PARIS Ier. 1 L'ILE DE LA CITE


L'île de la Cité en 1742, dans la Description de Paris, de Piganiol de la Force. Gallica
Victor Hugo, ou encore le XIXe siècle – l’un est l’autre –, contemple Paris du haut des tours de Notre-Dame comme Charles V le faisait du haut de la tour de l’Horloge, et décrit une île de la Cité qui a peu changé.
Le XXe siècle cherchera sa vue panoramique sur la tour Eiffel ; le XXIe, après le parachèvement de la voie triomphale par la pyramide du Louvre et la Grande Arche de la Défense, a préféré l’Arc de triomphe, au toit duquel se tournent maintenant, vers les quatre points cardinaux, quatre fois plus de visiteurs qu’au sommet de la cathédrale.
La montée aux tours est l’occasion pour Hugo d’un rappel des trois composantes de Paris : « l’île était à l’évêque, la rive droite au prévôt des marchands, la rive gauche au recteur ». Voilà pour le pouvoir ; pour les bâtiments, « la Cité avait Notre-Dame, la Ville le Louvre et l’Hôtel de Ville, l’Université la Sorbonne » ; enfin, pour ce qui est des corps, les nourrir, les soigner, leur permettre de s’ébattre, « la Ville avait les Halles, la Cité l’Hôtel-Dieu, l’Université le Pré-aux-Clercs ».
Hugo résume ainsi la capitale au moment où entrent en scène, dans son roman, à la fin du XVe siècle, Esméralda et Quasimodo, les lettres de l’imprimerie remplaçant la langue des pierres et du verre. Jusqu’à cent cinquante ans plus tôt, l’île de la Cité, à elle seule, a tout eu : l’évêque et le roi. Puis, quand Étienne Marcel, prévôt des marchands, et ses hommes, profitant de la captivité du roi Jean le Bon, ont envahi le palais de la Cité et forcé le Dauphin à y endosser les couleurs de Paris, mi-parties de rouge et de bleu, le roi est allé, pour deux siècles, se réfugier à l’est de la Ville, à l’abri de la Bastille, à l’hôtel Saint-Paul, à celui des Tournelles. La cour continuera ensuite de résider dans la Ville, côté ouest désormais, pour cent vingt années supplémentaires, au Louvre et aux Tuileries, avant de partir pour Versailles. Au Palais de la Cité n’est restée que la Justice, c’est-à-dire le Parlement de Paris.
L'hôtel des Tournelles vers 1540
Mais nous voilà arrivés au sommet. Des beautés de Notre-Dame, affirme Hugo en atteignant la plate-forme, « la principale, c’est la vue du Paris qu’on découvrait alors du haut de ses tours. C’était en effet, quand, après avoir tâtonné longtemps dans la ténébreuse spirale qui perce perpendiculairement l’épaisse muraille des clochers, on débouchait enfin brusquement sur l’une des deux hautes plates-formes, inondées de jour et d’air, c’était un beau tableau que celui qui se déroulait à la fois de toutes parts sous vos yeux ».
Si, de là-haut, on voit loin, réciproquement, on ne voit Notre-Dame que de loin : boussole du voyageur de terre et d’eau, couronne au-dessus de la ville dont elle signe la primauté. Quand on l’approche, Notre-Dame se dérobe aux regards, trop embrassée par la Cité.
Du haut des tours, en revanche, le quadrillage en dièse de Paris était particulièrement net : deux axes verticaux et parallèles, celui formé des rue Saint-Martin, de la Juiverie (aujourd’hui de la Cité) et Saint-Jacques, et celui formé des rues Saint-Denis, de la Barillerie (aujourd’hui boulevard du Palais) et de la Harpe (emportée pour partie par le boulevard Saint-Michel), barrés perpendiculairement, sur la rive droite par l’enfilade Saint-Antoine/Saint-Honoré et, sur la rive gauche, entre les portes Saint-Victor et Saint-Germain, par les rues qui sont aujourd’hui celles des Écoles et de l’École-de-Médecine.
Cette croisée de Paris fut la première pavée. Au début du XIIIe siècle, Paris pue, il n’y a pas d’autre mot. Philippe Auguste, mettant un jour le nez à la fenêtre de son palais (l’actuel Palais de Justice) au moment où le passage de chariots remue la boue parisienne, est littéralement suffoqué par l’odeur. Il convoque aussitôt les bourgeois pour exiger le pavage de toutes les rues de la ville, ce qui ne trouvera un commencement d’exécution que dans la traversée de la Cité et le début de ses prolongements rue Saint-Jacques et rues Saint-Denis/Saint-Martin et, pareillement, dans les deux départs, à droite et à gauche, de l’axe Saint-Honoré/Saint-Antoine perpendiculaire.
Dans la première moitié du XIXe siècle, les choses n’ont guère changé concernant la lisibilité de la capitale, et encore moins l’aspect de la Cité. « Vers la fin du mois d’octobre 1838, par une soirée pluvieuse et froide, un homme (…) traversa le pont au Change et s’enfonça dans la Cité, dédale de rues obscures, étroites et tortueuses, qui s’étend depuis le palais de Justice jusqu’à Notre-Dame. Quoique très circonscrit et très surveillé, ce quartier sert pourtant d’asile ou de rendez-vous à un grand nombre de malfaiteurs de Paris, qui se rassemblent dans les tapis-francs ». C’est là le début des Mystères de Paris.
Le malheur, c’est que l’étudiant Eugène Haussmann, dix ans plus tôt, empruntait le même chemin pour aller suivre ses cours à la fac de droit, et que lui n’est pas devenu romancier : « Je franchissais le vieux Pont-au-Change que je devais plus tard faire également reconstruire, abaisser, élargir », rapporte-t-il dans des Mémoires écrits cinquante ans après les Mystères de Paris ; « je longeais ensuite l’ancien palais de justice, ayant à ma gauche l’amas ignoble de tapis-francs qui déshonorait naguère encore la Cité, et que j’eus la joie de raser plus tard, de fond en comble – repaire de voleurs et d’assassins, qui semblaient là braver la Police correctionnelle et la Cour d’assises ».
Eugène Sue notait, lui aussi, l’attirance paradoxale de ces malfaiteurs pour le lieu même où leurs forfaits seront jugés, et l’on pouvait encore, à l’époque de son récit, tomber nez à nez, place du Palais de Justice (aujourd’hui boulevard du Palais), avec un grand échafaud et une douzaine de prisonniers condamnés au bagne, auxquels on était en train de river le collier au cou.
Les mêmes Mystères de Paris, portés à la scène, dépeignent davantage le bourbier que le coupe-gorge. Tortillard s’y lamente devant le Lapin Blanc : « C’était bien la peine de venir prendre ici une planche, d’aller la poser sur le ruisseau de la rue de la Barillerie et de m’égosiller à crier pendant une heure : Passez ! payez ! Passez, payez ! Une mauvaise averse de trois sous. Avec ça que dans c’te Cité, ils se moquent bien de se crotter… Ils passaient à côté de ma planche et m’éclaboussaient… les raffalés ! ».

Vingt et une églises, combien de cloches ?

De Quasimodo au Chourineur, la Cité est restée « l’île sonnante », avec ses vingt et une petites églises et le nombre de cloches qui s’ensuit, qui « honorant les morts, font mourir les vivants » ; le bourdon de Notre-Dame, que baptisèrent Louis XIV et Marie-Thérèse, dominant de sa forte voix ces volées assourdissantes.
À l’époque où se déroule l’action de Notre-Dame de Paris, sur le côté nord de la cathédrale, une quarantaine de maisons bénéficient d’une vue qui s’étend jusqu’à Charenton. Prolongeant leurs jardins, l’île Notre-Dame et l’île-aux-Vaches n’ont rien de plus haut que les brins de l’herbe verte dépassant les draps blancs étalés par les lavandières. Le lotissement des deux îles, réunies en une seule qui prendra le nom de Saint-Louis, ne peut laisser indifférent le chapitre : « les maisons de cloître qui étaient ci-devant les mieux situées de Paris perdront la sérénité de l’air qu’elles avaient par le moyen de l’île ». Les chanoines se battirent longuement pour ne céder, après dédommagement, qu’en 1642.
Le conseiller au Parlement Pierre Broussel, dont l’arrestation fit surgir les barricades de la Fronde, habitait de ce côté, rue Saint-Landry. « Il fallut, pour satisfaire le peuple, raconte Olivier d’Ormesson dans son Journal, le mener par les quartiers les plus échauffés, où il fut reçu avec salve de mousqueterie. C’était un triomphe, chacun lui baisant les mains et la robe. Il passa par la rue Saint-Honoré et de là sur le Pont-Neuf, et fut à Notre-Dame entendre la messe. »
C’est par l’autre rive, par le Petit-Pont, qu’arrivent à Notre-Dame les processions solennelles portant les reliques de sainte Geneviève quand il s’agit de combattre l’inondation, d’arrêter les pluies ou tout autre fléau. L’abbaye, au sommet de « la montagne », dans l’Université, garde alors en gage le prévôt des marchands et quatre conseillers de ville jusqu’au retour du saint reliquaire. À l’inverse, le 2 décembre 1804, c’est le pape, Pie VII, qui est l’otage du pouvoir civil, quand il s’agit de lui faire célébrer à Notre-Dame le sacre de Napoléon Ier, dans le faste et la pompe que nous montre le tableau de David.

Pomme de pin et Lapin Blanc

Rue de la Juiverie, qui traverse la Cité au débouché de ce Petit-Pont, s’élève, si l’on peut dire, le « trou de la Pomme de pin » où Villon, dans son Grand Testament, envoie « Jacques Raguyer, le grand godet de Grève ». Villon évoquera encore le cabaret, et la manière d’y avoir du vin, dans ses Repues franches. Trois quarts de siècle plus tard, la renommée de l’endroit est telle qu’un écolier limousin de rencontre peut vanter à Pantagruel les mérites de la Pomme de pin, et, un siècle encore après Rabelais et son Deuxième Livre, c’est Molière qu’on y voit, lisant une scène des Femmes savantes à Corneille et à Boileau.
Vers 1635 s’affaiblit la vogue intellectuelle bientôt bi-séculaire de ce haut lieu qui rassembla ceux que Calvin nomma « libertins », lignée de libres penseurs dans laquelle figurent Rabelais, Montaigne, La Fontaine et Molière, avant Voltaire qui, peut-être, logeait rue de la Barillerie quand le Régent le fit arrêter et conduire à la Bastille. Mais la cuisine de la Pomme de pin restait fameuse en 1670 quand Colletet cite encore son excellent chapon dans ses Tracas de Paris.
Le Lapin blanc gravé par Jules Worms et Fortuné Méaulle suivant la reconstitution de Hoffbauer dans son Paris à travers les âges
Le Lapin Blanc de la rue des Fèves, emporté par la construction de la préfecture de police, est évidemment d’un genre tout différent, c’est un « tapis-franc », ce qui, nous dit Eugène Sue, « en argot de vol et de meurtre, signifie un cabaret du plus bas étage ». Celui-là a existé dans la littérature avant d’exister dans la réalité. L’immense succès remporté par les Mystères de Paris, d’abord en feuilleton, dans les Débats, à partir de 1842, puis à la scène deux ans plus tard, avec l’acteur Frédérick Lemaître en vedette, avait poussé un marchand de vin à doter le n° 6 de la rue des Fèves, qui possédait de belles caves, de la romanesque enseigne dégotée chez Eugène Sue. Pour une quinzaine d’années seulement, après quoi arrivèrent les démolisseurs du baron Haussmann.

De la tour Bonbec à la caserne

Derrière la façade Louis XVI du Palais de Justice, la galerie du Palais, dont Corneille avait fait une comédie portant le même titre, était l’un des trois grands centres de la librairie parisienne au XVIIe siècle, avec la rue Saint-Jacques et la place du Puits-Certain, dans l’Université. Ici, Toussaint Quinet, l’éditeur du Roman comique de Scarron, en 1651, voisinait avec les marchandes de dentelles et les merciers à la mode. Les dernières boutiques ne disparaîtront de la galerie marchande qu’en 1840.
Sur le quai de l’Horloge, la tour Bonbec, la plus occidentale, porterait ce nom de ce que l’on y faisait parler, dès la fin du XVe siècle, par la torture. Barbarie judiciaire face à la civilisation brillante et humaine des Lumières : la justice se rendait toujours, à la veille de la Révolution, d’après l’ordonnance de 1670, ce qui signifiait torture préalable, instruction secrète et absence d’avocat. Marat pourra écrire, concernant la furie des sans-culotte : « Ce sont les horreurs judiciaires d’autrefois qui ont donné à notre peuple ces mauvaises mœurs ».
C’est devant la Grand’Chambre du Parlement de Paris, située sur l’ancien appartement de Philippe le Bel, entre les deux tours médianes, qu’en 1655, Louis XIV, 16 ans, était apparu en habits de chasse pour briser la résistance des parlementaires. Le Tribunal révolutionnaire de Fouquier-Tinville siégera au même endroit à partir du 6 avril 1793, y prononçant plus de deux mille condamnations à mort. Un bon millier de prisonniers s’entassaient alors à la Conciergerie, qu’ils quittaient par la grille, à droite du grand perron, pour monter dans la charrette de la guillotine qui les attendait cour du Mai.
En face, au sud de la rue de Lutèce, quand Alphonse Esquiros, écrivant L’Histoire des Montagnards, vient en 1841 interroger Albertine Marat dans son logis misérable du 32, rue de la Barillerie, sous les toits, la sœur ressemble de façon si frappante à son frère qu’il semble à l’historien être devant l’ombre de Marat lui-même. « Son vêtement douteux – une sorte de robe de chambre – prêtait encore à l’illusion. Elle était coiffée d’une serviette blanche qui laissait passer très peu de cheveux. Cette serviette me fit souvenir que Marat avait la tête ainsi couverte quand il fut tué dans son bain par Charlotte Corday. »

Plus haut, au bal du Prado, à l’emplacement du Tribunal de commerce actuel, Friedrich Engels tente, à l’hiver de 1846-1847, de passer pour un simple noceur allemand aux yeux de « la rousse », la police secrète installée rue de Jérusalem, à l’angle du quai des Orfèvres, là où avaient résidé les premiers présidents du Parlement, puis les maires de Paris à partir de Pétion de Villeneuve. C’est dans cette même salle de bal que, le 26 février 1848, Blanqui organise un rassemblement pour exiger le drapeau rouge et protester contre « l’escamotage » de la république ouvrière.

Quatre mois plus tard, le 23 juin, les dockers des quais, les ouvriers travaillant sur les chantiers du chemin de fer d’Orléans, occupaient l’est de la Cité d’où ils tentaient de parvenir à l’Hôtel de Ville. Le glas sonnait pour la Cité populeuse, où la génération romantique, Théophile Gautier et Eugénie Fort, son amoureuse, se récitaient à deux voix dans un décor intact les scènes de Notre-Dame de Paris. L’entreprise métallurgique Monduit & Bechet, Gaget, Gauthier & Cie, qui ferait la statue de l’Indépendance américaine – dite de la Liberté -, dressait les flèches de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle. La poigne de fer d’Haussmann donnait ici sa leçon de choses : 1. Débroussailler les abords des monuments – avec une frénésie, autour de Notre-Dame, qui fait croire qu’il règle un compte personnel avec Hugo. 2. Voir la ville, comme un artilleur, en lignes de mire : au bout de l’œilleton, une cible ; dans l’axe du boulevard de Sébastopol, le dôme du Tribunal de Commerce, qu’on décentrera pour l’y faire rentrer de force. 3. Une rue est une droite qui passe par deux casernes, on en construira donc une dans l’île de la Cité. Au final, hormis Notre-Dame, la Sainte-Chapelle et la Conciergerie, n’en réchappent que quelques maisons, au nord-est, où plane le souvenir d’Héloïse et Abélard.
Balzac avait encore pu décrire, dans L’Envers de l’histoire, « une assez vaste cour au fond de laquelle se dessinait en noir une haute maison flanquée d’une tour carrée encore plus élevée que les toits et d’une vétusté remarquable ».
« Quiconque connaît l’histoire de Paris sait que le sol s’y est tellement exhaussé devant et autour de la cathédrale qu’il n’existe pas vestige des douze degrés par lesquels on y montait jadis. Aujourd’hui, la base des colonnes du porche est de niveau avec le pavé. Donc, le rez-de-chaussée primitif de cette maison doit en faire aujourd’hui les caves. Il se trouve un perron de quelques marches à l’entrée de cette tour, où monte en spirale une vieille vis le long d’un arbre sculpté en façon de sarment. Ce style, qui rappelle celui des escaliers du roi Louis XII au château de Blois, remonte au XIVe siècle. »
« Frappé de mille symptômes d’antiquité, Godefroid ne put s’empêcher de dire en souriant au prêtre : “Cette tour n’est pas d’hier.
– Elle a soutenu, dit-on, l’attaque des Normands et aurait fait partie d’un premier palais des rois de Paris ; mais, selon les traditions, elle aurait été plus certainement le logis du fameux chanoine Fulbert, l’oncle d’Héloïse ”. »

Le charme du Pont-Neuf

Reste le Pont-Neuf, bien sûr, qui ne saurait disparaître puisqu’il est le modèle de qui se porte bien. Dès son achèvement, Henri IV avait concédé le nouvel espace ainsi dégagé au premier président Achille de Harlay, à charge d’y construire une place à l’architecture ordonnancée de brique et de pierre, à l’instar de la place Royale (aujourd’hui des Vosges), avec cette différence que de fausses arcades y étaient seulement suggérées par des fenêtres en arc au rez-de-chaussée, et qu’un plan triangulaire remplaçait le plan carré. On l’appellerait Dauphine en l’honneur du Dauphin, le futur Louis XIII.
Quand Chardin y expose, devant la procession de la Fête-Dieu de 1728, sa Raie et son Buffet, une statue équestre d’Henri IV, à son débouché, parfait la place depuis un peu plus d’un siècle. L’exposition de la Jeunesse, pour laquelle il n’est pas besoin d’être membre de l’Académie, a ainsi lieu, à découvert, le jeudi suivant la Trinité entre 10 heures et midi. Les peintres flamands qui demeurent autour de la foire Saint-Germain, à l’autre bout du pont, échappent de longtemps – depuis que Rubens vint décorer le Luxembourg – à l’emprise des corporations.
Entre cette foire Saint-Germain et la Croix-du-Trahoir, le Pont-Neuf était vite devenu « le » nouvel axe nord-sud, en supplantant ses deux aînés. C’était d’abord l’un des rares endroits de Paris où l’on pouvait, sur des trottoirs, marcher sans risquer sa vie. Il y avait douze mille carrosses à Paris au temps de Louis XIV ; quarante ans plus tôt, on n’en comptait que trois cent dix. « Ce fut en ce temps-là qu’on inventa la commodité magnifique de ces carrosses ornés de glaces et suspendus par des ressorts ; de sorte qu’un citoyen de Paris se promenait dans cette grande ville avec plus de luxe que les premiers triomphateurs romains n’allaient autrefois au Capitole. Cet usage, qui a commencé dans Paris, fut bientôt reçu dans toute l’Europe ; et, devenu commun, il n’est plus un luxe. »
Le carrosse avait sans doute civilisé les mœurs, comme l’écrivait Voltaire – « Les mœurs tiennent à si peu de chose que la coutume d’aller à cheval dans Paris entretenait une disposition aux querelles fréquentes, qui cessèrent quand cet usage fut aboli. » –, il n’en était pas moins, pour les piétons, un véhicule fort dangereux.
À n’importe quelle heure, sur le Pont-Neuf, on croisait au moins un voleur, un prêtre et une prostituée. D’autres disent un cheval blanc ; en tout cas, on y trouvait de tout : Tabarin, son frère, sa femme, sur leurs tréteaux, où ils interprétaient des farces que l’on qualifierait plus tard de « tabariniques » ; Maître Gonin et ses pronostications plaisantes ou satiriques ; des chanteurs et chanteuses en plein air ; l’opérateur Brioché, son petit théâtre de marionnettes et son singe Fagotin qu’embrochera Cyrano de Bergerac, par un beau jour d’été, quelques années avant 1655. Ce dont on fera une pièce – Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché, au bout du Pont-Neuf –, que l’on jouera… sur le Pont-Neuf, théâtre sur le théâtre.
Cette vogue était l’aubaine des mouchards : il n’y avait qu’à se poster à une extrémité ; si, en l’espace de quelques jours, on n’avait pas vu l’individu recherché passer là, on pouvait affirmer, de façon absolument certaine, qu’il avait quitté Paris.
La seule ombre au pont, c’était la pompe de la Samaritaine, dont Mercier disait qu’elle bouchait la vue « pour quelques bassins qui n’en sont pas moins à sec les trois quarts de l’année ». De vue l’on n’avait pas du tout depuis les autres ponts qui étaient tous bordés de maisons jusqu’à ce qu’on détruisît les dernières en 1786. Le Pont-Neuf en redevint un pont presque comme les autres, d’autant que fermait alors la foire Saint-Germain, principal pôle économique de la rive gauche, qui lui retirait une partie de son trafic. Ce fut pourtant encore sur le Pont-Neuf que Pissarro, vieil impressionniste de 73 ans, aborda un jeune peintre de 24 ans, Othon Friesz, le futur fauve, qui habitait 15, place Dauphine, pour l’encourager à exposer aux Indépendants. Albert Marquet résidait au n° 29. « Paris semble n’exister que pour les artistes », disait déjà Whistler.

ANDRE CITROËN VS VINGT MILLE OUVRIERS



Pour le 100ème article de ce blog, le texte d’une conf donnée dans le cadre d’une soirée André Citroën à la mairie du 9ème arrondissement.


Celle-ci commençait par la projection du film de Léon Poirier, Autopolis. Sur le dépliant publicitaire qui en faisait « le film du Salon de l’auto » de 1934, ce « reportage » était présenté comme « La plus passionnante des féeries du monde moderne », qui devait satisfaire aussi « notre cœur de Français », c’est dire s’il était loin du reportage et proche du conte de fées patriotique. D’autant qu’il était l’œuvre de Léon Poirier, le réalisateur maison d’André Citroën, auquel le « seigneur de Javel » avait donné à remonter le film d’André Sauvage consacré à la Croisière jaune qui avait eu l’heur de lui déplaire. Ce que Poirier avait fait, si j’en crois la NRF, en « falsifiant, interpolant sans le moindre scrupule » pour aboutir à une « oeuvre de propagande franco-citroïque ». Les deux fruits du même Poirier seraient diffusés, Autopolis en 1ère partie de la Croisière jaune, à l’Olympia du bd des Capucines, et au cinéma des Champs-Élysées.


La voix off du film nous dit de sa cité de l’auto : « 90 ha, 25 000 habitants, 16 000 machines ». A condition d’agglutiner les sites de Javel, Grenelle et Gutenberg dans le 15ème, et ceux de Levallois, Clichy, St-Ouen-gare et St-Ouen-Épinettes en aval de la Seine. Pour le roi de l’organisation scientifique du travail, de la rationalisation, tout ça est bien morcelé ; l’expression Autopolis conviendrait bien mieux au caractère compact de Renault Billancourt.
La doctrine Citroën, rabâchée à l’envie, c’était “à l’ouverture des portes, le matin, il ne doit pas rester en stock une seule pièce fabriquée la veille ; le soir, le service commercial doit avoir fait disparaître toutes les voitures construites dans la journée.“ Ca ne devait pas être simple le flux tendu de St-Ouen à Javel en passant par Clichy et Levallois !
C’est que ce caractère éclaté de l’entreprise était destiné à éviter de trop grosses concentrations ouvrières, et l’esprit revendicatif qui va avec. Et de ce point de vue-là, c’était réussi. Lors de la grève de 1924, la Révolution Prolétarienne de Pierre Monatte estimait le nombre de syndiqués pour 11 000 ouvriers de Citroën à “300 au grand maximum“. Lors de celle du printemps 1927, A. Mahouy écrit : « Clichy, 20 syndiqués dans la boîte, beaucoup de coloniaux, pas mauvais salaires, ne bouge pas. Levallois, une quarantaine de syndiqués ; St-Ouen : environ 80 syndiqués, la section reprenait vie depuis 5 ou 6 mois [après sa décapitation suite à la grève de mai 1926]. Aucune organisation inter-usines, pourtant si indispensable pour mener un travail à bien. Pas de contact, aucun rapport entre les syndiqués. A St-Ouen on ne sait pas ce qui se passe à Levallois, ni à Javel et réciproquement. »

La vidéo faisant entendre la voix de Jacques Prévert (voir notre précédent article) venait en contrepoint. Son texte date du 21 avril 1933, à l’occasion du 30ème anniversaire (par anticipation) de l’Humanité, salle Bullier, et en pleine grève Citroën. Il s’agit en fait d’Actualités, forme de chœur parlé dont le groupe Octobre, comme les autres groupes de la Fédération du Théâtre Ouvrier de France, est coutumier. Ce 21 avril 1933, c’est Marcel Jean, un peintre récemment arrivé aux surréalistes et plus récemment encore à Octobre, qui traverse la scène, une lampe de poche à la main et, sous son faisceau, déplie une feuille de papier. Il lit : “À la porte des maisons closes, / C’est une petite lueur qui luit. / C’est la lanterne du Bordel capitaliste. / Avec le nom du tôlier qui brille dans la nuit. / Citroën… Citroën…” Avant que le texte ne finisse, le reste du groupe Octobre l’a rejoint, dans l’ombre, puis la lumière se rallume et tous scandent en chœur : “Vive la grève !“

Tout commence dans le 9ème arrondissement, dans le triangle des rues Laffitte – Châteaudun – La Fayette. Le père d’André Citroën est un diamantaire juif néerlandais qui a émigré à Paris, où son fils nait en février 1878, au 44 rue Laffite. On déménage ensuite rue de Châteaudun, et le père s’y défenestre, alors que son fils n'a encore que 6 ans (1884). Après le suicide paternel, la famille s’installe au 62 rue Lafayette. L’enfance et l’adolescence d’André Citroën se passe là, et, à l’autre bout du 9ème, au lycée Condorcet. André entre au « petit lycée » de la rue d’Amsterdam, tout neuf, (il a ouvert quatre ans plus tôt), le 1er octobre 1885, en 9E C. Le petit lycée, c’est l’école primaire des bourgeois : mitoyenne du lycée (ou presque dans le cas de Condorcet), payante, avec en plus de l’enseignement ordinaire, une langue vivante et le latin. On y reste de la 11ème à la 7ème, avant de passer au lycée tout court.
André Citroën passe en 6ème au « grand Condor » l’année ou Marcel Proust y est en terminale, et avec lui les deux frères Halévy (et fils du librettiste d’Offenbach), Léon Brunschvicg (qui fondera avec l’aîné des Halévy la Revue de métaphysique et de morale); les trois frères Reinach y ont été dix ans plus tôt.

La sortie du lycée Condorcet, par Jean Béraud, 1903.
Les lycées de la rive gauche sont intellectuels, ceux de la rive droite bourgeois, Condorcet tient des deux, de par la présence, en particulier, d’“un grand nombre d’élèves protestants et israélites, le lycée [jouant] un rôle éminent dans l’émergence du « franco-judaïsme », dans la constitution du réseau dreyfusard, dans l’histoire de la Ligue des droits de l’homme.
Théodore Reinach notera plus tard, dans un discours de distribution des prix du 13 juillet 1924, que « ce qui donne à Condorcet sa physionomie à part, c’est ce mélange bien parisien de sérieux précoce et de grâce légère, de discipline indulgente et de fronde inoffensive, d’ardeur pour l’étude et de goût pour le plaisir ».
C’est d’une certaine façon un portrait d’André Citroën, l’industriel qui va être « un des rois de Paris, un des rois de la terre. » Reportons-nous à la nécrologie du Monde Illustré, en juillet 1935, qui lui attribue cette double couronne : « Il a pour secrétaires le fils du président Millerand [sans doute Jacques, qui sera gendre d’un Lazard de la banque, puis associé à cette dernière] et le fils du général Weygand. Au moment le plus critique, par une espèce de défi au destin, il n'hésite pas à changer tous ses modèles pour construire sa supertraction, à démolir et à faire rebâtir son usine, à remplacer son matériel et pour consacrer ces transformations, il reçoit dans un banquet de 6.000 couverts. »
Il a pour secrétaires le fils d’un président de la République et le fils du major général des armées alliées dans la Grande Guerre ! Et vous aurez noté les mots de Prévert : « Il a des colonels sous ses ordres ». Pas des juteux, des adjudants-chefs, des colonels ! Ce n’est pas une image. Les chefs du personnel d’André Citroën seront successivement puis simultanément, le colonel Lanty, dès 1922, qui a été du cabinet d’Albert Thomas, ministre de l’Armement, puis et avec lui le colonel Fontana, attaché à la maison militaire du président de la République, Alexandre Millerand, après la fin du mandat de celui-ci en 1924.
D’ailleurs dans la grève de 1933, antérieure au texte de Prévert, une chanson créée par l’un des ouvriers de l’usine affirmait : « Nous n’rentrerons en chaîne / Qu’après complète satisfaction ; On matera votre haine / A toi et tes fameux colons… »

D’André Citroën le magnifique, on connaît aussi la passion du jeu. Dans une lettre à sa fille Cécile (une vraie lettre, personnelle, expédiée de Nice après le carnaval), Paul Éluard discutant avec elle de l'injustice, de l'opression, finit ainsi: "Je m'excuse de t'envoyer le petit problème trop simple ci-joint. Mais fais-le et j'espère qu'il te fera saisir la monstrueuse inégalité qui règne dans la société actuelle. En U.R.S.S., ton pays [Cécile est la fille d'Hélène Dmitrovnie Diakonova Gala], cela n'existe plus." Le problème est le suivant : “Monsieur Citroën est un fort joueur de baccara. Il lui est arrivé, la saison dernière, à Deauville, de perdre trois millions en une nuit. Un manœuvre, travaillant à la chaîne, c’est-à-dire en répétant toujours le même travail des années entières, 8 heures par jour, gagnant aux usines Citroën 4 francs de l’heure, combien de manœuvres devront-ils travailler pendant toute leur vie – un homme peut travailler en moyenne pendant quarante ans – pour payer le plaisir d’une seule nuit de Monsieur Citroën ?”

Dans le texte de Prévert, vous aurez entendu : « il a son nom sur la Tour », et vous aurez vu, sur celle-ci, son nom, celui de sa firme, en lettres de vingt mètres de haut, composées de deux cent cinquante mille ampoules de six couleurs, visibles de quarante kilomètres à la ronde. Tout cela avait commencé le 4 juillet 1925 et ne s’éteindrait qu’avec la faillite de l’entreprise près d’une dizaine d’années plus tard.
Et vous aurez noté qu’il n’y a pas que son nom mais aussi celui de ses modèles, actualisé, et par exemple, après leur sortie en 1928, la “C 4“, la “C 6“. André Citroën ne fait pas seulement sur la Tour Eiffel de la communication qu’on dirait aujourd’hui institutionnelle, il l’a transformée en un panneau publicitaire du type le plus banal !


Il faut mesurer à sa juste proportion cet accaparement privé de l’espace public, et qui plus est du monument symbolique de Paris. Sous la Troisième République, c’est Paris la Mecque du capital. Paris, qui a trouvé bon d’honorer, pour son centenaire, non la Révolution mais la révolution industrielle, Paris seule ville du monde qui ait après cela pour emblème le produit de démonstration d’une entreprise, au nom de son constructeur, la Tour Eiffel (là où les USA ont la statue de la Liberté ou l’obélisque à George Washington) ; la seule qui ait osé louer son monument totémique à un annonceur (imagine-t-on la publicité de Ford sur la statue de la Liberté ?)
La (courte) vie d’André Citroën se confond exactement avec cet apogée du capitalisme : il est en 6ème quand finit de s’élever la tour de M. Eiffel, pour laquelle il se passionne, en même temps qu’il dévore Jules Verne ; il meurt le 3 juillet 1935, le jour où le Parti radical décide de rejoindre le Front populaire.

A 20 ans, en pleine affaire Dreyfus, André Citroën est entré à Polytechnique. Ensuite, il a créé une petite société d’engrenages à Grenelle. En 1908, il a pris la direction de l’usine Mors, (48 rue du Théâtre), et fait passer la production de 125 à 1 200 voitures par an. Pendant la guerre, il devient le premier producteur d’obus.
D’emblée, il met en scène sa grandeur : l’usine de Javel datait de juillet 1915, son extension, en 1917, est inaugurée par le ministre de l’Armement, Albert Thomas. Elle est dotée d’une garderie d’enfants de 150 places, d’une pouponnière de 60 berceaux – n’oublions pas qu’en ces années de guerre, la main d’œuvre est devenue essentiellement féminine – d’un cabinet dentaire, d’une infirmerie, de bains-douches. La cantine de 2 700 couverts, (on y dispose de 45 minutes pour prendre son repas), est transformée tous les samedis soirs en cinéma où sont diffusés des films industriels : toutes les opérations de la fabrication sont filmées et montrées en détail avec explications au personnel chargé de les exécuter.
Le 12 juillet 1917, Albert Thomas, ministre de l'Armement, inaugure la cantine du personnel. Gallica

Le Club, salle de billard et de distractions, est destiné à resserrer les relations amicales entre chefs de services. L’usine dispose d’un magasin coopératif rue de la Convention. Une Amicale des Employés Citroën (AEC) permet de s’adonner à la musique, à la comédie et au chant.
Mais la Revue philanthropique de novembre 1920, s’attriste de ce que « la luxueuse chambre d'allaitement dont M. André Citroën a répandu les photographies dans le monde entier a été fermée ». Renault a également fermé la sienne (mais il s’était moins répandu à son sujet) ; la main d’œuvre féminine n’est plus majoritaire.
45 minutes pour le repas ? Pour qui donc ? En 1933 encore, les ouvriers de Citroën ne disposent que d’un quart d’heure et font grève pour porter ce temps à une demi-heure, ce qui leur sera refusé !
Autopolis fait pire. Il nous fait entendre la sirène de midi, et voir chacun quitter son poste, puis celle de 13h30 en nous annonçant que “le travail reprend“. 1 h 30 de pause ? Pour la seule maîtrise ? Pour ceux que l’on voit se rendre au luxueux d’entreprise, tandis que les ouvriers soit passent le portail en courant (sans doute ceux qui vont manger leur casse-croûte dehors), soit achetent leur litre dans un réfectoire aussi sinistre qu’un bistrot de banlieue, et repêchent leur gamelle dans le bain-marie. ¼ d’heure pour réchauffer la gamelle et l’avaler ? Parce que, rappelons-le, c’est d’1/4 qu’ils disposent dans la vraie vie.
Au premier semestre de 1932, on pourra lire dans la presse que « Les ouvriers de M. André Citroën ont bien de la chance : un patron moderne les a nantis de radio-réfectoires. » Un studio a été installé à Javel (inauguré naturellement par pas moins qu’1 ministre et 2 secrétaires d’État). Il est relié aux autres usines. Il diffusera pendant le repas de midi, concerts ou émissions tournées sur place, causeries sur les sujets les plus variés : œuvres sociales, enseignement technique, organisation des ateliers et du travail, conseils d’hygiène, d’éducation physique.
Un ¼ d’h pour bouffer et il faudrait en plus se taire pour écouter des sermons patronaux ?! Mais bien sûr, quand la presse dit « ouvriers », ce n’est pas d’eux qu’il s’agit mais du personnel qui fréquente le restaurant.

Dans Autopolis, on voit un Africain, qui nous est désigné comme « un Noir mélancolique » ; aux forges et fonderies de Clichy, « les plus modernes d’Europe », les travailleurs coloniaux et étrangers forment la majorité du personnel, et ce dangereux travail est considéré comme un travail de manœuvre, payé comme tel.
On voit que la main d’œuvre féminine est nombreuse, au caoutchouc, à la tapisserie, au lustrage, à la sellerie, aux équipements électriques ; et elles aussi sont le plus souvent manœuvres.
Femme-bagues, le photographe associe. 1927. Gallica

On voit que presque tout se fait à main nues : la coulée de l’aluminium (pensez, il suffit pour sa fonte de 650 degrés), le déplacement des carters, des vilebrequins au sortir du feu, l’ébarbage, l’emboutissage, une équipe le flanc de Traction d’un côté, une autre la retirant du côté opposé, sans qu’aucune grille de protection ne vienne s’abaisser entre la machine et ses servants.
 Ils sont 44% de « manœuvres spécialisés » chez Citroën, souvent d’anciens ouvriers qualifiés dans un autre métier. La corporation de la serrurerie, par exemple, a été littéralement vidée de ses compagnons par l’industrie automobile, offrant des salaires supérieurs. Ces manœuvres sont dit spécialisés parce qu’ils sont asservis à la machine, à une tâche unique. Et puis il y a encore le manœuvre tout court : déchargeur, etc., homme à toute main.

En 1923, Citroën rachète à la Somua l’ancienne usine Farcot de l’avenue de la Gare, à Saint-Ouen, et en construit une seconde au plus près de Paris, rue Émile Zola, dans le quartier des Épinettes. L’adoption de la carrosserie tout acier fait équiper St-Ouen-Épinettes de 250 presses, dont des Toledo de 1 400 tonnes de la hauteur d’une maison de trois étages. Toute la tôlerie découpée ou emboutie des châssis sortira des Épinettes.
Le salaire est partout divisé en deux parties, explique A. Mahouy, chaudronnier à St-Ouen, dans la Révolution prolétarienne : d'une part le taux d'affûtage qui varie suivant la catégorie (d’ouvriers), d'autre part le boni. Chez Citroën les pièces n'ont pas de prix ; elles sont payées « au temps minute » (c’est-à-dire qu’un prix est affecté à la minute de la durée allouée par le chronométrage à chaque pièce). Au mois d'août 1926, pour le calcul du boni, le “temps minute“ était de 2 centimes, ce qui donnait pour l'heure un boni de 2 cents x 60 = 1 fr. 20.
Le démonstrateur vient faire le travail devant vous en présence du chronométreur, puis on vous donne au mieux 3 jours pour vous y mettre. Chacun comprendra que ce n’est pas la même chose de travailler 1 heure à plein rendement et 8 heures sur le même rythme.
« Si un ouvrier n’arrive pas à faire son opération dans le temps qui lui est dévolu, on le met à la porte. La vitesse de la chaîne est réglée par la direction, sans aucune intervention de la part des ouvriers ; certaines chaînes ont même plusieurs vitesses, si ce n'est toutes, et dans les cas de presse on accélère sans demander l'avis des principaux intéressés qui n'en peuvent mais, se demandant ce qui leur arrive. »
Malgré quoi, l’ouvrier – s’il n’a pas été éliminé - trouvera toujours des combines pour grappiller un peu de temps, pour souffler ; c’est alors qu’intervient le mouchardage, omniprésent chez Citroën.
1927, un convoyeur passe. Gallica

 En 1926, avec le temps minute à 2 centimes, latitude était donnée aux ouvriers habiles d'atteindre 1 fr. 75 de l’heure. En 1927, le temps minute est porté à 2,5 centimes, il doit même être porté à 3 centimes, et pourtant, à la paye, les ouvriers constatent qu’ils ont touché moins. C'est qu'on a fait donner les chronométreurs pour rogner le nombre de minutes qu'il faut théoriquement pour une pièce. On augmentait le prix mais on diminuait le temps.
Et puis, en mars 1927, quand a commencé l'organisation d'usinage de la nouvelle voiture, la B. 14, est entrée en application la méthode du travail en équipe, dite travail à la commandite, remplaçant le travail et le boni individuels : c'est-à-dire que le boni rapporté par exemple, par trois cents voitures sorties dans une journée devait être réparti, à la fin de la quinzaine, entre tous les ouvriers, qu'ils travaillent à Javel, à Clichy, à Levallois ou à St-Ouen.
Lorsque Citroën a voulu porter sa production journalière à 500 voitures, on sait qu'il a embauché une certaine quantité d'ouvriers qui n'étaient forcément pas au courant du travail. Le boni collectif des équipes, du coup, a diminué dans certains cas jusqu'à 50 cts de l'heure, malgré que le temps minute ait été porté à 2,5 cts.

Au 4ème congrès de la Fédération unitaire de la métallurgie, en décembre, Mahouy, délégué de la Seine pour la minorité anarcho-syndicaliste, expliquera : « Boni individuel et boni collectif n'ont rien à voir au fond avec la rationalisation. La véritable lutte est celle de la limitation de la production, c'est-à-dire de la limitation de l'effort demandé. Et ce n'est qu'en intervenant dans la fixation du temps alloué pour faire tel travail, ce n'est qu'en intervenant dans la fixation de la vitesse à donner à la chaîne, ce n'est qu'en contrôlant le chronométrage et la démonstration qu'on luttera vraiment contre la rationalisation. En dehors de cela, toute lutte est stérile. »
 En 33, à Javel, on comptera 17 chaînes de 112 m de long chacune aux ateliers de montage, de décapage et de peinture.

Mais laissons la parole à Georges Navel, ajusteur-outilleur aux Épinettes au tournant des années 20 et 30, qui raconte dans Travaux son expérience de la boîte (pp 99 à 108 de l’édition Folio).
« C’est avec effroi que j’entrai pour la première fois dans le hall de l’usine Citroën de Saint-Ouen. En pénétrant dans le boucan formidable, je me disais : « Mon vieux, tu vas souffrir. Est-ce que tu vas pouvoir tenir dans ce vacarme ? »
Je voyais les autres, d’abord les traceurs dont le travail exige calme, concentration. Debout devant de vastes marbres, ils poussaient le trusquin, un trait, s’arrêtaient pour lire, sur de grandes feuilles bleues, les dessins, une nouvelle cote à reporter. Je voyais ça comme un tour de force, en m’étonnant aussi qu’un hall si bruyant, si agité, puisse être un atelier d’outillage. Comment faisaient-ils, les fraiseurs, les tourneurs, les rectifieurs, pour ne pas perdre le nord ?
Les autres devaient être bâtis d’une matière spéciale, nécessaire à l’industrie J’essayerais d’être fait comme eux.
Tout l’espace, du sol à la toiture du hall, était haché, occupé, sillonné par le mouvement des machines. Des ponts roulants couraient au-dessus des établis. Au sol, dans d’étroites travées, des chariots électriques gênaient pour circuler. Des presses colossales, dans le fond du hall, découpaient des longerons, des capots, des ailes, avec un bruit pareil à des explosions. Entre-temps, la mitraillade des marteaux-revolvers de la chaudronnerie reprenait le dessus sur le vacarme des machines. (…) Dans le travail, les équipes devenaient rivales, les compagnons se disputaient l’aide des ponts roulants, l’usage des petites meules pneumatiques. (…) Il n’y avait pas assez de machines à percer, le petit outillage manquait. Les matrices dont nous faisions l'assemblage pesaient souvent plus d'une tonne. (...) Les presses monumentales en avaient besoin pour entretenir leur mouvement de mâchoires. Si elles s'arrêtaient, c'était la paralysie dans divers secteurs de l'usine. Les voitures d’un modèle nouveau ne sortiraient pas à la date prévue. C’était aussi une grosse perte d’argent pour Citroën. Pressants, flatteurs, excités, les chefs en blouse blanche talonnaient les chefs d'équipe, nous tenaient en haleine, nous éperonnaient, toujours cordiaux. En se dépêchant il semblait qu'on leur rendait un service personnel. Jamais de menaces, leur insistance cordiale suffisait pour nous maintenir sous pression, rapides, fébriles, avançant la tâche autant que nous le pouvions. Pour ressaisir une meule pneumatique que l'équipe voisine nous avait chipée la veille, on se faisait plat, jovial, caressant, dans un échange hâtifs de mots décisifs et de sourires, pour revenir avec victorieusement. On parvenait à une vitesse de gestes étonnante. Ouvrir un tiroir, l'explorer, en retirer un outil, repousser un tiroir, ne prenait qu'un instant. On était déjà occupé à une perceuse. On agissait comme dans les films fous où les images se suivent à une vitesse extrême. On gagnait du temps. On le perdait, à attendre la meule, la perceuse, le pont roulant. Ces trous dans l’organisation d’une usine qui passait pour fonctionner à l’américaine, c’était de la fatigue pour nous.
Plus encore que l’insistance des chefs, l’énorme tamtam des machines accélérait nos gestes, tendait nos gestes, tendait notre volonté d’être rapides. Le cœur essayait de s'accorder à la vitesse de claquement des courroies. Dehors, l’usine me suivait. Elle m’était entrée dedans. Dans mes rêves, j’étais machine. Toute la terre n’était qu’une immense usine. Je tournais avec un engrenage. »




Chez Citroën, la circulation est encore plus intégrée que la fabrication. Le magnat de Javel a eu très tôt une société de crédits pour favoriser la vente de ses voitures ; une société de Taxis, dès 1924, avec près de 2 500 voitures marron à bande orange, répartis en dix dépôts ; une société de transports, et l’on pouvait lire, dans le Populaire d’août 1932, sous ce surtitre « Vers le plus grand Paris », que « De luxueux autobus (allaient) relier la Capitale à la Grande Banlieue ». Il s’agissait de faire partir de place de la Concorde, des autobus assurant des liaisons rapides avec Fontainebleau, Étampes, Melun, Meaux, Coulommiers, Pontoise, Senlis, Mantes, Rambouillet, Creil, qui, pour ne pas concurrencer les transports publics de la Société des T. C. R. P., n’auraient leurs premiers arrêts qu’une fois franchies les limites du département de la Seine. Cette même année 1932, André Citroën lançait encore une société d’assurance automobile (et s’attirait du même coup les foudres des 300 000 courtiers et agents français).
Citroën est partout et il est Citroën le magnifique. A l’occasion du Salon de l’auto de 1928, il ouvre en sus de celui du 42, Champs-Élysées, un nouveau magasin place de l’Opéra (au r-d-c de l’immeuble de 1908, entre le bd des Capucines et la rue de la Paix ; auj. Commerzbank et Benetton), qu’il qualifie simplement de « plus beau du monde ». Et quatre ans plus tard commence la construction du somptueux garage de Lyon, le plus imposant de la vingtaine de garages de province, dû à l'architecte Maurice-Jacques Ravazé, aujourd’hui classé monument historique et en rénovation.
Lyon en rénovation SUD Architectes Asylum
Ses usines elles-mêmes sont faites pour la montre ; comme on le voit dans Autopolis, tout ou presque y est étiqueté pour le visiteur. Et pas seulement l’invité de marque ; pendant le Salon, chacun peut faire la demande d’une visite, par écrit, en l’accompagnant d’un mandat de 20 francs par personne, somme « destinée à la caisse de secours des ouvriers de l’usine » : Citroën vous fait de surcroît philanthrope.
1931 est son apothéose : les hommes d’affaires américains, pour leur 8ème « Congrès des industries majeures », organisé à l’université de Columbia, l’ont choisi pour exposer « l’état présent de l’industrie automobile », aux côtés de Fritz Thyssen qui fera le point sur l’industrie métallurgique, de Carl S. von Siemens pour un bilan des industries électriques, du Dr Wilhelm Cuno, ancien chancelier de l’Empire allemand et DG de la compagnie de transport maritime Hamburg-American Line, ou HAPAG, pour l’état de la marine marchande, et de deux secrétaires d’État américains qui consacreront respectivement leurs exposés à l’agriculture et au commerce.
André Citroën s’y livre à un vibrant plaidoyer pour la propagande en faveur de la voiture, qui doit viser en particulier les enfants, - « Je vends chaque année en France 200 000 jouets automobiles » [modèles réduits, ainsi que des Citroënnettes, voitures à palonnier que Paulin Ratier, fournisseur pour l’aviation, lui fabrique à Montrouge] ; « dans toutes les écoles », « il faut développer les connaissances (automobiles) des instituteurs et des élèves » ; « quant aux bébés, il faut que les trois premiers mots qu’ils apprennent à prononcer soient “maman, papa, auto“ ». Phrase qu’il transformera, en un banquet de fin de Salon pour ses concessionnaires en “Papa, Maman... et Citroën !”.

Citroën achète chaque premier du mois une page dans tous les grands quotidiens, diffusant ainsi à 15 millions d’exemplaires Le Citroën, « page des propriétaires et futurs propriétaires de voitures Citroën ». Citroën est, on le sait, sur la tour Eiffel, sur les Grands Boulevards par des panneaux lumineux, dans le ciel en lettres de fumée que tracent des avions. Des caravanes de ses automobiles apportent leur réalité à toucher dans le pays profond.
La devise de la maison est : « Citroën en tête, de loin ». Dans un message de 1929 à ses concessionnaires et agents, André Citroën se fait emphatique : « Je vous ai promis que les voitures Citroën seraient partout et toujours les meilleures ». En contrepartie, « faites régner parmi votre personnel un esprit de collaboration, l’esprit de la ruche ».
 Pour le réseau, il a créé un Dictionnaire des réparations, un Catalogue des pièces détachées, proposé les échanges “Standart“, ouvert une école de réparations où les contremaîtres de ses concessionnaires viennent se perfectionner. Il a mis sur pied, dès 1928, un corps d'inspecteurs de l'exportation destiné à étudier sur place les marchés et les conditions d'une bonne organisation des ventes pour chacun d'entre eux.
Mais ne croyez pas qu’il s’agisse seulement de vendre des voitures. Citroën est le bras automobile (à chenilles) de l’expansion française, le géomètre-arpenteur de la France des 5 continents. Quand le 17 décembre 1922, sa caravane quitte Taggourt (Algérie) pour rallier Tombouctou, qu’elle atteindra le 7 janvier, il s’agit de « tracer la voie intérieure de l’empire français d’Afrique ».
Aussi, lors de l’Exposition coloniale de 1931, le Pavillon Citroën est-il situé à l'entrée de l'Exposition, à droite de la porte d'Honneur, inauguré par le Maréchal Lyautey quatre jours avant l'inauguration officielle de l'Exposition, tandis que Le Citroën explique – sous ce titre : “La pénétration coloniale par l'automobile“ – « Il convenait qu'un des pavillons de l'Exposition Coloniale de 1931 fixât dans la pensée des Français et des visiteurs étrangers le souvenir des grands raids organisés par M. André Citroën à travers le Sahara », etc.


A la sortie de chaque nouveau modèle, Le Citroën explique que les voitures « sont construites avec un matériel à peu près entièrement neuf, bénéficiant des tout derniers perfectionnements techniques. » Quand l’entreprise connaîtra des difficultés, en 1934, la revue Esprit racontera : « A peine survient-il une modification technique dans l’industrie automobile qu’André Citroën met tout son matériel aux ferrailles et outille ses usines entièrement à neuf. Pour une modification sur le coffre arrière de la traction avant, difficile d’accès de l’avis de nombreux agents, on fait à André Citroën, dans ses services, un devis d’outillage de 3 millions. André Michelin, présent, n’en revient pas, fait étudier le même problème chez lui, où l’on aboutit à 80 000 francs, parce qu’on modifie des machines existantes, au lieu de les jeter à la ferraille comme d’usage à Javel. »
Toujours à en croire Esprit, la banque Lazard aurait posé comme condition, pour venir en aide à la société au chevron, la réduction des appointements d’André Citroën, qui touchait 18 millions au titre d’administrateur-délégué, indépendamment de ce qu’il percevait en tantièmes comme administrateur, et en bénéfices comme principal actionnaire.

Mais pour son personnel, Citroën le magnifique se transforme en Citroën le parcimonieux : à la moindre grève, il répond par le lock-out, et souvent à la grève partielle par le lock-out général. C’est le cas en 1924 où, pour une grève de la section carrosserie-tôlerie, (900 ouvriers), causée par la réduction de moitié du temps de fabrication des carrosseries alloué, il ferme Javel à ses 7 500 ouvriers et, malgré 5 semaines de lutte, ne cèdera rien.
Au début de 1927, il fait augmenter la production de 15% à salaire identique, puis supprime les 30 centimes horaires de vie chère à tout le personnel au prétexte que chacun doit prendre sa part d’une diminution des prix de vente destinée à favoriser les exportations. Et, pour les ouvriers, la réduction du salaire horaire lui semble compensée par une augmentation de la durée hebdomadaire de travail de 44 à 48 heures ! Quand la grève démarre, le 20 avril, à l’usine de moteurs de Gutenberg, Citroën licencie une équipe entière.
Des grèves Citroën, on a les photos de Willy Ronis, de 1938...
Le 7 mars 1933, Saint-Ouen-Gare constatant des diminutions de vingt à quarante-cinq centimes sur le « boni », débraye. Les grévistes s’accordent sur : le refus des diminutions de salaire et de toute accélération de la cadence ; l’affichage du boni trois jours avant la paye et celui du prix des pièces ; des délégués à la sécurité et à l’hygiène élus et révocables par l’ensemble des ouvriers ; l’application intégrale de la journée de 8 heures sans dérogations. Le mouvement s’étend à Grenelle et Javel quand il devient évident que Citroën envisage une réduction générale des salaires de 10% – celle-ci, pour certains postes et ateliers, pourra atteindre 25 et même 30%. Le 29 mars, à 16 heures, après un nouveau débrayage dans un certain nombre d’ateliers, Citroën licencie tous ses ouvriers (20 000 personnes), et annonce par voie d’affiches : « Toutes les usines sont fermées jusqu’à nouvel ordre. Une nouvelle affiche fera connaître les dates et conditions nouvelles d’embauche. »
Le 1er avril 1933, « Les techniciens et employés des usines Citroën protestent unanimement contre ces mesures d'aggravation de leurs conditions d'existence déjà très précaires, mesures que la maison Citroën ne saurait du reste justifier ni par la baisse du prix de la vie, ni par la diminution de ses bénéfices qui sont au contraire en hausse d'année en année. Les techniciens et employés des usines Citroën décident de réagir immédiatement. Ils se solidarisent entièrement avec les ouvriers et remercient leurs délégués d'être venus à eux. Ils chargent leur organisation syndicale, l’U.S.T.E.I. [Union syndicale des techniciens et employés de l’industrie, syndicat indépendant créé en 1919] de demander à la direction des usines Citroën, immédiatement et en présence des délégués des ouvriers, une explication claire et officielle des mesures qu'elle entend prendre à leur égard et de lui porter leur protestation collective et motivée. »
La réouverture des portes est finalement fixée au 5 avril. Le Populaire (organe de la SFIO) du lendemain raconte : « Le magnat de l'automobile escomptait une rentrée massive des ouvriers, or la grande majorité d’entre eux a refusé de reprendre le travail à des conditions avilissantes (15 à 20% de réduction). De dépit, M. Citroën prononce un 2e lock-out. Les pouvoirs publics doivent intervenir. M. Citroën, qui risque avec désinvolture, pour servir sa réclame personnelle, des millions sur les tables de jeu de Deauville : qui, à Saint-Maurice joue au nabab, et donne des festins pour épater l’aristocratie qui se prélasse sur la Côte d’Azur, peut jeter sans aucun scrupules 20 000 ouvriers sur le pavé. »
... André Citroën n'y est pour rien. Les 3: Centre Pompidou.
Et « le seigneur de Javel », comme dit la presse de gauche, part vraiment sur la Côte d’Azur, faisant savoir au ministère du travail qu’il ne rentrerait à Paris que sur la demande expresse du ministre. Le 15, la délégation ouvrière apporte au ministère ses contre-propositions : une diminution moyenne de 20 centimes de l’heure qui doit faire faire à l’entreprise une économie de 400 000 francs par mois. André Citroën les repousse.
Une semaine plus tard, le comité central de grève fait un effort supplémentaire, équivalant pour les ouvriers à une perte de salaire d’un million par mois : 1° Aucune diminution sur les salaires égaux ou au-dessous de 5 fr. 50 ; diminution de 3,5 à 4 %, selon les catégories sur les salaires globaux supérieurs sur à 5 fr. 50. 2° Signature d'un contrat collectif d'une durée de six mois garantissant ces nouveaux salaires. 3° aucun licenciement pour faits de grève ; 4° reconnaissance de délégués ouvriers élus par leurs camarades de travail. En vain, une fois encore.
Citroën annonce le rembauchage, à ses conditions, pour le 24, avec l’appui de la police pour assurer « la liberté du travail ». Le gouvernement Daladier (soutenu par le parti socialiste) lui apporte son entier concours. On commence à refuser, dans les mairies, les allocations de chômage aux licenciés et lock-outés sous prétexte que la maison Citroën a rouvert ses portes. Le jeudi 27, de violentes charges de la police font de nombreux blessés. Puis, « les voyous à Chiappe » pénètrent à l'intérieur de l'usine, revolver au poing. Deux cents grévistes et syndicalistes sont arrêtés, une vingtaine écopent de quinze jours à trois mois de prison. Le mercredi 3 mai, le comité de grève donne finalement la consigne de rentrer en bloc l’après-midi, et que la lutte continuera sous d’autres formes atelier par atelier.
 
Ici, la syndicaliste Rose Zehner, 37 ans, à la sellerie de Javel.
Durant les deux mois de cette intransigeance, est tombée de surcroît cette information : « M. André Citroën se procure des facilités de trésorerie au détriment des assurés. Commettant un véritable abus, il n'avait versé à la caisse des assurances sociales les millions prélevés sur les salaires ouvriers, qu’avec 1 an de retard. L'attitude de M. André Citroën à l'égard de la loi des assurances sociales devrait bien inspirer plus de mesure, plus de discrétion, aux quotidiens et autres publications qui se font les habituels truchements du capitalisme. M. André Citroën, après un petit calcul, a résolu de se procurer des fonds de trésorerie pour accroître ses facilités (…) Du coup, des assurés n’ont pas été indemnisés, les versements n’étant pas portés à leurs comptes ; pour l’assurance vieillesse, les versements ne sont comptabilisés qu’à partir de la date où ils sont enregistrés et donc... » Le 9 avril, on lit ces titres : « M. André Citroën convaincu d'abus de confiance. M. Dalimier, ancien ministre du Travail, établit irréfutablement que cet industriel a utilisé, pour les besoins de ses affaires privées, les millions versés par ses ouvriers au titre des Assurances sociales. M. Fontana, l'homme de confiance du constructeur, a dû en faire l'aveu. M. Dalimier a souligné le caractère délictueux des agissements dont s’est rendu coupable le grand capitaliste.
Deux ans plus tard, Louis-Emile Galeÿ, le cofondateur de la revue du personnalisme chrétien, Esprit, dresse ce portrait d’André Citroën : « il payait mal ses impôts, il ne payait pas davantage ses assurances sociales. Mais il retenait sur le salaire de ses 20 000 ouvriers le montant de leurs timbres. Il y avait seulement un « oubli de transmission » de ce qu’avaient versé ses ouvriers, et de ce qu’il aurait dû verser lui-même. (…) Nous nous expliquons mal que les articles 405 et 408 du code n’aient pas joué contre lui sous le chef d’abus de confiance. »
« Quand M. Citroën se faisait livrer une marchandise, la règle officielle de paiement était la “traite à 90 jours fin de mois“. - Normal, direz-vous. - Oui, mais voici comment les choses se passaient. Les marchandises livrées en février, n'étaient réceptionnées qu'en mars. Le règlement se faisait ainsi à trois mois à dater de fin mars, soit fin juin. En fait le fournisseur recevait seulement vers le 20 juillet un chèque daté du 30 juin. Ce qui donnait à M. Citroën près de six mois pour effectuer ses paiements, et pour spéculer sur la masse de manœuvres frauduleusement gardée par devers lui.
Quand M. Citroën livrait des voitures, il opérait en sens inverse. D'abord le concessionnaire, à la sortie d'un nouveau modèle, devait s'engager à prendre un nombre donné de voitures. De plus, il devait payer à la commande un acompte, sur les voitures à livrer, en espèces ou en effets de commerce que Citroën escomptait. Lorsque la voiture sortait de l'usine, le concessionnaire devait payer comptant le reliquat. C'est ainsi que cette double méthode de retard à payer, et d'avance à être payé, a créé la situation sans issue de la fin de l'an dernier. Non seulement, le bilan ne révèle aucune rentrée à venir, mais encore un grand nombre de voitures sont partiellement payées qui n'ont pas encore quitté l'usine. Pour des gens de moindre importance sociale, cette pratique s’appelle du “carambouillage“. »
 « En juin 34, il distribue 30 millions de dividendes, en décembre de la même année, le passif de son entreprise s’élève à près de 1 milliard ! (…) 20 000 ouvriers en chômage (qu’on rembauche au compte-gouttes), à l’usine même. 80 000 autres sur le pavé par suite du licenciement partiel des industries fournisseurs de Citroën. Si l’on ajoute à ce tableau tous les façonniers et commerçants de toutes sortes qui gravitent autour d’une telle affaire, c’est 150 ou 200 000 hommes qui sont touchés par le désastre. »