Balade de
l’œil sur la toile, aujourd’hui, mais on peut compter sur la persistance
rétinienne pour que cette java des pupilles imprègne demain une déambulation in
situ. Texte d’une diapo-causette faite à Carnavalet.
Le 2 décembre,
c’est en 1804 le sacre, en 1805 Austerlitz et, en 1851, le coup d’Etat de
Napoléon III. Mais le 2 décembre 1851 est aussi le jour de parution du 1er
roman des Goncourt, qui s’intitule En mille-huit et deux points de
suspension : En 18..
C’est enfin la date inaugurale de leur Journal. Jules a 21 ans, Edmond
29 ; c’est Jules qui tient la plume.
« Mais
qu'est-ce qu'un coup d'État, qu'est-ce qu'un changement de gouvernement pour
des gens qui, le même jour, doivent publier leur premier roman. Or, par une
malchance ironique, c'était notre cas.
Le matin donc, lorsque, paresseusement encore, nous rêvions d'éditions,
d'éditions à la Dumas père, claquant les portes, entrait bruyamment le cousin
Blamont, un ci-devant garde du corps, devenu un conservateur poivre et sel,
asthmatique et rageur. — Nom de Dieu,
c'est fait! soufflait-il. — Quoi, c'est
fait ? — Eh bien, le coup d'État ! — Ah! diable... et notre roman dont la mise
en vente doit avoir lieu aujourd'hui ! —
Votre roman... un roman... la France se fiche pas mal des romans aujourd'hui,
mes gaillards ! — et par un geste qui lui était habituel, croisant sa
redingote sur le ventre, comme on sangle un ceinturon, il prenait congé de
nous, et allait porter la triomphante nouvelle du quartier
Notre-Dame-de-Lorette au faubourg Saint-Germain, en tous les logis de sa
connaissance encore mal éveillés.
Aussitôt à bas de nos lits, et bien vite, nous étions dans la rue, notre
vieille rue Saint-Georges [ils sont au n°43, 3e ét. cour], où déjà
le petit hôtel du journal Le National
[au n°15bis] était occupé par la troupe... Et dans la rue, de suite nos yeux
aux affiches, car égoïstement nous l'avouons, — parmi tout ce papier
fraîchement placardé, annonçant la nouvelle troupe, son répertoire, ses
exercices, les chefs d'emploi, et la nouvelle adresse du directeur passé de
l'Élysée aux Tuileries — nous cherchions la nôtre d'affiche, l'affiche qui
devait annoncer à Paris la publication d'En
18.., et apprendre à la France et au monde les noms de deux hommes de
lettres de plus : Edmond et Jules de Goncourt.
L'affiche manquait aux murs. Et la raison en était celle-ci : Gerdès,
qui se trouvait à la fois — rapprochement singulier — l'imprimeur de la Revue des Deux Mondes et d'En 18.., Gerdès, hanté par l'idée qu'on
pouvait interpréter un chapitre politique du livre comme une allusion à
l'événement du jour, tout plein, au fond, de méfiance pour ce titre bizarre,
incompréhensible, cabalistique, et qui lui semblait cacher un rappel dissimulé
du 18 Brumaire, Gerdès, qui manquait d'héroïsme, avait, de son propre mouvement,
jeté le paquet d'affiches au feu. »
C’est l’un de
ces rares moments où l’histoire et l’histoire littéraire coïncident exactement.
A vrai dire un contre-exemple, la preuve de ce que la littérature est
politiquement myope. On en a un autre cas aussi saisissant : vingt ans
plus tôt, les Poésies de Théophile
Gautier, 1ère plaquette d’un versificateur de 19 ans, sont
apparues dans une vitrine du passage des Panoramas le 28 juillet 1830, au beau
milieu des Trois Glorieuses.
C’est le
paradoxe de ce 19ème siècle dont les artistes se sont voulus si
résolument modernes, absolument de leur temps, véritablement contemporains.
A côté de ces
gaffeurs qui publient à contretemps, le contemporain absolu, c’est Baudelaire. Lui, pendant la révolution
de 1848, est sur une barricade, rue de Buci, et rédige au café de la Rotonde,
au coin des rues de l’Ecole-de-Médecine et Hautefeuille, en compagnie de Champfleury et Courbet un journal qui s’appelle le Salut public ; lui meurt [à la maison de santé du Dr
Duval, 1 rue du Dôme, 16e] en prononçant le nom de Manet et en écoutant du Wagner. Au moment de vérité de la mort,
ce qui l’accompagne c’est l’art à la fois contemporain et d’avant garde,
puisque c’est celui de Manet, de dix ans son cadet, exclu par les autorités
académique, cette même année 1867, de l’Exposition universelle ; et celui
de Wagner, de dix ans son aîné, dont le Tannhäuser a été copieusement sifflé
à l’Opéra [encore rue Le Peletier] de Paris.
A propos de
Baudelaire, 5 ans après la mort du poète, Edmond de Goncourt est chez le
peintre Fantin-Latour [8, rue des
Beaux-Arts, rdc] :
Lundi 18 mars
1872. « De là, je suis entraîné chez Fantin. Il y a, dans le fond de
l'atelier, une immense toile représentant une apothéose réaliste de
Baudelaire, de Champfleury, et il y a sur un chevalet une immense toile représentant
une apothéose des Parnassiens, apothéose où se trouve au milieu un grand vide,
parce que, nous dit le peintre, tel et tel n'ont pas voulu être représentés à
côté de confrères, qu'ils traitent de m…, de voleurs.
Au fond une
peinture qui a de remarquables qualités, mais manquant un peu de consistance,
une peinture comme légèrement voilée par les fumées, qui hantent la tête au
rayonnement roux de l'artiste. »
« l’apothéose
réaliste », c’est celle-ci :
Hommage à Delacroix, 1864, Fantin-Latour
De g. à d.,
debout autour d’un portrait de Delacroix : Louis Cordier, Alphonse Legros,
Whistler, Edouard Manet, Félix Bracquemond, Albert de Balleroy ;
assis : Louis Edmond Duranty, Fantin-Latour, Jules Husson dit Champfleury,
Charles Baudelaire.
Il y a sur
cette toile des noms pour nous aussi célèbres que Whistler et Manet, qui pour Edmond sont quantité négligeable,
tandis qu’il cite Champfleury, qui pour nous est tombé dans l’oubli.
Goncourt parle
« d’apothéose réaliste » quand le tableau s’appelle Hommage à Delacroix, le seul peintre
moderne que Baudelaire ait placé parmi les Phares de l’humanité, avec ce vers
« Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges... » Delacroix qui a
pu écrire : « Ce qu’il y a de plus réel pour moi ce sont les
illusions que je crée avec ma peinture ». Vous parlez d’un réalisme !
Le duo
Baudelaire – Champfleury était déjà réuni sur ce tableau de Courbet :
l'Atelier du peintre (censément celui de la rue Hautefeuille), 1854,
Courbet
Y sont assis,
côté droit, l’un derrière l’autre, comme en chemin de fer, Courbet et son
profil assyrien, Champfleury, le théoricien, et Baudelaire, repris d’un tableau
de sept ans antérieur, L’homme à la pipe. Et tant d’autres, qu’il décrit
dans une lettre à Champfleury :
« Le tableau est divisé en deux
parties. Je suis au milieu peignant. A droite sont les actionnaires,
c'est-à-dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l’art. A gauche,
l’autre monde de la vie triviale, le peuple, la misère, la pauvreté, la
richesse, les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort. Je
vais vous énumérer les personnages en commençant par l’extrême gauche.
Au fond de la toile se trouve un
juif que j’ai vu en Angleterre, traversant l’activité fébrile des rues de
Londres en portant religieusement une cassette sur son bras droit et la couvrant
de la main gauche. Il semblait dire, c’est moi qui tient le bon bout. Il avait
une figure d’ivoire, une longue barbe, un turban puis une longue robe noire,
qui traînait à terre. Derrière lui est un curé d’une figure triomphante avec
une trogne rouge. Devant eux est un pauvre petit vieux tout grelin, un ancien
républicain de 93 (ce ministre de l’intérieur, par exemple, qui avait fait
partie de l’Assemblée quand on a condamné à mort Louis XVI, celui qui suivait
encore l’an passé les cours de la Sorbonne), homme de quatre-vingt-dix ans, une
besace à la main, vêtu de vieille toile blanche rapiécée, chapeau brancard, il
regarde à ses pieds des défroques romantiques (il fait pitié au juif).
Ensuite un chasseur, un faucheur,
un hercule, une queue-rouge, un marchand d’habits galons, une femme d’ouvrier,
un ouvrier, un croque-mort, une tête de mort dans un journal, une Irlandaise
allaitant un enfant, un mannequin. L’irlandaise est encore un produit anglais.
J’ai rencontré cette femme dans une rue de Londres, elle avait pour tout vêtement
un chapeau en paille noire, un voile vert troué, un châle noir effrangé sous lequel
elle portait un enfant nu sous son bras. Le marchand d’habits préside à tout
cela, il déploie ses oripeaux à tout ce monde qui prête la plus grande
attention, chacun à sa manière. Derrière lui une guitare et un chapeau à plumes
au premier plan.
Seconde partie. Puis viens la
toile sur mon chevalet, et moi peignant avec le côté assyrien de ma tête.
Derrière ma chaise est un modèle de femme nue. Elle est appuyée sur le dossier
de ma chaise, me regardant peindre un instant ; ses habits sont à terre en
avant du tableau. Puis un chat blanc près de ma chaise. A la suite de cette
femme vient Promayet, avec son violon sous le bras, comme il est sur le
portrait qu’il m’envoie. Par derrière lui est Bruyas, Cuenot, Buchon, Proudhon
(je voudrais bien avoir aussi ce philosophe Proudhon qui est de notre manière
de voir, s’il voulait poser j’en serais content ; si vous le voyez,
demandez-lui si je peux compter sur lui). Puis vient votre [celui de
Champfleury] tour en avant du tableau. Vous êtes assis sur un tabouret, les
jambes croisées et un chapeau sur vos genoux. A côté de vous, plus au premier
plan encore, est une femme du monde avec son mari, habillée en grand luxe. Puis
à l’extrémité à droite assis sur une table d’une jambe seulement est Baudelaire
qui lit dans un grand livre. A côté de lui est une négresse qui se regarde dans
une glace avec beaucoup de coquetterie. Au fond du tableau, on aperçoit dans
l’embrasure d’une fenêtre deux amoureux qui disent des mots d’amour, l’un est
assis sur un hamac. Au-dessus de la fenêtre de grandes draperies de serge
verte. Il y a encore contre le mur quelques plâtres, un rayon sur lequel il y a
une fillette, une lampe, des pots ; puis des toiles retournées, puis un
paravent, puis plus rien qu’un grand mur nu. »
Au-dessus de
Champfleury, donc, Proudhon, le
philosophe, auteur de Du principe de
l’art et de sa destination sociale, Proudhon, qui condamne les auteurs
romantiques auxquels il reproche de peindre leurs impressions personnelles et
non pas celles de la collectivité, mais fait l’éloge de Courbet qui s’est
intéressé à ses contemporains et a créé une peinture socialiste avec des toiles
comme Les Casseurs de pierre.
C’est tout le
problème des écoles, et des groupes d’amis. Ni Proudhon, ni Baudelaire n’ont
posé pour Courbet malgré les efforts de Champfleury qui devait les
réunir ; de même qu’Edmond Maître n’avait pu réunir Hugo, Gautier,
Banville, Leconte de l’Isle qui devaient l’être pour l’Anniversaire, le 50e de la naissance de Baudelaire,
qui est le tableau qu’Edmond de Goncourt a vu « sur un chevalet »
chez Fantin-Latour.
C’est la différence
entre la réunion forcée dans une allégorie et la pose pour une photographie :
Le surréalisme en 1930, Man Ray
Devant
l’atelier de Tzara, 15, av. Junot, Man Ray prend le groupe surréaliste dont
lui-même, une main sur l’épaule de Dali, (on sent qu’il vient de se replacer
après avoir lancé le retardateur), Arp, Eluard, Tanguy, Max Ernst, Breton et
Crevel.
Reprenons le Journal des Goncourt : « Lundi
18 mars. (…) De là, je suis entraîné chez Fantin. Il y a, dans le fond de
l'atelier, une immense toile représentant une apothéose réaliste de Baudelaire,
de Champfleury, et il y a sur un chevalet une immense toile représentant une
apothéose des Parnassiens, apothéose où se trouve au milieu un grand vide,
parce que, nous dit le peintre, tel et tel n'ont pas voulu être représentés à
côté de confrères, qu'ils traitent de m…, de voleurs. »
Ca, c’est dans
l’édition parue du vivant d’Edmond. Dans l’édition intégrale, on trouvait :
« Je suis entré chez Fantin, le distributeur de gloire aux génies de brasserie. Il
y a sur le chevalet une immense toile représentant une apothéose parnassienne
de Verlaine, de d’Hervilly, etc., apothéose où il se trouve un grand vide,
parce que, nous dit-il naïvement, tel ou tel n’ont pas voulu être représenté, à
côté de confrères qu’ils traitent de maquereaux, de voleurs. »
Un coin de table, 1872, Fantin-Latour
Attablés, de
g. à d. : Verlaine, Rimbaud, , Léon Valade, Ernest d'Hervilly, Camille
Pelletan et le pot de fleurs remplaçant Albert Mérat ; debout : Elzéar
Bonnier, Émile Blémont, Jean Aicard.
Ce qui reste
du projet d’Anniversaire, c’est le
livre que tient d’Hervilly, qui
devait être un livre de Baudelaire. En 1891, Edmond fait le choix de ce qu’il
publiera de son journal dans le 5e tome, et substitue « une
apothéose des Parnassiens » à « une apothéose parnassienne de
Verlaine, de d’Hervilly, etc. » C’est l’année où paraissent les Poésies
de Rimbaud (les Illuminations sont parues
entre temps, en 1886), et l’année de la mort du « voyant ». Rimbaud
est pourtant dans le « etc. », il n’existe pas pour l’aîné des
Goncourt.
Verlaine en tous cas a posé en chair et
en os au 8, rue des Beaux-Arts ; ça a été le prétexte de ses absences
quotidiennes du domicile conjugales et le moyen de retrouver clandestinement
Rimbaud.
Ces deux
tableaux, « l’apothéose réaliste de Baudelaire », et
« l’apothéose parnassienne » où Baudelaire n’est plus qu’un souvenir
sur une couverture palimpseste, célèbrent au moins leurs contemporains, sont
des instantanés de générations, auxquels Fantin-Latour ajoutera, en 1885,
celui-ci :
Autour du piano, 1885, Fantin-Latour
De g. à
d. : Adolphe Julien, Arthur Boisseau, Emmanuel Chabrier au clavier,
Camillle Benoit qui lui tourne les pages, Edmond Maître, Antoine Lascoux,
Vincent d’Indy, Amédée Pigeon, tous wagnériens. Chabrier, chef des chœurs aux Concerts Lamoureux [alors au Théâtre du
Château-d’eau, 50 rue de Malte], créés pour faire connaître la musique de
Wagner, Vincent d’Indy, qui sera le fondateur [en l’église Saint-Gervais] d’une
Schola Cantorum, qui aura pour élèves
Honegger, Auric, Milhaud.
C’est le
moment où toute une génération est devenue wagnérienne et se promène à Paris
avec à la boutonnière le cygne blanc de Lohengrin,
quand Baudelaire et Gautier étaient presque les seuls, en tous cas les premiers
à l’être 25 ans plus tôt.
Le long 19e
siècle, celui qui va jusqu’à la guerre de 1914, qui est le premier à s’éprouver
contemporain, ponctue son avancée de « photos de classe ». On a eu
ainsi, pour en rester au domaine de la musique, 40 ans avant « l’apothéose
wagnérienne » ci-dessus, celle des romantiques, dans un regroupement tout
d’imagination :
Franz liszt au piano, 1840,
Joseph Danhauser
De g. à d. : Dumas, Berlioz ou Hugo, George Sand,
Paganini, Rossini, Franz Liszt, Marie d’Agoult en groupie (buste de Beethoven
par Anton Dietrich ; portrait de Byron au mur)
On aura
bientôt celle du groupe des 6 :
Le groupe des Six, (nom
donné par le critique Henri Collet dans Comœdia), 1922, Jacques-Emile Blanche
De g. à d. : Germaine
Tailleferre, Darius Milhaud, Arthur Honegger, Jean Wiener qui remplace Louis
Durey (celui-ci a quitté le groupe l’année précédente), la pianiste Marcelle
Meyer, Francis Poulenc, Georges Auric et Jean Cocteau.
Il y a, chez ces
musiciens, un goût prononcé pour la réalité moderne : la locomotive Pacific
231 pour Honegger, en 1923, le
Train bleu que cette loco tire jusqu’à la Côte d’Azur pour Milhaud, en 1924 ; sans compter le
cinéma : Auric, compositeur de
tous les films de Cocteau, de Moulin Rouge (Huston) aussi bien que
de la
Grande vadrouille ; Honegger du Napoléon d’Abel Gance et de quantité d’autres
pellicules ; Milhaud de l’Espoir de Malraux ; Wiener des
Bas-Fonds
de Renoir ou du Mouchette de Bresson.
Louis Durey sera l’un des fondateurs,
en 1849, de l’Association française des
musiciens progressistes et mettra en musique Mallarmé, Apollinaire
comme Hô Chi Minh et Mao Zé Dong.
L’anti-modèle,
c’est l’hémicycle de l’école des Beaux-Arts, de Paul Delaroche, terminé en 1841,
et dont on ne voit ci-dessous que 8 des 74 figures de l’Antiquité ou de la
Renaissance :
« Un goût
décidé pour la réalité moderne », c’était ce que Baudelaire trouvait chez
Manet.
"Celui-là
serait le peintre, le vrai peintre, qui saurait nous faire voir et comprendre
combien nous sommes grands dans nos cravates et nos bottes vernies." in Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains.
Le goût pour
la réalité moderne, en peinture, c’est par exemple le fait divers : le Radeau
de la Méduse, de Géricault,
1819 ; les Massacres de Scio, de Delacroix, en 1819 ; c’est
l’arrachement du corps féminin à sa transfiguration mythologique : la
Renommée distribuant des couronnes à l’hémicycle des Beaux-Arts
passe très bien, en revanche le Déjeuner sur l’herbe, de Manet,
c’est à dire une femme nue « contemporaine » puisqu’elle est au
milieu d’hommes habillés de vêtements contemporains, ou l’Olympia du même, c’est
à dire une courtisane là où l’on attendait la mère d’Alexandre, voilà qui fait
scandale.
Cette
fascination pour la réalité va jusqu’au moulage : prétendu : la Femme
piquée par un serpent, de Clésinger,
ou réel : ceux de Marix (la modèle de la Renommée) par Geoffroy de Chaume.
On ne laissera
pas Marix, sans dire qu’elle était l’égérie de Boissard de Boisdenier, le
fondateur du club des Haschischins,
à l’hôtel de Pimodan (Lauzun ; 17 quai d’Anjou), où viendra, en 1846, un Dr Moreau, médecin aliéniste de
Bicêtre, pour y étudier la production de rêves sans sommeil. Soixante-dix ans
plus tard, Breton, qui voulait bien
considérer d’ailleurs que le surréalisme était la queue du romantisme, donnera
aux rêves la place que l’on sait.
L’antithèse de
l’hémicycle, c’est celui-ci : toute la société du temps est là :
la Musique aux Tuileries, 1862, Manet
A gauche, au
premier plan, Edouard Manet et Albert de Balleroy, debout, Zacharie Astruc,
assis, Mme Loubens, une amie de la famille Manet, et l’épouse du commandant
Lejosne, en voilette. Derrière Mme Loubens, Baudelaire, de profil, converse
avec Théophile Gautier et le baron Taylor. A l’arrière-plan, Aurélien Scholl,
Legros, Fantin-Latour, Duranty. Debout à droite, incliné, Eugène Manet ;
Offenbach avec son lorgnon à cordon ; l’homme qui salue serait le peintre
Charles Monginot. De dos, en haut de forme gris, dépassant tous les autres,
Marc Trapadoux, surnommé « le géant vert » à cause d’un pardessus de
cette couleur qu’il affectionnait, manteau qui était son bureau, plein de
livres et de papiers.
L’école de Manet,
Fantin-Latour, bien sûr, l’avait croquée comme les autres :
Un atelier aux Batignolles, 1870, Fantin-Latour
Manet fait le
portrait de Zacharie Astruc, devant, de g. à d.: Otto Schölderer,
Pierre-Auguste Renoir, Emile Zola, Edmond Maître, Frédéric Bazille, Claude
Monet.
Fantin, Edmond
l’a qualifié, on l’a vu, de « distributeur de gloire aux génies de
brasserie » ; il visait ainsi d’évidence et le café Guerbois [alors 9 Grande-Rue des Batignolles, auj. av. de
Clichy] et le groupe de Manet.
On aura
remarqué sur la toile la présence de Zola
qui, écrivain au milieu des peintres, remplace dans ce rôle le Baudelaire de
l’hommage à Delacroix, 8 ans plus tôt. Du goût pour la réalité moderne, du
réalisme, donc, à la théorie du reflet, dans son sens presque « réaliste
socialiste », il n’y a qu’un pas quand Zola écrit en 1879 :
« Aujourd’hui, notre République paraît fondée, et dès lors elle va avoir
son expression littéraire. Il doit y avoir accord entre le mouvement social,
qui est la cause, et l’expression littéraire, qui est l’effet. Cette expression,
selon moi, sera forcément le naturalisme. »
Mais déjà
Hugo, en 1830, dans la préface de l’édition d’Hernani qui suivit les
premières représentations, écrivait : « Le romantisme n’est, à tout
prendre, que le libéralisme en littérature. »
Si l’action
d’Hernani se passe au 16e siècle, et que seuls le vocabulaire et la
versification en sont modernes, la « théorie du reflet », au théâtre,
a un moment saisissant qui est la première de la Vie de Bohême, aux
Variétés [7, bd Montmartre]. Le feuilleton a été écrit au jour le jour, et ses
héros, ses protagonistes, sont à la fois représentés sur la scène et en chair
et en os dans la salle : la scène est véritablement le miroir du parterre
où toute la génération parisienne des 25 ans est là.
Le roman,
c’est un miroir qu’on promène au long des chemins disait Stendhal, et l’on a eu
ainsi, comme en peinture, la littérature de fait divers : le Rouge
et le Noir, en 1830 ; Madame Bovary, tirée d’un
« incident de la vie bourgeoise », où encore la Sœur Philomène, des
Goncourt, tirée d’une anecdote que leur a racontée Bouilhet, et qui a fait
entrer, en 1861, l’hôpital dans la littérature.
Mais les
choses ne sont jamais simples : au moment où Madame Bovary est jugée pour
son réalisme, les Goncourt entendent Gautier et Flaubert s’écharper à propos d’assonances et leur sembler ainsi des
« grammairiens du bas-empire ».
La réalité est
évidemment multiple, tout dépend de ce que l’on en retient : la musique
des mots n’est pas moins réelle que la couleur des choses – et l’on dira
d’ailleurs des Goncourt qu’ils ont une conception picturale de la littérature –
et la couleur des choses n’est jamais que leur surface.
A la fin du
siècle, le symbolisme abandonne le miroir et l’envie de refléter les choses
pour celle de les évoquer. Edmond se plaint : il a certes voulu dématérialiser
le naturalisme, mais lui a tout de même inventé des personnes vivantes.
En peinture,
voilà symbolistes et nabis :
Hommage à Cézanne, 1900, Maurice Denis
Chez Ambroise Vollard, 6 rue Laffitte,
autour d’un tableau de Cézanne, se tiennent, de g. à d. :Odilon Redon,
Vuillard, le critique d’art Alfred Mellerio, Vollard et Maurice Denis,
Seruzier, Ranson, Roussel, Bonnard, Marthe Denis, épouse et muse de l’auteur.
Et c’est ce
tableau que l’on retrouvera dans la maison de Gide, que l’on voit ici au milieu
des symbolistes littéraires.
La lecture, 1903, Théo Van Rysselberghe
A Saint-Cloud,
chez Emile Verhaeren, ce dernier
fait la lecture à Felix Le Dantec, Francis Vielé-Griffin, Henri-Edmond Cross,
André Gide, à droite, moustache, la tempe contre l’index, Maurice Maeterlinck,
les bras croisés sur le dossier du fauteuil de Gide, Félix Feneon, accoudé à la
cheminée, Henri Ghéon mais l’on cite aussi Stuart Merrill.
Apollinaire
est le dernier d’une longue lignée à pousser le cri de guerre de la modernité,
à repousser l’antiquité :
« A la
fin tu es las de ce monde ancien
Tu en as assez
de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
Ici même les
automobiles ont l’air d’être anciennes
Tu lis les
prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la
poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux... »
Apollinaire et ses amis, 1909, Marie Laurencin
Au Bateau-Lavoir, lors d'un banquet en l'honneur du Douanier Rousseau, Apollinaire est au milieu de Picasso, Gertrude Stein, Fernande Olivier,
des poètes Marguerite Gillot et Maurice
Cremnitz, et Marie Laurencin, à droite, en cygne mauve.
La réalité, le
cubisme la met au sens propre dans ses tableaux, avec ces morceaux de journal
collés sur la toile, en même temps qu’il en donne tous les plans, qui se
recomposent en volume en avant du tableau. D’un autre côté, il réduit le monde
à ce qui peut tenir sur la table d’un café : le verre, la carafe, la pipe
et le cendrier...
Le banquet Braque, 1917, Marie Vassilieff
Modigliani,
devant la porte, vient d’arriver à l’improviste à la « cantine » du
21, av du Maine. Matisse présente la dinde au couteau sacrificiel de Marie
Vassilieff, puis viennent Blaise Cendrars avec casque mais sans bras droit, Picasso, Marcelle, la femme de
Braque, couronnée de lauriers comme lui, Walther Halvorsen, Léger en casquette,
Max Jacob, Béatrice Hastings, Alfredo Pina, son amant, qui tient un revolver,
Braque, le héros du jour, cherchant les bouteilles à tâtons, Gris, et un
inconnu.
La
territorialisation fait partie de ce goût de la réalité. D’où tu parles ?
demanderont des années plus proches de la nôtre. Blaise Cendrars avait écrit dans Panama : « Remy
de Gourmont habite au 71 de la rue des Saint-Pères ». La ligne de métro Nord-Sud
donne son nom à la revue de Pierre
Reverdy le 15 mars 1917, c’est celle qui assure le passage de Montmartre à
Montparnasse et du cubisme à l’école de Paris :
Hommage aux amis de Montparnasse, 1960 mais sujet 1920, Marevna
Vorobieff
De g. à
d. : Diego Rivera, Marevna et leur fille Marika, Ehrenbourg, Soutine,
Modigliani, sa femme Jeanne Hébuterne, Max Jacob, Kisling, Zborowski.
Bien sûr, on
peut penser que par-delà les querelles esthétiques, théoriques, il y a aussi –
peut-être surtout – l’affirmation d’une génération face à ses aînés :
« un lot d’adolescents qui se serrent en troupeau de lutteurs » comme
l’écrivait Vallès dans son Tableau
de Paris. Quand Sartre, au
Flore, et devant Simone de Beauvoir,
cela va sans dire, qui nous le rapporte, demande à Queneau ce qui lui reste du surréalisme, il répond :
« L’impression d’avoir eu une jeunesse. » L’école, fût-elle
artistique, est par nature le lieu de la jeunesse.
Le groupe existentialiste devant St-Germain-des-Prés, 1944,
Georges Patrix (Emile Binet)
Aux côtés de
Paul Boubal, patron du Flore, Boris Vian dont la trompette dépasse, et Jacques
Prévert devant le clocher, Raymond Duncan en toge, Jean Genet (calotte de
bagnard), Juliette Gréco et Sartre en pastiche de Marie Laurencin et
Apollinaire sur la toile du douanier Rousseau.
La jeunesse,
Queneau savait que ça ne dure pas, et il écrivait alors pour que Juliette Gréco le chante :
« Si tu t’imagines fillette, fillette Kça va kça va kça, Kça va kça va
kça, va durer toujours, va durer toujours... ».
Et comme on a
commencé avec les Goncourt, on finira avec leur Académie, telle qu’elle se
présentait en 1956, ce qui est le plus tardif des portraits de groupe s’il
n’est pas sûr que ce soit celui d’une avant-garde.
Bernard Buffet, Portrait des académiciens Goncourt, 1956.