Entretien avec Olivier Gras le 30 janvier 2019, paru dans le premier numéro de la Revue Rond,
daté 1er semestre 2019. Ce blog n'a malheureusement pas réussi à reprendre la mise en pages, beaucoup plus élégante, du fanzine.
O.G. : L’urbex, c’est quoi pour
vous ?
A.R. : Quand on est militant, il me semble que
l’on doit partir de l’espace public. À partir de lui, on a affaire à des
problématiques qui sont celles, je suppose, d’un certain nombre de pratiquants
de l’urbex. La première manif, par exemple, c’est l’excitation de bloquer la
rue, c’est-à-dire cette joie d’occuper un espace qui d’habitude vous roule
dessus, vous exclut, fait du bruit, pue.
On peut aussi écrire sur les murs avec ce
qu’on a. À l’époque, c’était au feutre. On porte aussi des banderoles qui
peuvent être dessinées. Par exemple, lors des grandes manifs du PC, on
promenait des espèces de tableaux des pères fondateurs. On en voit encore dans
certaines manifs aujourd’hui, notamment les manifs turques ou kurdes, avec les
portraits de Mao, Marx, Engels et Lénine.
Quand on est militant, on fait aussi des
collages, on a par conséquent le même rapport au mur qu’un tagueur, donc un
rapport à l’interdit, même si on essaie tout de même d’être vu. Se pose aussi
la question des anciennes inscriptions, on les recouvre ou pas ? On recouvre
celles des fachos ou de la droite, pas celles des organisations amies ? Pour
les fresques, c’est la même chose.
Il y a ce rapport qui est commun entre ces pratiques de l’espace et
l’urbex, la différence étant qu’on essaie d’être vu, alors que dans l’urbex,
moins. Il existe des fresques qui sont hors de la vue du public, dont on ne
sait pas si le lieu où elles sont fonctionne comme un atelier ou si elles sont
faites à titre individuel. Il est a priori bizarre de peindre dans des lieux où
personne ne va, à part quelques happy few.
Il existe le témoignage de
la photo, beaucoup de photos circulent sur le Net. On a même l’impression
qu’elles en constituent le thème majeur.
Dans ce cas-là, on est tranquille pour faire
sa fresque, on a le temps, le loisir. Et on peut montrer en même temps que l’on
est allé dans un lieu interdit, secret. Souvent dans l’urbex, on ne fait que
passer. Le squat, en revanche, recherche la durée même si l’expulsion est
toujours au bout. La grève avec occupation s’empare de l’espace privé du
patron, en même temps que, souvent, elle l’ouvre sur l’espace public, en y
faisant entrer par des opérations « portes ouvertes », ou en laissant
la colère déborder dans la rue. Il y a des similitudes entre la pratique
militante et l’urbex, toutefois, il y a des choses dans l’urbex qui relèvent du
loisir. J’ai croisé récemment un cataphile qui visitait des salles sous Cochin.
Il faisait ça comme il aurait fait de la spéléo ou n’importe quel sport.
On parle même de « sport
urbain».
Oui, comme ces gens qui grimpent partout,
s’accrochent, etc., cela nécessite une musculature développée, de la souplesse.
Le pochoir, c’est eux, c’est le pochoir humain, la totalité de leur corps est
sur le mur.
(C) Les lèvres nues n°9, réédité par Allia, 1995. |
Il me semble que la définition de la dérive situationniste, c’était
d’avoir un rapport à la ville qui ne soit pas lié aux pratiques habituelles du
travail, des loisirs. Cette dérive échappe à toutes les routines, à toutes les
habitudes, tous les utilitarismes. Dans ce cas-là, toutes les cataphilies ou je
ne sais quoi -philie (puisque chaque pratique porte un nom spécifique : ceux qui vont sur les toits ne portent pas
le même nom que ceux qui explorent les boyaux souterrains) en font partie.
J’ai
l’impression que nombre de praticiens de l’urbex sont plus méthodiques,
travaillant sur des cartes afin de repérer des lieux qui puissent être
intéressants.
Si on essaie de faire une généalogie de l’urbex, traditionnellement
on peut commencer par le flâneur décrit par Baudelaire, puis on va passer par
les surréalistes, les situationnistes. Tout est lié au capitalisme et aux
transformations du capitalisme et de la société industrielle. Les flâneries
parisiennes de Baudelaire naissent de la société industrielle. Il ne s’agit pas
seulement d’un rapport à l’espace, mais à la densité urbaine.
Ce qui apparaît avec le capitalisme au milieu de XIXe siècle, c’est
la masse, la foule. Celle que rencontre Baudelaire, ce n’est pas simplement la
foule des grands boulevards, mais celle des concentrations ouvrières. Avec
Haussmann, les ouvriers sont relégués aux périphéries de Paris, à Belleville
notamment. Chaque matin, au chant du coq, les masses ouvrières descendent de
Belleville par la rue du Faubourg-du-Temple puis la rue du Temple et regagnent
les ateliers du cœur de Paris. Les concentrations ouvrières sont typiquement
une création du capitalisme. C’est dans cette foule-là que Baudelaire s’enfonce
et il a des pages qui rapprochent cela du cinéma, qui n’est pas encore créé.
D’ailleurs, un des premiers films montre les sorties d’usine avec un écoulement
ouvrier. C’est donc chez Baudelaire plus qu’un rapport à l’espace, mais un
rapport à la vie et en particulier à la vie ouvrière.
Si on passe aux situationnistes, ils relient l’invention de la dérive
à la grève de 1953, grève très occultée dans l’histoire du mouvement ouvrier.
Cette grève a touché les flux, les transports. C’est l’époque où les gens
commençaient à partir en vacances, et ils n’ont pas pu le faire car tous les
transports étaient bloqués. A priori, c’est cette interruption de la vie
normale qui donne l’occasion aux situs
de voir la vie autrement et de commencer les dérives. Lefebvre1,
lui, ne donne pas le même déclencheur, il lie ça à une révolution technologique : le talkie-walkie. De petits groupes partent
équipés de talkies-walkies dans différents quartiers d’Amsterdam. Ils produisent
une polyphonie sonore et créent ainsi une nouvelle unité de la ville morcelée.
Que cela vienne d’une grève ou d’une mini-révolution technologique : tout cela a à voir avec le capitalisme et
la lutte des classes.
1Henri
Lefebvre, La
Production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000.
Signalons
également la réédition de La Proclamation
de la Commune, Paris, La Fabrique, 2018.
Et l’urbex vint avec la désindustrialisation
et les friches, de plus en plus nombreuses. Là encore, c’est très différent
selon les régions, certaines ne sont plus que friches, comme la Ruhr, la
Lorraine, enfin le nord et l’est de la France. Et des grandes métropoles comme
Paris où on a l’impression que la friche n’est que temporaire car
l’attractivité de la ville est suffisamment forte pour que le réemploi soit
vite à l’ordre du jour : le marché à
lui tout seul va reprendre les friches et les réutiliser. On a l’impression du
coup que l’urbex est une pratique temporaire entre deux réemplois.
Mieux, on a parfois l’impression que l’urbex est organisé par les
pouvoirs publics ou par les promoteurs. Les grands chantiers immobiliers de
reprise des friches confient à des associations l’utilisation des lieux, comme
par exemple Les Grands Voisins, dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul. Il
y a des structures spécialisées qui organisent des visites, des vernissages...
On a
parlé de détournement de l’usage normal » de l’espace, peut-on dire qu’il
s’agit de réappropriation de l’espace dans lequel on vit ?
Il y a des pratiques diverses. Quand on
regarde ce qui est mis sur les murs, comme par exemple le lettrage, on n’est
pas loin du graffiti qui existe depuis deux mille ans, il y en avait déjà sur
les murs de Pompéi. Marquer son nom sur un monument, c’est donc se l’approprier
symboliquement ou se survivre grâce à un monument pérenne, solide, qui va
traverser les époques. Goethe aurait écrit son nom sur un des murs de la
cathédrale de Strasbourg, j’ai cherché et ne l’ai jamais trouvé (rires).
Le lettrage a la particularité d’être né avec
une police gothique dont je ne sais pas d’où elle sort. Aujourd’hui, dans
l’espace public, il n’y a guère que la police du Monde qui ressemble à ça
(historiquement, à la Libération, les gens du Monde ont occupé les locaux du Temps, qui avait collaboré car c’était
le journal de la bourgeoisie conservatrice et ont récupéré cette police). Il y
a de grands lettrages qui ont cette police, il est bizarre de constater que
l’expression de la modernité passe par des lettrages comme ceux-là.
P.Boy. de Black Lines, rue d'Aubervilliers |
Les fresques ont éventuellement une qualité
artistique, devenant d’ailleurs l’œuvre de professionnels, d’artistes que l’on
retrouve dans toutes les capitales d’Europe, qui se connaissent, qui ont des
échanges. Dans les fresques figuratives, il y a aussi des choses politiques. Par
exemple, il y en a eu deux faites par les gilets jaunes rue d’Aubervilliers. Il
y a eu successivement un pastiche de La
Liberté guidant le peuple, de Delacroix, avec cette petite anecdote : au lieu d’avoir les seins nus comme dans le
tableau du peintre, elle porte un petit haut probablement pour que la photo
soit publiée sur Facebook (car leur politique est de supprimer la nudité de
leurs pages).
Black Lines : hommage à Christophe Dettinger, rue d'Aubervilliers. © HOUPLINE RENARD/SIPA |
Puis une sur Christophe Dettinger, le boxeur
de flic. Quand on va à Rome, dans le quartier de Garbatella, existe une
cité-jardin ouvrière du début du XXe siècle avec des squats plus ou moins
acceptés par la municipalité (ils organisent du soutien scolaire, l’accueil des
migrants, la vente de produites façon AMAP), tous les murs alentours sont
pleins de fresques, notamment des portraits de Gramsci, de militants assassinés
par la police en 1975, de footballeurs de l’AS Roma, club populaire de Rome, au
détriment de la Lazio, considérée comme le club bourgeois.
Peut-on envisager l’urbex comme une archive non officielle, comme le
fait Sophie Devirieux ? Elle cite notamment l’exemple de Cioran
Fahey, qui ne prend que des photos d’anciens sites nazis à Berlin, lieux tombés
dans l’oubli.
Sophie Devirieux, « Lieux berlinois à
l’abandon. L’urbex comme pratique performative de la mémoire », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande. Revue en ligne
consulté de 12 octobre 2018, https://journals.openedition.org/allemagne/416.
Je ne connais pas ces travaux. Mais il y a
peu de temps est sorti un livre de Nicolas Offenstadt où il raconte ses visites
de friches industrielles, et administratives, de lieux publics de la RDA. Il
semblerait qu’il y en ait partout.
Les occupants sont partis en laissant les archives administratives,
les dossiers personnels des employés, des ouvriers ou des patients quand il
s’agissait d’établissements hospitaliers ou psychiatriques. En marchant, il a
vu des chemises avec des documents contenant des vies entières qu’il a
recueillis.
J’ai vu sur Internet que Google avait créé une petite structure pour
permettre une mise en ligne de photographies d’urbex. Les bâtiments ont du coup
été parcourus par des gens et l’on n’a pas véritablement trouvé de dossiers
mais au moins une ou deux chemises que l’on apercevait, avec des noms, il y
avait des éprouvettes, du matériel. Ce qui m’étonne toujours dans les friches,
c’est que les gens ne nettoient pas derrière eux
: ils mettent la clé sous la porte et ils se cassent. Et évidemment
lorsqu’il s’agit d’industrie et d’industriels, on ne les oblige à rien et surtout
pas à nettoyer ou à dépolluer les sols contaminés.
L’ex-sanatorium en région parisienne que l’on
voit beaucoup en surfant fait partie des premières friches, il me semble. La
MGEN possédait beaucoup de sanatoriums quand la tuberculose frappait encore et
donc frappait aussi le corps enseignant. Une bonne partie d’entre eux ont été reconvertis
en hôpitaux psychiatriques quand la maladie professionnelle des enseignants a
cessé d’être la tuberculose pour devenir la dépression et les troubles
associés. Ils en ont reconverti pas mal. À Besançon, par exemple, il y avait un
sanatorium sur une colline, de même dans les environs de Grenoble où on peut
apercevoir un sanatorium colossal.
Panorama des montagnes depuis le sanatorium du Touvet. © Nicolas Budan. |
Dans la
région, je connais plus Le Rabot, l’ancienne fac de géographie à flanc de
montagne au-dessus de la ville. Selon vous, la gentrification urbaine peut-elle
créer un nouveau rapport à l’espace ?
Comment est-ce qu’on peut s’opposer encore politiquement en matière
d’espace et d’appropriation de l’espace, et de ville au capitalisme sous sa
forme financière, libérale, etc.?
J’étais fasciné en lisant Beauvoir : elle raconte qu’ils sont au café, Le Bec de gaz, avec Sartre et
Aron. Ce dernier revient de Berlin où il a passé un an, leur parle de la
phénoménologie qu’il a découverte. Il annonce à Sartre que l’on peut décrire le
cocktail à l’abricot (spécialité du Bec de gaz) de façon philosophique. C’est
l’épiphanie de Sartre qui souhaitait pouvoir parler philosophiquement du monde
dans sa matérialité la plus concrète. Ce faisant, ce n’est pas seulement de la
philosophie qu’il faisait. En étant souvent dans le quartier de Montparnasse,
ils créaient de la valeur. Ils créaient le Montparnasse et le quartier Latin,
qui étaient qualifiés de quartiers existentialistes par la presse et qui allaient
attirer le monde entier. Même mes parents, qui étaient ouvriers, me parlaient
des zazous et des existentialistes, des rats de cave, sans pour
autant les fréquenter. Ceux qui créaient de la valeur urbaine, c’étaient les
peintres, les artistes et les intellectuels. Cela signifiait une augmentation
du prix du foncier, des consommations dans les cafés, les touristes, etc.
Aujourd’hui, on a l’impression que votre vie quotidienne, la mienne,
celle des bobos, des précaires créent de la valeur. Il suffit de vivre, et ses
habitudes, ses modes de vie, la façon de monter une crèche autogérée ou pas, de
pratiquer l’urbex ou pas, de taguer ou pas, de faire des fresques ou pas, de
consommer, tout ça crée de la valeur pour les promoteurs et participe de
l’attractivité de la ville. Dans la société post-industrielle, le mot d’ordre
est la mobilité, la fluidité. Les flux ont remplacé les territoires,
l’implantation de l’industrie même tertiaire ne se fait plus sur un territoire
en fonction de ressources minérales, matérielles, de voies de circulation et de
main-d’œuvre qualifiée. L’industrie moderne, surtout celle des startups, a
besoin de réseaux, d’informations, d’urbanité, de jeunes. Le mode de vie crée
de la valeur pour le capitalisme financier et aboutit à l’exclusion des plus
pauvres et à leur bannissement de plus en plus loin des centres.
Comme si le capital symbolique à la Bourdieu était
susceptible de créer de la valeur. Mais, du coup, est-ce que l’urbex n’est pas
une représentation un peu romantique de la ville, un peu bohème (ce qui va être
récupéré par la suite), bref, un imaginaire urbain qui est hors consommation,
hors travail…
Montreuil, par exemple,
est un micro-climat où l’on peut ouvrir des squats et mener une vie
pratiquement non monétaire. Une camionnette fait les fins de marché à Rungis.
Bref, une micro-société réussit à échapper au rapport monétaire. C’est une
autre forme d’urbex, qui pratique l’intrusion et qui est un peu plus durable.
Les gilets jaunes à
l’ère des flux occupent cet espace particulier que sont les ronds-points, ils
interrompent les flux. Ils sont sortis de la grève et de l’occupation d’usine,
de l’occupation des lieux spécialisés pour aller couper, bloquer et interrompre
les flux. Ce sont autant de résistances.
La France périphérique, où l’uniformisation est de mise,
semble fonctionner comme ce que Benjamin Delmotte a nommé « une structure de
l’éjection» où, en paraphrasant Althusser, un lieu fonctionne sans
sujet, mieux à son détriment, celui-ci étant presque en trop. Est-ce que l’urbex
peut être considéré comme un réinvestissement de l’espace, où le sujet fait,
pour ainsi dire, corps avec l’espace ?
Benjamin Delmotte, L’Architecture au subjonctif. Une phénoménologie de l’espace et de son aménagement,
Bruxelles, La Lettre volée, 2018. Le concept
majeur développé dans cet essai malgré son heuristique est mâtiné d’un
heideggerisme autant maîtrisé que de mauvais aloi...
Ces gilets jaunes,
justement, vivent dans des endroits où il y a la zone industrielle, la zone
commerciale, la grande surface et éventuellement le cinéma multisalle. Dans ces
espaces, ils ont recréé des lieux de vie en aménageant des cabanes, des barnums
où il y a de la bouffe, de la boisson, des braseros avec la possibilité de
discuter. Ils ont fait des actions en direction de la grande distribution en essayant
de bloquer les grandes surfaces. C’était une façon de faire une grève de la TVA
(la plus injuste des taxes car complètement non progressive). Ils ont essayé de
faire diminuer la consommation, ce qui faisait diminuer la perception de la TVA
par l’État. Là, il y a une tentative de se réapproprier l’espace, de le vivre
autrement.
C’est justement ces
lieux, qui ont été ceux de la maison individuelle, qui ont signifié l’expulsion
des centres villes depuis Giscard (une préfiguration de Macron à moins que
Macron en soit une resucée), où il était question de maison pour tout le monde,
de droit à la propriété. Chalandon a été l’auteur de lois pour aider à l’accès
à la propriété, ce qui a donné des maisons construites en série que l’on a appelées
les « chalandonnettes». Ces maisons sont l’isolement de chacun sur son bout de
terrain, l’absence de toute vie collective, la bagnole et tout ce qui va avec.
Quartier de "chalandonnettes", in Site ET Cité. |
Là, sur les
ronds-points, il y a eu des regroupements, une nouvelle sociabilité qui s’est
créée et qui dure encore, c’est absolument inouï. J’ai eu 20 ans en 68 et 70
ans pour les gilets jaunes, je n’ai jamais vu ça : un mouvement traversant ce
qu’on appelle la trêve des confiseurs, les fêtes de fin d’année, tenant deux
mois comme ça. Alors qu’ils subissent un carnage, une boucherie de la part de
la police. Il faut avoir du courage aujourd’hui pour sortir manifester. Autre
anecdote concernant ce dont vous me parliez précédemment à propos des stations
de métro fantômes. Vous connaissez Arsenal ?
Je n’y suis jamais allé car je ne sais pas ce qui pourrait
m’y attendre.
Des gens l’explorent ?
Oui, on trouve quelques photos et vidéos sur le Net.
Parce que dans les
années 1950, un film y a été tourné avec Bourvil. Il s’appelle La Grosse Caisse. C’est l’histoire d’un
poinçonneur de la RATP qui écrit des polars. Il voit passer tous les soirs la
rame financière. A l’époque, il y avait, après la fermeture des stations, une
rame, la financière, qui en faisait le tour pour ramasser les caisses. Il
invente donc un polar autour de la rame financière, l’envoie à quelques
éditeurs. Personne ne le publie. Par hasard, il rencontre un truand, lui donne
son livre refusé partout. Le truand, Paul Meurisse, décide, lui, de mettre ça
en œuvre. Leur repaire, c’est la station Arsenal, où les quais étaient, à
l’époque, utilisés publicitairement, on y exposait des bagnoles : des Simca.
Le bâtiment du musée des
Arts et Traditions populaires, qui doit ouvrir sous les auspices de Vuitton en
2020, a été vide pendant longtemps. Vous savez s’il y a eu des trucs dedans ?
Je crois que ça a été une galerie éphémère, avec des expositions sur
rendez-vous. Ça a été un des lieux de l’urbex ?
Je n’en ai pas vu. Mais dans l’autre bois, celui de
Vincennes, il existe un jardin, aujourd’hui Jardin tropical, où une annexe du
CNRS étudie les plantes exotiques. Il fut le jardin utilisé pour l’Exposition
coloniale des années 1930. Il est resté en l’état et tombe en décrépitude.
Près de Cergy-Pontoise,
je suis passé devant des figures géantes. C’était le premier parc d’attractions
français, Mirapolis, qui a été fait bien avant le Parc Astérix ou Disneyland.
Une grande structure avec des statues géantes de Gargantua, mais le parc a fait
faillite et il est aussi resté en l’état. Il me semble qu’il a été utilisé par
le GIGN ou par des flics quelconques comme champ de tir. Je me suis demandé
s’il avait été exploré malgré le danger des balles perdues (rires).
Puisqu’on parle de danger, il me semble que l’on peut le
rapprocher du sexuel, d’une sexualité élargie au sens de Freud, qu’est-ce que
vous en pensez ?
Mon éditeur chez
Parigramme m’a dit une fois que ses meilleures ventes, et de loin, ce sont les
livres du genre Paris secret, inconnu. Sur le mode secret, inconnu, mystérieux,
jamais vu et trou de serrure, tu peux en faire un par an, ce sera toujours la
meilleure vente. Il y a évidemment une pulsion, une curiosité sexuelle à la
base qui est très forte et qui pousse tout un chacun vers le boyau, ce qui se
passe de l’autre côté de la porte, comment papa et maman font l’amour.
Photo prise à Paris par Olivier Gras. |
L’exploration rentre
dans ce cadre. Il y a à la fois le danger dans les catacombes, dans les salles
souterraines, sur la petite ceinture dont les tunnels sont parfois très longs
et où il fait tout noir... D’ailleurs, il est curieux de constater comme la
petite ceinture s’est transformée. Toute la partie sud représente presque
l’équivalent de la coulée verte. C’est ouvert à tous, on y trouve des
sculptures sur bois et un grand nombre de fresques. L’excitation du danger, des
éboulis possibles, sans compter les lieux plus privés, les friches
industrielles, les chantiers, il y a les maîtres-chiens, des vigiles en tout
genre.
Et la peur de se faire prendre qui décuple ce sentiment-là…
Oui, de se faire piquer,
qu’ils lâchent les chiens.
Ça vous est presque arrivé. Les photos que vous m’avez
envoyées de vous sur les toits de la Philharmonie de Paris…
C’était drôle car depuis
que je savais que ce monument était en construction, j’avais lu qu’il y aurait
la possibilité d’aller sur les toits du bâtiment. Je trouvais ça épatant de
pouvoir aller sur les toits et je me demandais si ce serait vraiment possible
avec l’hystérie sécuritaire qui règne partout et qui fait que bientôt les ponts
de Paris auront des parapets de deux mètres pour éviter qu’on y jette des
choses. Je pense aussi à la passerelle qui va de la Cité U à Montrouge, qui
maintenant ressemble à un tunnel : elle est fermée sur les côtés et sur le
dessus avec des barreaux qui doivent être suffisamment proches les uns des
autres pour ne rien laisser passer.
Donc, un dimanche, je
passe avec une amie, une barrière poussée laissait un passage, sans pancarte.
On voit un chemin menant sur le toit, on arrive sur le plat du toit où doit
déboucher un ascenseur, là on se retrouve en face d’une caméra. Des vigiles
déboulent (mais sans chien heureusement) et nous demandent ce que l’on fait là.
Ce lieu est interdit, comme tous les chantiers. Je rétorque qu’il n’y avait
aucun panneau et que si je m’étais foulé la cheville, j’aurais pu les attaquer,
qu’ils n’avaient pas fait en sorte que ce lieu soit matériellement
infranchissable. Je finis par dire qu’ils n’ont pas fait leur travail et que
leur responsabilité peut être engagée… Le vigile en chef, très énervé, a fini
par nous raccompagner.
Photo Béatrice Orès |
Je pensais dans mes
comparaisons entre classe ouvrière et pratiquant de l’urbex : sur les
chantiers, il y a toujours eu de la fauche, on y entre pour voler du matériel,
des outils, et pas seulement pour le plaisir. Dans les usines aussi, le rapport
ouvrier à l’usine est de cet ordre-là. Je dis ça car enfant j’habitais avec mes
parents au-dessus de l’usine. Quand on changeait de ville avec mes frères et
sœurs, il y avait généralement au-dessus de l’usine un appartement prévu pour
un cadre qui n’a jamais été assez con pour habiter là. Donc, par deux fois, on
a habité au-dessus de l’usine. À l’âge de 10 ans, j’ai accompagné mon père le
samedi bien des fois. Au centre de l’usine, il y avait le magasin avec des
parois à claire-voie, il les escaladait et prenait du matériel pour souder à
l’arc. Ça faisait des éclairs terribles, et j’avais peur que le patron arrive
pendant que mon père bricolait. Pas mal de gens pratiquent ce qu’on appelle la
perruque, ils bricolent des pièces pour eux (bois, métaux) avec le matériel de
l’usine. Ces pratiques peuvent s’apparenter à l’urbex. J’ai eu cette habitude
d’enfance de pénétrer dans les usines.
Si l’urbex est lié pour
partie à la friche industrielle, les lieux où il y a eu le plus de friches
industrielles, ce n’est finalement pas à Paris, mais en banlieue, je me demande
si les « racisés », les jeunes de banlieue, descendants d’immigrés la
pratiquent ? Bref, quelle est la sociologie des urbexeurs ? Est-ce que ça reste
un truc de Blanc un peu bobo ? Car, finalement, là où il y a le plus de
friches, ça les concerne directement, et je me demande s’ils les parcourent, et
si ces problématiques les travaillent ?
Je ne peux répondre que pour la ville que je connais :
Saint-Denis. Je vais souvent dans des lieux abandonnés, ou près du canal
reliant la Villette, où il y a beaucoup de fresques. J’ai plutôt l’impression
que les pratiquants de l’urbex sont des petits-bourgeois, majoritairement
blancs. Je n’ai pas l’impression que ces lieux-là intéressent les « jeunes de
banlieue ». Je crois qu’ils sont plus intéressés par le centre des villes et
les moyens d’y parvenir. Si on se pose la question sociologique des pratiquants
de l’urbex aujourd’hui, en tant que « sport urbain », il me semble qu’il s’agit
majoritairement de petits-bourgeois.
Les friches ont aussi
été des lieux de raves, ça doit être moins le cas. Montreuil a aussi été un
haut lieu de la fête nocturne. Les frigos qu’on aperçoit de la fenêtre sont
d’anciens frigos de la SNCF qui ont été squattés et reconvertis en lieux
artistiques plus ou moins officiels, avec des baux légaux. C’est un vestige.
Dans Paris intra-muros, les emprises ferroviaires, après qu’on a tout arraché
ou recouvert d’une dalle, sont le dernier foncier disponible. Dans ce quartier,
celui de la bibliothèque François-Mitterrand, mais aussi celui des Batignolles
où siège la justice en son nouveau palais, on a enlevé beaucoup de rails et
surtout toutes les traverses !
Ces transformations, dont vous parlez dans votre livre Des
banlieues rouges au Grand Paris, sont-elles générales ?
Il y a tellement de
ressemblances maintenant entre les différentes capitales européennes, c’est une
tendance à l’uniformisation entre les villes et les pays du monde occidental.
Après les photos que vous m’avez montrées de vous sur les
toits de la Philharmonie, j’ai modifié mes conceptions. Jusque-là, je pensais
que l’urbex se pratiquait dans des lieux oubliés, des friches, mais vous
montrez qu’il est tout à fait possible d’investir des bâtiments qui ne sont,
pour ainsi dire, pas encore advenus, donc de mêler passé et futur dans une même
pratique.
Je suis content d’avoir
été quelque chose comme un précurseur. Ce qui était drôle, c’était que le temps
était très menaçant, j’avais un parapluie que j’avais mis dans un trou de boulonnage
en pensant aux paroles de Lautréamont sur la rencontre improbable entre une
machine à coudre et un parapluie sur une table de dissection.
Depuis l’ouverture, je
n’ai jamais vu personne sur le toit. Donc je ne sais si le toit est praticable.
Toutes les maquettes montraient des petits bonhommes sur les toits de la
Philharmonie, mais je ne sais s’il est réellement ouvert au public ou s’il l’a
été une fois lors de l’inauguration pour les huiles de la municipalité ou pour
des soirées de privatisation pour de grandes sociétés…
Moi, je l’aurai fait
comme Tintin a marché sur la Lune!
Prora en 1936 : 4,5 kilomètres de nazisme balnéaire. |
Après m’avoir accueilli chaleureusement, Alain Rustenholz
m’a parlé quasi immédiatement de Prora, un énorme complexe construit par les
nazis. Cela aurait dû être une station balnéaire pour travailleurs méritants,
puis la RDA l’a utilisé comme caserne, prison. Dorénavant, il est
transformé en villégiatures de luxe, et seule une infime partie reste ouverte au public comme lieu de mémoire.
Après cet accueil et notre
discussion, nous continuons à bavarder encore un peu de ville, d’urbanisme et
d’urbex. Pousser une porte, prendre une coursive, vivre en curieux de l’espace
qui nous entoure, tout cela revient dans la discussion et semble être le moteur
de ceux qui conjuguent urbex et politique. C’est d’ailleurs en le quittant que
le titre de cette interview est prononcé comme une évidence.