En prolongement du Quai des Métallos ; les lignes en sanguine sont des citations du livre :
Mes parents ont
connu l’orchestre de Raymond Jackson, dont le frère cadet, Gaby, était le
batteur, à La Petite Auberge du Mans, en 1943. La zone dite libre envahie à son
tour, Lucienne et Georges avaient regagné la Sarthe mais ils avaient laissé leur
fille à ses grands-parents paternels et s’étaient pris une chambre meublée
assez loin de Pontlieue, en haut de la rue Nationale. L’hôtel – bar –
restaurant La Petite Auberge était juste à côté, ils y passaient plusieurs soirs
par semaine. Gaby avait leur âge, Raymond un peu plus, ils avaient sympathisé.
A la Libération, mes parents étaient partis à Marseille ; ils s’étaient
perdus de vue.
Cinq ou six ans
plus tard, on – j’étais né dans l’intervalle – avait débarqué à Mulhouse et,
rentrant du boulot, mon père aperçoit « collé
aux vitres du café du coin : “Tous les jours... Raymond Jackson vous présente
son orchestre...“ “Tous les mercredis, soirées “Amora”, ses jeux inédits
présentés par Gaby Jackson...“ “Tous les vendredis, les Espoirs des
Tréteaux, concours de chant, harmonica, accordéon, présentés par Gaby
Jackson...“ 
Quand Papa arrive à la maison et demande, de la porte :
— T’as vu c’que j’ai vu ?
Manman répond en riant : — Ils ont pris des
chambres à l’étage du dessous ! »
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GABY |
Les frangins repasseront, au
gré de leurs tournées, par ce Café de la République. Deux, trois ans plus tard,
on sera devenus grands comme des micros, ma sœur cadette et moi, à condition d’être debout
sur une chaise du café, et on y chantera Mon âne, celui du mal de tête,
dans leurs radio-crochets. En 1954, un HLM nous a enfin été attribué dans une banlieue
de Mulhouse, et Gaby passe nous y faire des photos. Dès que je saurai écrire,
ce sera à lui : il m’enverra des collages sur des cartes postales, des
portraits en papier découpé, les programmes de leurs galas, parfois « un petit billet
pour des bonbons » …
Ils sont bien plus que des
parrains laïques, leurs dédicaces, sur les photos, c’est : « À mon
copain Alain » (Raymond), ou « À mon grand ami Alain en souvenir de
ton copain Gaby ». J’ai 8 ans et j’ai des copains qui ont l’âge de mes
parents ! L’été prochain — celui de 1956 – Gaby me prendra même en
vacances.
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RAYMOND |
« Je
ne sais plus qui m’accompagne ni dans quelles conditions – pour ce qui est du
train, en tout cas, la troisième classe n’existe plus depuis début juin –, me
voilà en route pour Dijon. L’orchestre n’est pas en congés, ils jouent tous
les soirs au Grand Café et, bien que dijonnais, je crois, ils vivent ici comme
en tournée, à l’hôtel.
Gaby et Madeleine, sa compagne – ils ne sont pas mariés, m’a précisé Manman,
Raymond et Rita non plus, c’est des artistes –, occupent une chambre au premier
étage, rue du Château, presque en face du Grand Café. On y ajoute un lit
pour moi.
Pendant
un mois ou deux, je mène moi aussi la vie d’artiste. Des journées, je ne me
rappelle rien : on dort probablement tard de s’être couché de même la
veille. Mais il devait bien y avoir l’après-midi à tuer ? Madeleine partait
sans doute dès l’ouverture des cinémas si elle avait dégotté à Dijon,
comme souvent dans leurs villes de tournées, un boulot d’ouvreuse en sus de
celui du vestiaire dans une boîte de nuit. Gaby avait probablement des
commerçants à démarcher pour obtenir les lots en nature ou en espèces de
ses jeux bihebdomadaires (“100 000 francs de prix“ pour les “Espoirs des
Tréteaux“, lisait-on sur les prospectus). Et moi pendant ce temps-là ?
Ma
vie commence le soir. Je suis assis à une table, la plus proche de
l’orchestre, devant une grenadine ou un Pschitt ! (C’est ce que boit Bobet
maintenant : “Pour toi cher ange, Pschitt ! orange, Pour moi Louison, Pschitt !
citron.“) Gaby est derrière la grosse caisse marquée à ses initiales, GJ,
les deux toms perchés dessus ; entre les jambes, la caisse claire, sur
laquelle la main gauche tourne le balai dont l’autre main vient régulièrement
couper le cercle. Il a encore deux gros toms posés sur pieds du côté droit,
et trois cymbales aux toits de pagode en plus de la charleston qui claque comme
un bec.
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L'orchestre, ici au Casino de Chamonix, hiver 1956
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Deux ou trois fois dans la soirée revient la séquence
sud-américaine : les musiciens mettent des ponchos, des sombreros, rayés
de jaune, de rouge, de vert spéciaux et la « lumière noire » est envoyée.
Sur l’estrade, les couleurs de leurs costumes brasillent ; sur la piste,
le blanc des cols de chemises, des corsages et même des dents fluoresce sous
les rayons ultra-violets. Les gens sont réduits à leurs squelettes, comme
dans une radioscopie. C’est généralement à ce moment-là
que Gaby me
fait monter sur scène, il me donne des claves, un guiro, une
cloche, un de ces instruments magiques, simple comme deux bouts de bois, avec
pourtant un son si plein, si mat... Je suis devenu musicien.
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Gaby avait commencé chasseur à l'hôtel, était revenu musicien au Café, j'y ai été enfant de la balle
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Les
jours d’attractions, il y a, en plus, des jeux, des rires, un porcelet vivant
(l’un des lots) qui glisse comiquement sur le carrelage entre les jambes des consommateurs...
Alors
qu’on finit déjà à pas d’heure, Gaby m’emmène, après la fermeture, dans un
cabaret
dont il veut entendre les musiciens. Il y a aussi du strip-tease, rigole-t-il
en chemin, mais c’est pas grave, j’ai qu’à regarder ailleurs, c’est pas pour
ça qu’on y va. Je revois un escalier tendu de rouge descendant dans un
sous-sol et, à mi-course, Gaby, en habitué, souriant avec la patronne à mon
propos. Je n’ai pas été tenté de me retourner vers la personne qui se
dénudait, à 8 ans et demi mon érotisme, tout abstrait, se bornait à
imaginer Grace Kelly nageant en bikini. »
Deux ans plus tard, on
déménagea de nouveau, brusquement, direction Saint-Etienne. Je m’inquiétai, Gaby
n’avait pas d’adresse fixe, on ne pouvait jamais lui écrire les premiers,
seulement lui répondre. Et si, durant la seule année où le courrier nous suivrait
à notre nouvelle adresse, il ne donnait pas de nouvelles ? Leur vie de
vagabonds n’en faisait pas des correspondants très réguliers.
Le contrat de réexpédition
arriva à son terme. C’était fini. Gaby ne saurait rien de mon entrée en sixième ;
j’ignorerai la façon dont ils prendraient la vague yé-yé. J’avais été un enfant
de la balle, un adulte avant l’âge au milieu de mes copains musiciens, c’était
le passé.
Plus tard, bien plus tard, j’ai
recherché mon “parrain“ baladin. Des échos de l’orchestre, on en trouvait
facilement dans les collections de vieux journaux.
En 1945, l'orchestre
Raymond Jackson faisait danser à Dijon, dans les styles musette, jazz,
et typique, aussi bien les bals de l’UD CGT, à la Bourse du Travail — dont
celui du cinquantenaire de la Confédération — que le Grand gala des services
sociaux de la police, à la Chambre de Commerce. Il partageait l’affiche avec Tony
Fallone, accordéoniste virtuose, le fantaisiste Cirasse,
ex-partenaire de Joséphine Baker, ou la chanteuse Annie Tiss,
25 ans, dont c’étaient les débuts. (Marcelle Trillet, de son vrai nom,
avait traversé l’occupation, à Dijon, sous le pseudonyme d’Annie Tissot ; elle
y avait fait « subrepticement de la résistance ». « Je servais
de boîte aux lettres...», racontera-t-elle plus tard. Elle se lançait sous son
nom de guerre abrégé. Une douzaine d’années plus tard, à Paris, sous un nouveau
pseudo, Anny Gould, inspiré d’un jazzman “symphonique“ américain, elle
sera la « reine des juke-box » grâce à une adaptation de l’Only
You des Platters.)
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Le gars de Rochechouart est une chanson de Boris Vian
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En 1950,
l’orchestre de Raymond et Gaby joue pour les malades de la Trouhaude, le sanatorium
départemental. Il se produit au Grand Café, où il accompagne concours de Home
Trainer et concours de chant organisé par les Amis de Radio Luxembourg, que diffuse
le poste périphérique. L’année suivante, c’est au Triomphe et Night-Club
d’Henri Foveau, lors du bal de l’association des étudiants en Droit qu’est
révélée « une innovation : “Lumière noire“ », projetée sur mambo
et cha-cha. Cette même année 1951, Tony Fallone, déjà patron à Dijon d’une
académie d’accordéon et d’un magasin de musique — qui ont toujours pignon sur la
rue d’Auxonne soixante-dix ans plus tard – confie à la Bourgogne
républicaine ce qu’il répètera à Jean Michel Fremont : « Moi,
j'ai appris la musique à 20 ans à peu près [soit vers 1944]. Je jouais toujours
de routine avant, sans partitions. Puis, j'ai appris la musique dans
l'orchestre de Raymond Jackson, parce que j'ai vu que c'était nécessaire et
formidable... Et j'apprends encore, monsieur ! »
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Fin des années 1940
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La période qui
suit est celle de notre copinage : c’est en direct, par leurs courriers,
que je sais qu’ils sont pour trois mois et demi d’affilée au Casino de
Chamonix, qu’ils ont pris leurs quartiers à la Taverne des 3 Dauphins de
Grenoble, au pied du Grand Hôtel Moderne, ou qu’ils se sont engagés à titre
individuel dans l’orchestre du cirque Rancy dont le chapiteau est planté à
Lille.
Mais c’est à
nouveau dans la presse, rétroactivement, que je découvrirai qu’en avril 1958,
alors que la perspective de notre prochain déménagement me faisait craindre de n’avoir
plus jamais de leurs nouvelles, l’orchestre accompagnait, au Caveau du Miroir,
un Championnat de Bourgogne de Rock and Roll doté de 30 000 Francs en
espèces, qu’animaient les jeux de Gaby.
Des nouvelles
de l’orchestre, donc, la presse de l’époque m’en a donné tant et plus. Mais des
nouvelles des copains, où les trouver ? Aucune trace de Gaby ni de Raymond
sous l’état-civil Jackson. Je supposais depuis longtemps que c’était un nom de
scène : ils avaient dû américaniser un patronyme phonétiquement proche.
Jacson, Jacqueson (avec un ou deux s), ou même Jaxon, ne sont pas rares en Côte
d’Or, mais impossible de dénicher dans toutes ces familles que je passais en
revue, la fratrie d’un Raymond et d’un Gaby. Évidemment, s’ils avaient aussi
changé leurs prénoms, c’était foutu. Mais abandonner son vrai prénom pour
Raymond ou Gabriel, on ne voit vraiment pas pour quoi ils auraient fait ça.
Finalement, un
jour, je tombai sur cet avis de décès, publié dans Le Bien Public du
03/03/2014.
Voilà un
musicien, pensai-je avec émotion, qui revendique comme titre de gloire d’avoir
joué aux côtés de mes copains. Quelqu’un que j’aurais pu interroger… Y a-t-il d’autres
vétérans comme lui ? Les rares programmes en ma possession semblent plutôt
montrer un renouvellement complet de l’orchestre d’une saison sur l’autre…
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Taverne des Dauphins, Grenoble, deux saisons successives au milieu des années 50
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Ce n’est que le
lendemain que vint l’Euréka : et si ce Gabriel était mon Gaby ?! Dans
ce cas, j’aurais plutôt vu « Gabriel Jacob, dit Gaby Jackson, membre
permanent et animateur des galas de l’orchestre Raymond Jackson ». La
formule choisie n’en fait qu’un des musiciens de la formation ; mais ce n'est pas lui qui l'a rédigée. En tout cas, le prénom est le même, sans compter que
Jackson et Jacob, ce n’est pas si loin. Ne reste plus qu’à trouver un Raymond
Jacob qui soit son frère aîné.
Bingo ! Et
miracle d’internet : en une grosse journée, j’avais sorti la généalogie
quasi complète. Famille de métallos, comme la mienne. Le grand-père, Auguste
Jacob, brigadier poseur aux tramways départementaux — clin d’œil à distance du poseur
de rails qui fait la couverture de mon Paris Ouvrier. Le père, Camille Jacob,
tourneur sur métaux, entre autres chez Vernet (auj. Vernet Behringer), chez
Terrot, chez Wormser. Famille nombreuse, aussi : Raymond et Gaby ont trois
sœurs, dont une cadette à laquelle on a redonné le prénom d’une sœur décédée en
bas-âge un an plus tôt — comme on m’a fait remplacer feu mon frère aîné.
Famille libre penseuse et socialiste, enfin, ce que la mienne était de façon
moins nette. Si à son conseil de révision, Auguste, le grand-père, est encore enregistré
comme catholique, à son décès, le 11 août 1940, ses obsèques sont civiles. On pourra
rétorquer que c’est son fils qui en a décidé. Camille, en effet, au moment où
il adhère à la Coalition républicaine qui se crée sous l’égide de Barbusse,
Cachin et Jouhaux, le 4 avril 1918, est déjà « secrétaire du
groupe socialiste dijonnais », et c’est au milieu de ses camarades de la
CGT et de la SFIO qu’ont lieu les obsèques, civiles bien sûr, de la petite
Odette huit mois plus tard.

Et l’on pourra deviner, à lire l’épilogue de mes Métallos,
l’effet que ça m’a fait de trouver une notice le concernant dans le
Maitron.
Les Jacob de la
lignée de mes copains habitent à Dijon le faubourg : les grands parents rue
de Gray après avoir été rue de Mulhouse, les parents au Clos Morin puis rue
Louis Blanc. Au recensement de 1936, Odette, la cadette, est inscrite comme “vendeuse
aux Magasins modernes“, où j’ai trouvé sa sœur Anita caissière lors d’un
recensement précédent. Raymond, 21 ans, qui a fini son apprentissage chez
Terrot, est dit “tourneur en chômage“, et Gaby, 14 ans, “chasseur à
l’hôtel de la Poste“, celui qui surmonte le Grand Café de la rue du Château.
Sur le
faire-part de décès d’Auguste Jacob, du 11 août 1940, Raymond est maintenant
« aux armées à Lyon », Gaby « à Ajaccio », c’est-à-dire
chez sa sœur Odette, mariée en Corse l’année précédente. Je saurai par mes
parents qu’en 1943, ils les écoutent jouer à la Petite Auberge. Quand, comment
et où le tourneur et le chasseur d’hôtel ont-ils appris la musique, et pas
celle que l’on joue d’instinct, d’imitation, celle qui s’écrit et qu’ils
pourront apprendre à lire à Tony Fallone, le prodige autodidacte ?
Je n’ai rien trouvé à ce sujet que ce tout petit

indice : le Libre penseur de France du 15 février 1929 annonçant
la création d’une chorale de la Libre Pensée dijonnaise « sous la
direction du citoyen Camille Jacob, dont la patience égale le dévouement ».
Camille Jacob connaissait donc la musique ; ses fils l’auraient-il apprise
de lui ? J’accueillerai avec un grand plaisir et beaucoup de gratitude,
tout autre renseignement déposé dans ma boîte aux lettres électronique :
alain.rustenholz[@]orange.fr
Dernière découverte :
à la charnière 1960-61, à cinq mois d’intervalle, Raymond puis Gaby se sont
mariés, mettant un terme à des années d’union libre et, puisqu’ils se
“rangeaient“, peut-être du même coup à leur nomadisme. Les mots de Gaby, dans
ses lettres, avaient souvent été : « après, je ne sais pas où le vent
nous poussera… » Étaient-ils en train de se poser ?
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Gaby en fakir. Je n'aurai jamais ses réponses...
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Raymond épousait
une Charlotte, pas Rita — ça ne veut rien dire, j’avais peut-être connu une
Charlotte qui préférait qu’on l’appelle Rita.
Le cocasse, c’est qu’elle a pour nom de jeune fille
Jacqueson, ce nom dont j’ai longtemps supposé que c'était le véritable nom
des frères Jackson. Gaby, lui, marie une Madeleine Tissier, à coup sûr “sa“
Madeleine, peu de chances qu’il soit allé en chercher une autre de même prénom.
D’elle, j’ai une photo en course, elle était licenciée d’un club cycliste
amateur.
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Au Grand Prix de Vincey-Charmes, 14/7/1954?
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Ils se marient, Raymond à 45 ans, Gaby à 38.
Pour leurs épouses le temps des maternités est
passé, c’est le début de quoi ?
Là non
plus, je n’ai pas l’ombre d’un renseignement sur toutes les années qui vont
jusqu’à l’ombre définitive, en 2002 pour Raymond, en 2014 pour Gaby…
Sur la chaîne YouTube Faire de l'Histoire... populaire de Gérard Noiriel / Daja :