Face au portail de Saint-Gervais
Voltaire,
avec la hauteur qu’on lui connaît, s’essaye, au début de 1733, à dresser un
palmarès des œuvres et des auteurs, passés et contemporains ; les
« on aime-on n’aime pas » de sa génération, expliquera-t-il, assurant
n’avoir été de celle-ci que le greffier. Dans son Temple du Goût, une pièce
est dédiée à l’architecture.
« Je
vis les muses présenter tour à tour, sur l’autel du dieu, des livres, des
dessins, et des plans de toute espèce. On voit sur cet autel le plan de cette
belle façade du Louvre, dont on n’est point redevable au cavalier Bernini,
qu’on fit venir inutilement en France avec tant de frais, et qui fut construite
par Perrault et par Louis Le Vau, grands artistes trop peu
connus. Colbert soupirait de ce qu’un si beau monument périssait sans être
achevé. “Ah !, disait-il, pourquoi a-t-on forcé la nature pour faire du
château de Versailles un favori sans mérite, tandis qu’on pourrait, en achevant
le Louvre, égaler en bon goût Rome ancienne et moderne ?”
La porte St-Denis de François Blondel. Gallica |
« Là
est le dessin de la porte Saint-Denis, dont la plupart des Parisiens ne
connaissent pas plus la beauté que le nom de François Blondel, qui acheva ce monument ; cette admirable fontaine
[celle des Innocents], qu’on regarde si peu, qui est ornée des précieuses
sculptures de Jean Goujon, et qui
semble accuser la grossière rusticité de toutes les autres ; le portail de
Saint-Gervais,
chef-d’œuvre d’architecture, auquel il manque une église, une place, et des
admirateurs, et qui devrait immortaliser le nom de Desbrosses (sic, en réalité De Brosse), encore plus que le palais
du Luxembourg, qu’il a aussi bâti. Tous ces monuments, négligés par un vulgaire
toujours barbare, et par les gens du monde toujours légers, attirent souvent
les regards du dieu.
« Cependant
le dieu s’amusait à faire construire le modèle d’un palais parfait. Il joignait
l’architecture du palais de Maisons au dedans de l’hôtel de Lassay, dont il a
conseillé lui-même la situation, les proportions, et les embellissements au
maître aimable de cet édifice, et auquel il ajoutait quelques
commodités. »
Lassay dans le livre de Blondel. Gallica |
C’est
tout pour Paris, et l’on a mêlé ici la version primitive à sa correction
ultérieure. Dans ces brèves notations s’esquisse, néanmoins, un urbanisme, qui
sera ensuite largement développé. La fontaine alliant à l’utilité la beauté
architecturale et statuaire, et cette façade d’église qui demande à être
dégagée pour être offerte aux regards, dessinent l’image d’une ville conçue
comme un espace public, ouvert et agréable. Paris n’était encore qu’un
conglomérat d’architectures privées, destinées à l’agrément et au prestige de
leurs seuls propriétaires, ou à la gloire de Dieu. Les places, aux façades
ordonnancées enchâssant une statue, n’étaient elles-mêmes, en dépit des
apparences, que des espaces clos destinés à la célébration du culte royal.
L’architecture
n’occupe qu’une abside mineure du Temple
du Goût ; l’essentiel est pour les gens de lettres, et ce sont eux que
préoccupe la place qu’on leur y fait. Les épigrammes pleuvent. Boindin,
qui s’est reconnu, lit chez Procope une comédie qu’il a intitulée Polichinelle
sur le Parnasse, et en montre le futur frontispice : Polichinelle
est au milieu, Rollin au-dessous, entre les demoiselles Lecouvreur et Sallé ;
Voltaire y est malade, entouré de seringues et d’instruments d’apothicaire.
La
présence des demoiselles de la Comédie ou de l’Opéra aux côtés de Racine,
Corneille, La Fontaine et Despréaux (Boileau) a fait scandale, en effet, et
presque autant celle de Charles Rollin,
« ancien recteur, le premier homme de l’Université qui ait écrit purement
en français pour l’instruction de la jeunesse, et qui ait recommandé l’étude de
notre langue, si nécessaire, et cependant si négligée dans les écoles »,
précisera Voltaire dans une note ultérieure.
Au
grand dam de Boindin, le Temple du Goût célèbre donc la
comédienne, l’amie si tôt disparue :
« … aimable Lecouvreur
;
Vous, fille de l’amour,
fille de Melpomène ;
Vous dont le souvenir règne
encor sur la scène,
Et dans tous les esprits,
et surtout dans mon cœur.
Ah ! qu’en vous revoyant
une volupté pure,
Un bonheur sans mélange
enivra tous mes sens !
Qu’à vos pieds en ces lieux
je fis fumer d’encens !
Car, il faut le redire à la
race future,
Si les saintes fureurs d’un
préjugé cruel
Vous ont pu dans Paris
priver de sépulture,
Dans le temple du Goût vous
avez un autel. »
Et
il n’oublie pas la danseuse que courtisait Thiriot :
« Et cependant, avec
mollesse,
Sallé le temple parcourait
D’un pas guidé par la
justesse. »
Là-dessus,
si le Temple du Goût défie tout et
chacun, celui de l’hospitalité s’écroule : « J’ai perdu, écrit
Voltaire à Cideville, comme vous
savez peut-être, mon cher ami, Mme de
Fontaine-Martel ; c’est-à-dire que j’ai perdu une bonne maison dont j’étais
le maître, et quarante mille livres de rente qu’on dépensait à me divertir. Que
direz-vous de moi, qui ai été son directeur à ce vilain moment, et qui l’ai
fait mourir dans toutes les règles ? Je vous épargne tout ce détail, dont j’ai
ennuyé M. de Formont ». Il faut déménager. Le 6 mai 1733, Voltaire
précise, au même : « Je vais demeurer vis-à-vis le seul ami que le Temple du Goût m’a fait, vis-à-vis le
portail de Saint-Gervais ». Ce sera chez le sieur Demoulin, rue du Long-Pont
(aujourd’hui de Brosse) ; la maison portait le n°13 jusqu’à ce que les
numéros impairs soient démolis lors de la construction de l’annexe Lobau de
l’Hôtel de Ville, la plupart des numéros pairs l’étant lors de la démolition de
l’îlot 16, en 1941.
Le portail de St-Gervais. Gallica |
Le grand principe de l’attraction
C’est
rue du Long-Pont que Voltaire reçoit pour la première fois, en novembre, ce
trio d’inséparables qu’il fréquente depuis l’été : Émilie de Breteuil, marquise du Châtelet par son mariage, la duchesse de Saint-Pierre, qui vient de
dépasser la cinquantaine, et son jeune amant, le comte de Forcalquier.
La
fille du baron de Breteuil, Voltaire l’apercevait de loin en loin – elle
n’avait que 10 ans la première fois –, dans l’hôtel de la place Royale qui
l’avait vue naître, ou à Créteil, au domaine familial du Buisson. Peut-être
l’avait-il rencontrée plus récemment en compagnie du duc de Richelieu pour qui elle avait eu des tendresses. Mais c’est à
l’été que Voltaire a vraiment fait la connaissance de cette jeune femme qui, à
27 ans, est en relation scientifique depuis déjà trois années avec ce Maupertuis qu’il a consulté lui-même
sur le « grand principe de l’attraction de M. Newton », et auquel il
a soumis ce qui serait la quinzième de ses Lettres philosophiques.
À
Charonne, avec le trio, Voltaire s’est attablé autour d’une fricassée de
poulet, aux chandelles, dans ce cabaret des Marronniers du coin des chemins de
Saint-Maur et de l’Orillon, couru pour ses jeux de bagues, ses escarpolettes et
la diseuse de bonne aventure qu’on était presque assuré d’y trouver. Avec
Émilie, il a discuté le « Discours sur les différentes figures des
astres, avec une exposition abrégée des systèmes de Descartes et de Newton »,
que Maupertuis venait de publier.
Quand
le trio vient rue du Long-Pont « boire du vin de Champagne », le
comte de Forcalquier a eu quelque temps plus tôt les cheveux coupés par un
boulet de canon, au siège du fort de Kehl, finalement tombé aux mains des
Français le 28 octobre 1733. La guerre de Succession de Pologne a commencé,
d’abord sur le Rhin, mais bientôt, pour les armées de Louis XV,
essentiellement en Italie.
Le
régiment du jeune comte était-il approvisionné par Voltaire ? On ne sait.
Ceux d’Italie le seront : Pâris-Duverney
a intéressé Voltaire à ses affaires de fournisseur de vivres aux armées.
« Pendant la première guerre d’Italie, avant que je ne fusse entré à son
service, écrit Longchamp, cet objet lui avait procuré chaque année de fortes
sommes ; et je sais qu’à la paix [en 1738, donc], en réglant le compte
définitif, il reçut pour solde chez M. Pâris-Duverney, directeur de
l’entreprise, une somme de six cent mille francs. »
« Chez
M. Pâris-Duverney », à Plaisance peut-être, dans le parc du château des
bords de Marne que son propriétaire a fait reconstruire, où il a réussi à faire
pousser le premier magnolia de la royauté, et l’acclimatation du premier
ananas.
Diderot, 20 ans, en est encore à faire
rosir les jeunes filles. Reçu maître ès arts de l’université de Paris, entré au
bureau d’un procureur, langrois comme lui, Clément de Ris, il est amoureux
d’une demoiselle Babuti qui, plus tard, deviendra Mme Greuze. C’est au Salon de 1765, devant son portrait, peint par
son mari, que Diderot se la rappellera avec nostalgie. « Je l’ai bien
aimée, moi, quand j’étais jeune et qu’elle s’appelait Mlle Babuti. Elle occupait une petite boutique de librairie sur le
quai des Augustins ; poupine, blanche et droite comme le lis, vermeille
comme la rose. J’entrais avec cet air vif et fou que j’avais – [au préalable,
il est allé s’enquérir des titres des dernières parutions licencieuses chez
Desauge le père, rue Saint-Louis au Palais, qui en a l’exclusivité] – ; et
je lui disais :
—
Mademoiselle, les Contes de La
Fontaine, un Pétrone, s’il vous plaît.
—
Monsieur, les voilà ; ne vous faut-il point d’autres livres ?
—
Pardonnez-moi, Mademoiselle, mais…
—
Dites toujours ?
—
La Religieuse en chemise.
—
Fi donc !, Monsieur, est-ce qu’on a, est-ce qu’on lit ces vilénies-là ?
—
Ah ! ah !, ce sont des vilenies, Mademoiselle, moi, je n’en savais
rien…
Et
puis un autre jour, quand je repassais, elle souriait et moi aussi. »
Mme Greuze, née Babuti, par son mari. |
Il faut penser, il faut aimer
Le
18 janvier 1734, en face de chez Procope, la Comédie affiche Adélaïde
du Guesclin, tragédie française, tragédie où domine l’amour, d’un
Voltaire décidément inépuisable. « Il venait de publier le Temple du Goût. On ne voulut point
souffrir qu’il donnât à la fois des leçons et des exemples », écrira Lekain à l’édition de la pièce, plus de
trente ans après. C’est donc un échec. « Elle fut sifflée dès le premier
acte ; les sifflets redoublèrent au second, racontera Voltaire, et lorsqu’à la
fin le duc de Vendôme disait : Es-tu
content, Coucy ?, plusieurs bons plaisants crièrent Couci-couci. »
La
seconde représentation est plus favorable, mais Voltaire ne s’obstine pas.
Chez
Gradot, quai de l’École, on ne voit
plus, depuis plus de deux ans, La Motte.
Il demeurait « rue Guénégaud, près du quai Conti, très froid, comme
on sait, et exposé au nord », écrit Sainte-Beuve, qui poursuit en citant
Duclos : « devenu aveugle et perclus des jambes, il était réduit à se
faire porter en chaise
– (il avait à lui sa chaise, c’était alors le luxe des demi-fortunes, explique
Sainte-Beuve) -, au café de Gradot, pour se distraire de ses maux dans la conversation de
plusieurs savants ou gens de lettres qui s’y rendaient à certaines
heures : Maupertuis, Saurin, Nicole, tous trois de l’Académie des
sciences, Melon, auteur du premier Traité
sur le Commerce, et beaucoup d’autres qui cultivaient ou aimaient les
Lettres ».
Le
chevalier de Mailly, dans ses Entretiens
des cafés de Paris, publiés en 1702, nous a montré que des femmes
fréquentaient ces établissements. Émilie n’y vient que pour Maupertuis.
« J’ai été hier et aujourd’hui vous chercher chez Gradot, lui écrit-elle
un samedi du début de 1734, et je n’ai pas entendu parler de vous. »
C’est, dans ces mois-là, un leitmotiv : « Je vous ai promis de vous
avertir de mon retour, ce ne serait point être revenue que de ne vous point
voir. Venez souper avec moi demain ; je vous irai prendre au sortir de l’opéra,
chez Gradot, si vous voulez m’y attendre ».
Le
7 avril, c’est avec Voltaire qu’elle assiste au remariage du duc de Richelieu,
à Monjeu, près d’Autun. C’est là que Voltaire apprend par d’Argental que ses Lettres
philosophiques, censément éditées à Amsterdam, en réalité clandestinement à
Rouen, par Jore, ont commencé d’être
distribuées dans Paris. Aux lettres esquissées en Angleterre, et publiées dans
ce pays, en anglais, par Thiriot, s’ajoute une vingt-cinquième, consacrée aux Pensées de Pascal,
qui s’attaque ainsi à l’apologiste le plus vigoureux de la religion chrétienne.
L’ouvrage
est presque aussitôt condamné par le parlement de Paris comme
« scandaleux, contraire à la religion, aux bonnes mœurs et au respect dû
aux Puissances », lacéré et brûlé par l’exécuteur de la haute justice le
10 juin à onze heures du matin. Jore est embastillé. Voltaire craint une saisie
de corps ; il s’enfuit en Lorraine, puis gagne le refuge qu’Émilie lui a
proposé dans son château de Cirey, assez voisin de la frontière pour parer à
toute éventualité.
Pendant
qu’à Paris Nattier refait pour le
chevalier d’Orléans, fils naturel du Régent, qui en est alors le Grand Prieur,
la décoration de ce palais du Temple qui abrita la jeunesse d’Arouet, au
« désert » de Cirey, Voltaire, désormais philosophe, dirige la
restauration et le réaménagement du château en « asile des
beaux-arts » et de sa quarantaine. Il en a les moyens : ses revenus
sont six ou sept fois supérieurs à ceux du marquis son propriétaire. À
l’automne, pendant que Mme du Châtelet y séjourne avec lui, il compose ces
quatrains, véritable épigraphe du lieu :
« Il faut penser, sans
quoi l’homme devient,
Malgré son âme, un vrai
cheval de somme :
Il faut aimer, c’est ce qui
nous soutient ;
Sans rien aimer, il est
triste d’être homme.
Il faut avoir douce société
De gens savants, instruits
sans suffisance,
Et de plaisirs grande
variété,
Sans quoi les jours sont
plus longs qu’on ne pense.
Il faut avoir un ami qu’en
tout temps,
Pour son bonheur, on
écoute, on consulte,
Qui puisse rendre à notre
âme en tumulte
Les maux moins vifs et les
plaisirs plus grands.
Il faut, le soir, un souper
délectable,
Où l’on soit libre, où l’on
goûte à propos
Les mets exquis, les bons
vins, les bons mots ;
Et sans être ivre il faut
sortir de table.
Il faut, la nuit, tenir
entre deux draps
Le tendre objet que votre
cœur adore,
Le caresser, s’endormir
dans ses bras,
Et le matin recommencer
encore.
Mes chers amis, avouez que
voilà
De quoi passer une assez
douce vie :
Or, dès l’instant que
j’aimai ma Sylvie,
Le
3 novembre 1759, Diderot, ayant à son tour atteint et dépassé les 40 ans,
proposera, de mémoire, ce programme de sagesse à son amie Sophie Volland.