COMMENT CHARLES MARCHE N’A ÉTÉ NI « TRANSPORTÉ » NI COLON EN ALGÉRIE

 Présentation de :

à la librairie Jonas, Paris 13ème, le 10/01/2024.

 

La révolution de 1848 est très présente dans la toponymie parisienne, avenues, boulevards et métros : Barbès, Blanqui, Ledru-Rollin, Louis Blanc, etc. Dans le 13ème, sur le mode de la rue ordinaire, la rue de Tolbiac parcourt les deux bouts de la chaîne, de la rue Albert, l’ouvrier coopté au gouvernement provisoire le 24 février, à la rue Damesme, le sabreur mortellement blessé lors de sa sanglante besogne répressive du 24 juin. La rue Albert, on en veut à la Troisième République de ne pas l’avoir baptisée, en 1896, plus justement rue de « l’ouvrier Albert », ou rue « Albert, ouvrier », seule dénomination, dans les actes officiels du gouvernement provisoire, la presse de l’époque ou l’historiographie, d’Alexandre Martin, son nom à l’état-civil. La plaque s’est vue précisée, il y a quelques décennies, par ces mentions : « Ouvrier mécanicien – Homme politique 1815-1895 », mais ce n’est qu’un pis-aller. L’attribution à Damesme, décidée par Napoléon III, est restée non explicite sur la plaque de l’autre rue, taisant le général comme le répresseur et, à défaut de « cancel », on s’en accommodera.

MARX 1818 - 1883       MARCHE 1819 - 1893


On a dit les deux bouts de la chaîne : 24 février – 24 juin, quatre petits mois, un mois et demi de plus seulement que la Commune. Un bain de sang au bout, un peu moindre que celui de la Semaine sanglante. Une présence bien plus forte dans la topographie — mais on manque vraiment d’une rue Marche — mais bien plus faible dans les mémoires, si bien que Michèle Riot-Sarcey et Maurizio Gribaudi ont pu co-écrire, en 2008, 1848 La révolution oubliée, (La Découverte).

 

48, c’est pourtant une révolution qui se produit sous les yeux de Marx, lequel arrive à Paris dans les premiers jours de mars avec sa femme, leurs trois enfants, Jennychen, Laura et le petit Edgar, âgé à peine d’un an, et, j’allais dire surtout, dans ses bagages, un millier d’exemplaires du Manifeste du parti communiste, en allemand, tout frais imprimés. Passager du Bruxelles-Paris du chemin de fer du Nord, son train passe devant les ateliers de la Cie, à La Chapelle, où Marche est mécanicien tourneur, puis Charles Marx (on francise à l’époque les prénoms étrangers), à l’embarcadère du Nord, descend en voiture la rue du Faubourg-Saint-Denis — le bd Magenta, le bd de Strasbourg n’ont pas été percés, le flux des circulations, c’est l’étoile à trois branches de la révolution espagnole : la rue du Fbg-St-Denis jusqu’à la porte du même nom, puis les grands boulevards à droite et à gauche.

Descendant vers l’arc de triomphe, donc, Charles Marx passe devant le logis de Charles Marche qui habite au 62 rue du Fbg-St-Denis (n° 54 – 56 actuels, face au passage-cour des Petites-Écuries. Mais pour goûter l’homonymie presque parfaite des deux noms, Charles Marche est notre Karl Marx, encore faut-il savoir ce que l’historien californien (de Santa Cruz), Mark Traugott, méconnaissait encore en 2015, je le cite : « on ignore presque tout de Marche – à commencer par son prénom ».

 

Sitôt débarqué, Marx donne à traduire en français le Manifeste du parti communiste à son vieux complice du Vorwärts, le médecin Hermann Ewerbeck qui, l’année précédente, avait mis en allemand le Voyage en Icarie de Cabet. Ewerbeck se met au travail, et intéresse à la publication de la traduction à venir une personne à laquelle il enseigne l’allemand, Charles Paya, créateur d’une petite agence de presse démocratique et républicaine. C’est une dépêche sortie de l’agence de Paya qui, le 23 mai 1848, indique que « le citoyen Marche, cet intrépide et audacieux ouvrier qui, dans la journée du 25 février dernier, est parvenu, par son énergique langage, à arracher, séance tenante, le fameux décret relatif à l’organisation du travail, et qui, employé au chemin de fer du Nord, a organisé la grève qui dure encore maintenant », a été arrêté.

Lequel Marche répond aussitôt aux journaux qui ont diffusé la nouvelle : « Que mes amis se rassurent, je suis libre encore », et il signe « Marche jeune, ouvrier mécanicien, rue du Faubourg-Saint-Denis, 62. » On en sait déjà un peu plus : que vit aussi à Paris un Marche aîné, son père ou son frère.

 

LE Ve ARRONDISSEMENT ET LA CHAPELLE

La traduction du Manifeste est achevée au 13 juin 1849, date à laquelle les députés de la Montagne, Ledru-Rollin à leur tête, engagent le fer, tout pacifiquement, lorsque le président de la République élu en décembre, Louis Bonaparte, envoie au mépris de la constitution des troupes françaises et républicaines rétablir le Pape dans ses États temporels. Marx, revenu à Paris, est à nouveau le témoin oculaire de ce dernier soubresaut démocratique, et de son échec : Hermann Ewerbeck est emprisonné pour deux bons mois mais, surtout, Paya, arrêté lui aussi, se voit condamné à la déportation par la Haute Cour de justice de Versailles. Il faudra attendre 1885 pour lire une traduction française du Manifeste, celle de Laura, la deuxième fille de Marx, qui aura entretemps épousé Paul Lafargue.

 

Par Ewerbeck, par Paya peut-être, ces deux contemporains - Marx n’est que de 9 mois l’aîné de Marche – auraient pu se rencontrer. Mais Marx est d’emblée accaparé par l’urgence d’empêcher une Société démocratique allemande, ainsi qu’elle se nomme elle-même, d’aller de France et les armes à la main établir par la force la République en Allemagne. Dans ce but, et Engels l’ayant rejoint à Paris le 21 mars, ils écrivent « au citoyen Cabet », qui fait partie comme eux et selon les termes mêmes de leur lettre, du « parti communiste » (à ne pas entendre ici, pas plus que dans le titre du Manifeste, comme un parti au sens propre mais comme un courant de pensée). Marx et Engels demandent à Cabet d’insérer dans son Populaire un communiqué mettant en garde les ouvriers allemands contre ce qui serait « un croc-en-jambe à la révolution en Allemagne ».

On a cité deux fois déjà Cabet, et on en profite pour dire que la biographie secondaire de ce livre, celle de J-J Witzig, mécanicien au chemin de fer d’Orléans, lui, comme Marche l’est à celui du Nord, est justement un ami de Cabet, qu’il précédera en Amérique pour y préparer l’implantation de l’Icarie, cette cité idéale où doit régner la communauté des biens.

 

Finalement, Marx et Engels, n’ayant rien pu faire pour barrer la route à l’inconscience de la Légion allemande repartent par le chemin de fer du Nord, (et repassent devant… et devant…), direction Cologne, « la partie la plus avancée de l’Allemagne », le 6 avril. Ils ne se sont pas munis d’armes mais d’un programme : des « Revendications du Parti communiste en Allemagne », qui sont la « République une et indivisible », « l’armement général du peuple », le suffrage universel [masculin, inutile de le préciser, à l’instar de celui qui vient d’être proclamé en France], la nationalisation des domaines princiers et féodaux, des banques privées, des moyens de transport ; l’instauration de « forts impôts progressifs », la séparation de l’Église et de l’État et « l’instruction générale et gratuite du peuple ».

Marx et l’ouvrier Marche, qu’attendait et qu’annonce le Manifeste, resté de l’allemand pour les Français, se seront seulement croisés.

 

Revenons donc aux premiers jours de la révolution et passons, pour changer, à Proudhon et à ses Confessions d’un révolutionnaire, pour servir à l’histoire de la Révolution de Février, (3e édit., p. 67) : « Le 24 février avait eu lieu la déchéance du Capital ; le 25 fut inauguré le gouvernement du Travail. Le décret du gouvernement provisoire qui garantit le droit au travail fut l’acte de naissance de la République de février. »

Par « déchéance du Capital », Proudhon veut sans doute seulement dire la chute de la monarchie bourgeoise de Louis Philippe, assimilée au capital financier, c’est-à-dire, dans sa pensée, à Rothschild et consorts.

En réalité, le 24 février, qu’est-ce qui avait bien pu déchoir le Capital ? La petite place donnée au gouvernement provisoire à Albert ?

Louis Philippe vient d’abdiquer. Au National, journal de l’opposition dynastique, rue Le Peletier, une poignée de députés se cooptent en gouvernement provisoire. À la Réforme, journal de l’opposition républicaine, rue Jean-Jacques Rousseau, quelques publicistes travaillent à s’adjoindre à la liste ; par des navettes entre les deux titres, on doit arriver à un consensus. Quand d’une fenêtre du 1er étage des bureaux de la Réforme, Louis Blanc égrène à une foule rassemblée dans un silence solennel, le chapelet des noms sur lesquels on s’est entendu, un nom supplémentaire monte de la cour, littéralement un nom d’en bas : « Albert ! Albert ! » La plupart des gens de La Réforme ne le connaissent pas, écrit Louis Blanc, qui assure ne l’avoir jamais vu. C’était, poursuit-il,

 

un pauvre ouvrier mécanicien qui tirait peut-être son dernier coup de fusil à quelque barricade au moment même où, loin de lui, à son insu, ses camarades acclamaient son nom. […] il n’avait jamais figuré au milieu des notabilités démocratiques. N’y avait-il pas dans ce seul fait l’avènement d’un monde tout nouveau ? (c’est moi qui souligne) C’était l’idée du travail réclamant sa place dans le gouvernement des choses humaines ; c’était la souveraineté du Peuple demandant à être représentée par un homme du Peuple. Ce fut les yeux humides que j’inscrivis : « Albert, ouvrier ».

 

Dans un complément ultérieur à ses Pages d’histoire de la révolution de février 1848, (Révélations historiques, en réponse au livre de lord Normanby intitulé : A Year of Révolution in Paris, Bruxelles, 1859, t. 1er, p. 76), Louis Blanc parlera non plus seulement de « l’avènement d’un monde tout nouveau », mais de « l’avènement d’un ouvrier au pouvoir ».

 

Aux yeux humides de Louis Blanc fera écho six jours plus tard, dans la même tonalité sentimentale, une « Proclamation du gouvernement provisoire aux ouvriers » : « Et maintenant, citoyens, hâtez-vous de reprendre vos travaux. Songez qu'une heure de retard est un trésor perdu pour la patrie. Vous êtes une des forces et une des sollicitudes du gouvernement provisoire de la République. Il vous aime ; ayez confiance en lui, et sachez bien qu'il est presque plus impatient de votre bonheur que vous-mêmes. »

 

Le 25 février, lendemain du jour où Albert a été invité à la table des grands, autre ambiance, que le même Louis Blanc décrira ainsi : « nous étions occupés de l’organisation des mairies, lorsqu’une rumeur formidable enveloppa tout à coup l’Hôtel de Ville. Bientôt, la porte du conseil s’ouvrant avec fracas, un homme entra, qui apparaissait vraiment à la manière des spectres. Sa figure, d’une expression farouche alors, mais noble, expressive et belle, était couverte de pâleur. Il avait un fusil à la main, et, ardemment fixé sur nous, son œil bleu étincelait. Qui l’envoyait ? que voulait-il ? Il se présenta au nom du Peuple, montra d’un geste impérieux la place de Grève et, faisant retentir sur le parquet la crosse de son fusil, demanda la reconnaissance du droit au travail. »

Lamartine, poursuit Louis Blanc, s’avance « vers l’étranger d’un air caressant », se met « à l’envelopper des plis et replis de son abondante éloquence. Marche – c’était le nom de l’ouvrier – fixa pendant quelque temps sur l’orateur un regard où perçait une impatience intelligente ; puis, accompagnant sa voix d’un second retentissement de son mousquet sur le sol, il éclata en ces termes : – Assez de phrases comme ça ! »

 

Dans une description jusque-là inédite de l’entrée en scène de Marche, que vous découvrirez dans le livre, vous l’entendrez poser d’abord et avant même toute revendication plus concrète, cette question de démocratie directe :

« Et d’abord nous demandons pourquoi nous sommes forcés, pour arriver jusqu’à eux [ceux qui se disent nommés par nous], de renverser des gens qui nous barrent le passage ? Qu’avez-vous à nous répondre ? »

 

Puis Marche exige que soit reconnu le droit au travail, et adopté le drapeau rouge comme une affirmation, une garantie de la couleur sociale de la république. Là encore, vous verrez, selon les témoins oculaires, Marche réclamer tantôt le droit, tantôt le drapeau, rarement les deux à la fois, et l’hypothèse que je propose pour résoudre cette contradiction.

 

1. Les 8 versions du 25 février

 

On dispose de pas moins de huit versions différentes de cette scène inaugurale, dont deux inédites, celle de Félix Bouvier, secrétaire du gouvernement provisoire les premiers jours, et qui la raconte, dans la presse, exactement six semaines après les faits, et celle d’Hippolyte Carnot, appuyée sur son journal et jamais publiée. A la fin, Marche sort de l’Hôtel de Ville avec le décret qu’il a « arraché séance tenante », « dicté », écrira Marx dans Les Luttes de classes en France. Louis Blanc et Garnier-Pagès le signent les premiers, Lamartine l’entérine plus tard, malgré qu’il a juré, selon l’une des versions : « Vous me ferez couper la main avant que je signe cela », et, selon une autre : « Vous me mettriez à la bouche de vingt pièces de canon que vous ne me feriez pas signer… »

Pour faire résumer l’évènement par un autre anarchiste, Charles Benoist, choisi par esprit de clocher rive gauche (les Temps nouveaux, dont on cite ici le numéro du 3 août 1907, étaient alors rue Broca après avoir été rue Mouffetard),  « L'ouvrier Marche parlant au gouvernement provisoire, c'est, dans « la rumeur formidable » et par « le geste impérieux » du Nombre, [Benoist reprend là les termes de Louis Blanc] le travail signifiant sa volonté, et dictant sa loi — la loi — à l'État. »

 

Après cette débauche de descriptions, huit pour une scène qui aura duré ½ h, 1 heure ? et qui malgré leur nombre laisse des questions irrésolues, plus rien ! À lire l’historien américain Donald C. McKay : « Marche, après cette unique apparition, retourne d’où il vient, dans l’oubli ». L’affirmation date de 1933, mais on a vu Traugott, cent dix-huit ans plus tard n’être pas plus avancé.

Fini Marche portraituré par Lamartine en « Spartacus d’une armée de prolétaires intelligents », par Louis Blanc en « orateur (au) regard perçant d’impatience intelligente » — intelligents jusque dans leur impatience, ces ouvriers de 48 !

Retourné dans l’oubli parce qu’a la salve de portraits tirée par Bouvier, Carnot, Freycinet, Garnier-Pagès, Lamartine, Louis Blanc, lord Normanby, Pelletan, a succédé le feu roulant des journées de Juin ? L’hypothèse qu’il y ait été tué, on a pu la lire ici ou là comme plus que probable. Trois mille, cinq mille ? ouvriers ont été fauchés sur les barricades ou fusillés sans jugement celles-ci tombées — Jacques Houdaille va jusqu’à 12 000 dans « Les détenus de Juin 1848 », (article de Population, 36e année n° 1, janvier février 1981, p. 164 à 171), mais il se borne à y reprendre Les journées de juin (1966), du douteux Pierre Dominique (nom de plume de P. D. Lucchini), directeur durant l’occupation de l'Office français d'information de Vichy puis rédac-chef de Rivarol.

 

Les barricades de juin 1848 dans le XIIe arrondissement de l'époque, rive gauche

2. La déposition du constructeur mécanicien Cavé

 

Sauf que dès le 1er juillet 1848, un démenti à cette hypothèse était donné non pas dans un document confidentiel, rare, peu accessible, que sais-je encore, mais dans un recueil qui est un usuel pour tout historien s’intéressant à la période, le Rapport fait au nom de la Commission d’enquête sur l’insurrection qui a éclaté dans la journée du 23 juin et sur les événements du 15 mai. François Cavé, constructeur mécanicien installé depuis des lustres en haut du faubourg Saint-Denis, qui après avoir fourni des locomotives à la Cie du Nord continue de livrer des roues et d’autres pièces détachées à l’atelier de réparations et d’entretien de La Chapelle où Marche est tourneur, dépose le 1er juillet devant la commission parlementaire, et il lui dit ceci concernant Marche : « Il n’a pas été arrêté. Depuis les évènements, il se promène vêtu avec recherche. Cependant, il y a quelque temps, les ouvriers, les sachant, lui, sa femme et ses enfants fort malheureux, avaient fait une souscription à leur profit ; mais ce n’est pas cette souscription qui peut le mettre en état de vivre comme il le fait, car il ne travaille plus. »

 

« Il n’a pas été arrêté », donc il ne le sera plus. Au 1er juillet, le filet est plein, près de 12 000 insurgés y ont été ramassés. Dès le 27 juin, un décret de l’Assemblée nationale a créé pour eux une peine originale, « la transportation » dans les colonies française d’outre-mer « autres que celles de la Méditerranée », une décision qui sera prise sans jugement, sans magistrats et sans contradictoire par des commissions administratives. Seuls les « chefs, fauteurs ou instigateurs » auront droit à une justice certes militaire mais respectant certaines formes, c’est-à-dire aux conseils de guerre.

Le 31 juillet, Cavaignac, le répresseur en chef, que l’Assemblée nationale vient de faire maréchal et président du Conseil des ministres, nomme une commission qui étudiera les lieux possibles de cette transportation. Les propositions affluent ; parmi celles-ci, deux concernent le Texas, et on les cite parce que c’est au Texas que Cabet et ses communistes, dont Witzig, envisagent d’établir leur Icarie. Finalement, le choix gouvernemental va s’arrêter sur l’Algérie, que l’Assemblée nationale avait écartée d’abord parce que trop proche, il semblait trop facile de s’en évader, et parce qu’on craignait que les transportés n’y répandent chez les indigènes leurs perverses idées démocratiques. La citadelle de Belle-Île formera à compter du 21 septembre, le dépôt provisoire de l’avant-transportation. 

Des commissions vont ainsi examiner le cas de 11 671 raflés ; 97 % d’entre eux habitent la Seine, 77 % Paris. Les ouvriers des métaux en représentent 20 à 23 %, soit le double de leur poids dans la population au recensement de 1856, le premier pour lequel on dispose de pourcentages par profession. Dans le Paris d’alors, celui à 12 arrondissements, c’est le VIIIe qui paye, de loin, le plus lourd tribut à la répression : 8,2 % de la population masculine adulte y est interpellée ; le XIIe vient en second. Le VIIIe, c’est le bastion de l’industrie « ancienne » de Paris, et des 4 quartiers de cet arrondissement, celui de Popincourt ­— Albert y est mécanicien chez le fabricant de boutons Bapterosses, dans l’actuelle rue Léon Frot (anc. de la Muette) — représente à lui seul près des trois-quarts des détenus de l’arrondissement : 1 036. Le second quartier parisien en termes de défèrement, celui de la Porte Saint-Martin (celui du domicile de Marche), dans le Ve, en compte moins de la moitié : 496. 

LE VIIIe ; la rue de la Muette entre Roquette et Charonne

J. Houdaille, prenant en compte les chiffres de 1856 pour les raisons dites plus haut, rapportés aux limites géographiques de l’actuel 13ème arrondissement, (soit le XIIe ancien, 122 815 habitants en 1856, plus la partie d’Ivry, commune alors de 13 000 habitants, comprise entre le mur des Fermiers généraux et les fortifications), montre qu’avec 1 434 suspects passant devant ces commissions, c’est 1,1 % de la population d’alors de ce 13ème anticipé, et 12,3 % du total des interpellés parisiens.

Sachant que les détenus sont à 97,5 % des hommes, et compte tenu de ce que les hommes adultes doivent représenter en gros le quart de la population, j’en arrive à environ 4,4 % des hommes adultes du futur 13ème déférés pour éventuelle transportation.

Sur cette même base (H = ¼ de la pop.), et en estimant maintenant une population moyenne entre les recensements de 1846 et de 1851, je trouve qu’à La Chapelle, où sont les ateliers de la Cie du Nord, c’est 9 % des hommes adultes de 1848 qui auront été arrêtés ; à Ivry, où sont les ateliers de la Cie d’Orléans, c’est 5,2 % de de la population masculine adulte qui l’aura été.

Voir aussi Jacques Houdaille, « Les détenus de Juin 1848 », dans Population, la revue de l’Ined, n° de janvier- février 1981, p. 164 à 171.

À Ivry, commune de 6 880 hab. en 1846, de 7 671 habitants en 1851, soit d’environ 1 820 hommes adultes en 1848, 96 personnes passent devant les commissions. Sur ce nombre, 21 appartiennent au chemin de fer d’Orléans : 6 y sont dits employés et 3 ouvriers sans plus de précision, mais on trouve aussi dans la liste, 1 sous-chef de gare, 1 chef d’équipe, 1 conducteur, 1 chauffeur, 2 hommes d’équipe, 1 facteur, 1 aiguilleur, 1 poseur de rail, 1 lampiste. Ils ont entre 24 et 51 ans.

Un seul est né à Ivry, 1 autre à Corbeil, à l’autre bout du premier embranchement ; les autres le sont, pour 3 d’entre eux, à Paris, 2 en Seine-Inférieure, 2 en Seine & Oise, 1 en Seine-et-Marne. Hors de Paris et des départements limitrophes, 1 est né en Belgique, puis 1 dans chacun des départements du Jura, du Lot, de la Gironde, du Nord, de l’Indre, du Calvados, de l’Yonne, de la Moselle.

Sur ces 21 cheminots, 9 habitent la rue du Chevaleret, qui est aussi celle de 7 autres déférés, presque tous ouvriers mécaniciens, sans autre indication de leur lieu de travail. Sur les 21 cheminots de l’Orléans, 12 seront libérés, les autres connaîtront les pontons (ces navires à quai servant de prison) de Brest, ou le fort du Hommel à Cherbourg, etc…

Voir la base de données de Jean-Claude Farcy et Rosine Fry, Inculpés de l’insurrection de Juin 1848, Centre Georges Chevrier - (Université de Bourgogne/CNRS), [En ligne].

 

Le XIIe et la portion d'Ivry entre mur des Fermiers généraux et fortifications

Fin novembre 1849, bien que diverses grâces aient diminué le nombre des justiciables de la transportation, environ 600 personnes croupissent encore sur les pontons de Cherbourg, et 1 200 à Belle-Île.

Finalement, 462 seront effectivement transportées en Algérie et il leur aura fallu attendre le début de 1850. Sur ces 462, 25 % habitaient la Rive Gauche Est, spécialement les rues Saint-Jacques, Mouffetard (qui s’étend alors sous ce nom jusqu’à la barrière de Fontainebleau, auj. place d’Italie), de la Montagne-Sainte-Geneviève et Saint-Nicolas-du-Chardonnet, autour de Polytechnique. Concernant les professions, 17 % des transportés (80 individus) exerçaient un métier du fer : fondeur, forgeron, mécanicien, tourneur et surtout serrurier.

 

Alors qu’il s’agissait surtout de ne pas risquer qu’ils contaminent la colonie, la loi de janvier 1850 envisage maintenant leur rédemption en colons. Elle stipule que : “Les individus transportés seront réunis sur les terres du domaine de l’État, et y formeront un établissement disciplinaire spécial. Trois années après le débarquement des transportés en Algérie, ceux qui justifieront de leur bonne conduite pourront obtenir, à titre provisoire, la concession d’une habitation et d’un lot de terre sur l’établissement. Après une nouvelle période de sept années, si le concessionnaire provisoire déclare vouloir s’établir en Algérie, et s’il a continué à tenir une bonne conduite, la concession deviendra définitive. Il sera pourvu par l’État aux dépenses de voyage des femmes légitimes et des enfants de transportés, quand l’état de l’établissement permettra qu’ils soient réunis à leurs maris ou à leurs pères.”

 

Marche, qui « n’a pas été arrêté », ne sera pas passé devant ces commissions administratives, Cavé nous l’a appris, mais il était possible, dès l’automne 1848, seize mois avant que les transportés ne finissent par arriver en Algérie, d’y partir en colon volontaire. Marche était dans une très mauvaise passe avant sa soudaine aisance, inexpliquée, des derniers jours de juin. Il y avait de quoi : « il ne travaille plus », dixit Cavé, sans doute depuis le 21 mai, quand suite à la grève, le personnel du chemin de fer du Nord a été licencié en bloc avant qu’une réembauche filtrante ne laisse dix-neuf meneurs dehors, dont probablement lui. N’a-t-il pas fallu une « souscription » des « ouvriers », sans doute ses ex-camarades du chemin de fer, pour le soutenir, ?

Le 19 septembre 1848, l'Assemblée Constituante votait un décret ouvrant « au ministère de la Guerre un crédit de 50 millions de francs pour l'établissement de 42 colonies agricoles dans les provinces d'Algérie ». Douze mille colons, installés aux frais de l'État, recevraient en plus d'une concession de terre de 2 à 10 ha selon l'importance de leur famille, une maison, des instruments, du bétail, des semences et des rations journalières de vivres pendant trois ans. L'Algérie ne comptait alors qu'une cinquantaine de villages de colonisation peuplés d'environ vingt mille colons ruraux. Les candidatures affluent, une commission dite des Tuileries les examine, composée de trois députés, des maires des VIIe, VIIIe et IXe arrondissements, et présidée par Ulysse Trélat, ex-médecin à la Salpêtrière, ex-ministre des Travaux publics — et, à ce titre, licencieur le 28 juin de l’ensemble du personnel des gares et ateliers d’Ivry et de Paris, et de tous les conducteurs et chauffeurs des deux compagnies associées, celle d’Orléans et celle du Centre — maintenant député-maire du XIIe. Dès le 8 octobre 1848, un premier convoi de colons part du quai de Bercy avec 800 personnes. Finalement, ils seront non pas 12 000 mais 14 000 heureux admis sur plus de 16 000 candidatures.

La Commission des Tuileries soulignera dans son rapport de janvier 1849 : « L'espérance de la propriété individuelle a été le véritable stimulant de la colonisation. Quelques-uns sont partis ayant l'esprit plus ou moins imbu de doctrines inapplicables. La Commission a appris par diverses lettres qu'ils se sont promptement modifiés et que ce sont ceux qui font avec le plus de zèle acte de propriétaire ». À tel point que, selon un témoignage de 1849 : « Les Arabes nomades désertent le voisinage des colons du décret, ils préféraient celui des colons civils qui sont, disent-ils, moins féroces de la propriété. Il suffit du moindre délit commis par des bestiaux arabes pour que les colons du décret en poursuivent rigoureusement la répression ».

Le problème de la légitimité de la colonisation elle-même ne semble pas s'être posé à ces républicains qu'on pourrait croire imbus du principe du droit des peuples à disposer de leur territoire. Y avait-il seulement un peuple dans cette Algérie que l'on devait justement peupler ? Les colons pouvaient en douter. On leur parlait de « France africaine », on refusait de les appeler des émigrants « afin d'effacer des esprits toute pensée d'expatriation, car l'Algérie est une terre à jamais française ».

Si la visée disciplinaire de la transportation s’était finalement transformée en colonisation accessoire, le colonat allait paradoxalement dépendre lui aussi de l'autorité militaire, « seule chargée de la création des colonies agricoles... Le service du génie exécute les travaux, celui de l'Intendance distribue les vivres et prestations de toute nature aux colons, celui des hôpitaux accueille les malades... En outre, les divers corps de troupes fournissent les officiers pour exercer les fonctions administratives et judiciaires ».

On cite depuis quatre paragraphes, Yvette Katan, « Les colons de 1848 en Algérie : mythes et réalités », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 31, n°2, avril-juin 1984 : La France et ses colonies, pp. 177-202.

Les Ve (l’arrondissement de Marche, on l’a dit), VIe (celui du Temple et de Saint-Martin-des-Champs), VIIIe (le 11ème et les deux-tiers du 12ème actuels), et le XIIe (le 5ème actuel et le faubourg Saint-Marcel du 13ème) envoient à eux seuls 52,5 % des colons : 1 371 personnes (480 familles) pour le Ve, 1 221 personnes (381 familles) pour le XIIe, quatrième pourvoyeur.

Les ouvriers représentent 61,30 % des partants ; cette fois, les menuisiers-ébénistes y sont plus nombreux (15,3 %) que les métallos (11 %).

 

Mais peut-être Marche n’a-t-il pas eu besoin de partir pour l’Algérie ? La dernière fois qu’on l’a vu, que Cavé l’a vu, il se « promen[ait] vêtu avec recherche ». Si c’était grâce à l’argent bonapartiste, la nouvelle vague de répression qui va s’abattre ne le concerne évidemment pas. Si c’était grâce à l’argent légitimiste, étranger ; s’il n’y a là qu’une tentative de Cavé pour le salir, alors il faut s’attendre au pire. Après le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (Marx), c’est-à-dire le coup d’État du 2 décembre 1851, la vague est deux fois plus haute que la précédente : 26 889 personnes, (à 99,3 % des hommes), sont poursuivies, à cette différence près qu’en 1848, Paris comptait pour 77 % d’entre eux, le département de la Seine pour 97 %, la province pour rien... En 1851, c’est exactement le contraire : Paris ne compte plus que pour 8,3 %, la Seine pour 10,8 % des poursuivis. Dans nos arrondissements et banlieues ouvrières et ferroviaires, on dénombre, dans le Ve, 281 inculpés en 1851 contre 827 en 1848 et, à La Chapelle, 52 contre 370 trois ans et demi plus tôt ; dans le XIIe, 160 en décembre 1851 contre 1 338 en juin 1848 et, à Ivry, 8 par rapport à 96. La classe ouvrière ne s’est pas mobilisée pour défendre la république bourgeoise qui l’a fait massacrer.

Dans le XIIe + Ivry, 168 hommes sont poursuivis, dont 9 métallurgistes (2 employés au chemin de fer d’Orléans, 5 mécaniciens, dont 1 tourneur, 2 serruriers), soit à peine plus de 5 % du total. 34, soit 20 %, seront condamnés à l’Algérie.

A l’échelle nationale, sur 26 889 poursuivis, 9 498 ont été désignés pour être transportés ; 6 247, soit 23 %, le seront effectivement.

Voir la base de données de Jean-Claude Farcy et Rosine Fry, Poursuivis à la suite du coup d’État de décembre 1851, Centre Georges Chevrier - (Université de Bourgogne/CNRS), [En ligne].

 

LIGOTÉS TROIS PAR TROIS PAR LES POIGNETS

Marche ne figure pas sur les listes. Revenons au témoignage de Cavé : « lui, sa femme et ses enfants ». Lamartine donnait à Marche 20-25 ans, plusieurs l’ont décrit les manches roulées au-dessus du coude, les bras nus ; on se le représentait du coup comme un Gavroche monté en graine, façon Liberté guidant le peuple : bras nus en février, et alors que le réchauffement climatique n’avait même pas commencé !

Et voilà Cavé qui nous dit que Marche est un père de famille ; ça change tout ! Jeune célibataire, certainement né en province comme bon nombre d’ouvriers parisiens (près de 70 % des inculpés de l’insurrection de Juin 1848 en sont natifs, par exemple), comment aurait-on pu l’identifier ? Plus âgé, l’homme aurait très bien pu être arrivé à Paris déjà marié et pourvu d’enfants : même problème pour le retrouver. Tandis que si, à 20-25 ans, il a déjà épouse et bambins, ce mariage, ces au moins deux naissances sont tout récents, 2-3 ans au plus, et ont eu lieu à Paris : pour avoir été délégué à l’Hôtel de Ville le 25 février, pour que ses camarades aient fait une souscription en sa faveur, Marche ne pouvait pas avoir débarqué la veille.

L’état-civil parisien d’avant l’annexion de 1860 était centralisé à l’Hôtel de Ville ; il a brûlé pendant la Commune mais a été reconstitué ; il est classé alphabétiquement. Il suffit de consulter la liste des mariages depuis 1845 d’individus nommés Marche, puis de croiser avec les naissances d’enfants Marche et d’en trouver au moins 2 ayant les mêmes parents, pour apprendre que Marche se prénomme Charles Michel, que Lamartine est un physionomiste médiocre : Charles Marche a 29 ans ; que sur les barricades, il se battait aussi pour Charles, 2 ans et 3 mois, et Louise, 2 mois.

En poursuivant les recherches d’état-civil au-delà de 1848, on constatera que lui et Louise Vincent, sa femme, fleuriste, auront un troisième enfant (et second fils) le 28 octobre 1849 – les Marche ne sont donc pas partis coloniser l’Algérie – et un quatrième (et seconde fille) le 27 avril 1852 – Charles Marche a donc échappé aux « crimes du 2 Décembre ».

Et peut-être peut-on ajouter qu’ayant donné la vie à deux enfants de plus, les Marche ne vivent sans doute pas dans la plus affreuse misère.

 

Le soupçon déjà évoqué plus haut se fait plus insistant. Répétons la déposition de Cavé : « Depuis les évènements [c-à-d depuis l’après-insurrection de juin], il se promène vêtu avec recherche, [alors qu’il ne vivait auparavant que de la souscription de ses collègues], (…) et ce n’est pas cette souscription qui peut le mettre en état de vivre comme il le fait, lui qui ne travaille plus. »

Au 1er juillet, Marche vivrait soudain sur le grand pied permis par l’or légitimiste, ou bonapartiste, voire étranger, enfin celui qui est censé avoir fomenté l’insurrection ? Marche n’a-t-il échappé à toutes les répressions comme à la misère que parce que, dès juin, il était un traître ? Il n’y a de vrai héros que mort au combat, les rescapés déçoivent toujours…

 

3. La lettre au Dr Lacambre

 

Heureusement, après les témoignages du 25 février 1848, puis la déposition de Cavé du 1er juillet, nous arrive un siècle plus tard un troisième renseignement décisif par une phrase de Maurice Dommanget dans La révolution de 1848 et le drapeau rouge, (1948), publié aux éditions Spartacus comme ce livre-ci : « Pour échapper à la répression, il [Marche] émigra en Amérique. Là-bas, non perdu de vue par les blanquistes, il était encore en 1879 à la tête d’un établissement agricole. »

Tiens, en 1879, Marche est donc toujours vivant, en Amérique, et que signifie ce « non perdu de vue par les blanquistes » ? Ces derniers lui collent-ils aux basques parce qu’après tant d’années ils n’ont pas renoncé à liquider l’infâme traître ?

Dommanget n’en dit pas plus, ce n’est pas son sujet, mais on pourra relire cette même phrase, inchangée, dans son Histoire du drapeau rouge des origines à la guerre de 1939, à la Librairie de l'Étoile, en 1967.

 

Dommanget a hérité des papiers du Dr Lacambre, un très proche de Blanqui, dévoué au vieux révolutionnaire jusqu’à avoir épousé l’une de ses très jeunes nièces, afin qu’elle pût tenir le ménage et de Blanqui et de lui-même sans que cette cohabitation avec deux hommes ne créât un scandale. L’épisode est assez savoureux pour mériter la digression :

En août 1865, Blanqui a pu s’évader et trouver refuge en Belgique. Lacambre échafaude des plans pour lui venir en aide et, trois ans plus tard, le 29 novembre 1868, a cette idée dont il présume qu’elle pourrait être reçue avec quelque ironie : « n’allez pas en rire », commence-t-il sa lettre à Blanqui. « Si l’une de vos nièces, Bérangère ou sa sœur, qui tiennent pension rue du Faubourg-Saint-Denis, était douée d’assez de dévouement pour se consacrer au service de deux vieillards, tout en servant en même temps une noble cause, à quelque titre que ce fût, dût-elle se marier avec moi si cela était indispensable, je m’arrangerais de façon à réaliser des ressources suffisantes pour notre existence à tous les trois, puis nous choisirions un séjour qui, tout en ne vous enlevant pas à vos influences indispensables, me permit à moi-même d’exercer ma profession. (…) Je ne connais pas beaucoup vos deux nièces et ne sais jusqu’où pourrait aller leur dévouement. (…) Bien entendu que Bérangère, comme la plus rieuse, la plus gaie et la plus légère, remplirait peut-être mieux les conditions nécessaires. » « N’en riez pas trop », répète-t-il encore. Bérangère a 23 ans, Marie, sa sœur, en a 34 ; le docteur Lacambre en a 53.

Lacambre revient à son idée dans un courrier à Blanqui du 9 décembre : « Quoique je n’aie pas de grands penchants pour le mariage, (…) je ferais le sacrifice pour nous mettre tous deux à l’abri des vicissitudes du service domestique — Pour peu que Bérangère soit dévouée et femme de ménage, je parviendrai bien à nous créer des ressources pour pouvoir nous suffire à tous en nous permettant de nous occuper sérieusement de nos affaires les plus chères. »

Blanqui peut regagner la France grâce à l’amnistie générale du 14 août 1869, et son ami Lacambre épouse presque aussitôt, le 11 septembre, à la mairie du Ve arrondissement, Rose, Inès, Juliette, Bérangère Barrellier, née le 1er juillet 1845, dernier enfant de Sophie Blanqui (la sœur aînée d’Auguste), et de Charles Barrellier.

Lacambre poussera encore plus loin le « sacrifice », sans qu’on comprenne cette fois en quoi il peut bien être utile à Blanqui, jusqu’à faire à Bérangère deux enfants : René Gilbert, le 17 septembre 1872, puis Laure.

 

 Revenons à nos moutons. Dans les papiers du désormais mari de Bérangère, Maurice Dommanget a trouvé une lettre, datée du 19 août 1879, expédiée au docteur Lacambre par un sien ami de jeunesse, Louis Meyer, dont il était sans nouvelles depuis trente ans. C’est la lettre dont Dommanget résume la teneur dans la phrase citée plus haut. À la lire — Dommanget l’a déposée plus tard avec tous les papiers Lacambre et les siens propres à l’Institut d’histoire sociale — on constate que le grand historien du blanquisme nous en a donné une synthèse inexacte : rien n’y est dit du motif du départ de Marche et « la répression » n’y est pas suggérée ; il n’y est pas écrit non plus que Marche est « encore en 1879 à la tête d’un établissement agricole » mais qu’il l’était « il y a bien longtemps ».

Le point capital est qu’il en ressort que de mai 1848 à une date postérieure à juin 1857, le docteur Lacambre, Louis Meyer, professeur d’allemand, et Édouard Huet, futur président de la Société d’instruction républicaine de Paris, ont été en relation directe puis épistolaire avec Marche, ce qui exclut une trahison de la part de celui-ci en juin 1848. Ouf !

 

4. Une biographie 2.0

 

Voilà pour les informations accessibles à quiconque voulait savoir ce qu’était devenu Marche postérieurement au 25 février 1848, et se le demandant postérieurement à 1948. Pour le reste, il fallait attendre internet, la numérisation et les moteurs de recherche… pour découvrir, par exemple, dans l’Annuaire professionnel de St. Louis que Charles Marche, mécanicien, arrivant en ville à la mi-1857, s’y domicilie au n° 226 de la Troisième rue Sud, voisin de palier, en quelque sorte, de Jean-Jacques Witzig logé au n° 228. Ce qui ne peut être un hasard et induit, rétroactivement, une familiarité antérieure certainement nouée à Paris dans les grèves des chemins de fer de mai 1848.

Le pont, ferroviaire au niveau inférieur, qui, en 1874, raccorde à St. Louis les deux tronçons du chemin de fer transcontinental. J.-J. Witzig, décédé à cette date, ne le verra pas.

 

Marche a 58 ans quand, en juillet 1877, une grève nationale des chemins de fer traverse les États-Unis comme une locomotive emballée, donnant naissance, dans la ville où il réside, à ce que la presse appellera la Commune de St. Louis.

Incendie volontaire du pont ferroviaire enjambant la Lebanon Valley, Pennsylvanie. Harper's Weekly du 11 août 1877