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BATA, LE CORBUSIER, PAPA

 Petit hors-texte à 1 bis quai des Métallos :


 

Le 30 juin 1926, le Tribunal d’Instance de Colmar immatricule sous le n° 5964 l’« atelier de construction et mécanique » que créent à Lautenbach, leur village natal, mon grand-père paternel, Jules, 33 ans, et son frère cadet, Xavier, 27 ans, qualifié sur le document de « procuriste », calque du mot allemand que l’on peut traduire par mandataire commercial.

Joseph, leur demi-frère, beaucoup plus âgé (46 ans), instituteur titulaire adjoint depuis 1910 à l’école de garçons de Sainte-Marie-aux-Mines (Markirch) — où il enseigne maintenant en français exactement de la même façon qu'il le faisait en allemand — attend en cet été 1926 d’être nommé à la rentrée instituteur titulaire de l’école mixte du faubourg de la Petite-Lièpvre (Klein-Leberau). Hors de l’école, on le retrouve organiste, dirigeant le chœur de la chapelle catholique d’Échéry (Eckirch) ou la chorale des jeunes filles pendant la messe en plain-chant de l’église de Saint-Pierre sur l’Hâte, deux autres lieux-dits de Sainte-Marie-aux-Mines.

Pour l’anecdote, c’est à la Petite-Lièpvre que se trouve le studio du musicien Rodolphe Burger, où Jacques Higelin s’est remis en selle après huit ans loin des bacs, en y enregistrant l’album Amor doloroso en 2006, puis le suivant Coup de foudre en 2010, avant de passer encore là trois semaines en octobre 2015 pour l’album qui serait son dernier, Higelin 75.

 

Le 29 mai 1932, quand il fait la déclaration de décès de sa mère, mon grand-père Jules est noté sur le registre de l’État-civil comme « fabricant de vis à bois ». Voilà six ans que son atelier fait des vis, Jules a eu jusqu’à cinq ouvriers, mais la crise vient de rattraper la vallée : elle est là, tout autour. En plus de son deuil, ce qui tourmente Jules c’est l’avenir de la fabrique et celui de ses trois enfants : Jean, 12 ans, Georges — mon père — 10 ans, et la petite Juliette qui en a 4.


Un mois et demi plus tard, le 12 juillet, Thomas Bata, le roi du monde de la chaussure, le Ford européen, se crashe dans son avion privé. Lui avait échappé à la crise puisqu’il s’envolait visiter une future nouvelle usine suisse quand son Junker F13 s’est écrasé. L’accident fait la Une des journaux partout mais spécialement ici en Alsace-Moselle. C’est par les trois départements concordataires que Bata s’est introduit en France : il a installé le siège de sa filiale hexagonale à Strasbourg, au 1 rue Mercière, dès 1930. Deux ans plus tard, les premiers bâtiments d’une future Bataville sortent de terre le long du canal de la Marne au Rhin, à Hellocourt, où la production démarrera dès septembre. Il y a un magasin Bata à Guebwiller, 78 rue de la République, et un autre à Colmar, 30 rue des Clefs. Quand on ne s’en chausse pas, on lit du Bata, en allemand, à longueur de ces quotidiens qui n’ont d’imprimé en français que leur sous-titre, à l’exception du Journal de Guebwiller (Gebweiler Tagblatt) qui fait le contraire. Les Colmarer Neueste Nachrichten, (Les Dernières Nouvelles de Colmar ; Le Démocrate du Haut-Rhin), comme les Gebweiler Neueste Nachrichten (Les Dernières Nouvelles de Guebwiller) racontent la vie édifiante du grand homme, sans oublier la note dramatique : « Sabotage ou attentat ? » Quatre appareils de la firme ont connu des problèmes depuis avril, cela peut-il être un hasard ? Enfin, ils s’inquiètent pour l’avenir : Thomas Bata ne laisse qu’un fils unique, bien jeune pour un tel empire…

Tout cela ne peut que fasciner les petits Rustenholz : Bata dans son avion, c’est Mermoz, Saint-Exupéry, mieux, c’est Mercure, un roi qui a des ailes à ses chaussures !

Il y a toujours des voix discordantes, mais parviennent-elles jusqu’au foyer ? Die Neue Welt (organe du Parti communiste - Opposition d'Alsace-Lorraine), cite le livre de Rudolp Philipp, Der unbekannte Diktator (Le dictateur inconnu), 465 pages, qui dépeint un Bata « grand patron, maire [de Zlìn, sa ville-usine, élu en 1923, réélu en 27] et chef à poigne de sa police, tout ça en une seule et même personne ». L’Humanité, elle, ironise sur une remarquable hécatombe : « Loewenstein ! Eastman ! Kreuger ! Bata ! “Le destin“ frappe à coups redoublés les dieux du capital. » (Le roi de la soie est mort quatre ans plus tôt, lui aussi dans la chute de son avion ; le roi de la photo et celui des allumettes viennent de se suicider au mois de mars). Le Populaire, pareillement ironique, leur adjoint Gillette, le roi du rasoir, mort trois jours avant Bata mais de mort naturelle.

  Le 10 février 1933, Jules est à nouveau à la mairie. Son père avait juré à son épouse malade qu’il partirait avec elle. Il s’est laissé retenir par ses enfants, pendant des mois, et puis la veille il s’est tiré une balle dans la tête*. Au registre d’État-civil, le déclarant n’est plus « fabricant de vis à bois », seulement « mécanicien ». Jules a dû mettre la clé sous la porte. Avant d’ouvrir son atelier, il était électricien. Ces six dernières années, il a été métallo, à tous les postes ; c’est là qu’il pense pouvoir trouver au plus vite du travail. Son fils aîné, passé le certif, était entré à l’atelier ; il faut le recaser lui aussi. 

 En Alsace-Moselle, il y a un rêve Bata qui est comme le rêve américain. On y entre nu, sans bagages, comme dans la vie, comme dans les ordres, et tout devient possible. C’est volontairement que, depuis son fameux avion, Thomas Bata a choisi le site d’Hellocourt au milieu de nulle part. A proximité de voies de communications certes, mais surtout pas en fonction d’un bassin de main-d’œuvre qualifiée. Une main d’œuvre qualifiée, c’est une main d’œuvre déjà viciée. Bata embauchera des paysans sans tradition ouvrière, qu’encadrera une maîtrise venue de Zlín, et surtout des jeunes garçons de 14 – 16 ans vierges de toute influence antérieure. Un passage obligatoire par l’internat, dont la construction s’achève, autant ou plus que des méthodes de travail, leur insufflera « l’esprit Bata ».

Une fois qu’on l’a acquis, Bata vous tient ouverte la porte du monde. La firme est depuis longtemps présente aux États-Unis, en Angleterre, en Hollande, au Danemark, et elle est en train d’ouvrir des succursales dans toute l’Indochine française. Jean n’aura 14 ans que le 8 décembre prochain. D’ici là, Jules espère avoir trouvé du travail…

 

Il a réussi à se faire embaucher aux presses du secteur munitions de la Manurhin, à Mulhouse. Concernant ses fils, ses idées se précisent : il faut viser Zlín, le saint des saints, plutôt qu’Hellocourt, et les y envoyer ensemble, aucune raison de ne pas donner la même chance à chacun. Ils ne seront pas trop de deux pour supporter trois ans d’internat à mille kilomètres de la maison. Ils ont cette chance d’avoir appris l’allemand avec leur grand-père, c’est un sésame, la Tchécoslovaquie a été autrichienne jusqu’en 1918 et elle compte 20 ou 25% de Sudètes. Les deux garçons ont exactement deux ans d’écart : quand Georges atteindra l’âge requis, Jean sera encore dans la tranche admissible.

Les échos de Bata ponctuent les jours, parfois tragiques comme ces huit ouvrières qui meurent en mai 1933 à la division caoutchouc d’Hellocourt, empoisonnées par des émanations gazeuses.

Le 3 mai 34, c’est cette annonce à la Diogène, la seule en français dans les Colmarer Nachrichten :

A l’autre bout de l’année, le 5 décembre, l’internat d’Hellocourt recrute ses apprentis : « On recherche Jeunes Gens de nationalité française, âgés de 14 à 16 ans, pour l’École d’apprentissage. Indemnités immédiates d’au moins 80 Frs par semaine. Perspectives d’avenir garanties. Fini d’être à la charge des parents. Adressez-vous au magasin Bata de Guebwiller ou écrivez à Usine Bata par Avricourt (Moselle) » :
Gebweiler Neueste Nachrichten du 5 décembre 1934

Le 13 avril 35, Zlín s’adresse à ceux qu’attire le grand large : « Nous recherchons plusieurs Vendeurs, Étalagistes, Gérants de magasin, Instructeurs, Responsables de services techniques, Cordonniers, désireux de travailler à l’étranger. Préférence sera donnée aux candidats qui peuvent justifier d’une garantie adéquate. Envoyer offres manuscrites avec photo à Bata A.S. Service du Personnel – Export, Zlín 2, (Tchéco-slovaquie) » :

Colmarer Neueste Nachrichten du 13 avril 1935

Enfin, tandis que Sainte-Marie-aux-Mines honore les 25 ans de services de Joseph et lui vote une gratification de 250 Frs, Jules remplit, en allemand, l’autorisation dont on donne ici l’équivalent français tel qu’il figure dans la brochure d’Hellocourt, Jeunesse, au travail ! « L’autorisation des parents devra mentionner qu’ils confient leur fils aux bons soins des Usines Bata (…) Le jeune homme ne pourra quitter l’usine et l’internat sans autorisation expresse de ses parents. Une mention à ce sujet devra être faite dans l’autorisation que les parents délivreront. »

 

Les deux garçons sont arrivés dans cette curieuse ville où près de 2 700 maisons de brique rouge sont simplement semées dans l’herbe, sans potager, sans rien autour. Des cubes au toit plat — les combles, ce n’est pas hygiénique, jugeait Thomas Bata — qui ne ressemblent à aucune des maisons qu’ils ont pu voir des fenêtres du train au cours de leur interminable voyage.


Ils ont passé la visite médicale obligatoire et, dès le lendemain, c’est tous les matins pour tous les apprentis lever à 5 H 30, direction le terrain de sport. Ils sont plus d’un millier d’internes, dont seulement une cinquantaine de Français. Il y a aussi une vingtaine d’Indiens et presque autant d’Africains. Finalement, c’est le sport le moins dépaysant : Georges et Jean se sont toujours classés dans le premier tiers de la « Société de gymnastique du Florival de Lautenbach et Lautenbach-Zell ».

Puis tout ce monde défile au mausolée de Thomas Bata,

L'auteur du bâtiment, F.L. Gahura, a été l'élève du Corbusier

grand parallélépipède de verre dans lequel est suspendu l’avion du dernier voyage et, autour, des photos, des objets personnels, des documents illustrant la vie du père fondateur. Des graphiques dessinent l’évolution de la production et des ventes de l’entreprise qu’il a créée.

L'avion de malheur. Les deux photos sont de 1936

 

Pendant ce temps, en France, l’industrie de la chaussure est en émoi. Bata s’apprête à agrandir son usine d’Hellocourt et projette d’en construire une nouvelle à Vernon, dans l'Eure ; il vient pour cela d’acheter le champ de courses de la ville. Et « des succursales s'ouvrent actuellement dans tout le pays à une cadence effrayante ». Dès le 28 février 1936, la Chambre discute le projet d’une loi dirigée directement contre ce que le Populaire nomme « les monstrueux établissements Bata ». Il s’agit d’interdire pour deux ans « d'ouvrir de nouvelles entreprises de l'industrie de la chaussure et d’agrandir ou de transférer des entreprises existantes ». Le projet ajoute même aux usines « l’interdiction d’ouverture de nouveaux magasins de vente, comme l’agrandissement ou le transfert des magasins existants. » Le texte est voté le lendemain. Un amendement réclamant aux chausseurs français, qui viennent d’obtenir cette loi protectionniste, les 40 heures dans leurs entreprises, le salaire minimum et les congés payés est repoussé.

Le Corbusier à Zlin, sur la terrasse de la maison commune

Le Corbusier — sans que l’entreprise le lui ait demandé — est en train de dessiner les plans de cette future extension d’Hellocourt. Il imagine une ville de 32 000 habitants composée de « treize gratte-ciels cartésiens », treize tours tripodes sur pilotis de 45 mètres de haut, dont les appartements assureront une surface de seize mètres carrés à chaque individu. Dans chaque tripode, des installations collectives : cuisines, restaurants, bibliothèques, etc. Tout le contraire, donc, du semis de maisonnettes de Zlín.
Maquette d'un tripode. Photo Albin Salaün  © FLC/ADAGP

 

Et puis Georges laisse le bout d’un doigt dans une machine. En dépit du règlement, malgré son frère, il saute dans le premier train venu et, tout seul, refait à l’envers les mille kilomètres qui le ramènent chez ses parents. Deux mois plus tard, la cartoucherie de la Manurhin est éloignée des frontières jusqu’au Mans, une partie du personnel doit suivre, dont Jules, et la famille quitte l’Alsace.

Jean est resté à Zlín. Il y suit normalement ses trois ans d’apprentissage. Il s’y trouve quand sort de terre le nouveau bâtiment administratif de quatorze étages, qui restera longtemps le plus haut de Tchécoslovaquie. Quatorze étages que parcourra de bas en haut et de haut en bas le fameux bureau-ascenseur directorial, tout vitré, installé pour Jan Bata, le demi-frère de Thomas, à la tête de l’entreprise depuis la mort du fondateur.

A la fin de son apprentissage, Jean sera affecté à Hellocourt puis, après la guerre, à la S.A. BATA Africaine, dans l’usine toute neuve de Rufisque, près de Dakar. Il y occupera pendant quelque trente ans le poste de « chef mécanicien ».

Georges aura gardé de Zlín, outre son doigt ébréché, le souvenir des planeurs lancés à l’élastique depuis les collines entourant le site : Bata proposait le vol à voile parmi les innombrables activités physiques conseillées aux pensionnaires comme à tout le personnel. Autarcique en ce domaine comme dans les autres, l’entreprise fabriquait d’ailleurs elle-même ses planeurs ; elle passera ensuite aux avions à moteur. Au Mans, « l’aviation populaire » promue par Pierre Cot et Léo Lagrange, ministres du Front populaire, permettra à Georges de voler sur un modèle très semblable au Z-I de Bata. Voir le billet de mars 2021 : Au Mans, mon père voulait voler à voile.

 

*Der Republikaner, sous-titré en français Le Républicain du Haut-Rhin Quotidien socialiste (était l’organe de la SFIO, l’équivalent pour le département du Populaire ; mon arrière-grand-père y était abonné), rend compte ainsi du drame :

Lautenbach, 13. Febr. (1933) Freitod. Der 71 Jahre alte Nachtwächter J.R. von hier hatte sich den Tod seiner vor Jahresfrist verstorbene Gattin derart zu Herzen genommen, dass er das Leben nicht mehr lebenswert fand. Am Freitagabend schoss sich der Unglücklich eine Kugel in den Kopf. Der Enkel des Mannes war es, der zuerst die Leiche seines Grossvaters in dessen Zimmer fand.

Que l’on peut traduire ainsi :

Lautenbach, 13 février. Suicide. Le veilleur de nuit J.R. d'ici avait tellement pris à cœur la mort de sa femme, décédée il y a un an, qu'il ne trouvait plus la vie digne d'être vécue. Vendredi soir, le malheureux s'est tiré une balle dans la tête. C'est le petit-fils de cet homme qui a le premier découvert le corps de son grand-père dans sa chambre.

 

Sur la chaîne YouTube Faire de l'Histoire... populaire de Gérard Noiriel / Daja :


 


AU MANS, MON PÈRE VOULAIT VOLER À VOILE

 En prolongement du quai des Métallos



 

En Alsace, à Lautenbach, aux environs de 1926, mon grand-père avait monté avec son frère une petite fabrique de vis à bois ; ils avaient eu cinq salariés. Six ans plus tard, contrecoup de la Crise de 29, ils avaient mis la clé sous la porte. Mon grand-père avait dû aller s’embaucher à la Manurhin de Mulhouse, quant à ses fils de 14 et 16 ans, sur la foi d’une petite annonce du quotidien local, il les avait envoyés en apprentissage aux chaussures Bata, à Zlín (Tchécoslovaquie), la Ford européenne aux quarante mille ouvriers, la ville-usine rationnelle inspirée du Corbusier, que Jean Echenoz a fait revivre dans sa biographie romancée d’Émile Zátopek, Courir.

Presque aussi sec, mon père était victime d’un accident : une machine lui arrachait le bout du majeur de la main gauche. Il rentrait dare-dare chez ses parents. Son frère aîné y restait et suivrait le cursus jusqu’au bout.

Le nazisme grondant de plus en plus fort de l’autre côté de la frontière, la Manurhin en éloigna sa cartoucherie jusqu’au Mans, avec une partie de son personnel. Début mars 1936, mes grands-parents devinrent manceaux. Le Front Populaire arrivait pratiquement sur leurs talons : le 11 août 1936, le ministère de la Guerre nationalisait la cartoucherie de la Manurhin, tandis que la triade Pierre Cot, Jean Zay,

Sur le site de l'aéro-club du Dauphiné

Léo Lagrange lançait l’Aviation Populaire, vaste programme destiné à orienter le plus possible de jeunes vers la formation de pilotes dont il était clair que le pays manquerait gravement en cas de conflit. Seules ces Sections d'aviation populaire (S.A.P.), où un enseignement quasi gratuit permettait aux jeunes ouvriers et employés d’accéder au pilotage, avait quelque chance d’en accroître le nombre. On offrait ainsi dès l’école, aux enfants de 9 à 14 ans, une initiation à l’aéronautique par la pratique des modèles réduits ; le vol à voile prenait le relais pour les 14 - 17 ans, le vol à moteur bouclait le cycle chez les 18 - 21 ans. Et pour faire naître davantage encore de vocations, des voix demandaient que l’on place Auberges de Jeunesse et installations sportives au bord des terrains d’aviation.
Brodé sur une casquette, sur eBay

L’État devait fournir aux S.A.P. avions, moniteurs et personnel d’entretien. Devant la lenteur de la réponse des industriels, il sollicita les aéro-clubs privés pour qu’ils prêtent leurs appareils d’école et leurs encadrants moyennant compensations financières.

Le Mans possédait l’un des plus vieux aéro-clubs de France, installé à Pontlieue sur les terrains du polygone d’artillerie. Il était, depuis 1932, équipé d’un treuil fourni par la maison Bollée pour le lancement des planeurs. Un planeur en effet, à cette époque, ça se lance, principalement avec un sandow qu’une dizaine de personnes tendent en courant en V, façon fronde géante. Cela fonctionne d’autant mieux qu’il y a quelque part au bout du terrain une pente un peu raide. Dans la plaine qui s’étend à Pontlieue entre l’Huisne, la Sarthe et la ligne ferroviaire de Tours, le câble de traction s’enroulant à grande vitesse sur un treuil, ce n’est pas du luxe.

L'Avia 11-A sur www.cab.asso.fr

Le planeur d’initiation de l’Aéro-Club de la Sarthe est alors un Avia 11-A, soit une chaise posée au bout d’une poutre allongée sur un patin pas plus large qu’une spatule de ski, le tout accroché à une aile de dix mètres d’envergure.

 

L'Avia 11-A sur www.j2mcl-planeurs.net

Quand ses parents emménagent à Pontlieue, mon père a 14 ans. Les maisonnettes de la cité-jardin de l’allée de Funay ne sont qu’à un gros kilomètre du polygone d’artillerie, de Renault où il entre comme électricien, de la Cartoucherie où travaille son père. Alors que le Front Populaire, avec la loi des 40 heures, vient de diminuer le temps que l’on est contraint de passer sur son lieu de travail, mon père retourne sur le sien, pour ainsi dire, le samedi et le dimanche : il s’est inscrit à la Section d’Aviation Populaire ouverte dans le cadre de l’aéro-club.

Il y découvre aussitôt que dans le vol à voile, contrairement à ce dont il rêvait, on ne prend pas l’air. En tout cas sûrement pas tout de suite et sans doute pas avant longtemps. Ici, ni appareil biplace ni double commande : ce n’est pas en vol que l’on apprend à voler.

Au début, et s’il y a un minimum de vent (au moins 6 m/s), on se contente, en agissant sur les commandes du planeur posé sur le ventre, tout à fait fixe, de maintenir les ailes parallèles au sol. Ça peut durer deux mois comme ça. Ensuite le treuil te tirera, de plus en plus fort mais jamais assez pour te faire décoller : tu feras des glissades sur le sable pendant lesquelles tu devras, là encore, garder tes ailes horizontales en manœuvrant le manche et le palonnier. Un jour enfin, le treuil mettra la gomme et tu décolleras. Pas très haut, plus haut que le toit des bâtiments quand même et, tu verras, c’est assez impressionnant. Tu as été projeté en ligne droite et, au bout, ton planeur se pose tout seul comme quand tu lances un avion en papier.

Chez nous, nos sauts de puces se mesurent en centaines de mètres ; c’est en dizaines pour l’altitude et ça dure quelques secondes. Imagine-toi, pour le Brevet A, tu dois réussir un vol de 30 secondes en ligne droite. Pour le Brevet B, c’est trois vols : deux de 45 secondes et un troisième d’1 minute avec deux virages. C’est lent, c’est long, beaucoup parmi vous abandonneront en cours de route, mais c’est le meilleur apprentissage qui soit pour un futur pilote.

Georges, 15 ans. A la boutonnière, l'insigne des S.A.P.

 

Il n’a pas fait demi-tour. Durant cette longue patience, le jeune Georges ne voit le ciel qu’en levant le nez et dans les mots des plus âgés qui s’entrainent sur les vrais avions du club, un Potez 60 et un Caudron 230. Leur chef pilote, André Deschamps, à moins de 30 ans est déjà une figure : instructeur, il est aussi mécanicien et il a sauté en parachute.

Week-end après week-end, la S.A.P. parvient au mieux à s’assurer une douzaine de lancer quand l’aéro-club privé s’en réserve vingt. La durée moyenne d’un vol est aux alentours de 36 secondes.

Les 29 et 30 mai 1937, le terrain du polygone accueille la grande kermesse de l’aéronautique populaire, sous le double patronage des ministères de l’Air et de l’Éducation nationale. Le samedi, l’arrivée de la Coupe aérienne, qui réunit les quinze meilleurs pilotes de tourisme de France, est jugée pour la première fois au Mans. Le soir, un grand bal y est donné par les figures emblématiques du Front populaire : Ray Ventura et ses collégiens jazzent les chansons qui sont sur toutes les lèvres : Tout va très bien, madame la marquise, Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine, et Les chemises de l’archiduchesse qu’ils viennent d’enregistrer au début du mois. Florelle, chante À la belle étoile, la chanson de Prévert et Kosma qu’elle interprétait dans le Crime de M. Lange, de Renoir, l’année précédente. Quelques pilotes de la Coupe proposent des baptêmes de l’air en vols de nuit.

Florelle en blanchiseuse, Valentine, dans le Crime de M. Lange

Le dimanche matin est réservé au concours inter-régional de modèles réduits. Georges défile l’après-midi avec les S.A.P. et les sections scolaire de l’Aéro-Club de la Sarthe, qui sont présentées aux autorités ministérielles et locales. Il n’est pas de ceux retenus pour l’exhibition de planeur. Enfin, tout le monde a le nez en l’air pour les vols de virtuosité du fameux groupe de haute école de Dijon.

 

Un Sulky sur http://vvmn.free.fr

L'Aéro-Club acquiert un second planeur, un Sulky, dont l’avant caréné ressemble à une grosse baignoire fermée d’où sortent la tête et les épaules du pilote. Un membre du club, Roger Davaze, y réussit un vol de 1' 47". La S.A.P., pour sa part, se voit dotée par l’État d’un Caudron Luciole, un avion biplan et biplace, mais ça c’est pour l’étape supérieure, quand Georges aura 18 ans.

Il y a à la S.A.P., en vol à voile, un garçon d’un an de plus que lui, qu’il côtoie depuis avant la kermesse, en fait depuis le début de l’année, quand il est arrivé à la sous-section. En novembre, André Derouet a obtenu son brevet A avec un vol de 37". Le dimanche 20 février 1938, en fin de matinée, il s’apprête à se poser avec l’Avia 11-A. L’appareil frôle le toit des hangars, accroche la cime d’un arbre et se fracasse au sol. Le jeune homme meurt dans les bras de son père qui était venu en spectateur. Une impasse, dans la plaine de l’ex-terrain d’aviation, porte désormais son nom.

Pour Georges, le vol à voile s’arrête là, ou l’année suivante quand la guerre met un terme à la S.A.P. avant qu’il n’ait atteint l’âge de passer à l’avion : il n’aura ses 18 ans que le 25 décembre 1939.

 

Sur la chaîne YouTube Faire de l'Histoire... populaire de Gérard Noiriel / Daja :


 

Le Front Populaire des poings, des planches, des crampons et du piano à bretelles


L’occasion de cette balade est une célébration de l’anniversaire du Front Populaire à la demande d’une assoce du 11e arrondissement.

Entre la rue de la Roquette et le bd Richard-Lenoir,  3 cafés rythment l’enfance de Francis Lemarque : Le Clairon, le Tambour, au milieu des deux autres, et le Départ. Chacun a son orchestre de 3 musiciens, dont un chanteur, avec le porte-voix qui est alors le moyen usuel d’amplification. On part de là, pour gagner le début de la rue du Fbg St-Antoine.

L’après-midi du14 juillet 1935, arrive à la Bastille le défilé de 500 000 personnes, parti du vélodrome Buffalo. Là-bas, Victor Basch, président de la Ligue des Droits de l'Homme avait ouvert la rencontre à laquelle participait l'ensemble des organisations de gauche : les dirigeants communistes, socialistes et radicaux ; les représentants des 2 CGT (qui ne se réuniront qu’en mars 1936) ; la fédération sportive et gymnique du travail (FSGT) récemment réunifiée ; le comité de vigilance des intellectuels antifascistes. Une banderole rappelle dans le cortège de l’après-midi ce qu’on s’est juré le matin : « Nous faisons le serment solennel de rester unis pour désarmer et dissoudre les ligues factieuses, pour défendre et développer les libertés démocratiques et pour assurer la paix humaine. »
Perchés sur un taxi, Daladier, Thorez et Pierre Cot lèvent le poing en chœur, des manifestants crient « Daladier au pouvoir ! » Dans le cortège du 14e arrondissement, sont présents les membres de l’Etoile Nord-Africaine de Messali Hadj. Ce dernier a été condamné à six mois de prison le 24 janvier pour « infraction à la loi sur les associations ».

En revanche, la « Montée au Mur » des Fédérés du 24 mai 1936, organisée conjointement par toutes les composantes du Front populaire, qui rassemble près de 600 000 participants, ce défilé qui mettra  neuf heures à s’écouler part de la place de la Nation.

Retour à la Bastille le 14 juillet 1936. Eric Hobsbawm, 19 ans tout ronds, jeune boursier à Cambridge, qui fait aussi partie du triangle de direction des étudiants communistes, est sur place, longtemps perché sur la camionnette du service cinéma de la SFIO : « Tout le Paris populaire était dans la rue. Il défilait, déambulait, piétinait, serpentait - ou alors il regardait passer les manifestants et les acclamait, comme des familles félicitant les nouveaux mariés après la cérémonie. Les drapeaux rouges et tricolores, les dirigeants politiques et syndicaux, les bataillons d'ouvriers de Renault et d'employées du Printemps et des Galeries Lafayette (tous et toutes grévistes victorieux), les Bretons émancipés [pdt: Marcel Cachin] marchant sous leurs bannières, les drapeaux verts de l'étoile nord-africaine passaient devant la foule massée sur les trottoirs et les spectateurs agglutinés aux fenêtres, sous les applaudissements enthousiastes des tenanciers de café, de leurs serveurs et de leurs clients, et les bravos non moins chaleureux du personnel des bordels. Ce fut un des rares jours de ma vie où mon esprit fut totalement jugulé. J’étais ce que je ressentais et vivais. Cette nuit-là, du haut de la butte Montmartre, nous avons regardé les feux d'artifice à travers la ville; et après je suis lentement rentré à pied, comme si je flottais sur un nuage, m'arrêtant pour boire et danser dans d'innombrables bals de quartier. Je suis arrivé chez moi à l'aube. » Franc-tireur. Autobiographie, Ramsay.
Ce 14 juillet 1936, plusieurs centaines de milliers d’ouvriers parisiens célèbrent leur victoire. Outre les 905 drapeaux que dénombre la police, dont 61,5% de drapeaux rouges, les portraits de dirigeants sont nombreux à être brandis. Les peintres du PC font défiler des reproductions géantes de toiles réalistes du passé : « Le musée, nous le portions dans la rue, et c’est nous qui, en reproduisant à des proportions colossales la Rue Transnonain ou le Tres de Mayo [de Goya, les deux sur 10 m de long], avons rendu au peuple la connaissance de ses images les plus hautes. » On montre non seulement les œuvres des peintres mais les portraits de leurs auteurs, ceux d’écrivains et de poètes, ceux de figures révolutionnaires : Fouquet, Callot, Courbet, Ronsard, Diderot, Hugo, Barbusse, Anatole France, Marat, Jaurès. « Je portais Jacques Callot, peint en camaïeu par Gruber et lui un Daumier [le mémorialiste de la Rue Transnonain] de ma main », racontera plus tard B. Taslitzky.
Signac avait donné des œuvres aux publications anarchistes du début du siècle, au supplément littéraire de l’hebdomadaire Temps nouveaux, par exemple, supplément culturel qui était aussi épais que le journal ; ces œuvres étaient souvent reprises en cartes postales vendues au profit de ces publications. Dans les défilés du 24 mai 1936 comme du 14 juillet, son portrait est brandi par les manifestants au milieu des grandes figures progressistes : Diderot, Voltaire, Zola, Vallès.
Le 14 juillet 1936, le défilé parisien compte pas moins de 5 000 maghrébins qui manifestent derrière ces mots d'ordre : « Libérez l'Afrique du Nord, Libérez la Syrie, Libérez le monde arabe ! ».
Marcel Cachin dans l’Humanité en rend compte ainsi : « À Paris, nous étions plus d’un million ! Le défilé populaire du 14 juillet 1936 a dépassé en ampleur, en puissance, en solennité toutes les démonstrations du passé. Jamais on n’avait groupé une foule aussi dense, aussi disciplinée, pareillement enthousiaste et d’un tel dynamisme. Toute tentative de briser une telle force se heurterait à une résistance redoutable ! (…) Le défilé d’innombrables délégations d’usines et des syndiqués de la CGT unifiée fut particulièrement imposant. Il évoquait devant tous le fait neuf et grandiose de 1936, le fait que la CGT française compte désormais 4 millions d’hommes et de femmes [contre 750 000 avant la réunification du début de l’année]. (…) Au passage des officiers de réserve en uniforme qui suivaient les anciens combattants couverts de leurs médailles, ce fut un frémissement d’intense émotion. Drapeaux rouges et drapeaux tricolores mêlés attestaient que la réconciliation est définitive entre tous les véritables défenseurs du peuple de ce pays contre les factieux, les réacteurs, les exploiteurs et les traîtres. »
Les manifestations et les grands défilés publics, officiellement reconnus comme licites depuis un décret de 1935, n’ont plus le caractère de violence réelle ou de mise en scène de « journée révolutionnaire » ; ils ont acquis un caractère collectif de démonstration du pouvoir des masses et de leur unanimisme affiché. Ils ont parfois un caractère de fête populaire et de réjouissance collective comme le 14 juillet 1936. D’une certaine manière, ils prennent le relais des cérémonies publiques traditionnelles (voyages présidentiels, défilés militaires, inaugurations des monuments aux morts). Danièle Tartakovski.

On poursuit jusqu’au parvis de l’Opéra qui a remplacé la gare de la Bastille :
Le Front populaire, et l’arrêt de l’exploitation commerciale des bateaux-mouches qui l’a précédé de peu, marquent un complet revirement de la géographie des guinguettes entre l’aval et l’amont de la Seine parisienne, et même entre la Seine et la Marne. Certes, le chemin de fer de Vincennes et de la Varenne-Saint-Maur part de la place de la Bastille depuis le 22 septembre 1859 ; depuis1875, il poursuit jusqu’à Brie-Comte-Robert. Un train à impériale de vingt-quatre voitures, toujours bondé, mène à Nogent, Eldorado du dimanche, comme Carné titra son documentaire de 1929, où les filles sont belles sous les tonnelles quand on y boit le petit vin blanc.
Au temps du Front Populaire, « Quand on s’promène au bord de l’eau », comme le font Jean Gabin et ses poteaux dans La Belle Équipe, c’est à Nogent, où l’on arrive par le chemin de fer partant de la gare de la Bastille. En 1961, Jean Renoir, interrogé sur le Crime de Monsieur Lange, conçu à Meudon avec Jean Castanier, en parle : "Tous les dimanches, dans les bois de Meudon, les gens sortaient pour oublier leur semaine de travail, les ateliers irrespirables, l'ennui du travail à la chaîne. A Meudon, sous les bosquets et malgré les papiers gras, ils oubliaient leur fardeaux et devenaient princesses, rois ou milliardaires." (Jean Renoir, Le passé vivant, Editions de l'étoile/Cahiers du cinéma, 1989). Renoir disait déjà sur le moment : "Tout le cadre classique de la banlieue parisienne, autrefois le plus beau paysage du monde, aujourd'hui [1936] saccagé, souillé, déshonoré par la cupidité et la bêtise des industriels et des propriétaires de terrains." (Jean Renoir, Ecrits 1926-1971, Belfond, 1974)
En 1952 encore, on ira à Joinville-le-Pont, pon ! pon ! guincher chez Gégène, avec Roger Pierre. C’est le même train partant de la gare de la Bastille, qui, de 1945 à 1956, conduit à la « Fête de L’Huma », qui se tient alors au bois de Vincennes.

- siège de la FSGT, 2 rue Biscornet. Les « majos » du Congrès de Tours ayant gardé dans le domaine du sport le sigle FST, les sportifs ouvriers minoritaires se sont rebaptisés, en 1926 : Union des sociétés sportives gymniques du travail (USSGT), et leur bulletin Sports et Loisir.
Douze mois plus tard, pourtant, l’élan du Front populaire réconcilie les sportifs communistes et socialistes (voir sur ce blog : La folie en tête: des Belles de la Grange à Binet Alfred); de la fusion naît la FSGT, et un journal unique Sport, le « journal des sportifs ouvriers ». L’hebdomadaire s’en prend particulièrement aux sports professionnels, que seuls sont alors la boxe et le cyclisme, et à l’exploitation des athlètes : le Tour de France, suivi avec passion « dans les masses », n’est jamais désigné autrement que dans sa vérité de « Tour de Souffrance » ; le champion El Ouafi, ancien ouvrier de Renault, vainqueur du marathon aux Jeux Olympiques d’Amsterdam de 1928, est montré sur son lit d’hôpital en mai 1934, abandonné de toutes les instances officielles aussi bien que commerciales du sport national. En octobre 1934, le Red Star de Saint-Ouen rencontrant Mulhouse au soir de l’assassinat de Louis Barthou et du roi de Yougoslavie, les organisateurs demandent une minute de silence, à laquelle répondent des sifflets nourris, ce que Sport commente d’un : « Ils y regarderont sans doute à deux fois, à l’avenir, avant de tenter d’entraîner dans leurs pantomimes nationalistes les prolos de Saint-Ouen ! »
Le sport ouvrier est alors un phénomène parisien : au moment de la fusion, la FST annonçait 115 clubs et 9 000 membres en région parisienne contre 80 clubs et 5 000 membres pour toute la province. Mais « parisien » s’entend quand même plutôt « banlieusard » dans la mesure où Paris ne comptait que neuf terrains de foot en 1929 par exemple, alors que la banlieue en possédait quatre-vingt-neuf.
Du Front populaire, on retient comme l’un de ses traits principaux la création du sous-secrétariat aux Sport et aux Loisirs de Léo Lagrange. La présidence de la FSGT sera exercée conjointement par le communiste Georges Marrane, qui a pratiqué la boxe et le foot, qui restera son président d’honneur après la guerre, et par Antonin Poggioli, maire socialiste du Bourget.
Après la Libération, Jeune Combattant, l’organe des Forces unies de la jeunesse patriotique, se verra presque naturellement transformé en hebdomadaire sportif : Miroir-Sprint.

On remonte par la rue Lacuée et la rue Moreau jusqu’au passage du chantier. On profite d’une des cours nombreuses ici pour évoquer le Crime de M. Lange, de Renoir, tourné en octobre et novembre 1935 aux studios de Billancourt, sorti en salles le 24 janvier 1936, l’un des quelques films emblématiques du Front populaire, qui se passe tout entier dans « la cour d’un immeuble populaire parisien » du Marais (4e). Son héros, collectif, est une « imprimerie communiste » : les ouvriers y ont repris en coopérative l’atelier abandonné par leur patron escroc et, sous cette forme, l’entreprise prospère en éditant des romans populaires, dont Lange est l’auteur.
L’idée géniale de Renoir se trouve d’abord dans le décor : une cour parisienne avec une blanchisserie et une imprimerie, ainsi que des appartements. Bref tous les décors du film (ou presque) sont réunis en un seul endroit. « La caméra allait chercher les acteurs, les suivait, montait, descendait et ceci avec d'autant plus de difficultés que les décors étaient extrêmement étroits. C'était des décors naturels, construits autour d'une cour. D'ailleurs, le fait qu'on ait tourné dans une cour, explique aussi la mauvaise qualité du son…mais je préfère un mauvais son à un doublage. »
Tous les acteurs du « théâtre ouvrier » de l’époque y participent : Maurice Baquet est Charles, le fils du concierge ; Jacques B. Brunius est M. Baigneur ; Sylvain Itkine, un cousin de Batala ; Marcel Duhamel est Louis, agent de maîtrise ; Germaine Duhamel une blanchisseuse ; Sylvia Bataille est Edith ; Guy Decomble un ouvrier ; Paul Grimault un typo ; Janine Loris une blanchisseuse, tandis que Fabien Loris y joue également un petit rôle, comme Max Morise. Francis Lemarque y sera « la silhouette d’un voyageur sur un quai de gare ».

Dans la rue de Lappe, on évoque assez naturellement l’accordéon, un instrument associé au Front Populaire et aux bals qui se donnent dans les usines occupées. En 2005, l’un des documents offerts à la réflexion des candidats au Diplôme national du Brevet (DNB), Série technologique, sous l’intitulé « Les avancées sociales du front populaire », était une photographie de la grève aux usines Delahaye (en mai – juin 1936), qui montrait, sur un groupe d'une trentaine d'ouvriers posant autour d’un châssis, pas moins de 2 accordéonistes, dont un sur l’instrument duquel se lit la marque Fratelli Crosio. Ce fabricant parisien, ayant créé son atelier en 1912 rue des Orteaux, s’était installé dès1916 avec son magasin de vente au 29, rue de Reuilly (au Mo Reuilly-Diderot), avant d’aller en 1948 rue René Boulanger, à la République. En 1994, Jean-Pierre Crosio, inaugurait un salon d’exposition, 17-19 rue Faidherbe, qui devait fermer à la fin de 2008.
Grèves d'occupation, filmé en 1936, monté et commenté a posteriori, l’un des films les plus diffusés dans les circuits militants du Front populaire, insiste sur la culture et le folklore ouvriers, souvent proches du carnaval : repas et bals, mise à feu du mannequin des 48 heures, dénonciation publique des jaunes, enterrement parodique du capital, cortèges accompagnant des rosières et un couple de grévistes se mariant. Des jeunes grimés en “ bolchevik au couteau entre les dents ”...
Une photo prise sur les chantiers de Saint-Nazaire, montre des ouvriers, tous des hommes, dansant en couples entre eux au son là encore d’un accordéon.

Par la rue de la Roquette, on rejoint le square Francis Lemarque, au n°90 (angle de la rue Charles Dallery), inauguré le 24 oct. 2006. En 1934, Francis Lemarque (Nathan Korb) [voir aussi sur ce blog, De Verlaine au 4ème à Verlaine tout en bas] adhère au groupe Mars, composé d’une quinzaine de jeunes gens, dont l’animateur est O’Brady, un Hongrois, auquel succèdera Sylvain Itkine. « Au cimetière [du père Lachaise], nous, le Groupe Mars, nous étions juchés sur le toit d’un caveau de famille, toujours le même, que nous occupions tous les ans, raconte Francis Lemarque. Il était placé sur le parcours du cortège, qui défilait depuis le matin, jusque tard dans la soirée. Munis de porte-voix, nous enchaînions chœur parlé sur chœur parlé, avec de courtes pauses pour nous permettre de reprendre notre souffle... et du souffle, il fallait en avoir pour tenir la distance. » Puis Sylvain Itkine leur présentera Aragon devant la Maison de la culture de la rue de Navarin et, comme les frères Korb chantent aussi en duo, genre Gilles et Julien [A l’époque du Front populaire, et à l’Alhambra, 50, rue de Malte (aujourd’hui démoli), Gilles et Julien chantaient « La Belle France : il était question de bleuets et de coquelicots, on aurait dit du Déroulède », ironise Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge, mais aussi La Chanson des 40 heures], Aragon les rebaptise « les frères Marc », et Nathan Korb en prendra plus tard son nom de scène de Francis Lemarque. Ils rencontrent le groupe Octobre dont Prévert est le pourvoyeur de textes.
Au Front Populaire, ce groupe Octobre donnera plusieurs représentations par jour dans les usines, les magasins, les bureaux en grève, de Citroën aux Galeries Lafayette, des entrepôts de transports publics aux centraux téléphoniques.
On retrouvera Frédéric O’Brady, 1er animateur du groupe Mars, dans Le Cercle vicieux, parodie des Mouches de Sartre, qu’a écrite Roger Pierre et qu’il interprète au Tabou avec Annabel, Jean-Marc Thibault, Boris Vian et d’autres, tous empêtrés dans des béquilles qui les rendent malhabiles à attraper lesdites mouches sans se cogner dans le mur.
Frédéric O’Brady sera encore le partenaire de Loleh Bellon dans la mise en scène de Louis Daquin pour Le colonel Foster plaidera coupable, une pièce de Roger Vailland entièrement produite par le PCF en tant qu’élément de sa campagne contre Ridgway la Peste, à l’Ambigu, la salle de deux mille places du 2 ter, bd Saint-Martin, démolie depuis. Une seule représentation aura lieu, le 15 mai 1952, que le Préfet de police ne laissera pas se renouveler.

- Fédération du Théâtre Ouvrier Français, 75 rue de la Roquette. La FTOF, dont le congrès constitutif a eu lieu le 25 janvier 1931, est arrivée à cette adresse avec sa revue, la Scène Ouvrière, à la fin de la même année. Les premiers groupes de théâtre ouvrier s’appelaient « la Phalange du 18e », « l’Amicale artistique des coopérateurs du 14e », « l’Aube artistique de Bobigny », etc. Cette dernière va être la première à changer son nom en celui de Blouses Bleues, et son animateur, Gaston Clamamus, devenu le trésorier de la FTOF, va tenter de généraliser ce label de « blouses bleues » à toutes les troupes du théâtre ouvrier, d’en faire leur costume de représentations, et le symbole d’une ligne politique à l’imitation des soviétiques.
La création de la FTOF, qui a mis à l’ordre du jour la transformation des troupes de théâtre amateur en groupes d’agit-prop, y a instauré le sectarisme : le n° 3 de la Scène Ouvrière, de mars 1931, a par exemple lancé l’anathème sur le groupe libertaire de La Muse Rouge. Mais la revue a d’abord pour rôle de fournir un répertoire : son n° 4 propose une saynète, « A bas le sport bourgeois », qui a pour épilogue : « Travailleurs, le sport bourgeois est pourri, le sport bourgeois c’est le militarisme. Adhérez à votre organisation sportive de classe, à la FST. Formez des comités de spartakiade pour envoyer des délégués à Berlin en juillet. » On y trouve encore un appel « Aux métallos ! », chœur parlé pour 12 à 20 personnes s’adressant à ceux de chez Citroën, Renault et Peugeot, qui scanderont : « Vive le front unique des travailleurs ! A bas les chefs traîtres réformistes ! A bas la guerre contre l’URSS ! Vive l’unité syndicale de classe CGTU ! » Dans ce même numéro, un portrait de M. Citroën, « qui perd 12 millions par nuit », deux ans avant les « actualités » que Prévert donnera sur le même thème. Enfin un autre chœur parlé, pour une douzaine de participants, proteste contre l’enlèvement du militant communiste N’Guyen van Tao par la police de Chiappe.