24 NUANCES DE ROUGE


De la banlieue rouge au Grand Paris, c’est le titre. « Rouge », c’était avant que la suite obligée soit « difficile », « sensible », « à problèmes », etc., puis que « banlieue » se morcelle, avec les mêmes qualificatifs, en « quartiers ». A l’époque, disons jusqu’aux années 1970, la banlieue est vue comme uniformément ouvrière et, dans un rapport de cause à effet, uniformément rouge. Sauf Neuilly et quelques autres, mais personne à Neuilly, et pas plus du dehors, n’a jamais pensé qu’on y vivait en banlieue ; à Neuilly, on est à Neuilly et, naturellement, Neuilly ne se retrouve pas dans notre corpus.
Uniformément ouvrière, la banlieue, c’était vrai des 24 communes constituant la 1ère couronne que nous avons retenues, y compris celles de l’ouest qu’on imaginerait aujourd’hui bourgeoises de toute éternité : Issy-les-Moulineaux, Boulogne, Suresnes, Puteaux, Levallois…
Uniformément rouges ? Si telle est la couleur du Front populaire, le vote « Front populaire » aux législatives d’avril-mai 1936 étant le critère qui élimine du livre Neuilly d’un côté, et la circonscription de Vincennes, Saint-Mandé et Fontenay-sous-Bois de l’autre, les seules ayant voté autrement.
Mais dans ce rouge, il y a, sinon comme dans le gris 50 nuances, au moins plusieurs : Au sortir de la guerre de 14, le PS a gagné 24 villes de banlieue. Emmenées par Henri Sellier, maire de Suresnes, ces municipalités passent toutes au communisme lors du congrès de Tours, à l’exception de Puteaux (et de son maire, Lucien Voilin, qui finira « néo », voir plus bas). Dès la fin de 1922, un certain nombre des élus communistes refusent les 21 conditions imposées par la 3e Internationale et fondent une Union socialiste-communiste, dont le congrès constitutif se tient à Boulogne-Billancourt au printemps 1923. On y retrouve André Morizet, maire de Boulogne ; Justin Oudin, celui d’Issy-les-Moulineaux ; Émile Cordon, celui de Saint-Ouen ; Michel Georgen, celui d’Aubervilliers ; Charles Auray, celui de Pantin ; Eugène Boistard, celui du Pré-St-Gervais.
En 1929, d’autres, qui sont restés au PC, en sont exclus pour « tendance municipaliste électoraliste », dont, en banlieue, Charles Auffray, le maire de Clichy. Il fonde dans sa ville, avec Louis Laporte, maire de Saint-Denis, un démissionnaire celui-là, un Parti ouvrier-paysan qui, l’année suivante, fusionnera avec les socialistes communistes de 1923 dans un Parti d’unité prolétarienne, le PUP (les députés de cette tendance siégeant au parlement dans un groupe d’Unité ouvrière).
Voilà pour les scissions communistes. A la SFIO, vous avez les « néo-socialistes » qui, exclus fin 1933, fondent un Parti socialiste de France ; vous y retrouvez Émile Creps, le maire de Montrouge et Charles Auray, celui de Pantin. En 1935, ce PSdF fusionne avec de vieilles scissions de la SFIO, antérieures à Tours, dans une Union socialiste dont le congrès constitutif se tient à Pantin en novembre 1935, et dotée d’un périodique ayant pour directeur politique Marcel Déat.
Rendant compte des municipales de mai 1935, l’Humanité titre en Une : « “Vive la Ceinture rouge de Paris“. PC : 27 municipalités, SFIO : 9, pupistes et groupe de Saint-Denis : 5 ». Comme vous le voyez, le PUP est compté dans le Front populaire ; l’Union socialiste, fondée six mois après les municipales, s’en déclarera partie prenante également. « Groupe de St-Denis », désigne évidemment les partisans de Jacques Doriot.
L’année suivante, pour le premier tour des législatives de mai 36 : le quotidien fait figurer dans la liste des résultats du 1er tour, ceux du « renégat » Doriot, dans celle du 2ème tour, ceux de « Doriot (hitlérien) ». Doriot vient de l’emporter, de peu, par 11 607 voix contre 10 889, sur Fernand Grenier.

Il y a dans ces manifestations de « municipalisme électoralisme », dont on peut penser que la dénonciation n’était que l’expression d’un cours sectaire du Parti communiste, tout le problème de l’autonomie des élus par rapport à leur parti, son programme, et du même coup les promesses faites aux électeurs. Ce problème de la représentation ne se limite évidemment pas au niveau municipal, mais c’est bien à ce niveau-là que se constituent les clientèles et les fiefs.
A ce sujet, dans son livre de 1994, Paroles d’un maire, dix ans après son élection et deux ans avant qu’il ne rende sa carte du PC, Jean-Pierre Brard écrivait : « Nous vivons aujourd'hui un retour sur le local, sans qu’il s’agisse pour autant de « localisme » ou de passéisme. C’est un retour positif dans la mesure où il se démarque de la politique politicienne. Les uns et les autres s’attachent à donner forme à leur cadre de vie, c’est une avancée vers plus de citoyenneté. Je ne nie pas pour autant l’horizon limité constitué par la collectivité locale : les choix importants ont besoin d’être relayés au niveau de l’État »…

Dans le nuancier de la banlieue, on aura eu aussi ce croissant nord-est, passé au brun, qui amène à relativiser l’automaticité de l’équation « banlieue ouvrière = banlieue rouge ».
Jacques Doriot à la salle des fêtes de St-Denis; congrès de fondation du PPF. Gallica
C’est à Saint-Denis, dans l’actuel théâtre Gérard Philippe, que Doriot fonde à la fin de juin 1936  son Parti Populaire Français, le PPF. C’est à Aubervilliers que règne Pierre Laval, maire de la ville dès 1923, sur une liste d’Union fédérative regroupant des démissionnaires de la SFIO comme de la SFIC, et qui le restera sans discontinuer jusqu’à la guerre. Pantin est le fief de cette Union socialiste dont le journal, Front, a pour directeur politique Marcel Déat, même si le maire, Auray, mourra avant d’avoir eu l’occasion de se compromettre dans la collaboration. Laval finira devant un peloton d'exécution de la Haute Cour de Justice à la Libération, Doriot et Déat auront accompagné le gouvernement de Pétain jusqu'à Sigmaringen.
Ajoutons qu’à Montreuil, Fernand Soupé, le 1er maire PC de la ville, membre de son Comité Central, a démissionné du Parti fin 39, rejoint le PPF de Doriot, puis le POP (à ne pas confondre avec le 1er POP dont on a parlé plus haut) de Marcel Gitton, avant d’être mitraillé par les communistes fin 41 et de se retrouver hémiplégique. L’ex socialiste Georges Barthélémy, maire de Puteaux, tout aussi collaborationniste, sera abattu sur le chemin de l’hôtel de ville le 10 juillet 1944. Voilà le rouge bien souillé.

Quant au « Grand Paris », le second volet du titre, commençons par préciser que le livre n’en observe que la 1ère couronne. Le récent pic de pollution nous a rappelé, ou fait découvrir, que la circulation alternée réunissait en un tout unique Paris et cette 1ère couronne : c’est aux portes de nos (celles du livre) communes de banlieue que doivent s’arrêter les véhicules portant le mauvais numéro minéralogique. Parce que ces villes, ce sont celles où se prolongent les 13 lignes du métro, qui se sont trouvées « annexées » par le réseau souterrain sinon par décision administrative.  
Montreuil est un bon exemple de l’assimilation du premier cercle. En 1997, après un mouvement de protestation contre la loi (Jean-Louis) Debré sur l’immigration, initié par des cinéastes, le ministre à la Ville et à l’Intégration, Éric Raoult, écrit aux signataires du manifeste pour leur dire en substance : « allez donc habiter un mois aux Grands Pêchers, vous y découvrirez que les problèmes d’intégration, c’est pas du cinéma » ! Bertrand Tavernier et son fils Nils le prennent au mot et vont filmer pendant trois mois la vie des habitants de ladite Cité des Grands Pêchers. Un documentaire en est issu, qui aura pour titre De l’autre coté du périph’.
Cédric, aux Tavernier: « essayez de faire voir aux gens qu’on est quelqu’un et qu’on vaut quelque chose."
En 2006, huit ans après sa diffusion, L’Express titre « Montreuil, nid de bobos », explique que la ville est la « terre promise » des artistes parisiens, un Eldorado immobilier pour les familles de classes moyennes, un lieu de sortie branché ; en un mot, un « 21ème arrondissement », que d’autres périodiques comparent à TriBeCa, (le Triangle en dessous de Canal Street, à Manhattan), ou à Berlin.
Jean-Pierre Brard a joué très tôt le jeu de la « gentrification » et Montreuil est devenu le laboratoire du phénomène, qu’a étudié la thèse d’Anaïs Collet, Générations de classes moyennes et travail de gentrification, Université Lumière Lyon 2, 2010.

Une autre connotation de banlieue, c’est évidemment « immigrés » ; l’intégration du ministre Raoult, c’est eux qu’elle visait. Il y a eu un temps, où la banlieue rouge était le lieu de l’internationalisme prolétarien. Prenons le Red Star, de Saint-Ouen : c’est l’étoile rouge des Soviétiques, exprimée en anglais, pour un club de foot qui se fiche du nationalisme, comme on peut le voir : le 28 octobre 1934, le Red Star reçoit Mulhouse au stade Bauer. Les organisateurs, apprenant l’assassinat du ministre des Affaires étrangères, Louis Barthou, et du roi de Yougoslavie, Alexandre Ier, qui vient d’être perpétré à Marseille, demandent une minute de silence. Les tribunes répondent par des sifflets nourris. Ce que la revue communiste Sport commente ainsi à sa parution suivante : « Ils y regarderont sans doute à deux fois, à l’avenir, avant de tenter d’entraîner dans leurs pantomimes nationalistes les prolos de Saint-Ouen. »
L’hommage rendu à Rino Della Negra, en 2013, au cinéma l’Espace 1789, au stade Bauer, et au Mont Valérien

La présence des immigrés en banlieue est notable dès les années 20. La cartoucherie Gévelot, d’Issy les Moulineaux, va recruter directement à Marseille les rescapés du génocide arménien, auxquels elle signe des contrats d’un an. Et les autorités françaises dirigent d’elles-mêmes plusieurs milliers d’Arméniens sur Issy. Ils y retrouvent des Russes, des Espagnols, des Italiens dans le ghetto immigré de cette île Saint-Germain, si facilement inondable, à peine viabilisée, ou dans le bidonville de la rue Paul Bert. Issy-les-Moulineaux compte maintenant une rue d’Erevan, capitale de l’Arménie.
On connaît Les Ritals de Nogent, dont Cavanna a écrit la saga, ces Valnuresi de la région émilienne de Piacenza, qui seront remplacés sur les chantiers, après la 2ème guerre mondiale, par les Portugais rassemblés jusqu’en 1972 dans l’immense bidonville de Champigny. Début 1926, les métallurgistes italiens sont assez nombreux à Puteaux pour qu’on trouve dans l’Humanité des convocations en version originale pour des réunions ou meetings. 3 500 Italiens habitent Montreuil en 1931. A la même date, 8 500 Espagnols habitent (si le terme convient au bidonville des Francs-Moisins) la Plaine-Saint-Denis, une Petite Espagne dont le centre symbolique est la rue Cristino Garcia.
Nina Berberova nous a décrit les Russes blancs de Renault-Billancourt : « Un ouvrier sur quatre [Renault comptait alors 25 000 ouvriers et 3 000 ouvrières], était un ancien gradé de l’Armée blanche. Ils se tenaient droits comme des militaires et leurs mains étaient abîmées par le travail. (…) On savait qu’ils n’étaient pas des instigateurs de grèves et qu’ils s’adressaient rarement au fonds d’aide médicale de l’usine. Ils jouissaient d’une santé de fer acquise sans doute au cours de la Grande Guerre et de la guerre civile, et ils étaient particulièrement soumis à la loi et à la police. » Et on retrouvera ces Russes blancs, qui jouent facilement les jaunes, dans bien des entreprises de notre banlieue, à la Canalisation électrique de Saint-Maurice, par exemple, de l’autre côté de Paris.
Dès sa création en 1926, l’Etoile Nord-Africaine (ENA) est bien implantée à Clichy et Levallois, Puteaux et Billancourt. Ses réunions, « Chez nous », qu’on appelle aussi la « salle Coop » (c’est le restaurant coopératif de La Revendication, la fameuse Coop fondée par Benoît Malon), rassemblent souvent plusieurs centaines de participants. Le 5 août 1934, c’est à la Maison des syndicats du 28 rue Cavé, à Levallois, qu’apparaît pour la première fois au grand jour le drapeau algérien vert et blanc marqué d’une étoile et d’un croissant rouge, déployé devant 6 à 700 participants de l’assemblée générale annuelle de l’Etoile Nord-Africaine. C’est Émilie Busquant, la compagne de Messali Hadj, qui l’a confectionné.
Pendant le Front populaire, Messali Hadj fait le tour des usines occupées tout comme les leaders syndicaux ou politiques nationaux ; il y exprime la solidarité des travailleurs algériens avec leurs camarades français ; il assure qu’il fait confiance au gouvernement de Front populaire pour abroger, en Afrique du Nord, les lois d’exception, y établir les libertés démocratiques et l’égalité des droits sociaux.
Mieux, dans le Figaro du 12 novembre 1936, voilà qu’un article a ce chapeau : « Les Nord-Africains, troupes de choc du communisme, ne sont plus surveillés par la police parisienne. L'agitateur Messali se montre ouvertement à Paris. » On peut lire plus bas : « Chiappe signale au préfet de Police, par une lettre publique, que les usines de la Société Fulmen ont été occupées par une partie de ses ouvriers en grève. Les occupants sont pour la plupart nord-africains. Il en a été de même à l’usine Lebaudy [dans le 19e arrondissement]. (…) Des dizaines de milliers d’ouvriers algériens ou tunisiens tendent de plus en plus à devenir la troupe de choc éventuelle des révolutionnaires. C’est à eux, dans les usines occupées, que les ouvriers en grève ont confié, en maintes circonstances que je pourrais vous spécifier, la garde des directeurs et des ingénieurs séquestrés dans leurs bureaux. »
Au moment où paraît cet article, les Bougies de Clichy, sur ce même quai où se trouve, à l’autre extrémité, l’usine Fulmen, sont occupées depuis une semaine – depuis le renvoi de trois ouvrières pour une affaire ayant eu lieu en dehors de l’usine, et le refus du directeur d’accepter de se rendre à la commission des conflits. Le 23 novembre, le fils du patron, Paul Cusinberche, trésorier d’une section Croix-de-feu, tente de reprendre « son » usine à la tête d’une bande armée. Tahar Acherchour, gréviste algérien de 28 ans, syndiqué CGT, a le foie et l’intestin traversés par une balle. Transporté à Beaujon, il y meurt le lendemain. Sept autres grévistes ont été blessés.
L'Humanité du 30 novembre 1936. Gallica
Trois mille personnes crient leur indignation à la salle des Fêtes des allées Gambetta. Le 29 novembre, plus de 200 000 manifestants suivent le corps d'Acherchour de la maison des Syndicats rue Mathurin Moreau à la gare de Bercy, d'où il regagnera sa terre natale. En tête, 25 000 Nord Africains tenant les drapeaux de leur organisation, frappés de l'étoile et du croissant, le Comité du Rassemblement indochinois en France et l'Union des travailleurs nègres. Le premier groupe syndical, derrière, est celui des produits chimiques, avec Jean Poulmarc’h et Anselme Rosarde ; le Parti communiste est représenté par Marcel Cachin et Paul Vaillant-Couturier. Sur le large terre-plein au fond duquel stationne le wagon mortuaire, un délégué de l’Etoile Nord-Africaine a ces mots : « Le sang de Tahar scellera encore plus l'union des peuples de l'Afrique du Nord avec le peuple de France ! Ensemble, ils se libéreront de leurs ennemis communs ! » Henry Raynaud, secrétaire général de l'Union des syndicats de la région parisienne lui succède : « L'Union des syndicats, en défendant particulièrement les revendications de tous les travailleurs sans distinction de race, lutte énergiquement pour briser les chaînes qui pèsent sur les peuples nord-africains. Elle lutte pour la suppression du code de l'indigénat, le bénéfice des allocations familiales et des congés payés pour les Nord-Africains au même titre que pour les ouvriers ! » Gaston Monmousseau, Lucien Vandenbosch et André Ernoult des industries chimiques accompagneront le corps en Algérie jusqu’au cimetière de Sidi-Aïch.
Le 28 mai 1952, lors de la manif interdite contre « Ridgway la peste », quand le cortège parti des Quatre Chemins arrive au métro Stalingrad, Belaïd Hocine, ouvrier municipal d’Aubervilliers, est mortellement blessé par la police. Il est enterré le 13 juin à Aubervilliers. On peut constater dans le cortège imposant (le film de son enterrement est en ligne) la présence de nombreux travailleurs immigrés, maghrébins et noirs.
Lors des municipales de 1971, un ouvrier serrurier de 31 ans, Salah Kaced, est tué d’une balle de 9 mm, sept autres personnes sont blessées. Tous sont des colleurs d’affiches de l’ancien sénateur-maire de Puteaux, Georges Dardel, qui fut de la tendance « gauche révolutionnaire » de la SFIO et l’un des fondateurs, avec Marceau Pivert, du Parti socialiste ouvrier et paysan qui en dériva. Les dix-sept inculpés, dans cette affaire, sont tous des proches du maire Charles Ceccaldi-Raynaud, ancien socialiste. Quand L’Express, le Nouvel Observateur d’alors titrent sur « Une banlieue de série noire » ou « Chicago-sur-Seine », il ne s’agit ni de cités de la ceinture nord-est ni d’affrontements de dealers. Il n'y a pas de fumée sans feu, d’André Cayatte, et Adieu Poulet de Pierre Granier-Deferre sont l’écho à l’écran de cette guerre des maires. Beaucoup plus récemment, « “Dallas“ dans le 9-2 », du Point, décrivait les rapports du père et de la fille, nouvelle maire de Puteaux, et « Pyongyang-sur-Seine », du Canard enchaîné, la ville sous la férule de Joëlle Ceccaldi-Raynaud.

Le 17 octobre 1961, les Algériens ont reçu du FLN la consigne, pour boycotter le couvre-feu, de défiler, en famille, sans arme d’aucune sorte et habillés correctement, ceux de la banlieue nord-est sur les Grands Boulevards, pendant que la banlieue ouest fera de même sur les Champs-Élysées et la banlieue sud sur les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain. Les corps de nombre d’entre eux seront jetés dans la Seine du haut des ponts de Neuilly et de Clichy.
Le 17 octobre 2011, Mohamed Ghafir, ancien responsable du FLN pour la banlieue nord, s’est vu remettre la médaille de citoyen d’honneur de la ville de Clichy des mains du maire, Gilles Catoire. « C’est la première fois qu’une distinction de cette nature est offerte à un citoyen algérien par une autorité française, et pour des faits de résistance contre la répression et les massacres du pouvoir colonial de l’époque. »

Les immigrés luttent, et tombent au combat. L’intégration passe par les usines et le militantisme syndical et politique ; elle est sociale autant que spatiale. La différence avec l’époque récente, c’est que les mesures, nationales, prises pour « réussir » l’intégration ne portent plus que sur l’espace, à grand renfort de rénovation urbaine et de démolition/reconstruction du logement social. C’est sans doute qu’à partir du milieu des années 1970, les usines ont fermé et qu’a disparu avec elles la culture ouvrière qui s’y formait et se vivait dans les banlieues. Le logement social, la mixité sociale qu’on y prône à chaque nouvelle loi, n’empêchent pas que le sentiment d’appartenance commune ne réside plus désormais dans la condition ouvrière mais dans la seule expérience du racisme et des discriminations.

A une délégation des Soviets de Moscou, venue visiter en novembre 1925 la commune qui s’appelle désormais « Boulogne-Billancourt », André Morizet expliquait, sous les portraits de Lénine et de Trotski accrochés aux murs de son cabinet (il avait fait le voyage en URSS, en avait tiré un livre, qu’il leur offre : Chez Lénine et Trotski), que cette « municipalité ouvrière [a été] conquise sur la bourgeoisie conservatrice pour en faire une cité commode et agréable à vivre pour les travailleurs de tous pays qui l'habitent ». Une majorité de ses travailleurs n’y habitaient pourtant pas : plus de la moitié de ceux de Renault, les enquêtes le montrent, et près des deux-tiers du personnel des huit plus grosses entreprises de la ville. Pour qu’ils y habitent, il aurait fallu construire, mais s’il a déterminé la place des immeubles locatifs dans un zonage tripartite, - du nord au sud, habitat individuel, collectif, et usines -, le maire n’en a pas fait construire. L’historien Pascal Guillot relève que le bilan préélectoral de la section socialiste de Boulogne (Morizet a fait retour, en 1928, à la SFIO), Quinze ans d’administration ouvrière (1919-1935), ne comporte pas une ligne sur le logement social. Et en effet, c’est l’office d’HBM de la Seine, et non la ville, qui est responsable du seul grand ensemble de quelque importance qui ait été réalisé, avec son millier d’appartements. Conçu par l’architecte Joseph Bassompierre sur les squares de l'Avre et des Moulineaux, il a été édifié sans respect du zonage, sur le terrain d’un ancien dépôt de tramways. « Morizet, assure Pacal Guillot dans les Cahiers d’Histoire, bien que socialiste, veut construire le moins possible d’Habitations à Bon Marché dans sa commune, évitant que celle-ci ne se prolétarise et ne devienne à terme un bastion ouvrier. » Le maire a préféré faire venir le métro, 1ère prolongation d’une ligne en banlieue, épargnant aux ouvriers de marcher depuis la porte Saint-Cloud.
« Une cité commode et agréable à vivre pour les travailleurs de tous pays qui l'habitent », selon les termes de Morizet, c’est en tout cas une sacrée évolution par rapport à ce qu’à l’automne 1900, dans la salle des fêtes de la mairie d’Ivry, le congrès du Parti Ouvrier Français (marxiste, de tradition guesdiste), se fixait comme objectif : « Il n’y a pas et ne saurait y avoir de socialisme communal. Tout ce que peuvent et doivent par conséquent les municipalités arrachées à la bourgeoisie par le Parti socialiste, c’est armer la classe ouvrière pour la lutte défensive et offensive à laquelle elle est condamnée en mettant à la charge de la commune les enfants, les vieillards et les invalides du travail ; en réalisant, en un mot, les améliorations de détail qui peuvent augmenter la liberté d’action des travailleurs. »
Le seul ensemble HBM de Boulogne était donc dû à l’Office départemental de la Seine, à l’initiative de quinze cités jardins en banlieue. A la tête de l’office, Henri Sellier. A Suresnes, après qu’il avait procédé à un zonage rigoureux, l’agrandissement des usines existantes et l’implantation de nouvelles devaient éliminer les habitations éparses de la zone manufacturière. Il faudrait en reloger les habitants, et loger les nouveaux qu’amènerait la poursuite de l’expansion industrielle. A cet effet, Suresnes rachète entre Rueil et Saint-Cloud les quarante-deux hectares de l’ancienne ferme impériale de la Fouilleuse, afin d’y construire une cité-jardin susceptible d’accueillir ouvriers non qualifiés comme ingénieurs et techniciens.
La Cité-jardin, projetée en 1915, sort de terre à partir de 1919. Cet ensemble architectural novateur, destiné à accueillir entre 8 000 et 10 000 habitants, se caractérise par la mixité sociale que permettront HBM, “HBM améliorées“, (toutes munies du chauffage central et de salles de bains), enfin pavillons, et la présence de nombreux équipements publics (2 établissements de lavoirs et bains-douches, un centre municipal de puériculture avec consultation de nourrissons, un dispensaire, une maison de retraite, une école de plein air pour les enfants tuberculeux ou souffrant d’affections respiratoires ; un théâtre de verdure et une grande piscine sont prévus, pour ne rien dire des commerces de proximité, centre culturel, espaces verts et lieux de culte. Sa réalisation, confiée à l’architecte Alexandre Maistrasse, s’organise autour de deux axes principaux perpendiculaires N-S et E-O, bordés d’arbres. Achevée en 1956, la Cité-jardin compte alors 3 297 logements, dont 170 pavillons (3 045 logements aujourd’hui du fait de la reconfiguration lors de la réhabilitation réalisée entre 1985 et 1996 par l’OPHLM des Hauts-de-Seine).
Le professeur Castellani, directeur de l'École d'Hygiène et de médecine tropicale de Londres, visite les installations d'hygiène de Suresnes, en 1937. Gallica
Enfin, à l'extrémité de cette cité-jardin, - je cite ici la revue Urbanisme de janvier 1935 -« pour les familles, souvent nombreuses, qui ont révélé une éducation sociale douteuse et qui ont besoin d'être observées et améliorées avant d'être introduites dans un milieu normal », sera construit un immeuble spécifique, « conçu de façon à éviter les dépenses onéreuses d'entretien qu'entraîne fatalement l'occupation de locaux par de telles familles, et à les maintenir, malgré elles, dans un état d'hygiène satisfaisant. »
Ce bâtiment de « quarantaine », comme le fait que l’office d’HBM, par le contrôle rigoureux des talons des tickets de bains-douches, s’assure de leur fréquentation suffisante par les locataires dont les appartements en sont dépourvus, ont conduit l’historien Roger-Henri Guerrand à définir la « doctrine de Suresnes »  comme un « instrument de normalisation et de moralisation du prolétariat ».

Aucun des sujets passés en revue n’est exposé dans le livre de cette manière systématique ; chaque élément y vient, à son heure, à sa place dans le portrait et l’histoire de telle ou telle ville particulière. Et c’est donc par une invitation au voyage, dans cette ex banlieue déjà Paris plus grand, que je voudrais terminer. Ce voyage, je vous le conseille naturellement à pied, en vélo, ou en bus, mais puisqu’on évoquait au début la pollution automobile et la circulation alternée, il est un roman d’Octave Mirbeau moins connu que son Journal d’une femme de chambre, c’est, paru en 1904, La 628-E8, n° d’immatriculation de sa voiture. Le livre est dédié à Fernand Charron, son constructeur. L’usine Charron-Girardot-Voigt, 400 ouvriers, était rue Ampère, à Puteaux. Et si Renault, Citroën sont de plus gros symboles de la construction automobile en banlieue, c’est à Puteaux que la bagnole est entrée en littérature. « Elle m’est plus chère, plus utile, plus remplie d’enseignements que ma bibliothèque, où les livres fermés dorment sur les rayons, que mes tableaux, qui, maintenant, mettent de la mort sur les murs, tout autour de moi, avec la fixité de leurs ciels, de leurs arbres, de leurs eaux, de leurs figures… Dans mon automobile j’ai tout cela, plus que tout cela, car tout cela est remuant, grouillant, passant, changeant, vertigineux, illimité, infini… J’entrevois, sans en être troublé, la dispersion de mes livres, de mes tableaux, de mes objets d’art ; je ne puis me faire à l’idée, qu’un jour, je ne posséderai plus cette bête magique, cette fabuleuse licorne qui m’emporte, sans secousses, le cerveau plus libre, l’œil plus aigu, à travers les beautés de la nature, les diversités de la vie et les conflits de l’humanité. »

Un canal à gueule d'atmosphère


Tout commence avec le bassin de la Villette pour, de 1802 à 1808, soit du Consulat à l’Empire, pour remédier par le biais de l’Ourcq aux problèmes d’eaux des Parisiens. Puis se pose, sous la Restauration, le problème de la canalisation de la rivière : simple aqueduc à ciel ouvert ou de gabarit navigable ? Finalement, le canal de l’Ourcq, achevé en 1822, sera adapté à la navigation.
Le canal de Saint-Denis, lui, n’a pour but que d’épargner aux bateaux la boucle que fait la Seine au sortir de Paris en remontant vers le nord. Il lui faut pour cela, passé le bassin de la Villette, traverser le Paris de la rive droite. C’est l’occasion de juteuses opérations spéculatives que décrit Balzac dans César Birotteau :
« Du Tillet, instruit des intentions du gouvernement concernant un canal qui devait joindre Saint-Denis à la haute Seine, en passant par le faubourg du Temple, acheta les terrains de Birotteau pour la somme de soixante-dix mille francs. (…) Au commencement de l’année 1822, le canal Saint-Martin fut décidé. Les terrains situés dans le faubourg du Temple arrivèrent à des prix fous. Le projet coupa précisément en deux la propriété de du Tillet, autrefois celle de César Birotteau. La compagnie à qui fut concédé le canal accéda à un prix exorbitant si le banquier pouvait livrer son terrain dans un temps donné. »
Le canal St-Martin est inauguré en 1825 et entièrement ouvert à la navigation en 1827.
Il va, autour de la gare d’eau de la place des Marais et des entrepôts qui la ceignent dans le quadrilatère des actuelles rues de Marseille, Yves Toudic et Léon Jouhaux, faire du faubourg du Temple le faubourg usinier du 19e siècle jusqu’au Second Empire et à l’annexion des territoires compris entre le mur des Fermiers généraux (actuelles lignes 2 et 6 du métro) et les fortifications (actuel tramway). L’annexion entraînera le déplacement du centre de gravité industriel plus haut sur le canal, à la Villette.
 
La place des Marais sur un plan de 1830. Gallica
Le 3 septembre 1840, tôt le matin, les ouvriers grévistes commencent à se rassembler là où sont encore les portes de Paris, en l’occurrence, ici, de l’autre côté de la barrière de la Villette. L’après-midi, ils sont au moins 10 000 à cette barrière.

À l’annexion de 1860, la Villette comptera plus de 30 000 habitants ; sera un port considérable qui accueillera plus de 10 000 bateaux par an, et un tonnage supérieur à celui de Bordeaux, plus d’un million de tonnes/an. Les entreprises de transport, de bougies, les savonneries, cristalleries, fabriques d’émaux, les chantiers de bois y sont en très grand nombre ; les raffineries de sucre et fabriques de wagons sont bien représentées. Vers 1870, le réseau de chemin de fer est en place, à côté de la voie fluviale, pour acheminer les matières premières : aux usines électriques, consommatrices de charbon, du quai de Jemmapes, s’ajoutera l’usine à gaz de la Villette entre les lignes de chemin de fer du Nord et de l’Est. “Les futurs soldats de la Commune ont grandi dans une atmosphère de sévère concentration industrielle” affirme Georges Duveau.

Atget vers 1905. Gallica
Sur les photos d’Atget, on peut voir, par exemple, la passerelle mobile de déchargement de l’entreprise Quesnel, qui exploite des carrières de pierre à Méry-sur-Oise depuis 1860 (siège social 193 rue du Faubourg St-Denis, puis 39 boulevard de la Chapelle après 1900). Le pont roulant charge, quai de la Loire, d’énormes blocs sur une longue file de camions surbaissés tirés par des animaux. L’école polytechnique sera bâtie avec ces pierres de taille.

Le 26 mai 1871, les fédérés retranchés dans l’entrepôt de La Villette, attaqués de face et de flanc, finissent par céder et laissent derrière eux des docks en flammes. Le feu dévore les alcools, les sucres, les bois et les goudrons entreposés. Les flammes sont, dit-on, visibles à 40 km, un mur de feu barre l’horizon, la nuit reste éclairée comme en plein jour. Victor Hugo dans L’année terrible s’en fait l’écho : « est-il jour ? Est-il nuit ? Horreur crépusculaire ! »
François-Nicolas CHIFFART, «Incendies des docks de la Villette », Le Monde Illustré, 17 juin 1871.

Le nord-est de Paris est devenu le premier centre de biens d’équipements ; en 1872, il compte 166 entreprises importantes, soit 34 % du total parisien. En 1900 encore, 50 % du combustible et des matières premières lourdes arrivent à Paris par la voie des canaux et du fleuve, c’est-à-dire, pour une bonne partie, par le canal Saint-Denis et le bassin de la Villette. Avant la guerre de 1914-1918, le 19e arrondissement est le plus industrialisé de la capitale, avec quarante et une des grandes entreprises de Paris sur son territoire.

Chez J & A Niclausse, 24, rue des Ardennes, entreprise fondée en 1880, 700 ouvriers (en 1911), fabriquent des chaudières pour les cuirassés et les croiseurs de la marine. Dans Le Temps du dimanche 26 mai 1918, on peut lire : « Aujourd'hui, dans les chantiers Niclausse, a été lancé, dans un bassin communiquant avec le bassin de La Villette, le premier des patrouilleurs contre-sous-marins que cette importante firme construit pour la marine de guerre. » C’est dans le bassin de l’entreprise que sont organisés les championnats de France de natation, le 1er août 1920.

Durant la guerre de Corée, le PC a décidé pour le 28 mai 1952 d’une manifestation contre la venue à Paris du général Ridgway, “Ridgway la peste”, accusé de l’emploi d’armes bactériologiques. La manif a été interdite. Une partie de la banlieue nord s’est rassemblée aux Quatre Chemins, entre Aubervilliers et Pantin, et descend sur Paris par l’avenue de Flandre. Arrivée au métro aérien, elle tombe sur le barrage policier. « Nous avançâmes jusqu’à la ligne sombre des CRS. J’avais la bouche sèche parce que je déteste avancer les mains vides contre des hommes armés. Nous n’étions pas trois cents. Les gars de tête furent magnifiques. La ligne des CRS ploya. Ce fut un peu confus pour moi. J’entendis soudain des détonations. Ce fut presque un soulagement ; j’ai l’expérience de la guerre et les matraques me font davantage peur que les balles. Je me dis : “C’est extraordinaire qu’ils aient osé tirer sur nous“… Je comptais les coups de feu : il y en eut entre trente et quarante… Nous continuions d’avancer. Et nous étions fiers d’être vainqueurs. Et sûrs que le peuple français mettrait Ridgway à la porte. Nous n’avions rien dans les mains que nos pancartes. J’en suis témoin. Je le jure. De nouveaux coups de feu claquèrent. Et soudain je vis ce que je n’avais pas vu depuis la guerre : je vis mon voisin porter sa main à son ventre – ou à sa cuisse, je ne sais plus – et tomber d’un bloc. Je l’avoue aussi : nous avons fui (mais deux camarades ont emporté le blessé). Mais, arrivée au premier carrefour – c’était à cent mètres – une jeune fille aux cheveux blonds s’est arrêtée, s’est retournée et a crié : “Stop !... Et maintenant il faut y retourner…“ Elle n’avait rien dans les mains, pas même une pancarte. Et puis les uniformes bleus ont resurgi, multipliés par dix. J’ai marché sous la pluie, dans ce décor sinistre du canal Saint-Martin et des ponts sur les voies de chemin de fer. » Le « je » est celui de Roger Vailland, en première page de Libération, sous le titre : « J’ai vu la police tirer ! » (cité par Yves Courrière dans sa bio de Vailland)
Il y a eu 17 blessés ;  Belaïd Hocine, ouvrier municipal d’Aubervilliers, ne survivra pas à ses blessures.
L’emploi du diminutif « manif » pour manifestation date, si l’on en croit Aragon, de cette manif-là, celle contre “Ridgway la peste”.

Du 206 au 186, quai de Valmy, les anciens établissements Susset (le nom de l’entreprise est toujours là, au dessus de la porte du 186, à côté de l’enseigne des sapeurs pompiers), plâtre, chaux, ciment, de Raymond Susset. Le patron est élu député du Xème en 1932, réélu en 1936 ; appartient à des groupes scissionnistes de la SFIO genre Républicains-Socialistes. (Votera les pleins pouvoirs à Pétain en 1940, sera RPF après la guerre (sénateur de Guinée jusqu’en 1958, date de l’indépendance du pays).
Au 206, la jolie grille marquée « Jardin d’enfants », à côté de ce qui est maintenant la Maison des associations, donne accès à la terrasse et à ce qui sera connu comme « Salle Susset ».  Robert Sabatier (1923-2012), Trois sucettes à la menthe (1972) : «...Au-delà de la rue Louis-Blanc, le long du quai, derrière les peupliers et les platanes, l'installation des établissements Susset, matériaux de construction, se dressait, dominée par une longue terrasse avec une salle de spectacles : on y amenait les élèves des écoles le jeudi après-midi pour assister à des représentations populaires des comédies de Molière et des tragédies de Corneille et de Racine. Olivier [nom que prend le petit Sabatier dans le roman] n'oublierait pas ce lieu où il découvrit, de manière inhabituelle, au-dessus des sacs de plâtre et de ciment, des parpaings et des briques, le grand théâtre classique...».
(Les lecteurs de De la banlieue rouge au Grand Paris retrouveront, dans La Souris verte et dans Olivier 1940, du même Robert Sabatier, Olivier recevant ses faux papiers des mains du maire de Montrouge, Gaston Thil.)

Joseph Bialot (1923-2012), Belleville Blues, (en 2005, à 82 ans): « Chaque jeudi elle [l’entreprise Susset] mettait ses locaux à la disposition des écoliers du 10e arrondissement - toujours le paternalisme social de l'époque -, et leur projetait un film gratuitement. »
 Robert Sabatier, qui était en classe avec le fils Susset, rue Eugène Varlin (où Susset père avait déjà été élève), raconte: " Nous étions obligés de porter un tablier, lui était en costume de golf. Ça nous agaçait, il était le chouchou ! ". On notera au passage que Robert Sabatier, pour lequel les Susset ont tant compté, aura presque titré son roman : Trois Susset à la manque !
Au 206, salle Susset, Les Jeunesses Socialistes Révolutionnaires, qu’ont fondées en janvier 1936 les jeunes de la Fédé de la Seine de la SFIO, exclus depuis six mois déjà du PS, y font la fête le 10 décembre 1936. Dans cette Fédé plus à gauche que le parti, tenue par Marceau Pivert et Zyromski, ces jeunes dits Bolchéviks-Léninistes, sont majoritairement des trotskistes qui faisaient de l’entrisme à la SFIO. Animent leur fête, les agitateurs culturels de la FTOF (Fédération du Théâtre Ouvrier de France) : Sylvain Itkine, O’Brady, les frères Marc (dont l’un deviendra Francis Lemarque), le mime Etienne Decroux, Jean-Louis Barrault, etc. La rédaction de leur mensuel, Révolution, est là aussi : David Rousset, Yvan Craipeau.
Le 17 juin 1938 se tient au même endroit la conférence constitutive des Jeunesses du PSOP (Parti Socialiste Ouvrier et Paysan), le parti que crée Marceau Pivert quand toute la Fédé de la Seine se voit exclue du PS ; les trotskistes y seront vite majoritaires.

214 rue Lafayette, Église Saint-Joseph Artisan (autrefois St-Joseph des Allemands), (on en aperçoit le chœur au ras du quai de Valmy). Implantée en cœur d’îlot, cette église de style néogothique a été construite entre 1865 et 1866 pour la mission allemande et luxembourgeoise. Attribuée à l’architecte Lucien Douillard, elle était destinée aux immigrés allemands, artisans et ouvriers travaillant aux différents chantiers de la capitale. En 1847, les Allemands sont plus de 60 000 à Paris – dans une ville de 1 million d’habitants - dont 35 000 tailleurs, cordonniers, menuisiers du bâtiment ou ébénistes. Martin Nadaud évoque, sur tous ses chantiers, « une équipe de bardeurs allemands excessivement forts », ou ses « bardeurs, tous de solides gars allemands ». Jusqu’à 1870, Paris était la 3ème ville allemande après Hambourg et Berlin.

En face :
194 quai de Jemmapes, hôtel particulier des patrons des charpentes Laureilhe, l’entreprise était au 198 ; fermera en 1935. « Tout le quartier du canal était composé d'anciens hôtels particuliers transformés en bureaux, en manufactures, en dépôts de fabriques. On trouvait de profondes cours avec des hangars, des baraquements, tout un monde de pots de fleurs, de chats, d'oiseaux en cage, de ferrailles, de pneus usagés, de vieilles bicyclettes...» Sabatier, 3 sucettes Ici, il ne s’agit pas d’ancien hôtel particulier transformé en bureaux mais du logis patronal.
186 quai de Jemmapes, réalisation de Jean Dumont : une agence commerciale, un central téléphonique et des bureaux pour les PTT. A remplacé la cartonnerie Chouannard.

La cité « Clémentel » (1931) s’étend du 174 au 178 quai de Jemmapes. « Côté Jemmapes, en bordure du canal, se souvient Robert Sabatier, il [Olivier] restait fasciné par la masse de la Cité artisanale Clémentel. Il s'enhardissait à traverser le large portail et à parcourir d'étage en étage des couloirs bruissant de machineries, chargés d'odeurs de métal, d'huile, de carton, de sciure, de mastic, d'encre d'imprimerie, de térébenthine, de peinture. Dans cette ville en réduction, bien répartis dans des pièces cimentées, on trouvait des doreurs, des brocheurs, des opticiens de précision, des imprimeurs typo, litho et offset, des linotypistes, des fabricants de vêtements de sport, des miroitiers, des tanneurs, des photographes, des dessinateurs industriels dont les panneaux publicitaires ornaient les portes. »
Inspirée d’Étienne Clémentel, ministre du Commerce (1916-1919) : « Assurer aux artisans de tous corps de métier les meilleures conditions de travail possible dans des locaux de qualité qui seraient leur propriété, leur donner sur le lieu même de leur travail des logements décents et leur fournir des services communs facilités : bibliothèque, infirmerie et même banque (le monogramme CA, sur les grilles, est celui du Crédit Artisanal) ». 430 ateliers y furent créés, 2000 artisans environ y travaillaient et y vivaient.
L’ancêtre, ce sont les Immeubles Industriels, de la rue éponyme. L’agence de location est au 12 de la rue. Inaugurés en 1873, 2 000 personnes y logent vers 1881, qui travaillent au rez-de-chaussée, à l’entresol et au 1er étage, moyennant un loyer de l’énergie de 75 centimes par poste et par jour. Sous la chaussée, une machine à vapeur de 2 000 chevaux, construite par Cail et Cie, distribue l’énergie dans les ateliers. « Ces trois éléments essentiels de l’habitation de l’ouvrier – logement, atelier, force motrice – se trouvent  réunis... » explique l’Illustration.

La photo de l’invitation : au 145, de g. à dr. cordonnerie, l’imprimerie Ancillon, un marchand de couleurs ; au 143 : les papiers et ficelles en gros, et dépôt de carton bitumé de F. Vacherot ; sur l’eau, un bateau de bains ?
Charge policière 143 et 45 quai de Valmy le 1er mai 1922. Gallica
Charge policière 1er mai 1922. Le congrès socialiste international de Paris, du 15 au 20 juillet 1889, celui de la fondation de la 2e Internationale, recommande « une grande manifestation internationale à date fixe », « dans tous les centres ouvriers d’Europe et d’Amérique en faveur de la fixation de la journée à huit heures de travail », et adopte pour cela la date du 1er mai de l’année suivante : 1890. Jusqu’au 1er mai 1936 inclus, c’est un jour de grève. Il est de tradition, ce jour-là, d’aller faire pointer sa carte syndicale dans une quarantaine de permanences à Paris et une cinquantaine en banlieue, pour revendiquer son geste, et d’aller en délégation déposer des cahiers de revendications dans les mairies des communes de banlieue ou à la préfecture de la Seine. On arbore à sa boutonnière l’églantine, pas le muguet.
- siège de la Fédération anarchiste et du Libertaire, 145 quai de Valmy. Sa Librairie sociale est au rez-de-chaussée. Brassens y vient, à l’été 1946, donner le texte que lui a inspiré la mort d’un flic, renversé par le cycliste à qui son coup de sifflet comminatoire a fait perdre le contrôle de sa bicyclette. Intitulé « Le hasard s’attaque à la police », le texte sera publié dans le Libertaire du 27 septembre 1946. Il sera suivi de quelques autres, signés du pseudonyme de Géo Cédille, comme celui consacré aux poèmes de Raymond Asso dans le numéro du 12 juin 1947.
Local et journal, après le congrès de Bordeaux de 1952 où le courant de Georges Fontenis a pris la majorité dans la Fédération Anarchiste, passent du côté de la Fédération Communiste Libertaire (la FCL). Le premier Français emprisonné pour le soutien apporté au MNA (Mouvement nationaliste algérien) de Messali Hadj, sera Pierre Morain, pour ses articles dans le Libertaire, journal de la FCL. En 1955, la FCL aura subi tellement de saisies, d’amendes et de peines de prison qu’elle aura tout simplement disparu.

- centrale électrique de la Compagnie Parisienne d’Air Comprimé, future Compagnie Générale
Cie Parisienne d'Air Comprimé, la salle des machines en 1902. Gallica
d’Electricité, 132 quai de Jemmapes
. Construite en 1895-96 par Paul Friesé, elle fait suite à celle de la rue Saint-Fargeau, dans le 20e, en 1889, et celle (réutilisée pour abriter une école d’architecture) du quai aujourd’hui Panhard et Levassor, dans le 13e, de 1891. Le charbon, tiré des péniches, est convoyé électriquement jusqu’à l’élévateur et, de là, distribué par des wagonnets à des silos en entonnoir placés au-dessus des générateurs. La tour de l’élévateur démolie, la centrale a été reconvertie en usine de fabrication pour les vêtements Labor, avant d’être reprise par Exacompta.

- 11, rue de l’Hôpital St-Louis, imprimeur-éventailliste, « Eventails Chambrelent, Modern style, maison fondée en 1873, marques Nevelty, Opalia (éventails en papier cristal), montures Metalia (marques déposées) ». Entre le 22 et le 24 octobre 1921, Chambrelent embauche 103 jeunes Chinois : Deng Xiao Ping (17 ans), un oncle à lui, de 3 ans son aîné, et toute une cohorte de jeunes gens originaires de son village natal (Chonqing, dans le Sichuan) dont un futur ministre de la République populaire. Ils y font des fleurs de lotus en gaze verte et satin rouge qu’ils montent sur des tiges métalliques, et y apposent une petite étiquette : « œuvre d’orphelins et de veuves de guerre » ; il s’agit d’une commande destinée aux USA pour y collecter des fonds. C’est payé 2F la centaine, les ouvriers réussissent à en faire 600 ou 700 par jour. Sont virés au bout d’une semaine, la commande étant sans doute terminée. Deng Xiao Ping travailla lors de ses années d’exil en France, de 1920 à 26, (d’abord au Creusot, à La Garenne-Colombes chez Kléber, puis à Montargis pour Hutchinson ; de nouveau à La Garenne, puis chez Renault Billancourt). David Goodman, biographe américain de Deng, raconte qu’en 1974, retour de New York, Deng s’arrête à Paris et y achète 100 croissants, qu’il rapporte pour les partager avec Zhou Enlai et les camarades qui avaient partagé son séjour parisien dans les années 1920.

- 114, le lycée professionnel Marie Laurencin a fait son nid dans l'ancien bâtiment Le cuir moderne (1923), dont l’enseigne, sur le toit, a été ôtée.
- 112, quai de Jemmapes : Immeuble de rapport réalisé par l'architecte Georges Pradelle en 1907-1908, inscrit au PLU. La structure en béton armé est calquée sur la charpente métallique. Le béton est laissé nu et les briques utilisées en remplissage sont apparentes. Par leur couleur et les variétés du calepinage, elles apportent une note décorative, tout en soulignant le principe constructif. L'architecte a choisi d'afficher un parti résolument moderne qui radicalise - dans un contexte plus populaire – le dessin de l'immeuble construit en 1904 par les frères Perret 25bis rue Benjamin Franklin.
- Au 108, quai de Jemmapes, à l’angle de la rue Bichat, René Préault installa en 1945, sur cinq étages son entreprise de boulonnerie et visserie (plaque). Travailla avec la main d’œuvre pénale de la Roquette. Des tours ceinture étaient encore présents dans ses ateliers dans les années 1970.
- Le 108 est aussi l’adresse d’Antoine Dauriat, typographe, trésorier du Club Populaire sportif du Xème arrondissement à la déclaration au bureau des associations de la Préfecture de Police, le 27 mai 1935, dans le grand élan d’enthousiasme qui suit la réunification des sportifs communistes et socialistes de décembre 1934 (création de la FSGT). Siège au 6 rue de Paradis en octobre 1937 ; Dauriat cède sa place à Thérèse Blanchet qui habite rue Chaudron avec son mari Robert.

50 rue Bichat Immeuble de rapport caractéristique de l'habitat "à bon marché" de la fin du XIXe siècle. PLU construit en 1896-1898 par l'architecte Léon Hervey-Picard, élève de Vaudremer et Raulin aux Beaux-Arts, édifié sur une parcelle où son père avait réalisé un pavillon dès 1888. Il peut être rapproché des premières entreprises de logement social à vocation philanthropique tel l'immeuble du groupe des maisons ouvrières réalisé 5 rue Jeanne d'Arc en 1899 par Georges Guyon. La façade en brique, d'un premier abord austère et imprégné de rationalisme, n'en est pas moins égayée par un jeu de briques polychromes, notamment sous les corniches et les arcs de décharge des linteaux. L'ornementation de la façade se résume pour l'essentiel aux ancres des trumeaux et aux cabochons en céramique des allèges. Réalisation publiée in Paul Chemetov – Bernard Marrey Architectures à Paris 1848-1914.

- L’Hôtel du Nord, 102 quai de Jemmapes. 1929 : Les Lecouvreur, avec leur fils (en fait les Dabit avec Eugène) viennent visiter l’hôtel à vendre :
« Ici, explique Philippe Goutay, le patron, avec les usines du quartier, c’est de la bonne clientèle d’ouvriers, tous du monde honnête, payant bien. (…) La maison du dehors n’a rien de grandiose, bien sûr… faudrait un fameux coup de torchon. Mais que voulez-vous, par le temps qui court, il n’y a que les passes qui puissent payer le prix du crépi…
Il s’arrêta un moment et reprit :
-         Ce n’est pas une[1] hôtel de passe…
Les Lecouvreur dirent à l’unisson :
-         Sûr qu’on voudrait pas une hôtel de passes…
Les deux hommes (Emile Lecouvreur et Ph. Goutay) examinèrent les combles et se hissèrent sur le toit. De là, reliés par une fine passerelle, on découvrait les quais de Jemmapes et de Valmy. Des camions chargés de sable suivaient les berges. Au fil du canal, des péniches glissaient, lentes et gonflées comme du bétail. Lecouvreur, que ces choses laissaient d’ordinaire insensible, poussa un cri :
-         Ah ! quelle vue ! Ce que vous êtes bien situés !...
Puis il ajouta :
-         Je suis un vieux Parisien, mais voyez-vous, je ne connaissais pas ce coin-là. On se croirait au bord de la mer. »

- Carré, 91, quai de Valmy, dès 1888 sur le canal, fournira une partie du carrelage du métro.

- Débit de Boisson, 19, rue Jean-Poulmarch. Maison Empire. Pan coupé orné d'un balcon présentant un beau garde-corps. La maison a conservé à rez-de-chaussée une remarquable grille de bouchon avec un décor de petits pilastres qui bénéficie d'une inscription à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques. Maison figurant au procès-verbal de la commission du Vieux Paris (séance du 9 janvier 1989). ISMH

- rédaction de la Vérité, 23 rue des Vinaigriers. L’hebdomadaire est fondé par « moins d’une douzaine de camarades » dont Alfred Rosmer et le typo Ferdinand Charbit, tous deux exclus du PC à la fin de 1924, et qui n’ont eu à traverser que le canal pour venir de la Librairie du travail et de la Révolution Prolétarienne, rejoindre Pierre Frank et Gourget (pseudonyme de Barozine, syndicaliste CGTU de la fédération du Bois, lui aussi exclu du PC), l’institutrice Marthe Bigot, qui avait été membre de la minorité zimmerwaldienne, et Jeanne Despallières. Le premier numéro de la Vérité paraît le 15 août 1929. « Vous êtes contraints de commencer par un hebdomadaire, leur écrit Trotsky, avec qui le projet a été débattu à Prinkipo, c’est déjà un pas en avant. A condition naturellement que l’entreprise ne s’en tienne pas là, mais qu’elle mette le cap sur un quotidien. » L’hebdomadaire sera celui de la Ligue communiste, et sera flanqué du mensuel de la Jeunesse léniniste, Octobre rouge.

Nestor Burma enquête ici en 1956, accompagnant, une fois n’est pas coutume, Hélène, sa secrétaire : « Pour rien au monde, je n’aurais laissé Hélène s’aventurer seule dans ce coin-là ». Il lui faut pourtant lâcher son bras : « nous traversâmes le canal en empruntant l’étroite passerelle à fleur d’eau, construite au sommet des vantaux de l’écluse, permettant tout juste le passage d’une seule personne à la fois (…) le silence était total. Une auto qui passa sur le pont tournant et disparut par la rue de Lancry, le troubla à peine. (…) Un peu après l’Hôtel du Nord, en face du poste de police entouré d’arbres dénudés et de buissons rachitiques, la Chope des Singes répandait sur le trottoir une chiche lumière jaune ». M’as-tu vu en cadavre, 1956.

- atelier Barbedienne, 63 rue de Lancry. Façade et toiture sur rue, escalier avec sa rampe en fonte et salon du premier étage avec son décor : inscrit aux Monuments Historiques par arrêté du 29 octobre 1975. Peintures des plafonds par Dambourgez 1895.
Ferdinand Barbedienne, qui a commencé dans le papier peint rue Notre-Dame de Lorette en 1833, s’est associé avec Achille Collas cinq ans plus tard pour le bronze : c’est ce dernier qui s’occupe de la « réduction mathématique » pour les reproductions d’antiquités mais aussi d’œuvres de Rude, de Clésinger, de David d’Angers, aussi bien que des bronzes d’ameublement et de cheminée. Les bureaux sont au 30 boulevard Poissonnière, l’atelier au 63 rue de Lancry. A leur catalogue de 1861 : Moïse par Michel-Ange ; saint Jean par Donatello ; Christ en croix par l'Algarde ; porte du baptistère de Florence, par Ghiberti ; Madeleine par Canova (le marbre est à Gênes) ; divers saints (par Bosio neveu, Nanteuil, Debay, Lamy) ; têtes de Christ et têtes de Vierge ; tête de Christ par Girardon ; bas-relief : la Cène, d'après Léonard de Vinci, Vierge à l'Enfant d'après Michel-Ange, une autre d'après Raphaël ; mais aussi : lustre gothique, petits lustres byzantins, girandoles, candélabres byzantins, croix byzantine avec Christ, ornée d'émaux et de pierres fines montées en bénitier ; bénitiers gothiques aux trois enfants, bénitiers avec Christ ou avec Vierge gothique, divers bénitiers byzantins, gothiques, de fantaisie, etc. A la mort de Collas, en 1859, 300 personnes y travaillent. Puis viendront les fournitures pour l’Hôtel de Ville, et les candélabres pour le Louvre de Napoléon III. A la mort de Barbedienne, en 1892, le personnel a doublé : 600 ouvriers. Le Blanc, un neveu qui prend la succession, aura l’exclusivité de plusieurs œuvres de Rodin, et ne cessera ses activités qu’en 1954.

- 3 à 5 rue Legouvé, PLU : Ensemble composé d'Habitations à Bon Marché et de bains-douches municipaux construit en 1935. Composition remarquable, jeu de volume des façades, revêtements de briques roses, ferronneries des années trente conservées.

- coin rue de Marseille / 34 rue Yves Toudic, PLU : Cette boulangerie possède encore la décoration faite par l’atelier Thivet, spécialiste des décors de magasins dans la seconde moitié du XIXe  siècle. La façade possède des panneaux, représentant des natures mortes, sur fond de faux marbre, ornés des motifs dorés. A l’intérieur, le plafond bleu ciel, entouré d’une bordure de bouquets, est émaillé.

- de la rue de Marseille jusqu’au bâtiment des Douanes qui s’étend le long de l’ex rue du même nom, auj. Léon Jouhaux, l’îlot était occupé par les entrepôts construits de 1833 à 1848 autour d’une gare d’eau, essentiellement sous le préfet (de 1838 à 1848) Rambuteau : « l’Entrepôt des Douanes, le bureau d’expéditions des marchandises à l’étranger, l’Entrepôt d’octroi et celui des Sels s’élèvent sur les bords du canal Saint-Martin, écrira-t-il dans ses mémoires, auxquels ils donnent l’aspect d’une ville hollandaise et où ils attirent en quelques années une population de 30 000 habitants. »
Après l’annexion de 1860, les entrepôts sont vendus pour l’essentiel à des lotisseurs, qui ouvrent la rue Beaurepaire en 1864, et la rue Dieu en 1867, à charge pour eux de supprimer la gare d’eau et de rétablir la continuité du quai.
Les Entrepôts des Douanes sur un plan de 1840. Gallica

- 23 (puis 19 (joli coq triomphant), puis 13, dans l’ordre de notre parcours, mais l’ordre de construction est inverse, finissant avec le n°23 de 1935) rue de l’Entrepôt (auj. Yves Toudic), Association fraternelle des employés et ouvriers des chemins de fer français. Elle compte, en 1906, 120 000 sociétaires inscrits et un capital social de 35 millions. Elle soumet ses plans de construction au sociétaire qui désire bâtir et qui peut les modifier au point de vue de la superficie et de la distribution. Toutefois il ne peut changer ni le choix des matériaux, qui doivent être de première qualité, ni la direction ou la surveillance de la construction, qui doit être exécutée suivant les règles de l’art. Pour devenir propriétaire, le sociétaire doit verser au début, le dixième de la valeur de l’immeuble et le reste, entre 5 et 30 ans, à la volonté du preneur, pourvu que la dernière annuité soit payée à l’âge de 60 ans. Des prêts hypothécaires sont consentis par l’association jusqu’à 50% de la valeur de l’immeuble.
En 1906, elle avait fait édifier 300 maisons pour une valeur de plus de 2 millions. Chaque année, elle affecte 1 million à la construction de maisons ouvrières.

- 14 rue Yves Toudic, hôtel de la Douane, 1840-43, le dernier vestige des docks.
L'hôtel des Douanes sur un plan touristique de 1861

- Plaque apposée sur le mur de la caserne Vérines, rue Léon-Jouhaux : « Ici s'élevait de 1822 à 1839 le diorama de Daguerre et le laboratoire où celui-ci perfectionnant l'invention de Joseph Nicéphore Niepce découvrit le daguerréotype ». 1839, c’est l’année où, à l'instigation d'Arago, une loi fut votée par laquelle l'État français acquérait le nouveau procédé contre une pension annuelle de 6 000 francs à Daguerre et de 4 000 francs à Isidore Niepce, le fils de Nicéphore.

- 10 rue Léon Jouhaux, PLU, Remarquable bâtiment d'activité de la fin du XIXe  siècle, l'un des rares bien conservés de cette période dans le secteur. Composition marquée par deux travées réunies et formant une grande baie centrale sur deux niveaux à cadre et garde-corps métallique, surmontée d'un fronton arqué à denticules. Porte cochère. Soubassement orné de refends. Garde-corps de fonte à motif floral et présentant deux têtes de lion.
- Tivoli Wauxhall, 12, 14, 16 rue de la douane, place du Château-d’Eau. Bal public dès 1841,
Affiche de Chéret. Gallica

cavaliers 1 franc, entrée libre pour les dames ; et salle de réunions. Vingt ans, jour pour jour, après la répression sanglante de juin 1848, et le long étouffoir de l’empire, se tient ici, le 28 juin 1868, la première réunion publique autorisée, autour d’un professeur d’économie politique, M. Horn, un Hongrois naturalisé, - comme est hongrois l’ouvrier Léo Frankel, futur « ministre » du Travail de la Commune. Le sujet, ce soir, « les moyens de relever le salaire du travail des femmes ». Si aborder politique et religion est interdit, la police y veille, « la question sociale » se trouve naturellement, par le thème de cette réunion, soulevée et discutée. Le 15 février 1871, s’y tient une réunion de délégués de la Garde nationale, qui siègent en assemblée générale le 24 février, élisant ce jour-là un Comité central qui prend pour devise la formule républicaine : « Tous pour chacun, chacun pour tous ». Différents systèmes de représentation seront mis en œuvre avant que, le 13 mars, en présence des délégués de 215 bataillons, un Comité central de la garde nationale, associant 60 élus à 20 chefs de bataillons, puisse s’y réunir. De ces soixante élus, seuls Assi, Varlin, Ranvier et Lullier ont quelque notoriété militante, tous les autres sont sortis du rang.
Le 21 janvier 1878, une brochette de progressistes prépare ici le centenaire de Voltaire, parmi lesquels le député quarante-huitard Schoelcher, qui a fait voter l’abolition de l’esclavage, l’industriel Scheurer-Kestner qui jouera un rôle important dans la défense de Dreyfus, l’industriel Émile Menier, qui a été des 50 (contre 392) à voter l’amnistie des Communards en 1876, et propriétaire du Bien Public (dans lequel l’Assommoir parut en feuilleton), journal qu’il rebaptisera d’ailleurs en Voltaire.
Le 28 avril 1905, un grand meeting réunissant 2 000 personnes célèbre à Tivoli l’unification socialiste. Gustave Hervé y déclare : « nous sommes décidés à répondre à tout ordre de mobilisation par la grève des réservistes ! »
Le 9 septembre 1907, Jaurès y rend compte du 7e Congrès de la IIe Internationale, qui a réuni a Stuttgart, en août, Jules Guesde, Édouard Vaillant, Rosa Luxembourg, Lénine, Martov.

En face, dans les bâtiments de la CCI, le 11F abrite désormais, à l’escalier G, 3ème étage, la galerie “La Douane“ de Chantal Crousel, le label de musique Tsunami, des créateurs de mode, signe du changement sociologique du quartier, devenu le “Haut Marais“.

Sur la passerelle Dieu, on évoque le suicide de Stanislas Baudry (1780-1830), inventeur en 1827 de l’Entreprise Générale de “l’Omnibus“, et du nom sinon de la chose. En 1829, ses voitures de 20 places desservent 5 lignes de 8h du mat à 11h du soir, dont 2 passent par le 17 rue de Lancry, siège de la société de MM. Saint-Céran, Baudry et Boitard, ce qui semblerait indiquer que les écuries sont dans la cour de l’hôtel.
Le 17, rue de Lancry, est un hôtel particulier construit probablement en 1774 au fronton de porte sculpté de putti et cornes d'abondance monogrammé A.H. En fond de cour, un pavillon sera ajouté en 1852. C'est un bel exemple de lotissements en profondeur caractéristique du quartier.
Du coup, le suicide de Baudry, dont on nous dit qu’il eut lieu, en février 1830, d’une balle dans la tête devant les écuries de sa compagnie, sur les bords du Canal Saint-Martin, je le vois bien place des Marais, autour de laquelle les entrepôts seront bâtis à partir de 1833. A cette date, les Omnibus, qui ont désormais pour gérants X. Feuillant et Moreau-Chaslons, et exploitent maintenant 7 lignes, sont passées 10 rue de la Folie-Méricourt.
On trouve une société concurrente, Les Citadines, 2 impasse St-Louis (l’impasse allait en gros des actuelles rues Bichat à Vellefaux), qui exploitent 3 lignes desservant le faubourg St-Martin et Belleville.
Sur le quai de Jemmapes, l'entrepôt réel des sucres indigènes, gravure de l'Illustration, 1844

On prend la rue Bichat, tout en laissant le Dr Raimond Sabouraud nous rappeler la mémoire de Lailler : « un médecin de Saint-Louis qui fut un grand homme de bien. Après la Commune de Paris en 1871, lors de la rentrée dans Paris des troupes régulières, l'hôpital Saint-Louis regorgeait de blessés du parti vaincu. Lailler alors en fit fermer les portes et se tint derrière elles pour répondre à toutes réquisitions des autorités. Le vieux médecin avait accroché à sa vareuse d'hôpital sa croix de la Légion d'honneur.
Plusieurs officiers de l'armée régulière se présentèrent pour perquisitionner dans l'hôpital, il les convainquit assez facilement de n'en rien faire, et ils passèrent. Un dernier survint, plus arrogant, qui voulut bousculer le vieux médecin et passer outre. Alors celui-ci arracha sa croix de la Légion d'honneur et la lui jeta au visage. (Il n'en porta plus jamais l'insigne). L'officier dernier venu, frappé d'étonnement devant ce geste du médecin, se retira lui aussi. Ainsi furent sauvés les blessés qui remplissaient les salles de chirurgie. »
Le 25 mai 1895 sera inauguré un buste du Dr. Lailler sculpté par Hannaux, Emmanuel (1855-1934).

42, rue Bichat. C'est dans la cour actuelle de l'Ecole Lailler, dans l'angle sud ouest de l'hôpital, que fut établie la première usine à gaz de France : trois cents becs de gaz s’y allument le 1er janvier 1818. "sous les auspices de M. le Comte de Chabrol" dit la plaque commémorative, avec le concours de la Ville de Paris et du Conseil général des Hospices. C’est le premier établissement public éclairé par ce moyen. Le Comte de Chabrol était alors Préfet de la Seine. L'usine  de Philippe Le Bon ne fut fermée qu'en 1860.
« Lailler était un vieux huguenot particulièrement docile aux suggestions de sa conscience, écrit encore le Dr Raimond Sabouraud en 1937. C'est lui qui suggéra à l'Assistance publique, l'idée de créer à l'hôpital Saint-Louis, en 1886, une école, (Elle porte aujourd'hui son nom) où l'on traiterait les enfants teigneux, évincés des écoles publiques pour cause de contagion, et qui devenaient de petits vauriens. »

25 à 27 rue de la Grange Aux Belles. Maison basse de faubourg avec porche ouvrant sur une profonde cour bordée d'une construction d'un étage sur rez-de-chaussée. Lucarnes. PLU

- Maison des Syndicats, 33 rue de la Grange-aux-Belles, impasse Chausson.
De la collection de Jeannine Christophe
Expulsée de la Bourse du Travail le 12 novembre 1905, la CGT loue d’abord un local provisoire puis Robert Louzon, qui vient d’hériter, achète le 5 juin 1907, pour elle et les fédérations qui voudront y installer leur siège un immeuble, ce que la loi de 1884 ne permet pas aux syndicats de faire directement. Victor Griffuelhes, son secrétaire général, y installe au rez-de-chaussée une imprimerie, où Pierre Monatte entrera comme correcteur en janvier 1908, et où s’imprime la Voix du peuple, l’hebdomadaire de la confédération depuis son 5e congrès, celui tenu à Paris du 10 au 14 septembre 1900. Un dispensaire doit servir à la rentabilité de l’ensemble. Daniel Guérin sera lui aussi, dans les premières années 1930, correcteur à cette imprimerie, où il croisera Arrachard, des terrassiers, et Eugène Hénaff qui porte toujours les larges pantalons de satin noir et la casquette du cimentier.
Le 31 juillet 1908, à l’imprimerie, Monatte et Emile Pouget (celui du Père Peinard, rédacteur en chef de la Voix du peuple) travaillent à un numéro de La Voix du peuple qui appelle à la grève générale pour le 3 août. La veille, ils ont assisté à la charge de la cavalerie sur la manifestation de Villeneuve-Saint-Georges, qui a laissé 4 morts et 200 blessés sur le carreau. A l’étage, le Comité confédéral est convoqué pour minuit ; Monatte, au sortir de son travail, va coucher par prudence chez un ami correcteur. Le bureau confédéral n’était pas chaud pour la manifestation de Villeneuve. La grève du bâtiment avait commencé dans les sablières de Draveil-Vigneux et durait depuis deux mois ; le 2 juin, la police y avait déjà fait 2 morts et 10 blessés graves. Depuis la tension montait, et il était clair que Clémenceau recherchait l’épreuve de force ; le terrible bilan de la veille, s’il était insupportable n’était malheureusement que trop prévisible. Au petit matin, le préfet de police, Lépine, venait mettre fin aux débats en arrêtant Griffuelhes, Pouget et Marie.
Alors qu’il est en prison avec la majorité du Comité confédéral, Griffuelhes est mis en cause pour sa mauvaise gestion par le trésorier de la CGT. Quand il en sort, après le non-lieu du 31 octobre (il a été arrêté le 1er août), il refuse en bon libertaire de rendre des comptes et préfère ne pas demander le renouvellement de son mandat en février 1909. Pouget ne se représente pas davantage au poste de rédacteur en chef de la Voix du peuple. Léon Jouhaux succède à Griffuelhes le 13 juillet 1909 ; il est ouvrier à la manufacture d’allumettes d’Aubervilliers, est passé par un cercle anarchiste, a fréquenté les Universités populaires. Il porte casquette, barbiche et moustache impériales, la cravate Lavallière, des pantalons bouffant aux genoux et serrés aux chevilles. C’est Jouhaux qui entraînera la CGT dans l’Union sacrée et le soutien à la guerre.
Pendant la guerre, le bureau d’Alphonse Merrheim, secrétaire de la Fédé des Métaux, à la Grange-aux-Belles est le lieu de rassemblement de tous les minoritaires qui passent ; Merrheim fait reparaître l’Union des métaux pour le 1er mai 1915 : un numéro anti-guerre, dont il écrit les articles avec Rosmer. Ensemble, ils s’occupent de son impression et organisent la distribution de 15 000 exemplaires. Avec Raymond Péricat, du bâtiment (Péricat a été le créateur du 1er PCF, en mai 1919, qu’il a doté du drapeau noir et rouge qui apparaîssait ainsi pour la 1ère fois en France), et Bourderon, des tonneaux, le secrétaire de la fédération des métaux organise le Comité d’action internationale, le 21 novembre 1915, qui a son siège ici, et qui deviendra le Comité pour la Reprise des Relations internationales le 7 février 1916. Mais Merrheim refusera d’accéder à la demande de Péricat d’organiser un arrêt de travail le 1er mai 1917 et finira à l’aile droite de la CGT. 
Si la Grange-aux-Belles est d’abord syndicale, la politique n’en a jamais été exclue. Les 4, 11 et 19 avril 1909 s’y était tenu un congrès anarchiste pour la constitution d’une Fédération révolutionnaire. Du 7 au 10 octobre 1918, s’y déroule, dans la grande salle de la CGT, le congrès national du PS, dont la journée inaugurale a eu lieu à la Bellevilloise. Et, après la scission, du 15 au 17 mai 1921, le premier congrès national administratif du PC décide ici que le parti s’appellera Parti communiste S.F.I.C. à compter du 1er janvier de l’année suivante, en même temps qu’il adopte et publie ses premiers statuts. Le deuxième congrès du parti communiste S.F.I.C. s’y réunit à nouveau le 15 octobre 1922, devant un unique portrait de Marx en couleurs, et le délégué du Komintern, Manouilsky, soustrait à l’observation de la police par une coupure du courant comme Clara Zetkin l’avait été au congrès de Tours. Auparavant, N’Guyen Aït Quoc, le futur Hô Chi Minh, et Hadj Ali Abdel Kader, le quincaillier de la rue Mouffetard, futur fondateur de l'Etoile Nord-Africaine avec Messali Hadj, y sont intervenus sur l’importance de la question coloniale.
A l’été 1923, à la Grange-aux-Belles, il y a un meeting toutes les semaines, à en croire Jacques Valdour, et 2 à 3 000 auditeurs à chaque fois. A l’entrée, des camelots vendent La Bataille syndicaliste, L’Avant-Garde aussi bien que le Libertaire, et l’Ouvrière, l’hebdomadaire que le PC a lancé en novembre de l’année précédente, à 3 000 exemplaires, et qui aura une dizaine d’années d’existence, non sans quelques interruptions. Sur les tables, des livres qui ont pour titre Le droit à l’amour pour la femme ou Les douze preuves de l’inexistence de dieu, par Sébastien Faure.
Et puis voilà que la cohabitation se fait difficile. Le 11 janvier 1924, nouveau meeting du PC contre la vie chère et la politique gouvernementale en Allemagne ; les anarchistes, qui ont déjà protesté contre l’utilisation de ce local syndical par un parti, vont y porter la contradiction, et la réponse revient sous forme de plomb : 2 anars sont tués sauf que, selon May Picqueray « Comble de cynisme, un délégué du P.C. alla trouver la famille Clot, présenta la chose à sa façon et le P.C. fit à Clot de magnifiques funérailles... après l'avoir assassiné ! » Effectivement, l’appartenance politique de ce dernier reste controversée, mais la guerre est ouverte au sein du mouvement ouvrier français.
L’unité, celle en tous cas des communistes et des socialistes, se remettra en marche après février 1934. En commençant par le sport : les 23 et 24 décembre, les délégués de 515 clubs de l’USSGT socialiste (environ 7 000 membres) et de la FST communiste (environ 11 000 membres) décident ici de la fusion qui crée la FSGT. Le 12 février 1935, s’y tient l’un des trois meetings commémoratifs des évènements de février 1934 ; c’est Marceau Pivert qui est à la Grange-aux-Belles (Zyromski est à la Mutualité) pour la fédération de la Seine du PS, partageant la tribune avec le PC, la CGTU et le Comité de Coordination Unitaire Antifasciste. Enfin, le 8e et dernier congrès de la CGTU s’achève ici le 27 septembre : au soir, on s’en va rejoindre à la Mutualité, où il s’y déroulait, le congrès de la CGT.
Le 2 décembre 1936, l’association des Amis de l’Union soviétique, Jean Lurçat et Fernand Grenier en tête, y répondait au Retour de l’URSS d’André Gide
En 1949, Aragon y présentait aux lecteurs ouvriers le premier tome de ses Communistes.

- Librairie du Travail, 96 quai de Jemmapes. A dater de janvier 1911, dans la boutique du rez-de-chaussée, l’administration de la Vie Ouvrière et de ses 1 607 abonnements, et la librairie ; au-dessus se tiennent les réunions de rédaction, tous les jeudis soirs, à 8h. En 1914, la revue atteint presque 2 000 abonnés et a des numéros de 80 pages et parfois plus, bien illustrés, quand la guerre vient tout interrompre.
« Presque au coin de la rue Grange-aux-Belles et du quai Jemmapes, à Paris, s’ouvrait encore en 1914 une petite boutique grise, une Librairie du Travail... Cette boutique ferma le 2 août. Et pourtant, certains soir d’automne, vers 9 heures, les policiers pouvaient constater qu’une vie furtive y brillait, que des conspirateurs, l’un après l’autre, s’y glissaient. J’y ai plus d’une fois participé. On se bornait à tisonner tristement les restes refroidis de l’Internationale ; à dresser, d’une mémoire amère, la liste immense de ceux qui avaient failli ; à entrevoir, avec une clairvoyance inutile, la longueur d’une lutte d’usure où seule serait vaincue la civilisation », écrira Raymond Lefèbvre (délégué au 2e congrès de l’Internationale Communiste en juil-août 1920, il disparaitra en mer Baltique lors du voyage de retour comme Marcel Vergeat et 2 autres).
Le métro comme les transports de surface s’arrêtaient au soir tombant, on rentrait donc ensuite à pied. En septembre 14, c’est en allant chaque jour, place de la République, chercher Le Journal de Genève, pour le feuilleton de Romain Rolland, « Au-dessus de la mêlée », qui se commente à haute voix autour du kiosque, que Pierre Monatte rencontre le comptable Marcel Hasfeld, qui viendra tenir la Libraire du Travail.
Syndicalistes révolutionnaires et socialistes des partis de la 2e Internationale s’ignoraient encore : les premiers, partisans de l’action directe, laissaient aux autres leurs opérations parlementaires. Certes, les socialistes russes apparaissaient d’une autre trempe, mais ils vivaient à part. Le groupe de la Vie Ouvrière rechercha le contact à la suite d’une lettre ouverte de Martov que publia Gustave Hervé. Ils rencontrèrent donc Martov, d’abord au cours de conversations particulières ; « un homme aux traits creusés, à la barbe déjà grisonnante, au beau regard profond, à la voix rauque, et qui marchait en traînant la jambe en souvenir des fers qu’il avait longtemps portés en Sibérie », ainsi le décrira Marcel Martinet. Puis vint une prise de contact officielle avec une délégation composée de Martov, le plus âgé, la quarantaine ; d’un polonais nommé Lapinsky, enfin de Trotsky.
Martov parti en Suisse, est remplacé dans la délégation par Losovsky, qui a été le secrétaire du syndicat des casquettiers et qui sera le dirigeant de l’Internationale Syndicale Rouge. Il déplacera les réunions à son domicile. Trotsky côtoie donc Monatte et, celui-ci ayant été mobilisé en février 1915, Alfred Rosmer, qui retranscrit scrupuleusement leurs longues conversations à Monatte, dont elles constituent l’oxygène dans ses tristes tranchées.
La Vie Ouvrière reparaîtra le 30 avril 1919 sous forme hebdomadaire ; des nouveaux ont rejoint le groupe : Fernand Loriot, Gaston Monmousseau, les futures plus belles moustaches du prolétariat français, Marcel Vergeat. Le journal trouve vite 4 000 abonnés et sa diffusion avoisine les 20 000 exemplaires, selon les chiffres de la police. A la scission syndicale, fin 1921, Monmousseau apportera la V.O. à la CGTU. A compter du début de 1922, Monatte, hostile à la division, se retire de la VO dont le comité de rédaction se compose alors de Monmousseau, Racamond, Bisch, Semard, Dudilieux, Couture, Audin, Chambelland.
Monatte ayant perdu sa V.O., la boutique du quai de Jemmapes sera, à partir de juin 1925 et jusqu’en avril 1929, le siège de sa nouvelle revue, la Révolution prolétarienne.
Puis la Librairie du Travail passera au 17 rue Sambre et Meuse, toujours gérée par Marcel Hasfeld, avec pour devise : « la vie enseigne, le livre précise ». Elle publiait, dans sa Bibliothèque communiste, les Quatre premiers congrès de l’Internationale communiste et, un peu plus tard, dans sa Bibliothèque de l’opposition communiste, la Troisième période d’erreurs de l’Internationale communiste, de Léon Trotsky.

84 du quai de Jemmapes, cristallerie fondée en 1890, située en aval de l’écluse du pont tournant, une conduite forcée prise depuis le niveau haut de l'écluse entraîne dans le sous-sol de l'atelier une roue à aubes ou une turbine a créé jusqu'aux années 30 des services de cristal pour les grandes marques du luxe, Vuitton, Hermès, Puiforcat. Entreprise Nicolas puis Schweitzer.

- 80 quai de Jemmapes, le Comptoir général http://www.lecomptoirgeneral.com/fr/about autre symbole du changement de nature d’un quartier ex ouvrier.

 De l’autre côté la passerelle : 17-19 rue de Marseille, PLU, Groupe scolaire conçu par les architectes Daniel et Lionel Brandon qui ont travaillé en collaboration avec Raoul Brandon. La construction de cet édifice commence en 1933 et est achevée en 1949 par Edouard Boegner. L’école, construite en brique rose et le béton  bouchardé teinté en rose, s’organise autour de trois cours. La maternelle donne sur la rue de Marseille, l’école des filles occupe le bâtiment localisé au fond de la parcelle et l’école des garçons clôt l’ensemble sur la rue des Vinaigriers. Les ferronneries des portes d’entrée furent réalisées par Edgar Brandt. Le décor de la porte de l’école maternelle a été inspiré par les fables de La Fontaine et celui de la porte de l’ancienne école de filles, par les contes de Perrault. Les deux panneaux sculptés en bas-reliefs, représentant les allégories de l’enseignement, sont l’œuvre  de K.-L. Ginsburg et F. Bazin.

[1] L’emploi populaire du féminin est dû sans doute à l’influence d’auberge, mot plus courant pour désigner le lieu accueillant des voyageurs.