blaise Cendrars.

L’exposition « L'Art Moderne en France » est organisée par André Salmon du 16 au 31 juillet 1916 chez Paul Poiret, très exactement dans la galerie que le couturier loue à Barbazanges, au 109 rue du Faubourg Saint-Honoré et, celle-ci étant accessible également par le 26 avenue d’Antin (auj. avenue Franklin-Roosevelt), sera appelée Salon d’Antin. C'est là que, pour la première fois, les Demoiselles d'Avignon portent leur nom, affiché à côté car la toile est présentée sans cadre, et là aussi que pour la première fois elles sont exposées publiquement : elles n’avaient pas bougé de l’atelier du peintre depuis leur création près de dix ans auparavant. Autour, des tableaux de Chana Orloff, Picasso, Gino Severini, Van Dongen, Marie Wassilieff ; devant : Gertrude Stein, Jacques Doucet, Georges Auric, Paul Valery, qui décrira par lettre l’évènement à André Breton ; au milieu, une matinée littéraire, le 21 juillet, sous la responsabilité d’Apollinaire.
Cendrars et son compatriote Émile Lejeune ont créé dans l’atelier de ce dernier, 6 rue Huyghens, une association, Lyre et Palette, qui y donne des soirées de concerts ou de conférences, aussi bien que des expositions ; en novembre 1916, Picasso, Ortiz de Zarate, Modigliani, Kisling y exposent, entre deux soirées de poésie et de musique, et sur la feuille-programme de l’une d’elles, on trouve quelques sonnets dénaturés de Blaise Cendrars, dédiés à Jean Cocteau, à Éric Satie, ou pleins de l’Académie Médrano ; d’autres jours, il y a là un concert de l’un ou l’autre de ces musiciens en rupture avec le romantisme de Wagner et l’impressionnisme de Debussy, que Cocteau voudra lancer comme « Les Nouveaux Jeunes » et qu’un critique rebaptisera plus simplement le « groupe des six ».
En février 1917, Picasso scandalise la Rotonde et ses fumeurs de pipe : il a accepté la proposition, que lui a faite Cocteau, de participer à la création d’un ballet, Parade. « Le pire fut que nous dûmes rejoindre Serge de Diaghilev à Rome et que le code cubiste interdisait tout autre voyage que celui du Nord-Sud entre la place des Abbesses et le boulevard Raspail », ironisera Cocteau. Modigliani est allé habiter 3 rue Joseph Bara chez Zborowski,  auquel il cède sa production pour quinze francs par jour.
Gino Severini, vers 1917
Un mois plus tard, Pierre Reverdy, qui vient précisément de lancer une revue, le 15 mars, au nom de la ligne de métro précédemment citée, Nord-Sud, y a donné un article, « Sur le cubisme », dont il reprend les envolées théoriques face à Diego Rivera et André Lhote, chez ce dernier, au 38 bis rue Boulard, et au sortir du restaurant Lapérouse. Rivera en vient aux mains, et Max Jacob, observateur du pugilat, prévient Jacques Doucet qu’il s’ensuivra certainement une coupure durable entre Lhote, Metzinger et les cubistes russes qui se rangeront derrière Rivera, et Braque, Gris, Picasso qui soutiendront Reverdy.

L’homme n’était qu’un bourgeois qui va à la messe.

« L’affaire Rivera » est portée en place publique et, au numéro 3 de Nord-Sud, le 15 mai, Reverdy signe Une nuit dans la plaine, conte dans lequel on reconnaît sans peine le glouton Rivera – ce pourquoi il était obèse –, en cannibale, « anthropoïde sans vergogne » se prenant pour un savant mathématicien (Rivera étudiait les théories de Jules-Henri Poincaré) alors qu’il n’est que le doyen d’une école de suiveurs.
Mais de tout cela, contrairement aux prévisions de Max Jacob, Picasso n’a cure : à Montrouge, il brosse le rideau de scène de Parade, pastiche de la peinture rudimentaire qui décore les baraques foraines : écuyères, Arlequin, jongleurs et guitariste. La première du ballet de Cocteau, au Châtelet, a lieu le 18 mai 1917 ; tout Montparnasse est là, les peintres en chandail et veste d’ouvrier au milieu des élégantes. Picasso a un sweater grenat et une casquette de jockey. Le rideau, aux couleurs pimpantes, s’ouvre sur des figures de trois mètres de haut, les Managers, dont il a eu l’idée, qui écrasent quelque peu par leur stature les personnages dansés. Or ces géants, il les a dessinés à la manière cubiste ; les autres ne sont que des danseurs : allégorie du triomphe de l’esthétique nouvelle sur la tradition ? A la musique de Satie, s’ajoute un collage de crépitements de Morse et de machines à écrire, de sirènes et autres bruits industriels. Le public en fait encore plus, et si les auteurs ne se font pas lyncher à la sortie, c’est uniquement parce qu’Apollinaire, préfacier du programme, - qu’il a placé sous l’égide d’un néologisme : « sur-réalisme » -, est là en uniforme, blessé de guerre.

Modigliani a rencontré Jeanne Hébuterne, une étudiante de 19 ans de l’Académie Colarossi, située 10 rue de la grande Chaumière, où enseigne l’un des futurs « constructeurs », André Favory. Elle devient sa compagne, et en juillet, pour ses 33 ans, il s’installe avec elle dans une chambre que loue pour eux Zborowski à coté de l’académie, au n° 8.
La révolution russe, - pour laquelle Ehrenbourg a déjà quitté Paris -, l’évolution du régime mexicain avec la signature d’une nouvelle constitution démocratique, tout pousse Diego Rivera à s’éloigner d’un Rosenberg qui promeut son écurie cubiste comme héritière de la tradition classique française. En septembre 1917, il rompt son contrat avec le galeriste, un an avant son terme, et monte le groupe « Les constructeurs », reprenant une formule d’Elie Faure, le neveu d’Élisée et d’Elie Reclus, qui avait réuni sous ce titre, en 1914, des études consacrées à Cézanne, Dostoïevsky, Lamarck, Michelet et Nietzsche. Il y voyait la grandeur de Cézanne dans ce que le peintre – l’homme n’était qu’un bourgeois qui va à la messe -, exprimait à son insu les forces de reconstruction sous-jacentes à une société se désagrégeant.
Diego peint ce qu’il voit de son logis du 26 rue du Départ, Couteau et fruits devant la fenêtre, en octobre, trois jours après la mort de Dieguito, son fils, emporté par la grippe espagnole, et le Chemin de fer de Montparnasse.

L'esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons.

Le 26 novembre, un texte d’Apollinaire datant de 1912, « L'Esprit nouveau des poètes », est lu par Pierre Bertin au théâtre du Vieux-Colombier : « L'esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons ». « Il lutte pour le rétablissement de l'esprit d'initiative, pour la claire compréhension de son temps et pour ouvrir des vues nouvelles sur l'uni­vers extérieur et intérieur qui ne soient point inférieures à celles que les savants de toutes catégories décou­vrent chaque jour et dont ils tirent des merveilles. » « Les poètes ne sont pas seulement les hommes du beau. Ils sont encore et surtout les hommes du vrai, en tant qu'il permet de pénétrer dans l'in­connu, si bien que la surprise, l'inattendu, est un des principaux ressorts de la poésie d'aujourd'hui. »
Le 3 décembre 1917, Zborowski organise la première exposition personnelle de Modigliani à la galerie de Berthe Weill, maintenant 50 rue Taitbout. Les nus exposés dans la vitrine font scandale et doivent en être retirés sous peine de saisie pour outrage à la pudeur ; du coup, rien n’est vendu. Quelques mois plus tard, en mars 1918, Zborowski envoie Modigliani se refaire une santé dans le midi, avec Jeanne qui est enceinte ; il y expédie également Soutine pour la même raison.
Diego Rivera, Pont à Arcueil, 1918
Guillaume Apollinaire épouse à Saint-Thomas-d’Aquin, le 2 mai 1918, celle qui a été son infirmière, Jacqueline Kolb, dite Ruby. Ses témoins sont Picasso et Antoine Vollard, ceux de sa future épouse : la femme de Picabia et Lucien Descaves ; Apollinaire, avec l’Hérésiarque et Cie avait obtenu trois voix au Goncourt en 1910. Le 12 juillet, Picasso convole à son tour, avec Olga Kokhlova, devant des témoins qui sont Apollinaire, Jean Cocteau et Max Jacob. Diego Rivera s’est installé chez Adam Fisher, à Arcueil, pour se protéger des bombardements qui frappent Paris ; il y peint le pont, l’avenue du Dr Durand, et le coude d’une rue. Il fait aussi le portrait de René Paresce, le peintre suisse-italien chez lequel les Trotski ont vécu, dans sa maison de Sèvres, en 1915. A l’été, avec Cocteau, André Lhote et sa femme, Adam Fisher et la sienne, Diego et Angelina vont au Piquey, sur le bassin d’Arcachon, « dans des paysages du Texas » où Cocteau « se promenait tout nu » l’été précédent.
« Les Constructeurs », Rivera, Lhote, André Favory, Eugène Corneau, Gabriel Fournier, le sculpteur Paul Cornet (dont Diego fera le portrait l’année suivante), et le sculpteur danois Adam Fisher, s’exposent collectivement chez Eugène Blot, rue Richepanse, durant les mois d’octobre et de novembre 1918, dans une manifestation organisée par Louis Vauxcelles, précédemment étiqueteur des « fauves » et du « cubisme ». Le 9 novembre, Apollinaire, resté affaibli par son opération, a été emporté par la grippe espagnole ; au-dessus de son lit de mort était toujours accroché le tableau de groupe de Marie Laurencin.

Picasso si.

En mai 1919, Modigliani est de retour à Paris et Jeanne, de nouveau enceinte, l’y rejoint avec leur fille, née le 29 novembre précédent, un mois plus tard. Le 8 juin, un hommage à Apollinaire est donné à la galerie de l’Effort moderne de Léonce Rosenberg ; parmi les lecteurs de ses poèmes, un jeune homme de 16 ans, Raymond Radiguet, que Cocteau dévore des yeux. Diego est de nouveau en Gironde, mais à Sainte-Foy-la-Grande, chez Elie Faure ; il fait le portrait  du fils de celui-ci, Jean-Pierre. S’il a pu déclarer à un journaliste, un peu plus tôt : « jamais je n’ai cru en Dieu, mais en Picasso si », c’est dans la vénération pour le « père Cézanne » qu’il communie à présent avec son hôte comme avec Louis Vauxcelles. Marevna lui donne une fille : Marika.
La tuberculose rattrape Modigliani le 22 janvier 1920 ; il est transporté inconscient à l’Hôpital de la Charité, 47 rue Jacob, il y meurt deux jours plus tard d’une méningite tuberculeuse sans avoir repris connaissance. Kisling l'a assisté jusqu’à la fin. Le lendemain, Jeanne Hébuterne enceinte de huit mois se jette du cinquième étage de l’immeuble de ses parents, laissant la petite Jeanne orpheline. Diego Rivera a une liaison avec Elen Fischer, l’épouse d’Adam. Le 21 décembre, c’est la reprise de Parade. Georges Auric, qui devient le critique musical de la NRF, y consacre au ballet un article, fort approuvé par Gide qui reprochait déjà à Cocteau « non point tant de suivre, que de feindre de précéder ».
En juillet 1921, Diego Rivera, laissant Angelina au rivage français, rentre au Mexique, où il se dépêche d'oublier, picturalement, Paris au profit de "l'art maya, aztèque ou toltèque", conscient de « la nécessité d’un art populaire capable de nourrir esthétiquement les masses ». Soutine ne rentre du Midi, où il a peint comme un forcené, que six mois plus tard, avec près de deux cents œuvres. A la fin de l’année, un riche américain, le docteur Barnes, en achète soixante-quinze d’un coup, pour 60 000 francs.