Les lignes en sanguine sont tirées du 1 bis quai des Métallos
La Ricamarie, c’est une ville-rue et on est à son bas bout où le ruban des maisons après s’être effiloché finit par disparaître. Passé l’usine Jacquemond Frères, il n’y a plus qu’un grand terrain vague, avant que ne commence de l’autre côté, par une effilochure semblable qui va ensuite coaguler, le Chambon-Feugerolles. Dans le court intervalle entre les deux communes, mais à l’écart de la route, le puits Pigeot se signale par un chevalement monolithique de soixante-sept mètres de haut, tout en béton, très moche, et un terril. Dans les années 1920, la Compagnie des mines a choisi exprès de bâtir loin de tout, la cité des Combes, de sorte que ses ouvriers polonais puissent conserver leur langue et leur culture jusqu’à leur retour au pays.
Notre appartement tout en longueur donne sur la nationale 88. « Cette route qui va de Saint-Etienne à Firminy, écrivait Léon de Seilhac*, passe par La Ricamarie et Le Chambon, et les distances sont courtes sur cette grande voie où pullulent les puits de mines et les grandes usines métallurgiques. » Elle avait en 1912, précise-t-il, « le plus fort trafic de France », et pas que de voitures : « Si une grève éclatait à Firminy, c’était immédiatement l’exode vers Saint-Étienne, la démonstration bruyante de la force ouvrière, et sur la route la manifestation faisait fermer toutes les usines, vidait les puits de mine et se grossissait de tous les ouvriers arrachés à leur travail. » Cette nationale, qu’il appelle « la grande route de l’émeute », on l’a découverte hier au petit matin, quand le jour nous a réveillés, moulus, éreintés après une nuit depuis Mulhouse, entassés dans notre vieille 202. Et c’était dimanche. Le lundi matin, en partant pour l’école, on se rend compte, sans avoir les chiffres, qu’en 1958 c’est huit à dix mille véhicules par jour qui y passent, dont un tiers de trolley, d’autobus et de camions.
Des ouvriers du Chambon, nos voisins, le même Seilhac disait qu’« individuellement, ce sont les gens les plus doux du monde. Mais ils se trouvent par malheur sur la grande route de l’émeute ». Déjà qu’en arrivant nous n’étions sûrement pas dans nos rapports intra-familiaux les gens les plus doux du monde, maintenant qu’on est au bord de « la grande route de l’émeute », ça va tourner comment ?
*Léon de Seilhac, Les Grèves de Chambon, Paris : A. Rousseau, 1912.
Il est pour
cette nationale 88 une autre qualification que l’on pourrait dire
populiste à l’inverse de celle, politique, de Léon de Seilhac : celle
d’Eugène Claudius-Petit qui, député de la Loire, écrivait à l’automne de 1949 « Si [le département] ne compte pas parmi les grands départements sinistrés aux
villes totalement détruites, aux villages disparus ou meurtris, il est hélas
trop connu pour sa Rue sans joie qui, de Rive-de-Gier à Firminy, déroule son
ruban monotone de taudis accumulés ».
Affiche de Boris Bilisky; sortie de 1925 |
En 1960 encore, le Monde du 15 juillet lui fait dire : « A l’extrémité de cette rue sans joie, presque ininterrompue, qui, de Rive-de-Gier en passant par Saint-Etienne, emprunte la vallée de l’Ondaine, Firminy présente ses maisons noircies par les fumées des usines et usées par le temps. » Faut-il que le désormais maire de Firminy tienne à sa Rue sans joie pour distordre ainsi la géographie : entre Rive-de-Gier et Saint-Etienne, point de vallée de l’Ondaine, naturellement, mais celle du Gier. Le journaliste semble d’ailleurs rectifier discrètement : « Le voyageur qui emprunte l'assez inconfortable navette reliant Lyon à Saint-Etienne reste en effet coi devant les immeubles désolés qui jalonnent la vallée du Gier. » Il devrait rester plus coi encore : s’il descend à Saint-Etienne, il n’est qu’à mi-chemin de la fameuse Rue. Pourquoi approuve-t-il alors d’un « en effet » un qualificatif portant sur quelque chose dont il n’a vu que la moitié ?
Ressortie des années 1970 |
A la date, on l’habite depuis deux ans la « Rue sans joie » de la vallée de l’Ondaine ; je la remonte toute la semaine jusqu’à Saint-Etienne pour aller au lycée ; je la descends tous les dimanches jusqu’au Chambon-Feugerolles où mon père me largue dans un cinéma pendant qu’il va voir sa maîtresse. Avant tout, c’est une « route nationale » : la N 88. Sur la quinzaine de kilomètres qui nous intéresse, elle ne devient rue qu’épisodiquement, en traversant la Rica (10 000 habitants environ), le Chambon (un peu moins de 20 000) ou Firminy (un peu plus de 20 000). Si on ne peut la dire joyeuse, tout simplement parce qu’elle est sans caractère, sans qualité aucune, parfaitement ordinaire, elle n’a rien du misérabilisme qu’évoque le film fameux dont Claudius-Petit utilise le titre. Quel rapport entre une ruelle de la Vienne des années Vingt, capitale impériale déchue, certes, mais capitale encore, l’une des plus grandes d’Europe, quintessence d’urbanité, et la vallée de l’Ondaine ? Quel rapport avec l’expressionisme de Pabst, Greta Garbo et, peut-être, qui sait, les débuts de Marlène Dietrich ?
Matériel publicitaire de la Sofar Films en 1925 |
Si le député de la Loire, le maire de Firminy emploie une image manifestement inadaptée, c’est sans doute qu’il ne cherche pas à être descriptif, évocateur de la réalité forézienne de cette route-ci. Ce qu’affirme sa métaphore, c’est sa totale allégeance aux idées de l’architecte dont il s’est fait le disciple définitif en 1937 et le mentor depuis au moins l’Unité d’habitation de Marseille. Pour Le Corbusier, toute rue est sans joie, la rue en soi l’est, il faut éradiquer la rue de la Ville radieuse, c’est de sa suppression que la joie naîtra.
Dès le 20 mai 1929, dans l'Intransigeant, il écrivait sous ce titre « L’avis de l’architecte… La rue », et sur quatre colonnes : « La rue est une rigole, une fissure profonde, un couloir resserré. On touche à ses deux murs des deux coudes du cœur ; le cœur en est toujours oppressé… » On en passe, pour arriver à ce point : « Rien de cela n’exalte en nous la joie qui est l’effet de l’architecture. »
L'illustration de L'Intransigeant (Gallica) |
Eugène Claudius-Petit se veut par l’architecture et l’urbanisme dispensateur de joie. Mais de quelle joie ? La joie du Front populaire, des campeurs et des ajistes en congés payés ? Ou la joie de l’encadrement des loisirs ouvriers par le parti nazi, la Kraft durch Freude (la force par la joie), exact contraire de la freudlose Gasse (la rue sans joie) ?
Prora, île de Rügen |
A l’autre bout de l’expo, sur un terrain annexe de la porte Maillot, Le Corbusier a dressé son Pavillon des Temps nouveaux, un « Essai de musée d'éducation populaire » sous une gigantesque tente carrée qui lui permettra d’être itinérant. Il y place, par exemple, son Plan de Paris pour une ville contemporaine de trois millions d’habitants, qu’il a souvent remanié depuis 1922. C’est là qu’Eugène Claudius-Petit rencontre les conceptions urbanistiques du Corbusier. Sur l’un des nombreux panneaux didactiques, il y a ces lignes : « Ce qu’il fallait établir, c’est la thèse de l’abri digne des hommes, un abri porteur de joies essentielles. »
La ville de l'avenir sera... riante. Émilie Lefranc, La Voix du Peuple (Gallica) |
Deux décennies plus tard, la prétendue rue sans joie devenue Firminy Vert ou, plus exactement, la partie de Firminy vert due au Corbusier (la maison de la culture, le stade et l’unité d’habitation) est entrée au patrimoine mondial de l’humanité labellisé par l’Unesco, devenant un enjeu important pour la communauté d’agglomération de Saint-Etienne métropole.
Et voilà qu’à l’occasion du cinquantenaire de la mort de l’architecte, en 2015, et de l’exposition à Beaubourg censée le célébrer, paraissent trois livres qui le portraiturent en brun, ceux de François Chaslin, de Marc Perelman, et de Xavier de Jarcy, le dernier explicite dans son titre : Le Corbusier, un fascisme français. Et les noms d’oiseaux fusent, Luc Ferry se fendant d’un « nazillon de la pire espèce » !
Le précieux patrimoine s’en trouve du coup écorné, Robert Belot, l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne et leur Encyclopédie du patrimoine culturel européen ne peuvent rester sans réagir : « Le concept d’unité d’habitation est d’abord à considérer comme une réinvention du phalanstère de Charles Fourrier. En faire l’ombre portée d’une tentation « totalitaire » est aussi incongru que de faire de Le Corbusier le seul instigateur de ce mouvement, qui est largement européen ».
Tellement incongru, poursuit le texte, qu’« à gauche, on apprécie cette nouvelle conception. La CGT avait édité avant-guerre une brochure qui était un hommage à Le Corbusier (…) Pour la CGT, l’architecture rationnelle prônée par Le Corbusier “rejoint les préoccupations émancipatrices“. » CQFD ? Encore faudrait-il s’entendre sur « la gauche » et sur « la CGT ».
La N R S du 15 janv. 1930 (Gallica) |
La gauche d’abord. Celle qui « apprécie cette nouvelle conception », ce n’est jamais que la douzaine d’intellectuels inspirés par le planisme d’Henri de Man, qui vont publier leur programme chez Georges Valois, en juin 1932, sous le titre de Révolution constructive et sous les signatures de Maurice Deixonne, Georges Lefranc et Pierre Boivin. Alors quand dans La Nouvelle Revue Socialiste du 15 janvier 1930, Maurice Deixonne signe un article intitulé « Socialisme et architecture », dont le titre s’accompagne de la note suivante : « En ce qui concerne l’architecture, nos camarades trouveront l’essentiel des idées que nous exposons ici dans les différentes publications de Le Corbusier : Vers une architecture, Urbanisme, Almanach d’architecture moderne, Une maison – un palais (Collection de l’Esprit Nouveau, chez Crès), et dans le magnifique ouvrage d’Elie Faure : L’Esprit des Formes (chez Crès) », on pourrait croire, en effet, que la doctrine socialiste de l’architecture – pour autant que cette expression ait un sens – se trouve tout entière dans les écrits du Corbusier. A condition de confondre ce groupe avec « la gauche ».
La Voix du Peuple, oct. 1935 (Gallica) |
La CGT ensuite. C’est ce même groupe, en la personne de Georges Lefranc, qui se trouve à la tête de l’Institut Supérieur Ouvrier de la confédération. Un cycle de cours va y être dispensé par Émilie Lefranc, l’épouse de Georges, sous l’intitulé Des pharaons à Le Corbusier, qui se termine par cette apothéose : « La vie harmonieuse dans la maison rationnelle » (XVIIe et dernier chapitre). L’ensemble sera publié en 1935 en cinq livraisons dans la Voix du Peuple, le mensuel de la CGT, puis en brochure. Cette CGT-là, c’est celle qui s’est maintenue lors de la scission de 1922 quand les communistes ont créé la CGTU. De cette CGT socialiste, René Belin est un secrétaire confédéral et le rédacteur en chef de l’hebdomadaire Syndicats. Sous Vichy, René Belin devenu ministre de la Production industrielle et du Travail proposera à Georges Lefranc d’entrer à son cabinet ; il engagera finalement l’épouse de celui-ci. Le couple a approuvé l’armistice. Émilie Lefranc conservera sa fonction au cabinet du ministre suivant, Hubert Lagardelle. Lequel Lagardelle avait fondé en 1930 avec Le Corbusier et quelques autres la revue Plans, considérée par de nombreux fascistes notoires, dont Robert Brasillach, comme une « incarnation du fascisme », si l’on en croit François Chaslin. Les Lefranc seront épurés l’un et l’autre à la Libération.
En résumé, une gauche vichyste et une CGT vichyste ont partagé les conceptions du vichyste Le Corbusier. Le même approuve le même. Ce qui se voulait démonstration vire à la tautologie.
Le Corbusier est un ouvrier (Gallica) |
Il n’en reste pas moins que notre géographie familiale, ouvrière, a étonnamment côtoyé Le Corbusier durant un quart de siècle. Au tournant de 1935/36, mon père et mon oncle étaient envoyés en apprentissage aux usines Bata, entreprise pour laquelle l’architecte allait multiplier les projets : pour Zlin, la capitale du « roi de la chaussure », pour la Bataville mosellane d’Hellocourt et, finalement, pour le pavillon de la marque à l’expo de 1937 ; projets tous refusés.
A compter de 1946, mon père est, à Marseille, ouvrier dans la réparation navale puis à bord des navires des Messageries Maritimes et ma mère nous emmène ma sœur et moi, comme des milliers de marseillais, voir le chantier de la cité radieuse, d’autant plus admiratifs que le cabanon sans électricité dans lequel nous logeons doit être renversé par l’autoroute du soleil qui va faire là ses premiers kilomètres.
Début juillet [1949], le bruit court à Marseille que Claudius-Petit, le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, est revenu à « l’unité d’habitation de grandeur conforme » de Le Corbusier pour, cette fois, y passer une nuit incognito dans le premier appartement témoin. Pour d’autres, c’est l’architecte qui s’y est enfermé « une journée entière, seul, sans contact avec l’extérieur ». À sa sortie, il aurait dit simplement, avec le laconisme qu’on lui connaît : « Ça va, ça ira. » Cela suffit à hisser la Cité radieuse au rang des curiosités locales : une guinguette s’installe devant le chantier, des guides y emmènent les visiteurs, leur expliquent que les trente-deux pilotis sont posés dans des baquets de sable munis de vannes dont l’ouverture permettrait de rétablir l’assiette du bâtiment en cas de glissement de terrain, par exemple.
Évidemment, ces « villas superposées », qui auront toutes vue sur la mer dès le quatrième étage, tous les appartements étant traversant et bénéficiant de la double exposition à l’est et à l’ouest, nous font rêver. Dans notre rez-de-chaussée sombre, on n’a la radio que grâce à une pile carrée énorme, très chère, qui se décharge très vite, et pour le bain hebdomadaire on chauffe l’eau du baquet en zinc au butane. Pour les besoins nocturnes, il y a le seau hygiénique.
Mai 1958 nous voit arriver dans la vallée de l’Ondaine, à la Ricamarie. Deux ans plus tard, « La machine à bien laver », c’est le slogan de notre Atlantic, nous coûte quelque 1 300 nouveaux francs ou environ 130 000 anciens francs. Nous sommes devenus les heureux propriétaires, comme 23,2% des ménages ouvriers, d’un engin qui, chez nous, se balade énormément. Au risque d’arracher ses tuyaux et son câble électrique, et surtout au risque d’écraser mon tout petit frère qui a l’habitude de se laisser bercer par les vibrations de ce que l’on n’appelle pas à l’époque lave-linge jusqu’à s’endormir devant. Papa doit la lester de trois gueuses de fonte.
Le 17 avril 1961, Firminy-Vert inaugure avec un an et demi de retard un chauffage urbain entièrement public qui associe la ville, l’office d’HLM et l’hôpital-hospice, et qui alimente aussi en eau chaude une laverie collective au rez-de-chaussée de l’immeuble-tour du nouveau quartier : dix machines Speed Queen automatiques, capables de laver chacune quatre kilos de linge en vingt minutes, et cinq séchoirs rotatifs Huebsch d’une capacité de dix-huit à vingt-trois kilos. Pour patienter : des fauteuils, la télé, des revues ! Chez nous, on lave en famille, et il n’y a pas que le linge qui y soit sale.
Le Corbusier profite de l’excavation d’une ancienne carrière de pierre pour y loger un stade de quatre mille places assises. Au sommet du front de taille, quinze mètres plus haut, la Maison de la culture et de la jeunesse, en gradins, sera la translation de la tribune couverte du stade. Firminy-Vert aura de la gueule. Qu’attend-on pour y aller voir ? On a visité tous les barrages de la région, on a de grands travaux à côté, mais Papa me débarque une fois de plus devant les deux cinémas du Chambon-Feugerolles...
Le Corbusier y a déterminé l’emplacement de trois Unités d’habitation. Pour des raisons financières et à la différence de celle de Marseille, elles ne bénéficieront pas de l’isolation phonique tenant à la pose des appartements sur des poutres métalliques par l’intermédiaire de boites isolantes en plomb, leur structure sera tout en béton. Pas non plus pour elles de rue commerciale intérieure. Et finalement, les trois unités se réduiront à une seule.
Mais bien avant qu’elle ne sorte de terre, le ratio bâti / espaces verts du nouveau quartier de Firminy est conforme à celui préconisé dans la charte d’Athènes, les circulations sont différenciées, et le piéton marche droit. « L'Âne a tracé toutes les villes du continent, déplorait Le Corbusier, Paris aussi, malheureusement. » Outre le fait d’être « une rigole », « une fissure », etc., la rue avait encore ce défaut rédhibitoire d’être sinueuse, zigzagante ; ici le cheminement de l’homme au sein du grand parc de Firminy Vert est enfin rectiligne.
Fallait-il pour en arriver là le repoussoir d’une prétendue « rue sans joie » et effacer sous elle la mémoire de la « grande route de l’émeute » ?
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