Les 20 ans II: Hernani n'excite plus le plus léger murmure

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(deuxième épisode de Paris des avant-gardes, commencé avec l'article d'août 2012)

Une pichenette au nez du classicisme.

Parmi les belles dont Théophile Gautier se souviendrait ainsi, il voyait pour la première fois Delphine Gay, « vêtue de bleu, les cheveux roulés en longue spirale d’or ».
« L'orchestre et le balcon étaient pavés de crânes académiques et classiques. Une rumeur d'orage grondait sourdement dans la salle; il était temps que la toile se levât ; on en serait peut-être venu aux mains avant la pièce, tant l'animosité était grande de part et d'autre. Enfin les trois coups retentirent. Le rideau se replia lentement sur lui-même, et l'on vit, dans une chambre à coucher du seizième siècle, éclairée par une petite lampe, dona Josepha Duarte, vieille en noir, avec le corps de sa jupe cousu de jais, à la mode d'Isabelle la Catholique, écoutant les coups que doit frapper à la porte secrète un galant attendu par sa maîtresse :
       
         Serait-ce déjà lui ? C'est bien à l'escalier
         Dérobé...
       
La querelle était déjà engagée. Ce mot rejeté sans façon à l'autre vers, cet enjambement audacieux, impertinent même, semblait un spadassin de profession, allant donner une pichenette sur le nez du classicisme pour le provoquer en duel. »

Le duel des protestations et des applaudissements va durer jusqu’au dernier vers mais que la représentation ait pu atteindre son terme et demeurer vaguement audible était déjà un succès. Au sortir du théâtre, les jeunes romantiques, malgré le froid et leurs doigts gourds, couvrent les mur de Paris de « Vive Victor Hugo ! »
Delphine Gay devenue Mme de Girardin reçoit de bas en ht et de g à d: Balzac, Gautier, Dumas, Alphonse Karr, Liszt au piano et Paganini, Jules Janin, Victor Hugo. Granville. Gallica

Si Harriet Smithson ne répondait pas à ses lettres, peut-être serait-elle sensible à sa musique ? Berlioz allait écrire une grande symphonie qui serait "le développement de [sa] passion infernale et où elle serait dépeinte." Musique à programme, autobiographique, sa Symphonie fantastique mettra en notes l’idée fixe d’un jeune musicien d'une "sensibilité morbide et d'une imagination ardente", sa tentative de suicide à l’opium et les hallucinations qui s’ensuivent : la première rencontre, une scène de bal, un court apaisement aux champs, le meurtre de l’indifférente, l’assassin conduit à la guillotine, un sabbat de sorcières dont la bien aimée est devenue l’une.
Au milieu d’avril, il l’a finie, et il enchaîne avec le concours de l’Institut.
Sainte-Beuve est venu habiter avec sa mère au 19, rue Notre-Dame-des-Champs. « Hugo demeurait alors rue Notre-Dame des Champs, n° 11, et moi, j'étais son proche voisin encore : je demeurais même rue, au n° 19. On se voyait deux fois le jour », écrira-t-il dans son autobiographie. Mais davantage encore, il voyait Adèle Hugo, l’épouse de son ami :
« Et là, vous trouvant seule, ô mère et chaste épouse,
Et vos enfants au loin épars sur la pelouse,
Et votre époux absent et sorti pour rêver... »

La grande populace et la sainte canaille.

Un second fils, François-Victor, est né à Hugo rue Notre-Dame-des-Champs mais ce ne sont pas ses trois enfants s’égaillant à grands cris sur la pelouse, qui font que son propriétaire lui donne congé mais Hernani, qui lui vaut plus de visites encore après qu’avant : « Le romantisme, dit la préface de l’édition qui a suivi les premières représentations, n’est, à tout prendre, que le libéralisme en littérature. » Politiquement, le romantisme a viré à bâbord.
La famille Hugo déménage donc au 9, rue Jean-Goujon, au 2e étage d’une maison qui est encore la seule de cette rue ouverte depuis seulement sept ans. Le 27 juillet 1830, Victor, que Nodier n’appelle plus que « le démon Ogive » parce que son vocabulaire est devenu sempiternellement gothique maintenant qu’il veut écrire un roman sur Notre-Dame de Paris, se lance effectivement à l’assaut de la cathédrale. Les Poésies de Théophile Gautier, ses premiers vers à compte d’auteur, sont placés par le libraire-éditeur Marie dans sa vitrine du passage des Panoramas le 28 juillet. Berlioz, lui, termine son concours pour le prix de Rome et couche des notes sur du papier tandis que le son d’authentiques canonnades arrive jusqu’à lui en ces Journées de Juillet : « le bruit du canon et de la fusillade a été très favorable à mon dernier morceau ».
A l’Arsenal, c’est un ciseleur en métaux saint-simonien, - certains des hôtes d’ici sont en relation avec le groupe du 6 rue Monsigny -, un nommé Feugère dit Jambe de bois, qui sauve la bibliothèque de Nodier de la mitraille et de l’incendie. A 19 ans, Franz Liszt, dont l’amoureuse, son élève, a dû épouser un noble comme elle, s’enflamme pour la révolution. Alexandre Dumas est dans la rue : bibliothécaire du duc d’Orléans, il s’imagine déjà ministre ; il échappe aux balles de l’armée, si l’on en croit ses souvenirs, en s’abritant derrière un lion de l’une des deux fontaines disposées alors aux angles du parvis de l’Institut.
Le peintre hollandais Ary Scheffer, professeur des enfants de Louis Philippe, duc d’Orléans, républicain de cœur, attend lui aussi beaucoup du changement de régime. Il l’obtiendra. En fait, plus en commandes qu’en avancées démocratiques. Dans ses tableaux d’histoire médiévale, on retrouvait « les plus chers souvenirs des grands poètes », écrira Baudelaire, sa vogue était « un hommage à la mémoire de Goethe. » Dorénavant, il se ferait construire, 16 rue Chaptal, deux ateliers dans la cour, il serait peintre officiel.

Le 19 septembre 1830, Sainte-Beuve est le parrain de la dernière née des Hugo, Adèle. Le même jour, la Revue de Paris publie La Curée, d’Auguste Barbier, interpellant les « Héros du boulevard de Gand », qui se sont tenus cois alors - « Que faisaient-ils, tandis qu'à travers la mitraille, / Et sous le sabre détesté, / La grande populace et la sainte canaille / Se ruaient à l'immortalité ? » Les gandins ont su dès le lendemain s’approprier les fruits des Trois Glorieuses. En un jour, Barbier, poète de vingt-cinq ans devient célèbre. Un mois et demi plus tard, Sainte-Beuve avoue à Victor Hugo son amour pour Adèle, sa femme.

Le petit cénacle crâne.

Dans une boutique de fruitière qui sert d’atelier à Jehan Duseigneur, en face du 88 rue de Vaugirard et de la fontaine du Regard, des médaillons de plâtre culottés à l’huile grasse représentent Nerval, Gautier, Auguste Maquet, leur condisciple de Charlemagne, qui se fait appeler Mac Keat, Pétrus Borel, un architecte qui aime trop le Moyen-Age pour trouver à bâtir des maisons et qui préfère étudier le dessin dans l’atelier d’Eugène Devéria, Jules Vabre, architecte comme lui et logé avec lui « sous la voûte d’une cave à demi effondrée dans une maison de la rue Fontaine au Roi », et quelques autres. Ils font cercle autour d’un buste de Victor Hugo, qui est l’œuvre du maître des lieux. Les modèles ont des gilets de couleurs et les cheveux longs, ils se disent membres d’un « Petit Cénacle », nom qui à lui seul est un hommage à Hugo comme le buste est l’autel de son culte, malgré quoi il reste place dans leurs admirations pour Byron et pour le roman noir anglais d’Ann Radcliffe et de Lewis.
Comme leurs aînés ont le cabaret de la mère Saguet, ils ont eux aussi une guinguette, avenue de la Grande Armée, un peu avant l’Etoile, sur la gauche, une petite maison basse, en rez-de-chaussée, à l’enseigne du " Petit moulin rouge ", avec sa salle commune, une autre réservée aux repas de corps, et un cabinet de société qui ouvre sur un jardinet d’une pente assez forte, distribué en berceaux et en tonnelles. Là Graziano, un Napolitain, fait à de pauvres ouvriers italiens, stufeto, tagliarini et gnocchi. La bande du Petit Cénacle s’y régale bien sûr mais ce qui est plus original, y boit dans le crâne d’un tambour-major tué à la Moskowa, pris à la collection anatomique du père de Nerval, ancien chirurgien d’armée, crâne sur lequel Gautier a fixé une poignée de commode en cuivre : « on remplit la coupe de vin, on la fit passer à la ronde, et chacun en approcha ses lèvres avec une répugnance plus ou moins bien dissimulée. »

Au 13, quai Voltaire, au 5e étage, dans l’atelier où il a succédé à Horace Vernet, parti pour Rome, Delacroix, pour qui la vie de bohème partagée avec Bonington ou les frères Fielding est déjà passée, peint seul la Liberté guidant le peuple, en hommage aux victimes de Juillet. La seule autre œuvre inspirée par la récente révolution est le recueil de Barbier, les Ïambes, dont la préface oppose la poésie qui « juge » à celle qui « amuse ».
George Sand est arrivée à Paris, en compagnie de Jules Sandeau, et ils se sont posés d’abord au 21, quai des Grands-Augustins, qu’ils ont quitté pour une mansarde du 25 quai Saint-Michel, jusqu’à laquelle Balzac hissera souvent son gros ventre. Sur l’autre rive, Chopin est au 4e étage du 27, boulevard Poissonnière, d’où l’on a une vue qui s’étend de Montmartre jusqu’au Panthéon : « Bien des gens m’envient cette vue mais personne mon escalier ».

L’épanchement romantique.

On descend de toutes ces hauteurs pour le premier concert que donne Paganini à Paris, le 9 mars, ou pour applaudir Marie Dorval, aux côtés de Bocage, à la première d’Antony, de Dumas, au théâtre de la Porte Saint-Martin, le 3 mai. C’est l’un de ces moments de l’épanchement romantique, qui déborde alors bien au delà de la salle, le perron, les trottoirs, la chaussée même du boulevard, et jusqu’au domicile de l’actrice qu’on raccompagne chez elle, 15 rue Meslay. « Ce que fut la soirée, se souviendra Gautier, aucune exagération ne saurait le rendre. La salle était vraiment en délire ; on applaudissait, on sanglotait, on pleurait, on criait. La passion brûlante de cette pièce avait incendié tous les cœurs. » Ce fut « le plus grand événement littéraire de son temps », selon Maxime du Camp.
Antony, acte V. Litho d'Alfred Johannot. Gallica
--> Le 5ème acte se termine sur ses mots : - Elle me résistait, je l’ai assassinée. Un soir, sous le coup de l’émotion, Bocage ne trouve plus ses mots. Alors Marie Dorval, blessée à mort, dans la position que l’on voit ci-contre, se soulève et dit tranquillement au public : - Je lui résistais, il m’a assassinée. 
Sainte-Beuve reçoit maintenant Adèle Hugo à l’Hôtel meublé de Rouen, où il occupe deux chambres du 4e étage, au 2 cour du Commerce-Saint-André (auj. 4 passage du Commerce) ; c’est là que s’écrit Volupté. En juin, Delphine Gay, que courtisait Vigny, épouse Emile de Girardin, et Hugo, Balzac, Musset, Lamartine, Sainte-Beuve, prennent le chemin de leur salon du 11 rue Saint-Georges. Puis, au prétexte que la fille des Bertin, Louise, conseillée par Berlioz, veut mettre en musique son Notre-Dame de Paris, Hugo et sa famille iront passer l’été chez eux, dans leur propriété des Roches, près de Bièvre. Il serait décent que Sainte-Beuve, de son côté, acceptât un poste à l’Université de Liège. Mais finalement, il ne peut s’y résoudre. Le 6 juillet 1831, Hugo met fin par lettre à leur amitié : « Cessons donc de nous voir... » Le 18 juillet, il termine l’Hymne aux morts de juillet, commandé par le gouvernement, que Hérold met en musique, et qui est exécuté au Panthéon le 27 pour l’anniversaire des Trois Glorieuses.

La nouvelle censure a autorisé Marion Delorme, que Marie Dorval joue en août sans susciter ni enthousiasme ni colère. Le premier concert public de Chopin a lieu salle Pleyel, le 26 février 1832 ; Franz Liszt est dans la salle, et c’est pour lui la révélation de ce que peut offrir le piano à l’expression de son moi. Il est à nouveau dans celle de l’Opéra, (alors 12 rue Lepeletier), en avril, pour le concert de Paganini en faveur des victimes du choléra, auxquelles l’étudiant médecin Nerval a tenté d’apporter quelque secours, et c’est une autre révélation : celle d’une perfection technique à laquelle il s’efforcera désormais d’atteindre.
Retour à Paris, Berlioz redonne sa Symphonie fantastique, déjà exécutée une première fois à la fin de 1830, et qui avait été l’occasion d’une rencontre avec Franz Liszt, désireux d’exprimer son enthousiasme. L’œuvre a maintenant une suite écrite en Italie, Lélio, et surtout, cette fois, par le plus grand des hasards, Harriet Smithson, de passage dans la capitale, vient l’entendre. Un autre voyageur, Heinrich Heine, s’en souviendra : « Berlioz, à la chevelure ébouriffée, jouait les timbales tout en regardant l'actrice d'un visage obsédé et chaque fois que leurs yeux se rencontraient, il frappait encore d'une plus grande vigueur. » Elle n’y résista pas : leur mariage sera célébré le 3 octobre 1833 à l’ambassade britannique, 39 rue du faubourg Saint-Honoré.

Un bal square d’Orléans.

La liberté guidant le peuple, après avoir été quelque temps au Luxembourg, est rendue à l’artiste et regagne son atelier du quai Voltaire. Victor Hugo a renoncé, après dix ans, à sa pension royale, et sa famille est venue s’installer place des Vosges, au 2e étage du n°6. Ses fenêtres jouxtent celles des Gautier, au n°8 (auj. 6 bis), qui ne s’ouvriront plus quand le père de Théophile enfermera son fils dans sa chambre pour le forcer à écrire son Mademoiselle de Maupin. Finies alors les promenades avec Eugénie Fort, rencontrée sur la place, qui les menaient jusqu’à Notre-Dame où ils voyaient devenir vivantes les scènes dramatiques qu’ils avaient lues dans le roman de Hugo. Le dieu du Cénacle, lui, met à profit la sortie discrète qui donne sur l’impasse Guéménée pour gagner l’hôtel meublé de la Herse d’Or, rue du Petit-Musc, où il rencontre une commerçante du quartier. Il utilisera bientôt la même issue pour rejoindre Juliette Drouet, qui joue dans sa Lucrèce Borgia, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, et habite la proche rue Sainte-Anastase.

Alexandre Dumas s’est installé au 2 square d’Orléans avec l’actrice Belle Krelsamer (nom de scène : Mélanie Serres), leur fille, et le fils, Alexandre, qu’il avait eu six ans plus tôt de la couturière Catherine Labay, sa voisine de palier quand il était arrivé à Paris, en 1823, dans une chambre du 1 place des Italiens (auj. Boieldieu). Paganini est l’hôte des Movedey, au 10 de ce même square d’Orléans, tellement anglais, avec ses colonnes ioniques comme on en trouve à Regent’s Park, sur des cuisines en sous-sol éclairées grâce au fossé qui les borde. Chopin est devenu le voisin de Heine cité Bergère, ce passage en L avec une placette au creux du coude, bordé d’hôtels pour les étrangers qui viennent visiter les boulevards. George Sand, au 3e étage de l’immeuble du fond, côté jardin, du 19 quai Malaquais, écrit Lélia ; elle a remplacé Jules Sandeau par les vingt-trois ans d’Alfred de Musset.
Le 23 février 1833, le baron Taylor aborde au pont de la Concorde avec l’obélisque de Louxor qu’il a négocié auprès du pacha d’Egypte. Le 30 mars, Dumas donne un grand bal costumé pour le Tout-Paris romantique, dans un appartement du square d’Orléans qu’on lui a prêté pour l’occasion et que vont décorer tous les artistes amis : « Trois jours avant le bal, tout le monde était à son poste : Alfred Johannot esquissait sa scène de Cinq-Mars ; Tony Johannot, son sire de Giac ; Clément Boulanger sa Tour de Nesle ; Louis Boulanger, sa Lucrèce Borgia ; Jardin et Descamp travaillaient en collaboration à leur Debureau, Granville à son orchestre, Barye à ses tigres, Nanteuil à ses panneaux de portes, qui étaient deux médaillons représentant, l’un Hugo, l’autre Alfred de Vigny. »
 Bientôt on fait cercle autour de Delacroix, qui dresse un cavalier ensanglanté au milieu d’une masse de blessés et d’amoncellements de cadavres, sur fond de soleil couchant ; en deux ou trois heures il a brossé son champ couvert de morts et le groupe est resté médusé devant la performance.
Quelques décors du bal: Vigny au dessus de Cinq Mars, Hugo surmontant Quasimodo. Célestin Nanteuil. Gallica

Impasse du Doyenné.

Le soir du bal, Dumas porte un costume de 1525, Belle a une robe de velours noir à la Hélène Fourment ; la troupe qui joua Henri III, Melle Mars en tête, est venue avec ses costumes de scène ; Rossini est en Figaro, Musset en Paillasse, Eugène Sue en domino pistache, Delacroix en Dante, Barye en tigre du Bengale. Marie Dorval est arrivée du 44 rue Saint-Lazare, où elle habite désormais, avec Vigny, sa nouvelle liaison. Naturellement, en toute occasion, on fait flamber le punch. On a si souvent cela devant les yeux que, voulant décrire, en voyage, la fontaine du casino de Wiesbaden illuminée de feux de Bengale, Gautier la comparera à « un gigantesque bol de punch remué ».

En 1910. Rol, Gallica
Le 15 avril 1834, Berlioz et sa femme s’installent de l’autre côté de la butte Montmartre, passé les moulins, passé le télégraphe de Chappe accroché au clocher de l’église Saint-Pierre, à l’angle de la rue Saint-Denis (auj. du Mont-Cenis) et de la rue Saint-Vincent, sur la droite quand on a devant soi l’immense panorama de la plaine qui s’étend jusqu’à la basilique de Saint-Denis. Une petite maison de quatre pièces sur deux niveaux, aux fenêtres encadrées de vigne qui jouissent de cette vue merveilleuse, dont viendront profiter Dumas, Musset, Eugène Sue, Jules Janin, Auguste Barbier, Vigny, Liszt et Chopin.
A la fin de la même année, le peintre Camille Rogier, chez lequel Nerval passe le plus clair de ses journées, quitte le 5 rue des Beaux Arts pour s’installer au 3 de l’impasse du Doyenné, dans ce quartier, disparu sous Haussmann, de la place du Carrousel, où les fenêtres donnent sur la galerie du musée du Louvre, les arbres qui ombragent un manège, et le dôme écroulé depuis le dix-huitième siècle de l’église Saint-Thomas, sous lequel s’est abrité un cabaret. Ou bien donnent « sur des terrains pleins de pierres taillées, d'orties et de vieux arbres », se souviendra Gautier, dont le père vient d’être nommé receveur à l’octroi de Passy, et qui en profite pour prendre son indépendance en louant deux petites pièces à côté de ses amis.
« Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut d’une échelle, où il peignait sur un des trois dessus de glace un Neptune, - qui lui ressemblait ! raconte Nerval. Puis les deux battants d’une porte s’ouvraient avec fracas : c’était Théophile. On s’empressait de lui offrir un fauteuil Louis XIII, et il lisait, à son tour, ses premiers vers, - pendant que Cydalise 1ère, ou Lorry, ou Victorine, se balançaient nonchalamment dans le hamac de Sarah la blonde, tendu à travers l’immense salon. »

Les embrassements des cydalises.

Nanteuil, Corot, Auguste de Châtillon avec un « Moine rouge, lisant la Bible sur la hanche cambrée d’une femme nue, qui dort », Chassériau avec des Bacchantes, « qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens », et Gautier lui-même qui, se souvenant de ses débuts, peint « dans un dessus de glace un déjeuner sur l’herbe, imitation d’un Watteau ou d’un Lancret quelconque », allaient ajouter au décor des fêtes, des bals, des pantomimes, des comédies – « Et que notre pauvre Edouard [Ourliac] était comique dans les rôles d’Arlequin ! » -, et des soupers, auxquels on convie tous les locataires distingués de l’impasse, qui n’étaient « reçus qu’à condition d’amener des femmes du monde, protégées si elles y tenaient, par des dominos et des loups. ».
« C'est rue du Doyenné, dans ce salon où les rafraîchissements étaient remplacés par des fresques, se souviendra Gautier, que fut donné ce bal costumé qui resta célèbre, et où je vis pour la première fois ce pauvre Roger de Beauvoir, qui vient de mourir après de si longues souffrances, dans tout l'éclat de son succès, de sa jeunesse et de sa beauté. Il portait un magnifique costume vénitien, à la Paul Véronèse : grande robe de damas vert-pomme, ramagé d'argent, toquet de velours nacarat et maillot rouge en soie, chaîne d'or au col; il était superbe, éblouissant de verve et d'entrain, et ce n'était pas le vin de Champagne qu'il avait bu chez nous qui lui donnait ce pétillement de bons mots. Dans cette soirée Édouard Ourliac, qui plus tard est mort dans des sentiments de profonde dévotion, improvisait, avec une âpreté terrible et un comique sinistre, ces charges amères où perçait déjà le dégoût du monde et des ridicules humains. »
Ici, la Cydalise passe des bras de Rogier à ceux de Théo, pour céder la place à la Victorine, et ici Eugénie Fort se donne cinq ans après leur première rencontre, pour ne parler que de quelques-unes qui comptèrent. Ici Nerval invite Jenny Colon, qu’il a vue chanter aux Variétés, et il va fonder pour la servir, une revue, le Monde dramatique, qui ruinera l’héritage qui l’avait fait presque riche.
« Nous entendions le matin le chant du coq, parce que la portière avait une basse-cour : chèvre, poules, pigeons, tout cela vivait dans l’herbe du Louvre », écrit Arsène Houssaye qui partage leur logis, comme Eugène Piot, tandis qu’y passent Gavarni et Alphonse Karr, qui viennent l’un et l’autre de Montmartre, le premier vivant avec ses parents à côté de l’église Saint-Pierre, le second rue de Ravignan (auj. place Emile Goudeau), au milieu des feuillage, à travers lesquels il peut presque apercevoir le Doyenné.
Gautier par C. Nanteuil en 1838. Gallica
Les « bonds éperdus d’un galop monstre » ne se dansent pas que sur les têtes des propriétaires et des concierges de l’impasse du Doyenné ; ils ont lieu parfois en un endroit plus approprié, le bal-jardin de la Chaumière des 112-136 boulevard du Montparnasse. Là, à en croire Houssaye, Gautier « prenait violemment la première fille venue, même au bras d’un étudiant. On disait, en voyant ses longs cheveux soulevés par le vent : c’est celui-là qui devrait représenter le saule de Sainte-Hélène ».

La presse du pain quotidien.

En 1835, Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, abandonne son mari et leur fille pour s’enfuir avec Frantz Liszt à Genève. En octobre, Marie Dorval, la Kitty Bell de Chatterton, le drame en prose que Vigny a écrit pour elle,  emménage au premier étage du 40 rue Blanche, parce qu’il y là pavillon d’écurie et remise où la voiture et les chevaux qu’elle possède désormais pourront trouver place.
Chopin est passé d’une chambre au 5 à un appartement de deux pièces au 38 de la rue de la Chaussée-d’Antin, quand Liszt et Marie d’Agoult sont de retour avec une fille nouvelle-née. Liszt, le virtuose absolu, doit absolument réaffirmer à Paris sa primauté sur un rival naissant, Thalberg, s’il veut conserver sa suprématie européenne. Ils sont arrivés avec George Sand, rencontrée par Musset et retrouvée à Chamonix, et ils s’installent tous trois à l’hôtel de France, des 21-23 rue Laffitte où ils tiennent salon commun. C’est ici que Liszt présentera Chopin à George Sand.
Gautier, Nerval, Houssaye ont dit adieu à la bohème galante du Doyenné. Gautier, intronisé par Hugo, commence à travailler pour la Presse que lance Emile de Girardin ; il ne sait pas qu’il y est pour vingt ans. Au quotidien, l’épouse du patron, Delphine, née Gay, invente la rubrique des potins avec ses Lettres parisiennes ; Gautier et Nerval s’y partageront un moment la critique dramatique.
Gautier s’est mis en ménage avec Victorine au « palais Bothorel », ancien siège démesuré de la société faillie des Omnibus-restaurants, créée par le vicomte pour livrer des plats à domicile. Nerval et quantité de gens de lettres logent eux aussi autour du jardin des 18-20 rue Navarin. Jenny Colon se marie ; ce n’est pas avec Nerval.
Après trois années passées à Montmartre, Berlioz et Harriet Smithson ont quitté la butte pour un appartement meublé du 34 rue de Londres ; la rue est bruyante et l’harmonie du couple un souvenir, Berlioz doit chercher la paix propice à sa musique dans une mansarde. Les amours de Chopin et de George Sand naissent à la fin de juin 1838 ; celles de Marie Dorval et de Vigny finissent en septembre. Musset loue un pied-à-terre au 9 rue Tronchet pour y recevoir Aimée d’Alton, sa maîtresse de vingt ans, la "belle maîtresse" de la Nuit d'octobre, la Béatrice du Fils du Titien.

Le Grrrand opéra Malvenuto Cellini. Gallica
Berlioz a reçu commande officielle pour un hommage aux victimes des Journées de Juillet 1830, qui sera la Grande symphonie funèbre et triomphale (opus 15). Barye se voit tout aussi officiellement commander le lion en marche de la face ouest de la Colonne de Juillet et les quatre coqs qui ornent les angles de son socle. Gautier, légère moustache naissante, chevelure soyeuse longue comme celle d’une femme, redingote à brandebourgs, assiste à la reprise d’Hernani, à la Comédie française, avec Marie Dorval dans le rôle de Doña Sol, le 20 janvier 1838 : « Hernani n’a pas excité le plus léger murmure ; il a été écouté avec la plus religieuse attention et applaudi avec un discernement admirable ». Berlioz a remué ciel et terre pour que l’œuvre qu’il a écrite sur un livret d’Auguste Barbier, Benvenuto Cellini, soit donnée à l’opéra de Paris, et elle l’est le 10 septembre. En décembre, Nerval a présenté son vieil ami Mac Keat, redevenu Auguste Maquet, et professeur d’histoire, à Dumas. De leur collaboration, naîtront les romans d’Alexandre Dumas dont, six ans plus tard, les Trois Mousquetaires.